N° RG 21/00644 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IV36
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 06 AVRIL 2023
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DU HAVRE du 28 Janvier 2021
APPELANTE :
Madame [V] [N] épouse [H]
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Me Hervé ANDRIEUX, avocat au barreau du HAVRE
INTIMEE :
Fondation FONDATION DE L'ARMEE DU SALUT
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me Vincent MOSQUET de la SELARL LEXAVOUE NORMANDIE, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Lise CORNILLIER, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 03 Février 2023 sans opposition des parties devant Madame ALVARADE, Présidente, magistrat chargé du rapport.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame BIDEAULT, Présidente
Madame ALVARADE, Présidente
Madame POUGET, Conseillère
GREFFIER LORS DES DÉBATS :
Mme DUBUC, Greffière
DÉBATS :
A l'audience publique du 03 Février 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 06 Avril 2023
ARRÊT :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 06 Avril 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
La Fondation de l'Armée du Salut (la fondation) est une fondation qui intervient principalement dans le domaine de l'action sociale et médico-sociale, de la protection de l'enfance et de l'adolescence, du soin, du handicap ou de la dépendance et du secours, et de l'aide alimentaire.
La fondation gère notamment l'établissement du Havre, qui accueille un public très large ( travailleurs pauvres, grands exclus chroniques, femmes battues, jeunes en errance, demandeurs d'asile...).
Elle emploie plus de onze salariés et applique les accords collectifs applicables dans les centres d'hébergement et de réadaptation sociale et dans les services d'accueil, d'orientation et d'insertion pour adultes.
Mme [V] [N] épouse [H] a été embauchée par la fondation en qualité de directrice de l'établissement Le Phare au Havre aux termes d'un contrat de travail à durée indéterminée à temps complet à compter du 14 avril 2014.
Par requête en date du 11 juin 2019, l'Union des Syndicats CGT du Havre, représentant 19 salariés de la fondation, a saisi le conseil de prud'hommes du Havre en sa formation de référé afin d'ordonner la mise à l'écart immédiate de Mme [H] dont elle dénonçait le comportement portant atteinte à la santé et la sécurité des salariés.
Le 19 juin 2019, la fondation a notifié à la salariée sa mise à pied à titre conservatoire et a diligenté une enquête.
Mme [H] a été convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé au 19 juillet 2019 par lettre du 8 juillet précédent puis licenciée pour faute grave par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 24 juillet 2019 motivée comme suit :
'Par courrier en date du 8 juillet 2019, nous vous avons convoquée à un entretien préalable à licenciement éventuel le 19 juillet 2019. Vous ne vous êtes pas présentée à cet entretien.
A titre de rappel, vous avez été embauchée au sein de la Fondation le 14 avril 2014 en qualité de directrice d'établissement. Depuis le mois de mai, nous avons constaté un certain nombre de faits fautifs et de dysfonctionnements graves au sein de l'établissement du Havre que vous dirigez, à savoir:
- Nous avons reçu plusieurs courriers des instances représentatives du personnel, des délégués syndicaux centraux ainsi que de l'inspection du travail. Dans tous ces courriers, nos interlocuteurs nous font part de dysfonctionnements préoccupants notamment des risques psychosociaux au sein de l'établissement du Havre. Certains salariés ont même décidé de saisir la juridiction prud'homale en référé mobilisant 1/5ème des salariés mais aussi d'anciens salariés pour mettre fin 'aux atteintes à la santé et à la sécurité' au sein de la structure du Havre.
Il ressort des différents témoignages des salariés que vous avez instaurée un climat social anxiogène et délétère créant de la souffrance au travail (qualifié par certains salariés de 'climat de terreur').
Des témoignages, lettres de salariés évoquent des 'punitions, cris et hurlements', 'propos vexatoires et humiliants', 'pleurs, cris, arrêts pour dépression, peur de parler et de devenir la cible de la direction', 'climat nauséabond'. Plusieurs personnes se plaignent de 'changements soudains de fonctions', 'mises au placard ou retraits de postes pour désaccords'.
Suite à ces différentes alertes, nous avons été contraints de mener des enquêtes et mettre en place des audits (risques psychosociaux, social de conformité...) En urgence du fait de l'extrême conflictualité et du malaise qui régnait au sein de l'établissement.
Les enquêtes et audits ainsi que les procédures en justice générés par ces dysfonctionnements ( aux prud'hommes, au civil voire au pénal) vont entraîner des coûts financiers importants pour la Fondation et l'Etablissement. Et, le traitement subi par les salariés est inacceptable au regard des standards et valeurs de la Fondation.
- Nous avons également eu connaissance du fait que vous avez embauché plusieurs salariés sans diplôme et les avez promus à des niveaux de responsabilité élevés. Vous accordez des avantages extra-conventionnels et légaux à certains salariés nonobstant les règles internes (majoration indiciaire, changement d'échelons rapides...), rompant l'égalité de droits entre salariés.
Vous avez notamment nommé Madame [Y] [K], auparavant responsable de la qualité de vie au travail (QVT), cheffe de service QVT en janvier 2019, en méconnaissant la procédure nationale GRH 02 ( procédure relative à la délégation en matière de recrutement et de promotion du personnel du 20 mars 2018) selon laquelle la promotion de salariés cadres et non cadres ne peut se faire sans une autorisation préalable écrite du directeur de programmes qui aura lui-même consulté la direction financière au préalable.
En outre, vous n'avez pas informé et consulté les élus du comité d'établissement sur le nouvel organigramme. Cette absence de transparence a généré beaucoup d'interrogations de la part des salariés.
Là encore, nous vous rappelons qu'il vous appartient, en qualité de directrice d'établissement, de respecter les termes de votre délégation de pouvoirs et de responsabilités notamment concernant les relations sociales: 'Le Directeur général de la Fondation de l'Armée du Salut délègue à Madame [H] [V] la responsabilité de veiller au libre exercice du droit syndical, ainsi qu'à la mise en place et au bon fonctionnement des organes de représentation du personnel dont il lui appartiendra d'assurer la bonne tenue des réunions et de ne pas entraver l'action de quelque manière que ce soit. Madame [H] [V] devra notamment:
- [...]
- Informer et/ou consulter les organes de représentation du personnel, conformément aux prescriptions légales en vigueur
- [...]'
Par votre comportement, vous avez enfreint à de multiples reprises votre délégation de pouvoirs et de responsabilités qui précise notamment que 'Le directeur général de la Fondation de l'Armée du Salut délègue à Madame [H] [V] la responsabilité de s'assurer de la gestion du personnel de son établissement dans le respect de la politique générale de la Fondation et des procédures internes, ainsi que des prescriptions légales, réglementaires et conventionnelles.(...) Madame [H] déclare être informée de ce que les fonction qu'elle exerce, entraînent une responsabilité personnelle ayant des conséquences de tous ordres et notamment pénales. Elle rend compte de son action à sa hiérarchie et s'oblige à exercer les pouvoirs qui lui sont confiés au mieux des intérêts de la Fondation de l'Armée du Salut à l'égard de laquelle elle est tenue à une obligation de loyauté.'
- Par ailleurs, vous avez demandé à une salariée de votre structure de falsifier les chiffres en modifiant les statistiques d'activité et les taux de remplissage de certains dispositifs de votre établissement. Ces chiffres étaient notamment destinés au rapport d'activité élaboré à l'intention du siège et des financeurs de la FADS( voire notamment mail de votre assistante, Mme L. En date du 22/05/2018 et documents de préparation du rapport d'activité 2018 partie pôle urgence avec chiffres d'origine et rectifiés), ordre qui a conduit la salariée à effectuer ces modifications pendant de longs mois et vous a conduit à transmettre des chiffres erronés.
Cette manoeuvre porte gravement atteinte à la loyauté que nous attendons d'une directrice, remet en cause la confiance que nous vous avions accordée et a eu pour conséquence de mettre en difficulté la salariée en question. Ce comportement pourrait avoir des conséquences néfastes sur les financements et les dispositifs eux-mêmes.
- Vous avez mis en place une distribution fréquente de dons en nature provenant de la grande distribution auprès des salariés (notamment vêtements, jouets...) alors que les dons sont destinés aux personnes accompagnées.
En outre, parce que vous n'aviez pas les moyens humains et logistiques que requiert une telle distribution, vous avez délégué à des salariés le recueil, le transport et la réception de ces dons sur l'établissement du 'Phare'. Certains salariés ont été mis à contribution, parfois plus d'un an d'affilée tous les samedis en dehors de leur temps de travail.
Nous vous rappelons qu'en application des dispositions légales, des accords de branche et CHRS que vous êtes tenue de faire appliquer, que les salariés doivent bénéficier de deux jours consécutifs de repos par semaine. En faisant travailler les salariés 6 jours - parfois consécutifs- par semaine sans leur permettre de récupérer, vous les exposer à un risque pour leur santé et leur sécurité (risque d'accident lié à la fatigue, de problèmes de santé...), et vous exposez la Fondation à un risque contentieux. En effet, les salariés concernés pourraient demander le paiement de leurs heures supplémentaires ou complémentaires, voire poursuivre la Fondation pour faute inexcusable en cas de dommage.
Vous avez aussi exposé les salariés à un risque sanitaire important en leur faisant don de produits surgelés transportés par camion non frigorifique, dans des glacières de consommation courante.
Nous vous rappelons qu'en application des dispositions de votre délégation de pouvoirs et de responsabilités signée le 7 avril 2015, vous devez notamment veiller au respect de la réglementation en matière d'hygiène, de santé et de sécurité.
A ce sujet, votre délégation précise: 'Le directeur général de la Fondation de l'Armée du Salut délègue à Madame [H] [V] la responsabilité d'assurer le respect de la réglementation en matière d'hygiène, de santé et de sécurité dans tous ses aspects, sauf en ce qui concerne la structure des bâtiments de la Fondation. De manière générale, il appartient à Madame [H] [V] d'appliquer et de faire appliquer, au besoin avec l'assistance d'experts, toute mesure de protection et de salubrité afin de prévenir et d'éviter tous dommages, maladies ou accidents susceptibles de survenir aux personnels placés sous son autorité, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'établissement, qu'il s'agisse de personnel, médecins, maladies, patients, résidents, visiteurs, membres de la congrégation, etc...'
par ailleurs, vous n'avez pas respecté la procédure interne de gestion des reçus fiscaux (notamment celle du 3/03/2017). En effet, cette procédure prévoit pour les dons en nature une centralisation de l'édition des reçus fiscaux au niveau du siège, après accord du directeur financier. Cette validation a pour objet de contrôler le bien fondé de cette demande ainsi que la valorisation du don.
En aucun cas vous ne pouviez, d'une manière ou d'une autre, signer directement ou par l'intermédiaire de l'un de vos collaborateurs un reçu fiscal présenté par le donateur. Cette procédure a pour principal objectif de sécuriser le processus d'émission des reçus fiscaux, qui en cas de défaillance, pourrait fait perdre à la Fondation sa reconnaissance d'utilité publique.
Ces dysfonctionnements nous ont conduit à solliciter notre commissaire aux comptes qui a dû se rendre dans l'établissement pour y mener un audit.
- Nous nous sommes également rendu compte que vous avez distribué des cartes Auchan entre autres aux salariés et détourné de leur usage des fonds du CAO et du LHSS.
En effet, en décembre 2018, vous avez acheté pour 17 550€ de cartes cadeaux pour abonder la valeur des cartes-cadeaux distribuées par le CE aux salariés lors de fêtes de Noël 2018. Ces cartes ont été payées pour partie sur les budgets du Centre d'accueil et d'orientation (ligne budgétaire inexistante pour ce type de dépenses, mais réservée uniquement à 'l'alimentation des résidents du CAO') et pour partie sur le budget du service LHSS -Lits Halte Soins Santé ( pour 11 250€). Or ce service a recours à un prestataire' API' pour l'alimentation des résidents et n'utilise donc pas de cartes-cadeaux. Cette somme présentée comme généreusement donnée par la direction vient donc directement des budgets des financeurs de l'établissement pour un objet contraire à leur destination, à savoir les bénéficiaires.
Cela est particulièrement grave et pourrait avoir des conséquences néfastes sur le financement de ces dispositifs mais aussi de l'établissement. En outre, nous risquons un redressement URSSAF car pour certaines, les montants versés aux salariés dépassent largement les seuils d'exonération (166€ en 2018) et n'ont pas été soumis aux cotisations de sécurité sociale comme l'imposent les dispositions légales et réglementaires en vigueur.
Par votre comportement, vous avez gravement porté atteinte à l'image et la réputation de la Fondation de l'Armée du Salut, que ce soit en interne (auprès des salariés...), qu'en externe auprès de nos donateurs, partenaires et financeurs.
Compte tenu de la gravité de votre comportement et des nombreux dysfonctionnements constatés, votre maintien au sein de la Fondation s'avère impossible. Votre contrat de travail prend fin à la date d'envoi de la présente lettre, soit le 24 juillet 2019, sans indemnité de préavis ni de licenciement. Afin d'assurer la continuité du service, nous vous invitons à nous remettre l'intégralité du matériel professionnel mis à votre disposition à savoir les ordinateurs et téléphones portables, les clés du site ainsi que le véhicule de service (Tiguan immatriculé [Immatriculation 5]) et sa carte grise. (...)'
Contestant la légitimité de son licenciement et estimant ne pas avoir été remplie de ses droits au titre de la rupture de son contrat de travail, Mme [H] a saisi le 19 septembre 2019 le conseil de prud'hommes du Havre.
Par jugement du 28 janvier 2021, le conseil de prud'hommes du Havre a :
- débouté Mme [H] de sa demande de sursis à statuer,
- dit et jugé que le licenciement pour faute grave de la salariée repose sur des motifs réels et sérieux,
- débouté la salariée de l'intégralité de ses demandes,
- débouté l'employeur de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné Mme [H] aux entiers dépens.
Mme [H] a interjeté appel le 15 février 2021 de cette décision
La Fondation a constitué avocat par voie électronique le 3 mars 2021.
Par dernières conclusions enregistrées au greffe et notifiées par voie électronique le 21 décembre 2022, la salariée appelante sollicite l'infirmation du jugement entrepris et demande à la cour de :
- rejeter les demandes de la Fondation de l'Armée du Salut,
- constater que les griefs mentionnés dans la lettre de licenciement ne sont absolument pas fondés, prouvés et établis voire prescrits,
- dire que son licenciement ne repose sur aucune cause réelle et sérieuse et est donc abusif,
- condamner la fondation à lui verser les sommes suivantes :
50 664 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement abusif,
25 332 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement vexatoire,
50 664 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis outre 5 066,40 euros au titre des congés payés afférents,
10 555 euros au titre du paiement de la mise à pied conservatoire outre 1 055 euros au titre des congés payés afférents,
42 220 euros au titre de l'indemnité de licenciement,
- ordonner la remise sous astreinte de 50 euros par document et par jour de retard de l'attestation Pôle Emploi, du certificat de travail, du reçu pour solde de tout compte et du dernier bulletin de salaire modifié,
- condamner la fondation à rembourser tout ou partie des allocations chômage versées en application de l'article L 1235-4 du code du travail,
- condamner la fondation à lui verser la somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile pour la première instance et la somme de 6 000 euros pour la procédure d'appel,
- condamner la fondation aux entiers dépens.
Par dernières conclusions enregistrées au greffe et notifiées par voie électronique le 12 janvier 2023 la fondation intimée, réfutant les moyens et l'argumentation de la partie appelante, sollicite pour sa part la confirmation de la décision déférée en toutes ses dispositions et la condamnation de l'appelante au paiement d'une indemnité de procédure (2 500 euros) ainsi qu'aux dépens.
L'ordonnance de clôture en date du 12 janvier 2023 a renvoyé l'affaire pour être plaidée à l'audience du 3 février 2023.
Il est expressément renvoyé pour l'exposé détaillé des prétentions et moyens présentés en cause d'appel aux écritures des parties.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1/ Sur le licenciement
Au soutien de la contestation de la légitimité de son licenciement, la salariée invoque la prescription d'une partie des faits et conteste la matérialité des autres griefs.
Elle constate que si l'employeur établit avoir déposé plainte à son encontre, il ne justifie pas de l'état d'avancement de la procédure, aucune audition n'ayant à ce jour été organisée.
L'employeur soutient que la matérialité et l'imputabilité des griefs sont établies
Sur ce ;
Pour satisfaire à l'exigence de motivation posée par l'article L.1232-6 du code du travail, la lettre de licenciement doit comporter l'énoncé de faits précis et contrôlables.
La lettre de licenciement, précisée le cas échéant par l'employeur, qui fixe les limites du litige, lie les parties et le juge qui ne peut examiner d'autres griefs que ceux qu'elle énonce.
La faute grave s'entend d'une faute d'une particulière gravité ayant pour conséquence d'interdire le maintien du salarié dans l'entreprise.
La preuve des faits constitutifs de faute grave incombe à l'employeur et à lui seul et il appartient au juge du contrat de travail d'apprécier au vu des éléments de preuve figurant au dossier si les faits invoqués dans la lettre de licenciement sont établis, imputables au salarié, et s'ils ont revêtu un caractère de gravité suffisant pour justifier l'éviction immédiate du salarié de l'entreprise.
1.1 Sur le moyen tiré de la prescription
Aux termes de l'article L. 1332-4 du code du travail, aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l'engagement de poursuites disciplinaires au-delà d'un délai de deux mois à compter du jour où l'employeur en a eu connaissance, à moins que ce fait ait donné lieu dans le même délai à l'exercice de poursuites pénales.
Dès lors que les faits sanctionnés ont été commis plus de deux mois avant l'engagement des poursuites disciplinaires, il appartient à l'employeur d'apporter la preuve qu'il n'a eu une connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l'ampleur des faits fautifs que dans les deux mois ayant précédé l'engagement de ces poursuites.
La remise d'un rapport d'enquête, effectué par un service interne à l'entreprise ou par son conseil, peut constituer le point de départ du délai de deux mois dès lors que celui-ci permet à l'employeur de prendre connaissance des faits reprochés, de révéler l'ampleur et la gravité de faits déjà connus ou encore de vérifier les griefs reprochés au salarié.
La prise en compte d'un fait antérieur à deux mois peut cependant intervenir pour fonder la lettre de licenciement si le comportement du salarié s'est poursuivi ou a été réitéré dans ce délai.
Il ressort des éléments produits qu'à partir du mois de mai 2019, la fondation a reçu des alertes relatives au comportement de Mme [H] qui serait l'origine de la dégradation des conditions de travail et du climat social au sein de l'établissement Le Phare qu'elle dirigeait.
Ainsi, le 14 mai 2019, un courrier adressé par la CGT dénonce l'existence de faits graves.
Par courrier du 23 mai 2019, le syndicat CFTC alerte le président de l'association sur la situation de l'établissement du Havre.
Le 7 juin 2019, une salariée se plaint de ce que Mme [H] 'lui met la pression' notamment par le biais de convocation à un entretien préalable, de changements de fonctions.
Le 11 juin 2019, au cours d'une réunion, les salariés évoquent l'existence d'inégalités de traitement et remettent en cause le comportement de la direction.
Par requête en date du 17 juin 2019, le syndicat CGT saisit le conseil de prud'hommes du Havre en référé afin d'obtenir une enquête et la mise à l'écart immédiate de Mme [H].
L'employeur justifie avoir effectué une enquête interne, avoir sollicité en juin 2019 un audit sur les risques psychosociaux confié au cabinet Karism Conseil et avoir déposé plainte à l'encontre de Mme [H] le 29 novembre 2019 suite à la découverte de certains faits.
Si la salariée évoque l'existence d'un mail de mai 2018 relatif à la modification des statistiques, il résulte de la lecture de ce mail interne à l'établissement du Havre qu'il lui était uniquement adressé et non à la direction de la fondation.
Il résulte des éléments produits que l'employeur a découvert les faits reprochés à la salariée dans le cadre de ces alertes et enquêtes diligentées.
Il n'est pas établi que l'employeur ait eu connaissance avant cette date des faits reprochés à Mme [H], cette dernière, en sa qualité de directrice de l'établissement, disposant d'une grande autonomie.
En engageant la procédure de licenciement le 8 juillet 2019, l'employeur a agi dans le délai de deux mois à compter du jour où il a eu connaissance des faits. Le moyen tiré de la prescription des faits doit en conséquence être rejeté.
1.2 Sur le bien fondé des griefs
Il ressort de la lecture de la lettre de licenciement reproduite ci-dessus que l'employeur reproche à la salariée cinq griefs.
Sur l'installation d'un climat social anxiogène et délétère créant de la souffrance au travail au sein de l'établissement
L'employeur verse aux débats de nombreux témoignages de salariés faisant état de traitements vexatoires et humiliants de la part de la directrice à leur encontre.
Ainsi, Mme [T], éducatrice spécialisée relate avoir constaté depuis son arrivée en février 2018 des collègues en souffrance, parfois en pleurs, des changements de service très fréquents, le fait que lors des assemblées générales la directrice s'adressait aux salariés de manière agressive et utilisait un vocabulaire inaproprié.
M. [E], agent d'accueil, atteste de ce que le lundi 25 février, la directrice l'a insulté en lui disant 'vous êtes un incapable, un propre à rien, bouges ton cul...' ce qui a conduit à son placement en arrêt maladie. Il indique qu'un résident lui avait donné un véhicule, que la directrice lui a arraché les papiers des mains et qu'elle a bloqué le véhicule sur le parking en lui retirant ses 4 roues.
Il ressort des témoignages concordants des salariés que Mme [H] ne s'appliquait pas à elle-même les restrictions imposées au personnel. Ainsi, elle n'hésitait pas à fumer dans son bureau, dans un couloir non fumeur.
Les témoins exposent qu'elle avait mis en place un système de punitions infantilisants et vexatoires.
Ainsi, elle pouvait imposer aux salariés d'effectuer des devoirs écrits lorsqu'elle estimait qu'une règle était enfreinte.
Mme [L] communique ainsi la copie d'un 'devoir sur table sur l'éthique' imposé à une salariée pendant 2 heures.
Mme [J] explique avoir été régulièrement 'punie' lorsqu'elle ne répondait pas aux attentes de la directrice, avoir ainsi été contrainte de ne pas monter au couloir RH pendant dix jours, d'avoir été privée de son travail de référente convivialité pendant dix jours.
Mme [G] expose avoir été convoquée à quatre reprises en entretien disciplinaire sur une période de 2 années, aucun de ces entretiens n'ayant été suivi de sanctions. Elle indique avoir été sanctionnée par le retrait du véhicule de fonction et la remise d'une carte de 10 trajets de bus pour exercer ses missions de visites à domicile. Elle relate des propos déplacés tenus par la directrice à son égard ('il va falloir vous reprendre', 'il est inadmissible de venir pigner'), des changements réguliers de service.
Mme [C] indique avoir été convoquée à de nombreuses reprises par la directrice qui souhaitait écarter de l'équipe un salarié, avoir été sommée de dénoncer son collègue sous menace d'un chantage au licenciement.
Les salariés attestent de l'existence de changements de fonctions subis et soudains, parfois à titre de sanctions. Ainsi, Mme [J], au sein du courrier d'alerte adressé à la direction indique avoir été 'punie' par la directrice suite à l'expression d'un désaccord, Mme [H] ayant précisé à son sujet à son chef de service ' celle-là tu me la recolles au ménage' alors qu'elle occupait un pose de référente convivialité.
Il résulte des pièces et éléments du dossier que des avenants n'étaient pas systématiquements signés par les salariés lors des changements de fonctions. Quand des avenants étaient soumis à la signature des salariés, ils ne pouvaient être refusés ou même discutés.
Ainsi, Mme [R], monitrice d'atelier, précise qu'elle signait les avenants à contrecoeur en raison de la crainte que lui inspirait la directrice.
Il ressort de la vingtaine de témoignages produits aux débats par l'employeur l'existence de traitements humiliants des salariés par la directrice, le changement régulier de missions imposé aux salariés en désaccord, l'existence d'un stress et d'une souffrance au travail parmi les salariés avec pour conséquence de nombreux arrêts de travail.
Ces témoignages sont corroborés par la pétition signée par les salariés le 20 mars 2019 dénonçant leurs conditions de travail et le comportement de la directrice à leur égard ainsi que par le rappor d'étape de l'audit réalisé à la demande de l'employeur.
En effet, bien que l'employeur ne verse pas aux débats le rapport final de l'audit diligenté, il ressort du rapport d'étape l'existence de pratiques managériales de l'ancienne directrice irrespectueuses et inappropriées, le constat de nombreux salariés en souffrance et en colère, un turn over élevé et de nombreux départs subis, des conflits interpersonnels et un climat social dégradé, un défaut d'équité et de qualité dans les recrutements et les promotions.
Si Mme [H] conteste la matérialité du grief, elle ne verse aux débats aucune pièce tendant à contredire les éléments produits par l'employeur.
Le fait que les salariés n'aient pas déposé plainte à son encontre ou que la plainte pénale déposée par son employeur n'ait pas abouti à ce jour est sans conséquence sur la matérialité des faits établie par l'employeur.
Au vu des pièces produites, il y a lieu de juger ce grief matériellement établi et directement imputable à la salariée à raison des fonctions exercées.
Sur la falsification de chiffres reproduits dans le rapport d'activité de l'établissement
L'employeur reproche à la salariée d'avoir manqué à son obligation de loyauté en demandant à une subordonnée de falsifier les chiffres afférents à certains dispositifs de l'établissement.
L'employeur verse aux débats le mail de la secrétaire Mme [S] adressé à Mme [H] le 22 mai 2018 qui lui indique 'j'ai modifié les statistiques d'avril 2018 (..) en espérant que cela répondra à vos attentes'.
La fondation soutient ainsi, sans être utilement contredite par la salariée qu'alors que les statistiques réelles font état de 17 889 accueils, la version finale du rapport transmis à la direction mentionne 35 250 accueils.
Ce grief est établi et imputable à la salariée.
Sur le détournement de leur usage des fonds du LHSS et du CAO et la disparition de cartes cadeaux
L'employeur, après avoir rappelé les règles relatives au financement de la fondation, établit que lors des investigations menées, l'analyse d'un extrait de compte de l'établissement concernant des dépenses 2018 a révélé plusieurs anomalies.
Ainsi, il a été procédé à l'acquisition de cartes Auchan pour la somme de 11 250 euros sur le compte affecté au dispositif LHSS et pour la somme de 6 300 euros sur le compte affecté au dispositif CAO.
Il n'est pas spécifiquement contesté par la salariée que les fonds prélevés sur le dispositif LHSS ne peuvent servir à l'acquisition de cartes cadeaux dès lors qu'un service de restauration est proposé sur place aux personnes accueillies dans le cadre de ce dispositif.
L'employeur verse aux débats un procès-verbal de constat d'huissier effectué le 21 novembre 2019 attestant de l'achat de 3 596 cartes cadeaux entre octobre 2017 et juillet 2019, de la distribution de 1 029 cartes entre octobre 2017 et juin 2019, de la découverte de 1 573 cartes cadeaux dans le coffre fort de la direction de l'établissement suite au licenciement de la salariée.
L'employeur produit également des tableaux attestant de la remise des cartes cadeaux, des noms de bénéficiaires.
Si la pratique consistant à distribuer ponctuellement des cartes cadeaux aux résidents ne bénéficiant pas d'une aide sociale allouée par l'Etat était admise, l'employeur expose que compte tenu du nombre de bénéficiaires potentiels entre octobre 2017 et juillet 2019 (80) il est habituellement procédé à l'achat de 200 à 400 cartes, environ deux fois dans l'année.
Sur la même période, l'employeur justifie qu'il a été acquis plus de 3 500 cartes pour une valeur totale de 122 500 euros, ce qui apparaît particulièrement excessif.
A l'issue des investigations, l'employeur soutient que 994 cartes n'ont pas été retrouvées, que leur attribution n'est pas justifiée et qu'en conséquence, il lui appartient de rembourser à la DDCS la somme de 34 790 euros correspondant au coût financier des 994 cartes disparues.
Si la salariée observe que le coffre fort a été ouvert préalablement au constat d'huissier, postérieurement à son départ et que la disparition des cartes cadeaux ne peut lui être imputée, il y a lieu de constater qu'elle n'explique pas les raisons pour lesquelles d'une part elle a indument imputé sur les comptes affectés aux dispositifs LHSS et CAO des achats de cartes cadeaux et d'autre part acquis un nombre de cartes cadeaux disproportionné au regard du nombre de potentiels bénéficiaires.
Au vu des éléments produits, il y a lieu de juger matériellement établi et imputable à la salariée ce grief.
Au vu de la gravité des faits commis par la salariée, de son niveau de responsabilité au sein de la fondation, des conséquences de ses actes tant à l'égard des salariés qu'à l'égard des financeurs de la fondation et des résidents accueillis, il y a lieu de juger que son maintien au sein de l'établissement s'avérait impossible.
En conséquence, sans qu'il y ait lieu de s'attacher aux autres griefs invoqués dans la lettre de notification de la rupture, par confirmation du jugement entrepris, il y a lieu de juger le licenciement de Mme [H] justifié par une faute grave.
La salariée doit par conséquent être déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour licenciement illégitime ainsi que de ses prétentions relatives aux indemnités de rupture (indemnité compensatrice de préavis et indemnité de licenciement) ainsi qu'à sa demande de rappel de salaire au titre de la mise à pied conservatoire.
2/ Sur la demande de dommages et intérêts pour licenciement vexatoire
Le salarié peut réclamer la réparation d'un préjudice particulier lié au caractère abusif et vexatoire de la procédure.
Il lui appartient d'établir à cet égard un comportement fautif de l'employeur.
Mme [H] soutient avoir été 'traînée dans la boue', 'jetée à la vindicte populaire' par son employeur.
Il a été précédemment jugé que le licenciement prononcé était justifié par une faute grave.
Il ne résulte pas des pièces versées aux débats des éléments établissant des circonstances particulières de mise en oeuvre de la procédure de licenciement de manière brutale ou vexatoire.
La demande d'indemnité présentée à ce titre ne peut par conséquent être accueillie.
Le jugement déféré est confirmé de ce chef.
3/ Sur les frais irrépétibles et les dépens
Il serait inéquitable de laisser à la charge de l'employeur les frais non compris dans les dépens qu'il a pu exposer.
Il convient en l'espèce de condamner la salariée, appelante succombante dans la présente instance, à lui verser la somme de 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour la procédure d'appel.
Il n'apparaît pas inéquitable de laisser à la charge de la salariée les frais irrépétibles exposés par elle.
Il y a également lieu de condamner la salariée appelante aux dépens d'appel et de confirmer sa condamnation aux dépens de première instance.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Statuant contradictoirement, en dernier ressort ;
Confirme en toutes ses dispositions le jugement du conseil de prud'hommes du Havre du 28 janvier 2021 ;
Y ajoutant :
Condamne Mme [V] [N] épouse [H] à verser à la Fondation de l'Armée du Salut la somme de 800 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile pour la procédure d'appel ;
Rejette toute autre demande ;
Condamne Mme [V] [N] épouse [H] aux entiers dépens d'appel.
La greffière La présidente