N° RG 23/00139 - N° Portalis DBV2-V-B7H-JINK
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 21 JUIN 2024
DÉCISION DÉFÉRÉE :
20/00465
Jugement du POLE SOCIAL DU TJ DE ROUEN du 09 Décembre 2022
APPELANT :
Monsieur [R] [E]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représenté par Me Linda MECHANTEL de la SCP BONIFACE DAKIN & ASSOCIES, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Anne-sophie LEBLOND, avocat au barreau de DIEPPE
INTIMES :
Maître [Z] [C] ès qualités de mandataire liquidateur de la société [11] anciennement dénommée [10]
[Adresse 3]
[Localité 5]
représenté par Me Franck GOMOND de la SELARL GOMOND AVOCATS D AFFAIRES, avocat au barreau de ROUEN substitué par Me Matthieu ROUSSINEAU, avocat au barreau de ROUEN
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE RED
[Adresse 4]
[Localité 6]
dispensée de comparaître
S.A.R.L. [11] venant aux droits de la S.A.R.L. [10]
[Adresse 12]
[Localité 7]
représentée par Me Céline VERDIER de la SELAS BARTHELEMY AVOCATS, avocat au barreau de l'EURE substituée par Me Caroline LEGRAS-DEZELLUS, avocat au barreau de l'EURE
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 18 Avril 2024 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé d'instruire l'affaire.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame BIDEAULT, Présidente
Madame POUGET, Conseillère
Madame DE BRIER, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme WERNER, Greffière
DEBATS :
A l'audience publique du 18 avril 2024, où l'affaire a été mise en délibéré au 21 juin 2024
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 21 Juin 2024, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.
* * *
FAITS ET PROCÉDURE :
La société [11] (SAS), exerçant une activité de pose, entretien, réparation, négoce et fabrication de matériels dans le domaine des télécommunications, a embauché M. [R] [E] en 2002 en qualité d'agent technique puis technicien.
M. [E] s'est vu reconnaître par la caisse d'assurance maladie victime de la maladie professionnelle « tendinopathie des muscles épicondyliens du coude droit », datée par la caisse du 29 septembre 2015 (date de la première constatation médicale et du certificat médical initial).
Le 16 novembre 2015, à l'issue d'un arrêt de travail, la médecine du travail l'a déclaré apte à son poste en ces termes : « apte à un essai de reprise. Éviter les mouvements de serrage en force de la main droite ou mouvements de vissage / dévissage (en force, soutenu ou répété) : notamment montées descente d'échelles ou soulèvement seul de tampons en fonte. Hydratation au moins 1,5l/j recommandé. En cas d'échec, étudier la possibilité d'un temps partiel thérapeutique. A revois dans 3 mois pour suivi. Nous signaler toute difficulté ».
Le 6 septembre 2016, à l'issue d'un nouvel arrêt de travail, il était déclaré apte en ces termes : « Limiter les mouvements de serrage en force de la main droite ou mouvements de vissage / dévissage (en force, soutenu ou répété) : notamment montées descente d'échelles ou soulèvement seul de tampons en fonte, tirage de câbles, levage. Aide humaine souhaitable pour ces tâches. Hydratation au moins 1,5l/j recommandé. Avis spécialisé demandé, le salarié est susceptible d'être re-convoqué par notre service dans les semaines à venir. A revois dans 3 mois pour suivi. Nous signaler toute difficulté ».
Par jugement du 6 décembre 2016, le tribunal de commerce de Rouen a prononcé la liquidation judiciaire de la société [11] et désigné M. [Z] [C] en qualité de liquidateur.
Par jugement du 3 janvier 2017, cette même juridiction a ordonné la cession des actifs concernant l'activité [9] de la société [11] au profit de la société [8].
Le 7 février 2017, la médecine du travail l'a de nouveau déclaré apte à son poste, en réitérant ses préconisations du 6 septembre 2016.
Par jugement du 14 mars 2017, le tribunal de commerce a ordonné la cession, à effet au 1er avril 2017, des actifs concernant l'activité GSM de la société [11] au profit de la société [10], et a ordonné dans ce cadre le transfert au cessionnaire de vingt-six salariés et de leurs droits acquis.
La médecine du travail l'a déclaré apte à temps partiel thérapeutique à partir du 1er juin 2018 en indiquant notamment : « Limiter les mouvements de serrage en force de la main droite ou mouvements de vissage / dévissage (en force, soutenu ou répété) : notamment montées descente d'échelles ou soulèvement seul de tampons en fonte, tirage de câbles, levage. Aide humaine souhaitable pour ces tâches. Limiter les déplacements VL longs $gt; 90'. Étudier la possibilité de mettre à disposition un VL de service boite de vitesse automatique. A revoir dans 1 mois pour suivi et réévaluation clinique ».
M. [E] s'est vu reconnaître victime de la même maladie professionnelle que celle affectant son coude droit, cette fois-ci affectant le coude gauche et datée par la caisse du 18 juin 2018 (date de la première constatation médicale et du certificat médical initial).
Le 18 décembre 2018, la médecine du travail l'a déclaré inapte à son poste.
Par lettre du 5 avril 2019, l'employeur lui a proposé un reclassement sur un poste d'agent technique principal, qu'il a refusé.
Par lettre du 15 mai 2019, l'employeur lui a notifié son licenciement pour inaptitude d'origine professionnelle et impossibilité de reclassement.
Son état de santé, résultant des deux maladies professionnelles, a été déclaré consolidé au 15 juin 2019, chacune générant un taux d'incapacité de 3 %.
Le 1er avril 2020, la société employeur a changé de dénomination sociale, pour adopter celle de « [11] ».
Souhaitant voir reconnaître la faute inexcusable de la société [10] devenue la société [11], M. [E] a saisi le pôle social du tribunal de grande instance de Rouen, devenu tribunal judiciaire, qui par jugement du 9 décembre 2022 a :
- déclaré recevables les demandes de M. [E] tendant à la reconnaissance d'une faute inexcusable [finalement formées tant à l'encontre de la société [11] que de la société [11]],
- débouté M. [E] de ses demandes,
- dit n'y avoir lieu à application de l'article 70 du code de procédure civile,
- condamné M. [E] aux dépens.
Le 12 janvier 2023, M. [E] a fait appel.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :
Soutenant oralement ses conclusions (remises au greffe le 15 mars 2023), M. [E] demande à la cour de réformer le jugement et de :
- juger que les maladies professionnelles dont il a été victime résultent de la faute inexcusable de la société [10] devenue [11] et de la société [11] représentée par Me [C] ès qualités, ou de l'une à défaut de l'autre,
- ordonner la majoration de rente à son maximum,
- ordonner une mesure d'expertise afin d'évaluer les préjudices,
- condamner la caisse à lui faire l'avance de la somme de 3 000 euros à titre de provision,
- condamner in solidum la société [10] devenue [11] et la société [11] représentée par Me [C] ès qualités à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- déclarer le jugement commun et opposable à la caisse,
- ordonner l'exécution provisoire de la décision.
M. [E] soutient qu'il était notamment chargé, comme agent technique, de réaliser du câblage réseau, d'effectuer le réglage, les tests adéquats et le contrôle de conformité de celui-ci ; qu'au regard de l'avis du médecin du travail du 16 novembre 2015, ses employeurs successifs ne pouvaient ignorer que les travaux qu'il effectuait (mouvements de serrage ou de vissage) étaient incompatibles avec son état de santé ; qu'ils n'ont cependant pris aucune mesure pour préserver sa santé et sa sécurité, n'ont jamais respecté les préconisations successivement émises par la médecine du travail. Il ajoute que ses employeurs ne pouvaient qu'avoir conscience, ou auraient dû avoir conscience, des risques encourus par le personnel de maintenance, soumis aux contraintes générées par les manutentions manuelles et les postures de travail dans un espace souvent restreint.
Il fait valoir qu'aucune des deux sociétés ne justifie d'un quelconque registre portant sur l'évaluation et la prévention des risques, qu'aucune d'elles n'a mis en 'uvre la moindre mesure pour prévenir les risques liés au poste occupé. Il ajoute qu'il n'a jamais reçu la moindre formation concernant la sécurité, la prévention des risques en matière de gestes et postures, ou concernant les mouvements répétés ou forcés de l'épaule, y compris après les premières réserves émises par la médecine du travail. Il soutient enfin qu'aucun aménagement de poste n'a été mis en 'uvre depuis les restrictions émises par la médecine du travail en novembre 2015.
Soutenant oralement ses conclusions (remises au greffe le 25 avril 2023), M. [C] en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société [11] demande à la cour de :
$gt; confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. [E] de ses demandes et l'a condamné aux dépens,
$gt; infirmer le jugement pour le surplus et, statuant à nouveau et y ajoutant :
- à titre principal, juger irrecevables les demandes formées par M. [E] et la société [11], en raison de la prescription,
- en tout état de cause, débouter la société [11] et toutes les autres parties de leurs demandes à son encontre, condamner la société [11] à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.
Le mandataire liquidateur ès qualités estime qu'il appartient à M. [E] de démontrer la faute inexcusable de chacun des employeurs, pour chacune des maladies professionnelles.
S'agissant du coude droit, il fait valoir que ce n'est qu'à compter du 16 novembre 2015 que l'employeur a eu connaissance des restrictions à mettre en place ; que cela ne signifie cependant pas que le poste, en tant que tel, présentait initialement un danger pour le salarié ; que la société [11] a tenu compte de ces restrictions et qu'il n'est démontré aucun manquement de sa part, aucune preuve qu'elle n'aurait pas respecté les prescriptions posées par la médecine du travail, rappelant que le nouvel arrêt de travail est survenu plus d'un an après le transfert du contrat.
S'agissant du coude gauche, le mandataire liquidateur défend l'irrecevabilité, tirée de la prescription biennale, des demandes formées par M. [E] et la société [11], en relevant que la maladie professionnelle a été déclarée le 18 juin 2018, reconnue le 18 décembre 2018 et qu'il a été assigné par exploit du 4 mai 2021. Sur le fond, il souligne que la société [10] puis la société [11] n'ont pas contesté l'imputabilité de la maladie professionnelle, et en déduit que la société [11] a acquiescé à cette imputabilité, de sorte qu'elle est mal fondée de demander un partage de responsabilité avec l'ancien employeur. Il ajoute qu'en tout état de cause, l'épicondylite du coude gauche a été constatée pour la première fois plus d'un an après la cession d'actifs, que M. [E] n'a jamais émis la moindre alerte concernant son coude gauche ni n'a été arrêté en raison d'une douleur à ce coude alors qu'il travaillait pour la société [11], qu'aucune pièce ne vient mettre en cause celle-ci concernant le coude gauche, et qu'il n'existe pas de présomption d'imputabilité à l'égard de l'avant dernier-employeur. Il considère ainsi que la société [11] ne démontre pas que la société [11] avait conscience d'un danger auquel était exposé son salarié et n'a pas pris de mesure pour l'en préserver, et assure que la société [11] a suivi toutes les préconisations de la médecine du travail.
Soutenant et complétant oralement ses conclusions (remises au greffe le 11 mars 2024), la société [11], anciennement dénommée la société [10], demande à la cour de :
$gt; sur le coude droit :
- à titre principal, infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré recevables les demandes portées contre elle, et prononcer l'irrecevabilité de la demande de reconnaissance de sa faute inexcusable,
- à titre subsidiaire, confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. [E] de sa demande,
- à titre infiniment subsidiaire, la mettre hors de cause.
$gt; sur le coude gauche :
- à titre principal, confirmer le jugement en ce qu'il a jugé qu'aucune faute inexcusable ne lui était imputable, et en conséquence débouter M. [E] de la totalité de ses demandes à son encontre,
- à titre subsidiaire, fixer un partage de responsabilité à hauteur de 95 % pour l'ancienne société [11] et 5 % pour elle,
$gt; en tout état de cause :
- débouter M. [E] de sa demande d'indemnité provisionnelle et le condamner à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'à supporter les dépens d'appel,
- débouter M. [C] ès qualités de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
S'agissant du coude droit, la société [11] fait valoir que le caractère professionnel de la maladie a été reconnu le 29 mars 2016, avant la liquidation de la société et le transfert du contrat de travail de M. [E] à la société [10], de sorte que la société [11] n'a manifestement pu jouer aucun rôle dans la survenance de cette pathologie. Elle ajoute qu'en l'absence de convention entre les employeurs successifs, M. [E] n'est pas fondé à demander la reconnaissance d'une faute inexcusable du nouvel employeur alors que la déclaration de la pathologie professionnelle préexistait au transfert ; qu'elle n'est donc pas tenue des conséquences de la prétendue faute inexcusable de la société [11]. Subsidiairement, elle estime que M. [E] ne rapporte pas la preuve d'une faute inexcusable. A titre infiniment subsidiaire, elle fait valoir que la faute inexcusable ne pourrait être imputable qu'à la seule société [11].
S'agissant du coude gauche, elle fait valoir que la prise en charge de la maladie professionnelle affectant le coude droit, l'avis d'aptitude du 16 novembre 2015, les préconisations renouvelées du médecin du travail dans son avis du 6 septembre 2016, sont des faits tous antérieurs à la reprise de l'activité de la société [11] ; que le fait que M. [S], président de la société [11], soit devenu par la suite gérant de la société [11], n'entraîne pas la confusion des personnes morales, et cela d'autant moins qu'il n'est devenu gérant qu'en août 2020 ; qu'il n'est donc pas établi qu'elle avait conscience du danger auquel M. [E] était exposé. Elle soutient que celui-ci renverse la charge de la preuve en exigeant de la société [11] qu'elle démontre avoir procédé à l'évaluation des risques et à sa formation ; qu'il ne produit en appel aucune preuve supplémentaire de l'absence de mesure de prévention ; qu'il n'a que très peu travaillé, de fait, pour son nouvel employeur, compte tenu de ses arrêts maladie, de sorte qu'une éventuelle faute inexcusable serait probablement imputable plus à l'ancienne société qu'à elle ; qu'elle n'est pas tenue des conséquences d'une éventuelle faute inexcusable commise par la société [11]. Elle assure avoir pris toutes les mesures nécessaires pour préserver la santé de M. [E], en évoquant plusieurs formations à la sécurité et l'impossibilité de lui en dispenser de nouvelles après la reprise du contrat de travail, au regard de ses absences pour maladie ; en évoquant la remise des équipements de protection nécessaires à son activité ; en respectant les préconisations du médecin du travail, par un suivi régulier, par la mise en 'uvre du temps partiel thérapeutique, par l'existence d'un binôme permettant de limiter la manutention effectuée par M. [E]. Elle souligne que ni le salarié ni le médecin du travail n'ont fait remonter la moindre difficulté, et qu'au contraire, une amélioration de l'état de santé de M. [E] a permis d'accroître sa durée de travail dans le cadre du temps partiel thérapeutique. Subsidiairement, elle fait valoir que M. [E] a surtout travaillé pour la société [11].
Par ses conclusions (remises au greffe le 8 janvier 2024), la caisse, dispensée de se présenter à l'audience :
- s'en remet à justice quant à l'existence d'une faute inexcusable de la société [10] devenue la société [11],
- en cas de reconnaissance de la faute inexcusable, demande la condamnation de la société [10] devenue la société [11] à lui rembourser le montant de l'ensemble des réparations qui pourraient être allouées à M. [E].
MOTIFS DE LA DÉCISION :
I. Sur la recevabilité des demandes de reconnaissance d'une faute inexcusable
A titre liminaire, il est noté que tout en sollicitant dans le dispositif de ses conclusions l'irrecevabilité des « demandes formées par M. [E] et la société [11] » sans plus de précision, M. [C] ès qualités ne développe de moyens, dans le corps de ses conclusions, qu'en ce qui concerne la prescription de l'action portant sur le coude gauche.
1. sur la fin de non-recevoir présentée par la société [11] concernant la maladie professionnelle affectant le coude droit de M. [E]
Le salarié victime d'une maladie professionnelle peut agir en reconnaissance d'une faute inexcusable contre le tiers cessionnaire des droits et obligations de toute nature afférents à la branche complète d'activités constituée par l'établissement où la victime travaillait lors de son exposition au risque considéré.
En l'espèce, étant constant que le contrat de travail de M. [E] a été transféré de la société [11] à la société [10], il est acquis que ce transfert est intervenu le 1er avril 2017 en application de la décision judiciaire du 14 mars précédent et que M. [E] travaillait dans la branche d'activités GSM de la société [11], objet de ce transfert.
La maladie professionnelle affectant le coude droit de M. [E] a été médicalement constatée le 29 septembre 2015, soit bien avant la cession intervenue au 1er avril 2017 au profit de la société [10]. Mais dans la mesure où la décision judiciaire précitée n'exclut pas le transfert des obligations de la société [11], notamment celles résultant d'une éventuelle faute inexcusable, M. [E] est en droit d'agir contre la société [11] au regard d'une faute inexcusable qu'aurait commise la société [11].
2. sur la fin de non-recevoir présentée par la société [11] concernant la maladie professionnelle affectant le coude gauche de M. [E]
Dans le cas d'une maladie professionnelle, il résulte de la combinaison des articles L. 431-2, L. 461-1 et L. 461-5 du code de la sécurité sociale que les droits de la victime ou de ses ayants droit aux prestations et indemnités prévues par le livre IV de ce code se prescrivent par deux ans à compter, soit de la date à laquelle la victime est informée par un certificat médical du lien possible entre sa maladie et une activité professionnelle, soit de la cessation du travail en raison de la maladie constatée, soit de la cessation du paiement des indemnités journalières, soit encore de la reconnaissance du caractère professionnel de la maladie.
Le délai de prescription de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur commence à courir à compter de la dernière de ces dates.
En outre, il résulte de la combinaison des articles L. 431-2 du code de la sécurité sociale et 2241 du code civil que l'action en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur interrompt la prescription à l'égard de toute autre action procédant du même fait dommageable.
En l'espèce, le caractère professionnel de la maladie a été reconnu le 18 décembre 2018 ainsi que cela résulte de la lettre de notification de la décision de la caisse.
L'action engagée le 8 juin 2020, bien que non dirigée initialement contre la société [11] (assignée en intervention forcée le 4 mai 2021 seulement), mais seulement contre la société [11], n'est donc pas prescrite.
II. Sur le bien fondé des demandes
Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur sur le fondement des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
La preuve de la faute inexcusable de l'employeur repose sur le salarié.
En l'espèce, les maladies dont M. [E] a été victime affectent le coude et relèvent du tableau 57, de sorte qu'il est acquis qu'elles sont dues à des travaux comportant habituellement des mouvements répétés de préhension ou d'extension de la main sur l'avant-bras ou des mouvements de pronosupination.
C'est donc vainement que M. [E] évoque un risque résultant des mouvements répétés ou forcés de l'épaule.
C'est également vainement qu'il se prévaut, de manière générale, de la nécessaire conscience par l'employeur des risques encourus par le personnel de maintenance, soumis aux contraintes générées par les manutentions manuelles et les postures de travail dans un espace souvent restreint, facteur d'apparition de « nombreux troubles musculo-squelettiques » sans apporter d'élément sur les différentes tâches concrètes qu'impliquait son poste, leur fréquence, leur intensité, les éléments pouvant être déduit des avis de la médecine du travail n'y suffisant pas.
Il n'établit donc pas que la société [11] devait avoir conscience, le concernant, d'un risque particulier lié à l'exercice de ses missions, avant le premier avis du médecin du travail de novembre 2015 contenant des préconisations d'aménagement de poste.
Au demeurant, c'est cet avis du 16 novembre 2015 que M. [E] retient clairement comme premier élément déterminant la conscience que devait avoir son employeur du danger.
Effectivement, à partir de cette date l'employeur avait nécessairement conscience du risque de dégradation de son état de santé encouru par M. [E], dont le corps était déjà fragilisé, s'il continuait d'exercer son activité dans les mêmes conditions que précédemment.
Les développements de M. [E] sur le fait que M. [T] [S], qui était président de la société [11], est devenu associé de la société [10] à partir du 1er avril 2019 et gérant de la société [11] à partir du 1er avril 2020, sont inopérants pour établir la conscience du danger par la société [11], dès lors que les personnes morales sont distinctes. Mais celle-ci qui avait repris les contrats de travail existants ne peut sérieusement prétendre avoir ignoré les recommandations de la médecine du travail concernant M. [E].
S'il est ainsi acquis que les employeurs successifs de M. [E] avaient ou devaient avoir conscience du risque encouru, en revanche le salarié n'apporte aucun élément permettant d'établir que l'un et/ou l'autre de ses employeurs successifs n'aurait pas pris les mesures nécessaires à la préservation de sa santé. S'il allègue un non-respect des préconisations de la médecine du travail, l'absence d'aménagement de poste, force est de constater qu'il n'en justifie aucunement. La cour relève à cet égard qu'il n'établit pas l'existence de la moindre plainte de sa part quant à ses conditions de travail, que ce soit auprès de son employeur ou auprès de la médecine du travail, alors même que celle-ci incitait expressément au signalement de toute difficulté.
Par ailleurs, s'il est exact qu'il n'est justifié d'aucun document unique d'évaluation des risques, il n'est pas établi que l'absence d'un tel document ait joué un quelconque rôle dans la survenue de la maladie professionnelle.
Enfin, M. [E] n'établit pas quelle formation aurait été susceptible de prévenir ses difficultés de santé, étant considéré que les mouvements de préhension, extension de la main et de pronosupination ne se prêtent pas à de telles formations.
C'est donc de manière justifiée que les premiers juges ont débouté M. [E] de ses demandes. Le jugement est confirmé.
III. Sur les frais du procès
M. [E], partie perdante, est condamné aux dépens de première instance et d'appel.
Pour autant, il apparaît équitable de débouter toutes les parties de leurs demandes respectives formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement, en dernier ressort,
Confirme le jugement rendu le 9 décembre 2022 par le tribunal judiciaire de Rouen, pôle social,
Y ajoutant,
Condamne M. [E] aux dépens d'appel,
Déboute les parties de leurs demandes respectives formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LA PRESIDENTE