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23/06/2023 | FRANCE | N°21/00985

France | France, Cour d'appel de Rouen, Chambre sociale, 23 juin 2023, 21/00985


N° RG 21/00985 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IWRY





COUR D'APPEL DE ROUEN



CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE





ARRET DU 23 JUIN 2023











DÉCISION DÉFÉRÉE :



19/126

Jugement du POLE SOCIAL DU TJ D'EVREUX du 18 Février 2021







APPELANT :



Monsieur [K] [H]

[Adresse 6]

[Localité 5]



représenté par Me Kevin HAMELET, avocat au barreau de l'EURE







INTIMEES

:



[9]

[Adresse 8]

[Localité 4]



représentée par Me Marie LEPRETRE de la SCP MESNILDREY LEPRETRE, avocat au barreau de l'EURE







CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'EURE

[Adresse 2]

[Localité 3]



représentée par Me François LEGEN...

N° RG 21/00985 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IWRY

COUR D'APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 23 JUIN 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

19/126

Jugement du POLE SOCIAL DU TJ D'EVREUX du 18 Février 2021

APPELANT :

Monsieur [K] [H]

[Adresse 6]

[Localité 5]

représenté par Me Kevin HAMELET, avocat au barreau de l'EURE

INTIMEES :

[9]

[Adresse 8]

[Localité 4]

représentée par Me Marie LEPRETRE de la SCP MESNILDREY LEPRETRE, avocat au barreau de l'EURE

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'EURE

[Adresse 2]

[Localité 3]

représentée par Me François LEGENDRE, avocat au barreau de ROUEN

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l'article 945-1 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 27 Avril 2023 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé d'instruire l'affaire.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame BIDEAULT, Présidente

Madame POUGET, Conseillère

Madame DE BRIER, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme WERNER, Greffière

DEBATS :

A l'audience publique du 27 Avril 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 23 Juin 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 23 Juin 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par M. CABRELLI, Greffier.

* * *

FAITS ET PROCÉDURE :

M. [K] [H], salarié de la société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier (la SDNE) en qualité de boulanger, a déclaré à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Eure avoir été victime d'un accident du travail le 29 novembre 2013 en ces termes :

- lieu de l'accident : bureau du directeur, M. [B],

- activité de la victime lors de l'accident : boulanger,

- nature de l'accident : harcèlement,

- objet dont le contact a blessé la victime : menaces et violences verbales,

- siège des lésions : mental,

- nature des lésions : dépression.

Par jugement du 29 mars 2018 rendu entre la caisse et le salarié, le tribunal des affaires de sécurité sociale de l'Eure a reconnu le caractère professionnel de l'accident déclaré.

La caisse a déclaré l'état de santé de M. [H] consolidé au 15 février 2019.

Souhaitant voir reconnaître la faute inexcusable de son employeur, M. [H] a saisi le 16 mars 2019 le pôle social du tribunal de grande instance d'Evreux, devenu tribunal judiciaire, qui par jugement du 18 février 2021 a :

- écarté des débats le procès-verbal d'huissier du 21 août 2014 produit par M. [H],

- l'a débouté de sa demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur à l'origine de l'accident du travail,

- l'a débouté de ses demandes subséquentes,

- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné M. [H] aux dépens de l'instance, lesquels seraient recouvrés comme en matière d'aide juridictionnelle.

Par déclaration envoyée au greffe par LRAR le 4 mars 2021, M. [H] a fait appel du jugement.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :

Par ses conclusions remises le 11 janvier 2023, soutenues oralement à l'audience, M. [H] demande à la cour d'infirmer le jugement et statuant à nouveau, de :

- dire que l'accident dont il a été victime est dû à la faute inexcusable de son employeur, et par conséquent :

* ordonner la majoration à son maximum de la rente, et dire qu'elle sera versée directement par la caisse,

* condamner la caisse à lui verser la somme de 5 000 euros à titre de provision à valoir sur les préjudices visés à l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale,

* condamner la société SDNE à rembourser à la caisse les sommes versées à titre d'indemnisation à la suite de la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur,

* ordonner une expertise médicale avec pour mission de l'examiner, de prendre connaissance de son dossier médical, et de :

. donner son avis sur sa date de consolidation,

. indiquer s'il a subi un déficit fonctionnel temporaire incluant pour la période antérieure à la date de consolidation l'incapacité fonctionnelle totale ou partielle ainsi que les temps d'hospitalisation et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante, en préciser la durée et l'importance,

. décrire les souffrances physiques et morales endurées, les évaluer sur l'échelle de 7 termes,

. donner son avis sur la perte ou la diminution des possibilités de promotion professionnelle, et dans l'affirmative fournir les éléments permettant d'apprécier l'étendue de ce préjudice,

. donner son avis sur l'existence d'un préjudice d'agrément,

. décrire la nature et l'importance du préjudice esthétique temporaire ou permanent et l'évaluer sur l'échelle de 7 termes,

. donner son avis sur l'existence d'un préjudice sexuel,

. dire si l'état de M. [H] a engendré un besoin en tierce personne avant consolidation et le quantifier,

* surseoir à statuer sur la liquidation du préjudice résultant de la faute inexcusable, dans l'attente du dépôt du rapport d'expertise,

- en tout état de cause :

* condamner la société SDNE à payer à Me Kévin Hamelet la somme de 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et de l'article 37 de la loi de 1991 relative à l'aide juridique,

* condamner la société aux dépens,

* débouter la société du surplus de ses demandes.

Par ses conclusions remises le 14 juin 2022, soutenues oralement à l'audience, la société SDNE demande à la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a écarté des débats le procès-verbal d'huissier et débouté M. [H] de sa demande de reconnaissance d'une faute inexcusable, et de :

- condamner M. [H] à lui verser la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens,

- subsidiairement, réduire la provision à de plus justes proportions,

- débouter M. [H] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ses conclusions remises le 19 avril 2023, soutenues oralement à l'audience, la caisse demande à la cour de :

- lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice quant à la faute inexcusable de l'employeur dans la réalisation de l'accident du travail, ainsi que pour la fixation de la majoration de rente et des préjudices complémentaires qui pourraient en découler, sous réserve de l'application des coefficients de revalorisation et des arrérages de la majoration versés jusqu'à la date de la décision,

- lui accorder le droit de discuter, le cas échéant, le quantum correspondant à la réparation de ces préjudices,

- lui donner acte de ce qu'elle s'en remet à justice quant à la demande d'expertise,

- en cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur :

* constater que la société ne peut invoquer l'inopposabilité des conséquences financières de cette faute, et la débouter de sa demande,

* condamner la société à lui rembourser les sommes qu'elle aura avancées au titre de la faute inexcusable, à savoir le capital [représentatif] de la majoration de rente, le montant des préjudices personnels, les frais d'expertise.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

I. Sur la demande de mise à l'écart des débats du procès-verbal de constat d'huissier

M. [H] admet avoir enregistré M. [B] à son insu mais estime que cet élément de preuve n'est pas pour autant irrecevable puisque cet enregistrement était strictement nécessaire à la défense de ses intérêts et n'était pas disproportionné, dans la mesure où il était le seul moyen permettant d'établir de manière certaine le comportement et les propos de M. [B] à son encontre, agissements qui étaient jusqu'alors fort habilement dissimulés par celui-ci et couvert par les rares témoins.

La SDNE soutient que le procès-verbal de constat d'huissier, transcrivant l'enregistrement de M. [B] à son insu, a été obtenu de manière déloyale, de sorte qu'il doit être écarté des débats en application de l'article 9 du code de procédure civile.

Sur ce,

L'illicéité d'un moyen de preuve, y compris celle résultant de son caractère déloyal, n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance l'obligation de loyauté à laquelle est tenu le salarié envers son employeur et son droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments obtenus de manière déloyale à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

En présence d'une preuve illicite, le juge doit d'abord s'interroger sur la légitimité de l'enregistrement opéré par le salarié et vérifier s'il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à ce procédé. Il doit ensuite rechercher si le salarié ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d'autres moyens plus respectueux de son obligation de loyauté. Enfin, le juge doit apprécier le caractère proportionné de l'atteinte ainsi portée à cette obligation au regard du but poursuivi.

Il est constant que le procès-verbal de constat d'huissier litigieux a été réalisé à partir de l'enregistrement par M. [H] d'une conversation tenue avec M. [B] (et d'autres salariés), à l'insu de celui-ci.

Ce stratagème étant clairement déloyal, il est illicite.

Si cet élément de preuve, bien que déloyal, n'a pas nécessairement à être écarté des débats, encore faut-il que M. [H] justifie de la poursuite d'un intérêt légitime susceptible de justifier le recours à un tel procédé.

Or les débats ne laissent pas supposer de comportements et propos répréhensibles, habituels ou récurrents, de M. [B] à l'égard de M. [H], qui auraient été dissimulés ou couverts. Non seulement les pièces produites, et notamment les attestations ou auditions, ne mettent pas en évidence de comportement agressif, insultant, humiliant ou désobligeant de M. [B] à l'égard des salariés et en particulier de M. [H] (la seule attestation de M. [R], particulièrement imprécise, étant tout à fait insuffisante à cet égard), mais encore et surtout, elles établissent que le salarié lui-même n'a jamais émis la moindre plainte vis-à-vis du comportement de son supérieur hiérarchique alors qu'à l'occasion de son audition par les gendarmes il déplorait des propos désobligeants de M. [B] à son égard depuis son retour d'arrêt maladie en mai 2013 et que les pièces produites, dont les nombreux courriers versés aux débats, témoignent de sa capacité à exprimer ses doléances.

M. [H] ne justifie donc pas de raisons sérieuses, plausibles, de recourir à l'enregistrement litigieux.

Il y a donc lieu de confirmer le jugement ayant écarté des débats le procès-verbal d'huissier du 21 août 2014.

II. Sur la demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur à l'origine de la maladie professionnelle

M. [H] soutient que la décision de refus de prise en charge prise par la caisse et la reconnaissance du caractère professionnel de l'accident par la cour d'appel ne le privent pas de la possibilité de voir reconnaître la faute inexcusable de l'employeur.

Il estime que si la société conserve la possibilité de contester le caractère professionnel de l'accident, en l'occurrence elle ne le conteste pas, semblant tout au plus contester l'existence d'un harcèlement moral. Il soutient à cet égard que l'agression dont il a été victime ne relevait pas d'une relation habituelle de travail et que le comportement de M. [B] relevait d'un management toxique et nocif à l'origine d'un important turn over et d'un fort absentéisme, ce dont il se déduit que la société avait nécessairement conscience du danger auquel il était exposé. Il souligne les lésions psychologiques consécutives à cette agression.

Il reproche à l'employeur l'absence de document unique et estime que ce seul manquement suffit à caractériser la faute inexcusable de l'employeur.

Il soutient que l'employeur avait connaissance du risque encouru, puisque c'est l'employeur lui-même, pourtant tenu d'une obligation de sécurité à son égard, qui est l'auteur des faits de harcèlement moral dont il a été victime et qui sont à l'origine de son accident du travail. Il ajoute qu'il revenait à la société de procéder à une évaluation des risques psychosociaux au sein de la société, ce qu'elle n'a pas fait, ou imparfaitement puisque le DUER de 2020 n'évalue pas le risque d'agression ou de harcèlement de la part d'un collègue ou supérieur hiérarchique. Il considère également que les « engueulades », propos dégradants et humiliants étaient courants, relevaient du management habituel au sein de la société (outre la multiplication des procédures disciplinaires injustifiées), ce qui entraînait un important turn-over. Il en déduit que l'employeur aurait donc nécessairement dû avoir connaissance du risque.

Il reproche à la société l'absence de mise en place des mesures nécessaires à la prévention du danger, en se prévalant de l'absence de toute mesure dans le DUER de 2020, de l'absence de toute enquête interne à la suite de sa dénonciation des faits, de l'absence de tout crédit accordé à ses propos, de l'absence de mesure ou sanction à l'encontre de M. [B]. Il considère ainsi que la société a sciemment décidé d'ignorer le danger auquel étaient exposés les salariés - et lui en particulier - à raison du comportement de M. [B], n'a pris aucune mesure pour les en préserver, allant même jusqu'à nier des faits pourtant reconnus par leur auteur.

La SDNE fait valoir que si le TASS a reconnu le caractère professionnel de l'accident, c'était dans le cadre d'un litige auquel elle n'était pas partie, de sorte que cette décision lui est inopposable. Elle en déduit qu'aucun accident du travail ne peut lui être opposé, et que par conséquent, sa faute inexcusable ne peut être retenue.

Subsidiairement, elle conteste toute faute inexcusable de sa part, estimant que M. [H] n'était exposé à aucun danger et qu'à supposer qu'il existât un tel danger, elle ne pouvait en avoir connaissance.

Ainsi, elle conteste que l'évènement du 29 novembre 2013 puisse être qualifié d'accident du travail et rappelle que le conseil de prud'hommes de Louviers dans son jugement du 25 avril 2017 a réfuté l'existence d'un harcèlement moral, estimant que l'incident litigieux n'était en réalité que l'aboutissement de la relation plus que tendue, depuis des mois, lié au comportement de M. [H] et de l'envoi incessant de ses courriers à la direction. Elle fait valoir que M. [H], le 29 novembre 2013, a tout fait pour pousser à bout M. [B] (cela étant d'ailleurs la raison pour laquelle il a procédé à son enregistrement ce jour-là) ; que cet évènement organisé par le salarié ne peut être à l'origine d'une faute inexcusable de son employeur. Elle ajoute qu'il a fait l'objet de 5 procédures disciplinaires entre juillet 2009 et novembre 2011, pour des faits qui n'étaient pas anodins, qu'il n'a pas contesté les avertissements infligés, sauf en 2010, et que le simple exercice de son pouvoir de direction par la société ne peut constituer une faute inexcusable. Elle considère par ailleurs que l'inaptitude de M. [H] à son poste est sans lien avec le prétendu accident du mois de novembre 2013, mais avec l'accident du travail de 2012 (pour lequel la demande de faute inexcusable présentée par M. [H] a été rejetée par la cour de Cassation).

La société considère qu'en tout état de cause, si un fait constitutif de faute inexcusable était démontré, M. [H] devrait démontrer que l'entreprise avait conscience du danger, ce qu'il échoue à faire. Elle signale à cet égard qu'il ne s'est jamais plaint à qui que ce soit de problèmes rencontrés dans ses relations avec ses supérieurs hiérarchiques, et notamment avec M. [B]. Elle conteste toute incidence de l'arrêt de la présente cour d'appel du 29 octobre 2020 ayant reconnu le harcèlement moral sur le présent litige, soulignant que les éléments constitutifs du harcèlement moral et de la faute inexcusable sont différents et que le courrier adressé à l'employeur postérieurement à l'évènement litigieux ne pouvait lui donner la conscience du danger auquel le salarié était exposé.

Sur ce,

En premier lieu, il est rappelé que les rapports entre l'employeur et la caisse primaire d'assurance maladie étant indépendants de ceux entre l'employeur et la victime, le fait que le caractère professionnel de l'accident ne soit pas établi dans les rapports entre la caisse et l'employeur ne prive pas la victime du droit de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur.

C'est donc vainement que l'employeur argue du fait qu'il n'était pas partie au litige devant le tribunal des affaires de sécurité sociale, ayant abouti à la reconnaissance du caractère professionnel de l'accident, pour soutenir qu'aucun accident du travail ne peut lui être opposé.

Ensuite, si la reconnaissance de la faute inexcusable est indépendante de la prise en charge au titre de la législation professionnelle, pour autant la faute inexcusable ne peut être retenue que si que l'accident survenu à la victime revêt le caractère d'un accident du travail.

En l'espèce, il ressort des débats (dont est exclu le procès-verbal de constat d'huissier) que M. [B], directeur de la société, s'est emporté contre M. [H] alors que celui-ci se trouvait au temps et au lieu du travail, ce que l'employeur reconnaît d'ailleurs en admettant que M. [B] a « levé la voix », en évoquant un « incident » alors le directeur avait été poussé à bout.

Les éléments de la procédure pénale suffisent à établir la teneur de l'incident, M. [B] ayant admis avoir « disputé » le salarié et indiqué « au moment de la signature il a inscrit sous réserve d'acceptation. Quand j'ai vu qu'il écrivait cela, je me suis un peu énervé, j'ai pris le papier et je suis allé voir les ressources humaines pour voir si ça genait qu'il écrive cela et elle m'a répondu que non. Je suis revenu et lui ait dit de dégager. Les trois premières minutes étaient calmes c'est juste au moment de la signature qu'il m'a énervé ».

Ces déclarations corroborent celles du salarié à l'occasion de sa propre audition : « j'ai signé et j'ai marqué sous « réserve d'acceptation ». Quand il a vu ça, il s'est énervé et m'a dit : « vous vous foutez de ma gueule, je vais vous la mettre dans la tronche, vous commencez à me gonfler, ça commence à me faire chier, tu vas me mettre ça putain mais il me casse les burnes c'est pas vrai d'être si con que ça et vous la fermez ».

Les témoins confirment que « le directeur s'est alors un peu énervé », et que « tout s'est bien passé mais au moment de signer M. [H] a émis des réserves alors M. [B] s'est énervé l'espace d'un instant pour voir la RH ... ».

M. [H] justifie d'un arrêt de travail dès le 2 décembre 2016 au motif d'un « syndrome anxio-dépressif suite à conflit réactionnel au travail avec son supérieur ». Les attestations et courrier de psychologues et psychiatre témoignent d'un état mental dégradé depuis 2012, du fait d'un premier accident de travail cette année-là et d'un « harcèlement moral », de la prise d'un anti-dépresseur depuis le début du mois de décembre 2013, et d'un suivi psychologique.

Ces éléments établissent la survenue d'un évènement soudain au temps et au lieu du travail, générateur d'une lésion psychologique constituée d'une nouvelle dégradation de l'état de santé qui a donné lieu à traitement anti dépresseur, ce qui constitue un accident du travail, au demeurant reconnu par le tribunal des affaires de sécurité sociale en 2018. Le fait que le conseil de prud'hommes n'ait pas reconnu l'existence d'un harcèlement moral ne permet pas à l'employeur de contester utilement l'existence de cet accident, d'une part au regard du principe d'autonomie du droit de la sécurité sociale par rapport au droit du travail, d'autre part au regard de l'infirmation de ce jugement par la cour d'appel, et enfin dans la mesure où il n'est pas nécessaire que l'accident du travail litigieux s'inscrive dans un contexte de harcèlement moral pour être caractérisé.

Enfin, il est rappelé que le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur sur le fondement des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Il est précisé à cet égard que la conscience du danger exigée de l'employeur est analysée in abstracto et ne vise pas une connaissance effective de celui-ci. En d'autres termes, il suffit de constater que l'auteur « ne pouvait ignorer » celui-ci ou « ne pouvait pas ne pas [en] avoir conscience » ou encore qu'il aurait dû en avoir conscience.

Il est également précisé qu'aucune faute ne peut être établie lorsque l'employeur a pris toutes les mesures en son pouvoir pour éviter l'apparition de la lésion compte tenu de la conscience du danger qu'il pouvait avoir.

Enfin, il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été l'origine déterminante de l'accident. Il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, alors même que d'autres fautes y compris la faute d'imprudence de la victime, auraient concouru au dommage.

La preuve de la faute inexcusable de l'employeur repose sur le salarié.

En l'espèce, il n'est pas nécessaire qu'un employeur soit particulièrement alerté d'une difficulté relationnelle entre un salarié et son supérieur hiérarchique pour avoir conscience du risque de dégradation de l'état de santé psychologique d'un salarié qu'induit l'emportement d'un supérieur hiérarchique. La conscience du danger par l'employeur est donc établie, et cela sans qu'il soit nécessaire d'examiner les moyens relatifs aux éléments postérieurs à l'accident (plainte du salarié auprès du président de la société, absence de réaction de l'employeur postérieurement à l'accident, '), au demeurant inopérants.

Ce risque n'a cependant pas fait l'objet d'une quelconque appréciation dans le document unique d'évaluation des risques, dont au demeurant seule une version mise à jour en 2020 est produite.

Il est établi que l'employeur n'a pas pris les mesures nécessaires pour éviter le risque considéré, et cela d'autant qu'il est lui-même à l'origine de la réalisation du risque.

Les débats ne permettent pas de retenir que M. [B] aurait été délibérément poussé à bout par le salarié, provoqué par ce dernier. Le seul fait qu'il ait enregistré la conversation ne suffit à apporter cette preuve. S'il peut être entendu qu'une certaine tension était générée par une attitude pénible et procédurière de M. [H], et que M. [B] a été ce 29 novembre 2013 exaspéré par l'attitude à ses yeux inadaptée du salarié à qui il était simplement demandé d'accuser réception du courrier de l'employeur, ainsi que cela résulte des témoignages et autres pièces produites, pour autant cet état de fait ne pouvait justifier la réaction excessive et humiliante du directeur.

Il y a donc lieu d'infirmer le jugement et de dire que M. [H] a été victime d'un accident du travail causé par la faute inexcusable de l'employeur.

II. Sur les conséquences de la faute inexcusable de l'employeur

Tout salarié victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle a droit à l'indemnisation des postes de préjudices couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale « Accidents du travail et maladies professionnelles ».

Ce livre IV prévoit en son article L. 431-1, l'indemnisation de son incapacité permanente de travail, par l'attribution, « pour les victimes atteintes d'une incapacité permanente de travail, [d'] une indemnité en capital lorsque le taux de l'incapacité est inférieur à un taux déterminé, [d'] une rente au-delà [...] ». Le montant de la rente est égal au salaire annuel multiplié par le taux d'incapacité permanente, en application des articles L. 434-1 et L. 434-2.

Lorsque la faute inexcusable de l'employeur est reconnue, comme c'est le cas en l'espèce, l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale prévoit en outre une indemnisation complémentaire, laquelle se traduit par :

$gt; une majoration des indemnités dues en vertu du livre IV précité, sur le fondement de l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale.

Il convient dès lors d'ordonner la majoration de la rente à son maximum.

$gt; la possibilité pour la victime de demander devant la juridiction de sécurité sociale, à l'employeur dont la faute inexcusable a été reconnue, la réparation :

- du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d'agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle, ainsi qu'il résulte de l'article L. 452-3 du code de la sécurité sociale,

- des autres préjudices non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale, et ce en application de l'article L. 452-3 précité, tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2010-8 QPC du 18 juin 2010.

La cour ne disposant pas d'éléments suffisants pour apprécier les différents préjudices ordonne une mesure d'instruction, dans les termes fixés au dispositif.

Il est précisé que les parties ne discutant pas la date de consolidation, il n'y a pas lieu d'interroger l'expert sur ce point.

Par ailleurs, dans la mesure où la rente AT/MP n'indemnise pas le déficit fonctionnel permanent (cf. Assemblée plénière, 20 janvier 2023, 20-23.673, Publié au bulletin), ce poste de préjudice doit figurer dans la mission de l'expert.

Par suite, il convient que l'expert évalue les souffrances physiques et morales endurées avant consolidation, et qu'il intègre celles supportées après consolidation dans le déficit fonctionnel permanent, dont il aura à préciser le taux le cas échéant.

Par ailleurs, il n'y a pas lieu de confier à l'expert l'évaluation d'un éventuel préjudice résultant d'une perte ou d'une diminution des possibilités de promotion professionnelle, ce préjudice ne comportant en tout état de cause aucune composante médicale.

Il n'y a pas lieu de surseoir à statuer dans l'attente du retour d'expertise, le seul fait que l'arrêt soit rendu avant dire droit suffisant à justifier qu'il ne soit pas immédiatement statué sur les demandes.

S'agissant de la provision à valoir sur l'indemnisation des préjudices, le montant de 5 000 euros réclamé apparaît excessif au regard des conséquences de l'accident du travail, telles qu'elles peuvent être sommairement appréciées au vu des pièces produites.

Il convient dès lors d'allouer à M. [H] la somme de 3 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices.

III. Sur l'avance des sommes allouées et des frais et le recours de la caisse contre l'employeur

En application de l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale, la réparation des préjudices personnels est versée directement aux bénéficiaires par la caisse, qui en récupère le montant auprès de l'employeur.

Il convient donc d'ordonner à la caisse de faire l'avance de la majoration de rente et de la provision allouée à M. [H], et plus largement de l'ensemble des indemnisations qui seront allouées à celui-ci en réparation du préjudice résultant de la faute inexcusable de l'employeur. La société devra ensuite rembourser ces sommes à la caisse.

Il est cependant précisé que l'action récursoire de la caisse ne peut s'exercer, s'agissant de la majoration de la rente, que dans la limite du taux opposable à l'employeur. La caisse ne contestant pas que le taux d'IPP de 20 % fixé par elle dans ses rapports avec le salarié a été abaissé à 5 % par la CNITAAT, le recours de la caisse contre l'employeur, s'agissant des sommes avancées au titre de la rente, est limité à ce taux.

Par ailleurs, sur le fondement de l'article L. 452-3 et de l'article L. 142-11 du code de la sécurité sociale, il y a lieu de condamner la CPAM à faire l'avance des frais d'expertise, étant précisé que la provision à valoir sur la rémunération de l'expert est en l'espèce fixée à la somme de 1 200 euros. La société devra ensuite rembourser les frais d'expertise à la caisse.

IV. Sur les frais du procès

La SDNE, partie perdante, est condamnée aux dépens d'appel.

Par suite, elle est déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [H] ne justifiant pas être bénéficiaire de l'aide juridictionnelle, il ne peut être fait droit à sa demande formée au profit de son avocat en application de l'article 37 de la loi de 1991 relative à l'aide juridique, au titre de la procédure d'appel. Aucune demande n'est par ailleurs formée au profit de M. [H] lui-même.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire rendu en dernier ressort, dans les limites de l'appel,

Infirme le jugement, sauf en ce qu'il a :

- écarté des débats le procès-verbal d'huissier du 21 août 2014 produit par M. [H],

- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile,

Statuant à nouveau des chefs infirmés :

Dit que l'accident dont M. [H] a été victime le 29 novembre 2013 est dû à la faute inexcusable de l'employeur la société SDNE,

Ordonne la majoration au taux maximum de la rente allouée à M. [H] et versée par la caisse primaire d'assurance maladie de l'Eure,

Dit que la majoration de la rente suivra l'aggravation du taux d'incapacité permanente partielle dans les mêmes proportions et que les préjudices personnels seront réévalués en cas de rechute ou d'aggravation des séquelles,

Avant dire droit sur l'indemnisation des préjudices subis par M. [H],

Ordonne une expertise,

Commet pour y procéder le Docteur [F] [U], [Adresse 7] (tél. : [XXXXXXXX01]), avec la mission suivante :

- convoquer les parties en cause ainsi que leurs avocats, en présence si elles le souhaitent des médecins traitant et conseil des parties,

- prendre connaissance de tous documents utiles,

- recueillir les déclarations des parties et éventuellement celles de toute personne informée,

- examiner M. [H], décrire son état, décrire les lésions dont il est atteint qui sont imputables à l'accident du travail dont il a été victime le 29 novembre 2013 en mentionnant l'existence d'éventuels états antérieurs,

- décrire la nature et l'importance du préjudice de souffrances physiques lié à l'accident du travail avant la date de consolidation, ce en l'évaluant sur une échelle de 1 à 7,

- décrire la nature et l'importance du préjudice d'esthétique lié à l'accident du travail, le cas échéant en distinguant avant et après la date de consolidation, ce en l'évaluant sur une échelle de 1 à 7,

- décrire la nature et l'importance du préjudice d'agrément lié à l'accident du travail, le cas échéant en distinguant avant et après la date de consolidation, ce en l'évaluant sur une échelle de 1 à 7,

- décrire la nature et l'importance d'un éventuel préjudice sexuel,

- décrire la nature et l'importance du préjudice de souffrances morales lié à l'accident du travail avant la date de consolidation, ce en l'évaluant sur une échelle de 1 à 7,

- donner son avis sur le déficit fonctionnel temporaire,

- donner son avis sur le déficit fonctionnel permanent dans ses dimensions de souffrances physiques et morales, ainsi que des troubles de nature physiologique dans les conditions d'existence, ce en précisant l'importance de l'incapacité en pourcentage,

- dire si l'état de M. [H] a engendré un besoin en tierce personne avant consolidation, et le cas échéant le quantifier,

- procéder à toutes diligences et faire toutes observations utiles au règlement du litige,

Ordonne aux parties et à tous tiers détenteurs, en ce compris le service médical de la CPAM de l'Eure, de remettre sans délai à l'expert tout document qu'il estimera utile à l'accomplissement de sa mission,

Dit que :

- l'expert devra faire connaître sans délai son acceptation,

- en cas d'empêchement ou de refus de l'expert, il sera procédé à son remplacement par ordonnance,

- l'expert devra accomplir sa mission conformément aux articles 263 et suivants du code de procédure civile, notamment pour ce qui concerne le caractère contradictoire des opérations,

- l'expert devra tenir le président de la juridiction informé du déroulement de ses opérations et des difficultés rencontrées dans l'accomplissement de sa mission,

- l'expert est autorisé à s'adjoindre tout spécialiste de son choix sous réserve d'en informer le président de la juridiction,

- l'expert devra déposer son rapport définitif dans le délai de rigueur de cinq mois à compter de sa saisine (sauf prorogation dûment autorisée), après avoir communiqué un pré-rapport aux parties,

Fixe la provision à valoir sur la rémunération de l'expert à 1.200 euros,

Dit que les frais d'expertise seront avancés par la CPAM de l'Eure, qui devra consigner la somme de mille deux cents (1.200 euros) pour la rémunération de l'expert, auprès du régisseur d'avances et de recettes du tribunal judiciaire d'Evreux, au plus tard le 23 juillet 2023, étant précisé que :

- à défaut de consignation dans le délai imparti, la désignation de l'expert sera caduque de plein droit, (sauf décision contraire en cas de motif légitime) et il sera tiré toutes conséquences de l'abstention ou du refus de consigner,

- M. [H] est autorisé à procéder à la consignation de la somme mise à la charge de la CPAM de l'Eure en cas de carence ou de refus,

- les personnes ci-dessus désignées sont dispensées de consignation au cas où elles seraient bénéficiaires de l'aide juridictionnelle, sous réserve du dépôt de la décision d'aide juridictionnelle au greffe, avant la même date que celle indiquée ci-dessus,

Commet tout juge du tribunal judiciaire d'Evreux compétent pour présider une audience relevant de la compétence prévue à l'article L 142-1 du code de la sécurité sociale pour surveiller l'exécution de la mesure,

Fixe à la somme de 3 000 euros la provision à valoir sur l'indemnisation des préjudices de M. [H], somme qui lui sera versée par la caisse primaire d'assurance maladie de l'Eure,

Renvoie l'affaire devant le pôle social du tribunal judiciaire d'Evreux pour la liquidation des préjudices,

Dit que la SDNE devra rembourser à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Eure les sommes dont celle-ci aura fait l'avance (majoration de rente, provision allouée à M. [H], et plus largement l'ensemble des indemnisations allouées à M. [H] en réparation de ses préjudices, ainsi que les frais d'expertise),

Condamne la SDNE aux dépens de la procédure de première instance et d'appel,

Déboute la SDNE de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Déboute M. [H] de sa demande formée au profit de son avocat en application de l'article 37 de la loi de 1991 relative à l'aide juridique, au titre de la procédure d'appel.

LE GREFFIER LA PRESIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rouen
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 21/00985
Date de la décision : 23/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-23;21.00985 ?
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