N° RG 22/00232 - N° Portalis DBV2-V-B7G-I7PD
COUR D'APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 14 JUIN 2023
DÉCISION DÉFÉRÉE :
19/03348
Tribunal judiciaire de Rouen du 16 décembre 2021
APPELANTS :
Monsieur [U] [O]
né le [Date naissance 4] 1982 à [Localité 6]
[Adresse 5]
[Localité 6]
représenté et assisté par Me Alain PIMONT de la SELARL PIMONT & BURETTE, avocat au barreau de Rouen
Madame [Y] [J]
née le [Date naissance 2] 1977 à [Localité 8]
[Adresse 5]
[Localité 6]
représentée et assistée par Me Alain PIMONT de la SELARL PIMONT & BURETTE, avocat au barreau de Rouen
INTIMEES :
METROPOLE [Localité 6] NORMANDIE
[Adresse 1]
[Localité 6]
représentée et assistée par Me Anne LERABLE de la SELARL JURIADIS, avocat au barreau de Rouen, plaidant par Me Arnaud DEBUYS, avocat au barreau de Caen
SMACL ASSURANCES
[Adresse 3]
[Localité 7]
représentée et assistée par Me Anne LERABLE de la SELARL JURIADIS, avocat au barreau de Rouen, plaidant par Me Arnaud DEBUYS, avocat au barreau de Caen
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 3 avril 2023 sans opposition des avocats devant M. Jean-François MELLET, conseiller, rapporteur,
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
M. Jean-François MELLET, conseiller
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme Catherine CHEVALIER
DEBATS :
A l'audience publique du 3 avril 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 14 juin 2023
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 14 juin 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
*
* *
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
M. [U] [O] et Mme [Y] [J] sont propriétaires d'une maison d'habitation sise [Adresse 5] à [Localité 6]. Le 3 mai 2011, la Créa, aux droits de laquelle vient la Métropole [Localité 6] Normandie, les a avisés du renouvellement des branchements en plomb d'eau potable situés entre la canalisation principale et les compteurs particuliers.
Le 18 mai 2011, M. [O] a refusé le remplacement, par la Créa, du tuyau situé entre la canalisation et son compteur. La Créa a donc uniquement remplacé le tronçon de l'ancienne canalisation en plomb situé entre la canalisation principale et la limite séparative de la propriété des consorts [O]-[J] en posant un raccord à la liaison entre la nouvelle conduite en polyéthylène et l'ancien tube en plomb pénétrant dans la maison.
Le 4 février 2013, M. [O] a fait dresser procès-verbal de constat d'huissier afin d'établir l'affaissement du trottoir et la fissuration d'un mur implanté sur son fonds.
Le 5 février 2013, la Créa est intervenue pour réparer une fuite affectant le réseau desservant l'habitation. A cette occasion, elle a remplacé la totalité du branchement jusqu'au compteur en cave.
Les consorts [O]-[J] ont obtenu, par ordonnance du 3 décembre 2015, la désignation d'un expert judiciaire au contradictoire de la Métropole [Localité 6] Normandie. M. [P] [T] a déposé son rapport le 30 novembre 2017.
Par acte du 14 août 2019, M. [O] et Mme [J] ont fait assigner la Métropole [Localité 6] Normandie et son assureur la Smacl en indemnisation sur le fondement des règles de la responsabilité contractuelle.
Par jugement du 16 décembre 2021, le tribunal judiciaire de Rouen les a déboutés, et a condamné la Métropole [Localité 6] Normandie et son assurance la Smacl in solidum aux entiers dépens.
Par déclaration reçue au greffe le 18 janvier 2022, M. [O] et Mme [J] ont interjeté appel de la décision.
EXPOSE DES PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 14 mars 2023, M. [U] [O] et Mme [Y] [J] demandent à la cour, au visa des articles 1103 du code civil et L.124-3 du code des assurances de réformer le jugement et statuant à nouveau, de :
- dire que la Métropole [Localité 6] Normandie est intégralement responsable des conséquences de la fuite survenue sur son réseau sur le domaine public au droit de la propriété des consorts [O]-[J], [Adresse 5] à [Localité 6],
- condamner solidairement la Métropole [Localité 6] Normandie et la Smacl, son assureur à indemniser intégralement leur préjudice de la manière suivante :
. les travaux urgents de consolidation de l'infrastructure par injection de résine expansive pour la somme de 20 009 euros,
. les travaux de remise en état de la maison selon devis groupe BATIR pour une somme de 53 056,48 euros TTC,
. les frais de relogement provisoire durant les travaux et de déménagement pour une somme de 6 825,20 euros,
. le préjudice de jouissance sur la période de décembre 2012 à juillet 2019 inclus pour une somme de 45 200 euros,
. le préjudice moral au profit de M. [O] pour une somme de 5 000 euros,
. le préjudice moral au profit de Mme [J] pour une somme de 5 000 euros,
- juger que les sommes de 20 009 euros et 53 056,48 euros TTC seront indexées sur l'indice BT O1, entre le dernier indice connu lors du dépôt du rapport de l'expert et la date effective de paiement par la Métropole,
- débouter la Métropole et la Smacl de l'ensemble de leurs demandes,
- condamner solidairement la Métropole [Localité 6] Normandie et son assureur, la Smacl à payer aux consorts [O]-[J] la somme de 7 200 euros au titre des frais irrépétibles sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné solidairement la Métropole [Localité 6] Normandie et la Smacl en tous les dépens, lesquels comprendront les dépens de la procédure de référé expertise, le coût de l'expertise, outre les dépens de la procédure au fond.
Ils soutiennent en substance ce qui suit :
- l'incompétence de la juridiction judiciaire aurait dû être soulevée devant le conseiller de la mise en état et il s'agit d'une demande nouvelle ;
- la Métropole [Localité 6] Normandie ne peut invoquer l'incompétence sans commettre un estoppel, puisqu'elle était sachante depuis l'origine des règles de compétence qu'elle développe dans ses conclusions d'intimée signifiées le 15 juillet 2022 et a attendu quatre années pour s'opposer à la compétence judiciaire ;
- la fuite s'est produite sur le domaine public sur un branchement sous la responsabilité de la Créa devenue Métropole [Localité 6] Normandie ;
- le lien de causalité avec les désordres est établi à défaut d'état antérieur invocable ;
- il ne peut leur être reproché d'avoir refusé la réalisation des travaux ;
- à dire d'expert, il est exclu que la fuite soit liée à la vétusté des canalisations en plomb ;
- il ne peut être déduit du document signé le 18 mai 2012 par M. [O] une information suffisante sur le risque de rupture de la canalisation en plomb.
Par dernières conclusions notifiées le 27 mars 2023, la Métropole [Localité 6] Normandie et la Smacl assurances demandent à la cour, au visa des articles 1103 du code civil et L. 124-3 du code civil, à titre principal, de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. [O] et Mme [J] de leurs demandes indemnitaires dirigées contre la Métropole [Localité 6] Normandie et son assureur la Smacl sur le fondement de la responsabilité civile contractuelle ;
à titre subsidiaire,
- rejeter la demande indemnitaire de Mme [J] et de M. [O] comme mal fondée ;
en tout état de cause,
- condamner Mme [J] et M. [O] au versement d'une somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens de l'instance.
Elle soutiennent ce qui suit :
- à suivre l'argumentation des appelants, ils se plaignent d'un dommage de travaux publics dont la connaissance n'appartient qu'aux juridictions administratives en vertu de l'article 4 du titre II de la loi du 28 pluviôse an VIII ;
- l'action directe contre la Smacl a été introduite devant une juridiction incompétente pour en connaître compte tenu du caractère administratif du contrat d'assurance souscrit par cette personne publique auprès de la Smacl ;
- contrairement à ce qu'ils indiquent, il n'est pas établi que la fuite se serait produite au niveau du raccord PE/plomb ;
- ils ont refusé la réalisation des travaux alors qu'ils avaient conscience du risque de fuite au regard de la vétusté du branchement ancien en plomb ;
- la responsabilité de M. [O] dans la survenance du dommage est patente dans la mesure où la fuite sur le plomb ne serait pas survenue si l'intégralité du branchement en plomb avait été remplacée comme la métropole le proposait ;
- les désordres dont il se plaints sont apparus avant 2009, mais les fissures avaient été rebouchées.
Pour un plus ample exposé des faits, moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux écritures visées ci-dessus conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 3 avril 2023.
MOTIFS
Sur la responsabilité de la Métropole [Localité 6] Normandie
A titre liminaire, il y a lieu de relever que les débats entretenus entre les parties sur la compétence de la juridiction administrative sont sans emport. En effet, dans le dispositif de leurs conclusions, qui seul saisit la juridiction, les intimées ne saisissent la cour d'aucune exception d'incompétence. Elles seraient du reste irrecevables à soulever une telle exception pour la première fois en cause d'appel.
Présente le caractère d'un travail public tout travail immobilier exécuté par des personnes publiques dans le cadre d'une mission de service public soumise à un régime de droit public.
En revanche, les dommages subis par l'usager, alors même qu'ils seraient dus au mauvais fonctionnement d'un ouvrage public exploité par le service, ne sont réparables qu'au titre de la responsabilité civile contractuelle de l'exploitant.
L'usager du service de distribution d'eau, eu égard aux rapports juridiques qui naissent du contrat d'abonnement, ne peut exercer qu'une action en responsabilité contractuelle en cas de dommage subi par lui à l'occasion de la fourniture de l'eau.
En l'espèce, l'existence du contrat d'abonnement, dont les stipulations procèdent de la délibération du conseil communautaire du 20 décembre 2010, n'est pas contestée.
Il ressort du rapport d'expertise que la fuite affectant le réseau d'eau potable, qui compromet la solidité de la structure, est 'la conséquence directe des travaux réalisés par la Crea le 19 mai 2011' pour remplacer les branchements particuliers des abonnés.
L'expert explique en page 29 que cette fuite a pour siège le raccord installé par la Créa, sous le trottoir, à 10 centimètres approximativement de la limite de propriété, entre le nouveau tuyau et l'ancienne partie en plomb. Le tuyau en plomb, qu'il a fallu conserver compte tenu du refus des appelants de voir réaliser des travaux sur leur fonds, n'a pas supporté d'être pincé et introduit dans le raccord à collet battu.
La fuite et les conséquences dommageables sur l'immeuble sont donc liées à une inexécution fautive des travaux qui engage la responsabilité contractuelle de la Métropole.
Contrairement à ce que soutiennent les intimées, il n'est pas démontré que les désordres seraient liés à des fissures préexistantes. Si, préalablement à la fuite, les murs de la maison connaissaient des fissurations, l'expert indique que ces dernières étaient 'bénignes' avant le tassement soudain des sols intervenu en 2012 des suites de la fuite. La déclaration effectuée devant l'huissier de justice Ratel par Mme [J] au mois de janvier 2013, selon laquelle les fissurations s'accentuaient depuis l'achat, ne constitue pas un aveu du contraire. En revanche, l'expert relève bien, en page 38 de son rapport, que les désordres constatés sur les parties nord et ouest de la maison sont la conséquence directe de la fuite décelée sous le trottoir, causée par les travaux. A l'inverse, il écarte clairement, en page 34, que les anciennes micro-fissures soient à l'origine des désordres constatés.
Le fait que les consorts [O]-[J] ont refusé les travaux proposés par la Métropole sur leur fonds ne caractérise pas une faute. Ils n'étaient pas tenus d'autoriser un tel accès sur leur parcelle, a fortiori au regard de l'impact des travaux projetés sur leur propriété. Ils ont d'ailleurs été avisés le 3 mai 2011, ont dû prendre position sur ces travaux 15 jours plus tard, et ont légitimement pu refuser leur réalisation immédiate au regard de leurs implications sur le dallage, en expliquant comme ils l'ont fait qu'ils reprendraient l'attache du service plus tard.
L'expert retient d'ailleurs en page 28 que la fiche d'information de la Créa mettait l'abonné dans l'obligation d'accepter la démolition partielle du revêtement extérieur en partie privative, alors qu'il aurait été techniquement possible de déplacer le compteur en limite de propriété et de remplacer entièrement le tuyau en plomb. C'est la Créa qui a fait le 'choix le plus risqué' techniquement (p. 37), sans avertir les intéressés de la nature de ces risques.
Par ailleurs, quand bien même M. [O] a déclaré 'accepter les responsabilités' liées à ce refus, il n'a pas pour autant accepté le risque d'une fuite, ni d'un affaissement du terrain, risques qui ne leur ont d'ailleurs jamais été présentés. Les appelants étaient en revanche fondés à s'attendre à ce que le remplacement des canalisations en plomb, motivé par des considérations sanitaires, soit réalisé dans les règles de l'art, que le raccord posé permette un fonctionnement pérenne de l'ensemble, et n'engendre pas un affaissement du trottoir et des murs.
La Métropole [Localité 6] Normandie et la Smacl, qui ne conteste pas sa garantie, seront donc condamnées in solidum à la réparation intégrale.
Sur l'indemnisation des préjudices subis
Sur la base du devis 'Uretek' pour la consolidation de l'immeuble, et du devis 'Batir durable' dont il a réduit les postes, l'expert a fixé le coût de la reprise à la somme de 73 065,48 euros.
Contrairement à ce que soutiennent la Métropole [Localité 6] Normandie et son assureur la Smacl, les consorts [O] et [J] justifient de leur préjudice au titre des travaux de remise en état, en se référant aux montants évalués par l'expert au contradictoire de toutes les parties.
Elles seront condamnées à payer cette somme.
Les frais de relogement durant la période d'exécution des travaux, soit deux mois selon l'évaluation de l'expert, seront fixés à 350 euros par semaine. La somme de 2 450 euros, non contestée, fera l'objet d'une condamnation, afin de ne pas statuer au-delà des demandes formées.
En revanche, il n'y a pas lieu d'accorder les sommes demandeés au titre d'un déménagement et d'un garde-meuble. L'expert ne préconise pas de faire vider la maison pour réaliser les travaux, mais évoque allusivement le déménagement de 'certains meubles' sans préciser leur nombre ni leur nature. Aucun devis ne lui a été soumis ni aucune demande de chiffrage. La nécessité de déménager tous les effets personnels des intéressés n'est pas établie.
L' actualisation sollicitée est justifiée au regard du principe de réparation intégrale et sera accordée selon les modalités précisées au dispositif.
Le préjudice de jouissance est établi, à raison de la présence d'étais au niveau du porche d'entrée et dans la maison, des pentes présentées par le sol du séjour et des chambres, et du stress lié aux importantes fissures sur les murs extérieurs comme intérieurs.
La valeur locative de la maison n'est pas connue. Le montant de l'indemnisation est évalué à la somme de 75 euros par mois, au regard des dommages supportés tels que décrits, depuis le mois de décembre 2012, jusqu'au mois de juillet 2019, puisque, dans le dispositif de leurs conclusions, qui seul saisit la cour, les appelants ont arrêté leurs demandes à cette date, soit une créance de 5 850 euros (78 × 75).
La nécessité de poursuivre jusqu'en cause d'appel ce litige qui concerne leur lieu de vie, et la mauvaise foi manifeste de la Métropole [Localité 6] Normandie, qui prétend imputer aux appelants la responsabilité de ses propres fautes, cause aux intéressés un préjudice moral qui sera indemnisé par l'octroi d'une somme de 2 000 euros conjointement aux deux intimés.
Sur les frais de procédure
Les dispositions du jugement relatives aux dépens n'appelle pas de critique, sauf à préciser qu'ils comprendront les frais de l'expertise et du référé expertise.
La Métropole [Localité 6] Normandie et la Smacl succombent et seront condamnées aux dépens d'appel, outre une somme pour frais irrépétibles qu'il est équitable de fixer à 7 200 euros.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,
Infirme le jugement, sauf en ce que le tribunal a condamné la Métropole [Localité 6] Normandie et son assureur, la Smacl, in solidum aux entiers dépens de première instance ;
Dit que les frais d'expertise et ceux de la procédure de référé expertise sont inclus dans les dépens de première instance ;
Statuant à nouveau,
Condamne in solidum la Métropole [Localité 6] Normandie et la Smacl à payer à M. [U] [O] et Mme [Y] [J] les sommes suivantes :
- 73 065,48 euros au titre du préjudice matériel, somme indexée en application de l'indice BT 01 entre le 30 novembre 2017, date du dépôt du rapport d'expertise et la date de ce jour ;
- 2 450 euros au titre des frais de relogement ;
- 5 850 euros au titre du préjudice de jouissance ;
- 2 000 euros au titre du préjudice moral ;
- 7 200 euros au titre des frais irrépétibles ;
Déboute les parties de leurs autres demandes,
Condamne in solidum la Métropole [Localité 6] Normandie et la Smacl aux dépens d'appel.
Le greffier, La présidente de chambre,