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25/05/2023 | FRANCE | N°21/01614

France | France, Cour d'appel de Rouen, Chambre sociale, 25 mai 2023, 21/01614


N° RG 21/01614 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IX3P





COUR D'APPEL DE ROUEN



CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE



ARRET DU 25 MAI 2023











DÉCISION DÉFÉRÉE :





Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES D'EVREUX du 19 Mars 2021





APPELANTE :



S.A.S. SOCIETE DIFFUSION PRODUITS DE PARFUMERIE

[Adresse 8]

[Adresse 8]

[Localité 4]



représentée par Me Caroline SCOLAN de la SELARL GRAY SCOLAN, avocat au

barreau de ROUEN substituée par Me Florence DUHESME, avocat au barreau de PARIS









INTIMEE :





Madame [U] [T]

[Adresse 2]

[Localité 1]



représentée par Me Michel ROSE de la SELARL DPR AVOCAT, avocat au bar...

N° RG 21/01614 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IX3P

COUR D'APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 25 MAI 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES D'EVREUX du 19 Mars 2021

APPELANTE :

S.A.S. SOCIETE DIFFUSION PRODUITS DE PARFUMERIE

[Adresse 8]

[Adresse 8]

[Localité 4]

représentée par Me Caroline SCOLAN de la SELARL GRAY SCOLAN, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Florence DUHESME, avocat au barreau de PARIS

INTIMEE :

Madame [U] [T]

[Adresse 2]

[Localité 1]

représentée par Me Michel ROSE de la SELARL DPR AVOCAT, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Eléonore LAB SIMON, avocat au barreau de ROUEN

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 12 Avril 2023 sans opposition des parties devant Madame BERGERE, Conseillère, magistrat chargé du rapport.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente

Madame BACHELET, Conseillère

Madame BERGERE, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

M. GUYOT, Greffier

DEBATS :

A l'audience publique du 12 Avril 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 25 Mai 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 25 Mai 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.

EXPOSÉ DU LITIGE

Mme [U] [R] épouse [T] a été engagée par la SAS Société Diffusion Produits de Parfumerie (ci-après dénommée société SDPP) par contrat à durée indéterminée du 24 janvier 1991 à effet au 18 mars 1991 en qualité de chef comptable.

Les relations contractuelles des parties étaient régies par la convention collective nationale des industries chimiques.

Mme [T] a été placée en arrêt de travail à compter du 4 juillet 2013 et jusqu'au 11 mai 2016, date à laquelle le médecin du travail l'a déclarée inapte au poste de travail de chef comptable en un seul examen médical avec danger immédiat.

Le licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement a été notifié à la salariée le 14 juin 2016.

Par requête du 13 juin 2018, Mme [T] a saisi le conseil de prud'hommes d'Evreux en contestation de son licenciement et paiement de rappels de salaires et indemnités.

Par jugement du 19 mars 2021, le conseil de prud'hommes, en sa formation de départage, a dit que l'inaptitude de Mme [T] était d'origine professionnelle, que la société SDPP avait manqué à son obligation de sécurité et que son licenciement était sans cause réelle et sérieuse, en conséquence, condamné la société SDPP à lui payer les somme suivantes :

indemnité compensatrice de préavis : 9 747,26 euros

congés payés afférents : 974,72 euros

reliquat indemnité spéciale de licenciement : 55 113,01 euros

dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité : 10 000 euros

dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse : 50 000 euros

article 700 du code de procédure civile : 1 500 euros, outre les entiers dépens,

fixé le salaire de Mme [T] à la somme de 4 873,63 euros, condamné la société SDPP à rembourser les éventuelles indemnités Pôle Emploi versées à Mme [T] du jour de la rupture du contrat de travail au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois, débouté la société SDPP de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive et de sa demande au titre des frais irrépétibles, condamné la société SDPP à remettre à Mme [T] les documents de fin de contrat rectifiés conformément à la présente décision, sous astreinte de trente euros par jour de retard et par document à compter du 15ème jour suivant la signification de la décision, dit que les condamnations à caractère salarial porteront intérêts au taux légal à compter de la saisine du conseil de prud'hommes et les condamnations à caractère indemnitaire à compter du prononcé du jugement.

La société SDPP a interjeté appel de cette décision le 16 avril 2021.

Par conclusions remises le 15 mars 2023, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé des moyens, la société SDPP demande à la cour d'infirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions, et statuant à nouveau, à titre principal, débouter Mme [T] de toutes ses demandes, déclarer irrecevable comme étant prescrite la demande de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité, condamner Mme [T] à lui payer la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile, outre la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et les entiers dépens avec distraction, à titre subsidiaire, débouter Mme [T] de sa demande de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité, fixer les dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse au montant des six mois de salaire prévus par l'article L. 1226-15 du code du travail ou les ramener à de plus justes proportions, fixer l'indemnité compensatrice de préavis à la somme de 8 976 euros, outre les 10 % de congés payés afférents, à titre très subsidiaire, réduire à de plus justes proportions les dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité.

Par conclusions remises le 23 mars 2023, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé des moyens, Mme [T] demande à la cour de confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions à l'exception du montant des dommages et intérêts alloués pour manquement à l'obligation de sécurité et pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, statuant à nouveau, condamner la SDPP à lui payer la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité et 98 600 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, à titre subsidiaire, si la cour infirmait le jugement en ce qu'il a dit que l'inaptitude était d'origine professionnelle, condamner la société SDPP à lui payer la somme de 29 580 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre les 10 % de congés payés, en tout état de cause, condamner la société SDPP à lui payer la somme de 2 500 euros au titre des frais irrépétibles, outre les entiers dépens.

L'ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 23 mars 2023.

Par conclusions du 24 mars 2023, la société SDPP a sollicité le rabat de l'ordonnance de clôture.

MOTIFS DE LA DÉCISION

À titre liminaire, conformément à l'accord des parties et à l'application de l'article 803 du code de procédure civile, il convient d'ordonner la révocation de l'ordonnance de clôture et de procéder à une nouvelle clôture de la procédure à l'audience de plaidoiries, avant l'ouverture des débats.

I - Sur la recevabilité de l'action en paiement de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité

La société SDPP soulève la prescription de la demande de Mme [T], au motif que les manquements supposés n'ont pu intervenir que pendant la période effective d'emploi, soit au plus tard jusqu'au 9 juillet 2013, de sorte que la prescription biennale de l'action est acquise depuis le 9 juillet 2015.

Mme [T] ne conteste pas l'application du délai de prescription biennale mais réfute l'analyse concernant son point de départ, soutenant que celui-ci ne peut être fixé qu'à la date de son licenciement puisque les manquements de son employeur qu'elle dénonce ont également été commis pendant son arrêt maladie, la société SDPP n'ayant pris aucune mesure de nature à mettre fin à la dégradation de ses conditions de travail.

Aux termes de l'article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer son adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel la prescription.

Et selon l'article L. 1471-1 du code du travail, toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.

S'agissant du point de départ de ce délai de prescription, il importe de se placer au moment de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance. Ce point de départ ne peut être antérieur à la date à laquelle le manquement a pris fin.

En l'espèce, si Mme [T] affirme que la société SDPP a également commis des manquements à son obligation de sécurité pendant son arrêt maladie, en ce qu'elle n'a pris aucune mesure de nature à mettre fin à la dégradation de ses conditions de travail, force est néanmoins de constater qu'elle n'invoque, au soutien de son action, aucun fait ni aucune abstention commise par la société SDPP postérieurement au 4 juillet 2013, date de son arrêt de travail initial reconduit ensuite de manière ininterrompue. À ce titre le conseil du médecin du travail qu'elle évoque comme manifestant la poursuite du comportement fautif de l'employeur est inopérant puisqu'il date du mois d'avril 2013 et porte, de surcroît, uniquement sur le contenu d'une lettre qu'elle souhaitait adresser à son employeur. Il n'était aucunement question d'une alerte par le médecin du travail sur les conditions de travail de Mme [T] que l'employeur aurait ignorée.

Dans ces conditions, le point de départ du délai de prescription doit être fixé à la date à laquelle le manquement a pris fin, soit le 4 juillet 2013, date de l'arrêt de travail à partir duquel Mme [T] a cessé d'exécuter toute prestation pour le compte de la société SDPP. A tout le moins, le point de départ de son action ne peut être postérieur à l'avis d'inaptitude rendu le 11 mai 2016, date à laquelle elle a eu une pleine connaissance des conséquences du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité.

Mme [T] ayant introduit son action le 13 juin 2018, soit un mois après le terme du délai de prescription fixé au plus tard au 11 mai 2016, son action est irrecevable comme étant prescrite.

Par suite, il convient d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a fait droit à cette demande et alloué à la salariée des dommages et intérêts à hauteur de 10 000 euros.

II - Sur l'origine professionnelle de l'inaptitude

Les règles protectrices applicables aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle s'appliquent dès lors que l'inaptitude du salarié, quel que soit le moment où elle est constatée ou invoquée, a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l'employeur avait connaissance de cette origine professionnelle au moment du licenciement, l'application des dispositions de l'article L. 1226-10 du code du travail n'étant pas subordonnée à la reconnaissance par la caisse primaire d'assurance-maladie du lien de causalité entre l'accident et l'inaptitude.

Par ailleurs, si le juge ne peut substituer son appréciation à celle du médecin du travail quant à l'aptitude du salarié, il lui appartient au contraire d'apprécier si l'inaptitude a, au moins partiellement, une origine professionnelle, peu important la mention portée à cet égard par le médecin du travail.

En l'espèce, aux termes de l'avis rendu le 11 mai 2016, Mme [T] a été déclarée inapte à tous les postes dans l'entreprise en une visite pour danger immédiat. Si un tel constat peut laisser présumer qu'il existe un lien, au moins partiel, entre l'état de santé de la salariée et ses conditions de travail, ce seul élément est en revanche inopérant pour établir un lien de causalité entre l'inaptitude de la salariée et l'existence d'une maladie professionnelle au sens du code de la sécurité sociale, que cette dernière doit alors caractériser pour bénéficier des dispositions spécifiques de l'article L.1226-14 du code du travail.

Bien que la présente juridiction ne soit pas liée par l'appréciation faite par la caisse primaire d'assurance maladie, il convient de relever que cet organisme n'a reconnu ni l'existence d'un accident du travail ni celle d'une maladie professionnelle. Ainsi, il résulte des courriers produits par l'employeur qu'après l'échec d'une première tentative tendant à voir reconnaître l'existence d'un accident du travail, Mme [T] a, le 7 octobre 2014, procédé à une déclaration de maladie professionnelle pour 'état dépressif et anxieux relationnel. Cette démarche n'a pas abouti, le CRRMP ayant opposé un refus à la reconnaissance de l'existence d'une maladie professionnelle. La salariée ne justifie pas avoir engagé un recours contre cette décision.

En outre, il convient de rappeler qu'en application des articles L. 461-1 et suivants du code de la sécurité sociale, est présumée d'origine professionnelle toute maladie désignée dans un tableau de maladies professionnelles et contractée dans les conditions mentionnées à ce tableau. Il n'existe pas de tableaux de maladies professionnelles pour les atteintes à la santé liées aux risques psychosociaux. La prise en charge des affections psychiques relève donc du système complémentaire hors tableaux sous réserve d'un niveau de gravité suffisant caractérisé soit par le décès soit par un taux d'incapacité permanente prévisible d'au moins 25 %.

Or, en l'espèce, Mme [T] ne produit aucun élément permettant d'établir que son état de santé dépressif a engendré à un taux d'incapacité permanente d'au moins 25 %, étant précisé que les critères d'appréciation fixés par l'article L. 434-2 du code de la sécurité sociale sont totalement distincts de ceux de l'article L. 341-4 du même code fixant les règles d'attribution des pensions d'invalidité, de sorte que l'attribution d'une pension d'invalidité 2ème catégorie à la salariée n'est pas un élément pertinent pour évaluer l'incapacité subie par cette dernière.

En conséquence, il convient d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a reconnu l'origine professionnelle de l'inaptitude et condamné la société SDPP à payer à Mme [T] une indemnité compensatrice équivalente à l'indemnité de préavis d'un montant de 9 747, 26 euros, outre les congés payés afférents, ainsi qu'un reliquat d'indemnité spéciale de licenciement de 55 113, 01 euros.

II - Sur le licenciement

II - a) Sur le bien fondé

Mme [T] soutient que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse, l'avis d'inaptitude trouvant sa cause dans un manquement de son employeur à son obligation de sécurité.

Elle fait valoir à ce titre qu'au fil du temps, son poste de chef comptable a pris de l'ampleur, puisqu'elle a dû assurer la comptabilité de tout le groupe auquel appartient désormais la société SDPP ainsi que les missions de responsable des ressources humaines, sans qu'aucune définition claire et précise de ses tâches ne soit arrêtée, ce qui a entraîné un accroissement important de sa charge de travail jusqu'en mars 2012, date à laquelle une réorganisation brutale est intervenue, dégradant considérablement ses conditions de travail, faute de définition des rôles hiérarchiques attribués à chacun dans le nouvel organigramme et par limitation de son périmètre de responsabilité, son adjointe, devenant sa responsable hiérarchique. Elle soutient également que son poste a été vidé de son contenu, ses tâches transférées sans aucune explication et ses moyens professionnels (ordinateur portable, carte GR) lui ont été retirés. Cette situation a généré chez Mme [T] une importante détresse psychologique, entraînant à compter du mois de décembre 2012 des arrêts maladie pour syndrome anxio-dépressif puis l'avis d'inaptitude rendu le 11 mai 2016 par le médecin du travail.

La société SDPP conteste tout manquement et tout lien de causalité entre l'état de santé psychique de Mme [T] et ses conditions de travail. Elle entend démontrer que sa salariée n'a jamais subi de surcharge de travail malgré l'augmentation de ses tâches non contestée, ni aucune modification de son poste dont elle ne s'est, au demeurant, jamais plainte, la restructuration opérée au début de l'année 2012 ayant eu lieu au sein du groupe et non de la société SDPP. En outre, elle affirme que son état de santé psychologique n'est pas lié à la situation qu'elle dénonce mais aux reproches qui lui ont été signalés à compter de cette même date, la nouvelle répartition des tâches ayant permis de mettre au jour de graves erreurs de gestion et de comptabilité, ainsi que des détournements opérés par Mme [T]. L'employeur précise qu'eu égard à l'ancienneté de cette dernière et pour préserver sa dignité, il n'a pas souhaité engager de poursuites disciplinaires.

Il résulte de l'article L.4121-1 du code du travail que l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, lesquelles comprennent des actions de prévention des risques professionnels, des actions d'information et de formation, la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.

Est dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude lorsqu'il est démontré que l'inaptitude est consécutive à un manquement préalable de l'employeur qui l'a provoquée.

En l'espèce, Mme [T] a été engagée en 1991 en tant que chef comptable de la société SDPP. Nonobstant l'absence de contractualisation de l'évolution des missions qui lui étaient confiées, il est constant qu'à partir de l'année 2005, lorsque la société SDPP a rejoint le groupe Cervin composé, en sus, de la société Eurostock située à [Localité 4] comme la société SDPP, de la société MF Production située à [Localité 6], de la société MF Production Saumur située dans le Maine et Loire et de la société BRP située à [Localité 3], Mme [T] s'est vue confier la gestion des ressources humaines de la société SDPP, puis la gestion du service ressources humaines et la comptabilité de la société Eurostock. Par ailleurs, la salariée établit que sans être affectée de manière pérenne à ces services, elle a été amenée, en 2008, à assurer sur plusieurs mois la gestion des ressources humaines de la société MF Productions et qu'elle est également intervenue dans la gestion de la liquidation judiciaire de la société BRP en 2011.

Or, il est incontestable qu'à compter de la réorganisation du groupe et de la société SDPP au premier semestre 2012, Mme [T] a subi une modification de ses attributions. Bien que l'employeur soutienne le contraire, cette situation ressort des deux organigrammes qu'il produit lui-même aux débats.

Ainsi, la société SDPP communique l'organigramme applicable en son sein au mois de février 2012 qui montre que Mme [T] était affectée au poste de chef comptabilité et ressources humaines, sous la responsabilité hiérarchique directe de la direction de la société et avec cinq salariés sous sa propre responsabilité.

Le nouvel organigramme établi après restructuration, au mois d'avril 2012, mentionne Mme [T] comme étant affectée uniquement au pôle comptabilité, le pôle ressources humaines étant confié à Mme [K]. En sus de cette perte de compétences, il ressort de ce document que dans la hiérarchie de l'entreprise, elle a été rétrogradée, puisqu'alors qu'elle était directement subordonnée aux deux directeurs de l'entreprise, il existe désormais un niveau intermédiaire de management confié à Mme [C] [L], nommée au poste de 'chef comptabilité' de l'entreprise. De plus, Mme [T] n'a plus désormais que deux salariées sous sa responsabilité.

Cette réorganisation s'est accompagnée d'un mail très succinct de la direction rédigé comme suit : 'à compter du 5 mars 2012, [U] se consacrera entièrement et uniquement à la comptabilité SDPP/eurostock. Tout le domaine des RH sera pris en charge par [E] [K] qui rentrera de congé maternité le 2 avril. [N] assistera [E] aux RH et ne s'occupera plus de la comptabilité. Pour toutes les questions relatives à ces changements, je serai à votre disposition.' Il n'est ni évoqué ni a fortiori établi la moindre concertation salariale sur la mise en oeuvre de cette nouvelle organisation.

Au demeurant, la société SDPP reconnaît elle-même implicitement que bien que Mme [T], ne se soit jamais plainte de ses conditions de travail avant le début de l'année 2013, cette situation caractérise une rétrogradation, puisqu'elle tente, dans le cadre de la présente instance, de la justifier par les insuffisances professionnelles et les détournements qu'aurait commis la salariée, expliquant qu'elle a préféré, pour préserver sa dignité, ne pas prendre de sanctions.

Or, même à considérer que les incompétences et faits délictueux imputés à Mme [T] soient avérés, ce qui n'est pas le cas, la société SDPP procédant uniquement par affirmations sans produire de pièces justificatives probantes, elle ne pouvait, en tout état de cause, procéder de la sorte et imposer de manière unilatérale, en dehors de tout cadre disciplinaire, à sa salariée, une rétrogradation dans ses fonctions, et ce d'autant que cette situation s'est accompagnée de la perte pour Mme [T] de ses anciens outils de travail, à savoir ordinateur portable, téléphone portable et ainsi que de la suppression de ses primes trimestrielles.

Par ailleurs, la salariée établit que cette rétrogradation, qui a modifié l'intérêt de son poste en lui ôtant une grande partie de ses attributions, s'est accompagnée d'une dégradation de l'ambiance générale de travail, faute de préparation et d'accompagnement des salariés à la réorganisation. Ainsi, Mme [Y], ex salariée, explique que lors d'un premier contrat en 2012, elle avait constaté que Mme [A] travaillait en binôme avec Mme [T] sur la comptabilité et que lors de son second contrat en 2013, la situation avait changé, Mme [A] ne parlant plus à Mme [T], refusait de réaliser les tâches qu'elle lui confiait, prenant ses instructions directement auprès de Mme [L], alors qu'elle n'était pas sa responsable. Elle précise que l'ambiance était très pesante, puisque Mme [A] et Mme [T] occupaient le même bureau. De même, Mme [Z], assistante administrative de l'entreprise explique qu'en 2012-2013, il existait une guerre entre les services RH et comptabilité, de sorte que l'ambiance n'était pas bonne.

Enfin, Mme [T] justifie que cette situation humiliante, effective à compter du mois de mars-avril 2012, l'a atteinte psychologiquement, de manière progressive. C'est ainsi qu'elle a été ponctuellement arrêtée et suivie à partir de décembre 2012 pour des acouphènes et des vertiges 'apparus brusquement mi-octobre 2012 dans un contexte de surmenage professionnel'.

En outre, il ressort du compte rendu du docteur [P], psychiatre, établi le 4 juillet 2013, date de son placement en arrêt maladie, que Mme [T] le consulte pour 'des relations difficiles au travail dans le cadre d'une réorganisation 'qui se vit mal' à partir de mars 2012, date à laquelle elle explique que ses fonctions vont être cantonner sur le site d'[Localité 4], au service compta, le service paie et RH lui étant retiré au profit de sa collaboratrice, dont, en fait, elle va devenir la secrétaire, alors que de surcroît, cette dernière a des compétences moindres que les siennes, l'entreprise est dirigée par le frère et la soeur, elle est proche de la soeur mais reçoit des contre-ordres du frère.'

Le docteur [X], psychiatre au nouvel hôpital de [7], atteste quant à lui, le 17 décembre 2013 qu'il voit la salariée une fois par semaine depuis le 5 septembre 2013 pour 'un état anxio-dépressif majeur consécutif à un stress post traumatique attribué à un harcèlement au travail'.

Il est par ailleurs, établi qu'elle a tenté, en vain d'alerter son employeur, sur cette situation, puisqu'il résulte des pièces produites aux débats que le 17 avril 2013, elle a adressé au directeur de la société SDPP, après relecture du médecin du travail qui lui a conseillé de modifier une formulation pour ne pas 'heurter' son employeur, un courrier intitulé 'lettre de réserve' rédigé comme suit : 'Je voulais vous remercier d'avoir permis et participé à la tenue fin février 2013 d'une réunion de rappel des rôles de chacun des membres de l'équipe comptable, et surtout préciser le mien dans l'ensemble du groupe.

Je me sens bafouée, méprisée et humiliée par des propos blessants et des attitudes irresponsables qui ne respectent en rien les propos que vous avez tenus lors de cet échange.

Nous avons évoqué ce point lors d'un entretien le mercredi 20 mars 2013, toutefois, je souhaite vous affirmer que ces propos m'ont profondément affecté et mis à néant des efforts de plusieurs mois de traitement médical.

Je vous écris pour vous exprimer ma déception en constatant que l'effet bénéfique de votre réunion aura été de si courte durée et je vous demande votre aide pour faire cesser ces agissements. Je reste persuadée que le respect de chacun est une valeur minimum.

Cette semaine, deux incidents sont survenus : j'essaie de faire le maximum pour ne pas y prêter attention, mais quand cela intervient devant deux témoins, cette démarche est extrêmement délicate.'

L'employeur ne justifie pas avoir donné une suite à cette démarche.

Postérieurement à son arrêt de travail du 4 juillet 2013 en lien manifeste et incontestable avec ses conditions de travail dégradées, Mme [T] justifie avoir bénéficié d'un suivi psychologique et psychiatrique de manière quasiment continue jusqu'au mois de mars 2019, ayant été jusqu'à être hospitalisée pendant 20 jours en mai 2014 dans un hôpital psychiatrique à [Localité 5], le psychiatre qui l'a suivi certifiant, le 7 juin 2014 que 'le trouble dépressif présenté par Mme [U] [T] est à imputer directement aux conditions dans lesquelles s'est déroulée son activité professionnelle depuis deux ans. Il n'existe aucune antériorité (absence d'arrêt de travail ou de troubles ni suivi).'

Cette situation a conduit le médecin du travail, le 11 mai 2016, à déclarer Mme [T] inapte à tout poste dans l'entreprise en une seule visite pour danger immédiat.

Au vu de ces éléments, il est établi qu'en procédant à la rétrogradation de Mme [T] en dehors de tout cadre disciplinaire, dans un contexte de réorganisation du groupe auquel appartient la société SDPP, sans mettre en place la moindre mesure d'explication, d'accompagnement et de soutien, et sans prendre en compte l'alerte de la salariée sur la dégradation de ses conditions de travail, l'employeur a commis un manquement grave à son obligation de sécurité qui est à l'origine de son inaptitude.

Son licenciement est donc sans cause réelle et sérieuse, le jugement étant confirmé.

II - b) Sur les conséquences financières

À titre liminaire, il convient de préciser qu'en cause d'appel, Mme [T] ne sollicite plus l'application de l'article L. 1226-15 du code du travail, de sorte que la contestation émise à ce titre par la société SDPP est vaine.

* Sur l'indemnité compensatrice de préavis

Si, conformément à l'application du dernier alinéa de l'article L. 1226-4 du code du travail, le salarié ne peut prétendre au paiement d'une indemnité pour un préavis qu'il est dans l'impossibilité physique d'exécuter en raison d'une inaptitude à son emploi, cette indemnité est due au salarié dont le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse en raison d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité à l'origine de l'inaptitude'.

Aux termes de l'article L.1234-1 du code du travail, le salarié qui justifie chez le même employeur d'une ancienneté de services continus de plus de deux ans a droit à un préavis de deux mois.

Toutefois, c'est à juste titre que la salariée fait valoir que la convention collective applicable prévoit des dispositions plus favorables en ce que l'article 4 de l'avenant n° 3 du 16 juin 1955 relatif aux ingénieurs et cadres fixe un préavis de trois mois, mais également en ce que l'article 11 de l'accord du 10 mai 2011 relatif à l'emploi des personnes handicapés stipule que 'dans l'hypothèse où le licenciement d'un salarié reconnu travailleur handicapé ne peut être évité, la durée du préavis prévue par les différents avenants de la convention collective nationale des industries chimiques est doublée', étant précisé que l'article 1 de cet accord qui définit son champ d'application prévoit expressément que l'accord est applicable aux bénéficiaires de pension d'invalidité.

En conséquence, il convient d'allouer à Mme [T] à ce titre la somme de 4 873,63 euros x 6 = 29 241,78 euros, outre la somme de 2 924,18 euros au titre des congés payés afférents.

* Sur les dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse

Conformément à l'article L.1235-3 du code du travail dans sa version antérieure à l'ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017 applicable au présent litige, au regard de l'ancienneté de Mme [T] (25 ans), de son salaire mensuel moyen non contesté de 4 873,63 euros, et de ce qu'elle justifie qu'ayant été placée, en raison de son état de santé, en invalidité catégorie 2, elle a été contrainte à 62 ans de faire valoir ses droits à la retraite, alors qu'elle aurait pu continuer à travailler encore pendant plusieurs années, c'est par une juste appréciation du préjudice subi que les premiers juges ont condamné la société SDPP à lui payer la somme de 50 000 euros.

Les conditions de l'article L.1235-4 du code du travail étant réunies, il convient de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a ordonné le remboursement par l'employeur fautif aux organismes intéressés des indemnités chômage versées au salarié licencié dans la limite de six mois d'indemnités de chômage, du jour de la rupture au jour de la présente décision.

IV - Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive

Eu égard à la solution du litige, la demande présentée à ce titre par la société SDPP est manifestement infondée, de sorte qu'il convient de confirmer le jugement entrepris sur ce point.

V - Sur les dépens et frais irrépétibles

En qualité de partie succombante, il y a lieu de condamner la société SDPP aux entiers dépens, y compris ceux de première instance, de la débouter de sa demande formulée en application de l'article 700 du code de procédure civile et de la condamner à payer à Mme [T] la somme de 2 000 euros sur ce même fondement pour les frais générés en cause d'appel et non compris dans les dépens.

PAR CES MOTIFS

LA COUR

Statuant publiquement par arrêt contradictoire rendu par mise à disposition au greffe,

Ordonne la révocation de l'ordonnance de clôture intervenue le 23 mars 2023 et fixe la nouvelle clôture de la procédure à l'audience de plaidoiries du 12 avril 2023, avant l'ouverture des débats ;

Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a reconnu l'origine professionnelle de l'inaptitude et condamné la SAS Société Diffusion Produits de Parfumerie à payer à Mme [U] [T] une indemnité compensatrice de préavis d'un montant de 9 747,26 euros, outre les congés payés afférents, un reliquat d'indemnité spéciale de licenciement d'un montant de 55 113,01 euros ainsi que des dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité d'un montant de 10 000 euros ;

Confirme le jugement pour le surplus ;

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés,

Déclare irrecevable l'action en paiement de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité intentée par Mme [U] [T] comme étant prescrite ;

Déboute Mme [U] [T] de sa demande tendant à voir reconnaître l'origine professionnelle de son inaptitude et de ses demandes financières subséquentes ;

Condamne la SAS Société Diffusion Produits de Parfumerie à payer à Mme [U] [T] une indemnité compensatrice de préavis d'un montant de la somme de 29 241,78 euros, outre la somme de 2 924,18 euros au titre des congés payés afférents ;

Y ajoutant,

Condamne la SAS Société Diffusion Produits de Parfumerie aux entiers dépens de première instance et d'appel ;

Déboute la SAS Société Diffusion Produits de Parfumerie de sa demande au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SAS Société Diffusion Produits de Parfumerie à payer à Mme [U] [T] la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en cause d'appel.

La greffière La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rouen
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 21/01614
Date de la décision : 25/05/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-05-25;21.01614 ?
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