N° RG 20/01887 - N° Portalis DBV2-V-B7E-IPRP
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 24 MARS 2023
DÉCISION DÉFÉRÉE :
18/00297
Jugement du POLE SOCIAL DU TJ D'EVREUX du 12 Mars 2020
APPELANTE :
S.A.S. [6]
[Adresse 8]
[Localité 4]
représentée par Me Vincent MOSQUET de la SELARL LEXAVOUE NORMANDIE, avocat au barreau de ROUEN substitué par Me Laurent MASCARAS, avocat au barreau de TOULOUSE
INTIMEES :
Madame [O] [X]
[Adresse 5]
[Localité 3]
représentée par Me Hélène SEGURA, avocat au barreau de l'EURE
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'EURE
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Me François LEGENDRE, avocat au barreau de ROUEN
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 25 Janvier 2023 sans opposition des parties devant Madame ROGER-MINNE, Conseillère, magistrat chargé d'instruire l'affaire.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame BIDEAULT, Présidente
Madame ROGER-MINNE, Conseillère
Madame POUGET, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
M. CABRELLI, Greffier
DEBATS :
A l'audience publique du 25 Janvier 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 24 Mars 2023
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 24 Mars 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par M. CABRELLI, Greffier.
* * *
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Mme [O] [X], salariée de la société SAS [6] (la société) depuis le 11 juillet 1975, a établi une déclaration de maladie professionnelle. Le certificat médical initial du 8 août 2014 faisait état d'un 'syndrome dépressif réactionnel dû aux conditions de travail (harcèlement moral) depuis plusieurs années'.
Le 6 octobre 2015, la caisse primaire d'assurance maladie de l'Eure (la caisse) a pris en charge la pathologie au titre de la législation sur les risques professionnels, après avis favorable du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), la maladie déclarée étant hors tableau.
Mme [X] a bénéficié d'une prolongation d'arrêt maladie le 14 décembre 2015, faisant état 'd'anxiété, de phobies sociales et de phobies de situations' que la caisse a pris en charge comme étant une nouvelle lésion de la pathologie du 8 août 2014.
Le 13 décembre 2016, la caisse a attribué à l'assurée un taux d'incapacité permanente partielle de 20%, lui octroyant le bénéficie d'une rente à compter du 27 septembre 2016.
Mme [X] a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale d'Evreux d'une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. L'affaire a été transférée au pôle social du tribunal de grande instance d'Évreux, par application de la loi du 18 novembre 2016, lequel est devenu tribunal judiciaire.
Par jugement du 12 mars 2020, le tribunal a :
- rejeté la demande de jonction,
- dit que la maladie professionnelle déclarée le 8 août 2014 résultait de la faute inexcusable de la société,
- dit que la rente versée à Mme [X] devait être majorée à son maximum et qu'elle serait versée directement par la caisse,
- dit que la caisse devrait verser à Mme [X] la somme de 2 000 euros à titre de provision à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices,
- avant dire droit sur les préjudices, ordonné une expertise judiciaire confiée au Dr [E],
- rappelé que les frais d'expertise étaient avancés par la caisse,
- condamné la société aux dépens de l'instance nés après le 1er janvier 2019,
- condamné la société à payer à M. [X], la somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- réservé les autres demandes.
Le 22 juin 2020, la société a interjeté appel de la décision qui lui avait été notifiée le 8 juin.
Par jugement du tribunal judiciaire d'Evreux du 26 août 2021, la décision de la caisse du 6 octobre 2015, prenant en charge la pathologie déclarée par Mme [X], a été déclarée inopposable à la société, après avis d'un second CRRMP désigné par le tribunal.
EXPOSÉ DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par conclusions remises le 23 janvier 2023, soutenues oralement à l'audience, la société demande à la cour de :
- infirmer le jugement du tribunal judiciaire du 12 mars 2020 en ce qu'il a retenu l'existence d'une faute inexcusable, dit que la caisse devrait verser à Mme [X] la somme de 2 000 euros à titre de provision à valoir sur le préjudice, ordonné une expertise judiciaire et l'a déboutée de sa demande d'enquête au visa de l'article 204 du code de procédure civile,
- débouter Mme [X] de sa demande de reconnaissance d'une faute inexcusable à son encontre,
- déclarer irrecevable l'attestation de Mme [V], responsable informatique, du 20 novembre 2022 produite en pièce intimée n°38,
- débouter Mme [X] de l'ensemble de ses demandes,
- la condamner aux entiers dépens de la présente instance,
- à titre subsidiaire, juger, si la faute inexcusable était retenue, que la caisse ne dispose pas d'action récursoire à son encontre en présence d'une inopposabilité à son égard de la maladie professionnelle.
Par conclusions remises le 6 janvier 2023, soutenues oralement à l'audience, Mme [X] demande à la cour de :
- rejeter l'appel de la société et la débouter de toutes ses demandes en principal et en subsidiaire,
- confirmer le jugement,
- déclarer le jugement commun à la caisse,
- condamner la société à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel.
Par conclusions remises le 20 janvier 2023, soutenues oralement à l'audience, la caisse demande à la cour de :
- lui donner acte de ce qu'elle s'en remet à justice quant à la faute inexcusable de l'employeur dans la réalisation de la maladie professionnelle du 8 août 2014 ainsi que pour la fixation de la majoration de la rente et des préjudices complémentaires qui pourraient en découler, sous réserve de l'application des coefficients de revalorisation et des arrérages de la majoration versés jusqu'à la date de la décision,
- lui accorder le droit de discuter, le cas échéant, le quantum correspondant à la réparation de ces préjudices,
- lui donner acte de ce qu'elle s'en remet à justice quant à la demande d'expertise compte tenu des remarques développées,
- en cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur :
constater que la société ne peut invoquer l'inopposabilité des conséquences financières de la faute inexcusable et la débouter de sa demande,
condamner la société à lui rembourser les sommes qu'elle aura avancées au titre de la faute inexcusable, à savoir le capital de la majoration de rente, le montant des préjudices personnels et les frais d'expertises.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour l'exposé détaillé de leurs moyens.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1. Sur la demande d'irrecevabilité de la pièce n°38
La société considère que l'attestation de Mme [V] n'est pas conforme aux dispositions de l'article 202 du code de procédure civile.
Sur ce :
Il appartient au juge du fond d'apprécier souverainement si l'attestation non conforme à l'article 202 présente des garanties suffisantes pour emporter sa conviction. Le non respect de ces dispositions n'a pas pour conséquence l'irrecevabilité de la pièce.
Le fait qu'elle ne soit pas manuscrite et ne précise pas qu'elle est établie en vue de sa production en justice et que son auteur a connaissance qu'une fausse attestation de sa part l'expose à des sanctions pénales est en l'espèce indifférent. L'attestation est en effet accompagnée de la copie de la carte d'identité de son auteur, précise ses fonctions au sein de la société, leur période d'exercice et le lien avec Mme [X], de sorte qu'elle permet à l'employeur d'en critiquer le contenu et à la cour de s'assurer de son authenticité.
La demande d'irrecevabilité est dès lors rejetée.
2. Sur le caractère professionnel de la maladie
La société fait valoir qu'en présence des deux avis opposés des CRRMP le juge doit rechercher au vu des éléments du dossier si l'affection invoquée par la salariée a été directement causée par son travail habituel ; que les médecins qui ont mentionné une souffrance au travail et des troubles dépressifs se sont fondés sur les seules déclarations de Mme [X] et son ressenti, sans avoir constaté par eux-mêmes un lien avec les conditions de travail ; qu'aucune enquête n'a été diligentée dans l'entreprise pour vérifier la réalité des allégations de la salariée dont l'environnement de travail était harmonieux, dont la qualification professionnelle et le salaire n'ont pas été affectés par la réorganisation qui est intervenue en 2011, dont les fonctions effectives n'ont pas été réduites et qui n'a pas été dénigrée, ni par ses supérieurs hiérarchiques ni par ses collègues. Elle fait en outre remarquer que le premier CRRMP a affirmé, sans investigation, l'absence d'élément extra-professionnel pouvant interférer avec la pathologie déclarée, alors que la salariée était proche de la retraite, après un parcours professionnel particulièrement actif ; que toute situation de stress n'est pas nécessairement en lien avec le travail et que la cause de syndromes psychologiques n'est jamais certaine.
Mme [X] soutient qu'elle a subi une dégradation continue de ses conditions de travail de 2010 à 2014, assortie d'un harcèlement moral qui a été reconnu par arrêt de la cour d'appel de Rouen du 5 décembre 2017. Elle fait observer que la décision de prise en charge de sa maladie est définitive à son égard et qu'elle n'était pas partie au litige opposant la société à la caisse tendant à obtenir l'inopposabilité de la décision de prise en charge. Elle fait valoir que, depuis 2009, l'entreprise a changé à plusieurs reprises d'actionnaires et de dirigeants opérationnels et que ces réorganisations multiples ont eu une incidence sur son travail, en ce qu'elle a dû faire face à des modifications de son contrat, concernant ses responsabilités et fonctions, imposées unilatéralement par l'employeur ; qu'elle est passée d'une position de cheffe de service reconnue à un rôle d'exécutant de processus logistique, a parallèlement subi une augmentation considérable de sa charge de travail liée au départ d'une de ses collaboratrices et a fait l'objet d'humiliations et de vexations ayant altéré sa santé physique et mentale.
Sur ce :
La reconnaissance d'une faute inexcusable de l'employeur implique au préalable l'existence d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle.
Il est constant qu'en vertu de l'indépendance des rapports victime/caisse et employeur/caisse, le fait que le caractère professionnel de la maladie n'ait pas été retenu dans les rapports entre la caisse et l'employeur ne prive pas le salarié du droit de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur, la juridiction devant rechercher si la maladie a un caractère professionnel et si l'assuré a été exposé au risque dans des conditions constitutives d'une telle faute.
De même, l'employeur peut soutenir, en défense à l'action en reconnaissance de la faute inexcusable introduite par la victime, que la maladie n'a pas d'origine professionnelle.
En application des dispositions de l'article L. 461-1 du code de la sécurité sociale, une maladie caractérisée, non désignée dans un tableau de maladies professionnelles, peut être reconnue comme étant professionnelle lorsqu'il est établi qu'elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime, après avis d'un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles.
En l'espèce, le CRRMP de Rouen Normandie a rendu l'avis suivant le 2 octobre 2015 : ' l'analyse des pièces médicales produites dans le cadre de ce dossier permet de mettre en évidence un vécu de dégradation des conditions de travail de Mme [X] depuis 2009, et une chronologie concordante entre l'évolution de sa situation de travail et la dégradation de son état de santé. Ces éléments sont susceptibles d'être à l'origine de la pathologie déclarée. En outre, il n'existe pas dans ce dossier d'élément extra- professionnel pouvant interférer avec la pathologie déclarée et l'activité professionnelle de Mme [X]. Pour ces raisons, le Comité reconnaît le lien direct et essentiel entre la pathologie déclarée et l'exposition professionnelle. »
Pour sa part, le [Adresse 7] a rendu l'avis suivant le 2 janvier 2021 : « Compte tenu des éléments médicaux administratifs présents au dossier,
Après avoir pris connaissance du rapport de l'employeur,
Après avoir pris connaissance de l'avis du médecin du travail,
Le Comité ne retient pas l'existence d'un lien de causalité direct et essentiel entre la pathologie déclarée et les activités professionnelles exercées par l'assurée. »
Ainsi que le fait remarquer Mme [X], le second avis a été rendu dans le cadre du recours en inopposabilité de la décision de prise en charge, opposant l'employeur à la caisse, à laquelle elle n'était pas partie.
Dans sa décision du 5 décembre 2017, la chambre sociale de la cour d'appel de Rouen, pour retenir l'existence d'un harcèlement moral, a estimé que s'il ne pouvait être reproché par principe à l'employeur des réorganisations internes et notamment son souhait de diminuer le nombre de personnes dépendant directement de la direction générale pour se conformer aux directives du groupe au niveau mondial et procéder à une restructuration des bureaux affectés aux salariés, ces mesures ont eu sur Mme [X] des conséquences indéniables, en rapport avec ses fonctions. Elle relève notamment que les pièces versées aux débats établissaient un nouveau rattachement hiérarchique de celle-ci en 2010 ; la réduction progressive du nombre de salariés placés sous sa subordination ; la décision de placer la seule subordonnée restante dans un open space et non plus dans son bureau, en 2011, ce qui a été considéré comme une mesure vexatoire à son encontre par Mme [U], ingénieur constat ; la décision prise par M. [R] le 1er septembre 2014, en accord notamment avec le directeur général, de ne plus mettre la salariée en copie des courriers relatifs au dossier export Irak dans lequel elle intervenait précédemment.
Les pièces versées par la société ne permettent pas de remettre utilement en cause ces constats.
À plusieurs reprises, depuis au moins 2011, la salariée a évoqué le fait qu'elle était éprouvée psychologiquement par les modifications affectant son service et son poste.
Le 28 juillet 2014, le médecin du travail lui a conseillé de consulter son médecin traitant pour envisager un arrêt de travail la mettant temporairement à l'abri. Il a par ailleurs adressé un mail d'alerte à l'employeur. Le même jour le médecin du travail a adressé Mme [X] à un psychiatre en indiquant qu'elle n'avait pas d'antécédents particuliers, qu'elle rencontrait une période de vie difficile dans son travail, présentait des troubles du sommeil, de l'alimentation, des pleurs dans la journée et parfois des idées suicidaires, ce qui justifiait une prise en charge spécialisée.
Le psychiatre de Mme [X] certifie, le 23 novembre 2022, qu'il la suit depuis le 28 juillet 2014 pour dépression réactionnelle à une situation professionnelle et qu'elle n'avait jamais présenté de pathologie psychiatrique antérieurement à la maladie professionnelle reconnue depuis le 8 août 2014. Il ajoute que la dépression réactionnelle est en rapport direct avec la maladie professionnelle et qu'il s'agit d'une pathologie invalidante et non d'un ressenti psychologique non argumenté.
Aucun élément ne permet de faire un lien entre la dépression et l'approche de la retraite de la salariée qui ne pouvait être envisagée avant février 2016, d'autant qu'elle avait indiqué à son employeur, lors d'un entretien du 25 juillet 2014, qu'elle souhaitait rester à son poste y compris au-delà de l'âge légal de départ à la retraite.
Il s'évince de l'ensemble de ces éléments qu'il est établi l'existence d'une dégradation des conditions de travail de la salariée et que sa dépression a été directement et essentiellement causée par son travail habituel, de sorte que le caractère professionnel de la maladie doit être retenu.
3. Sur la faute inexcusable
La société fait valoir que l'absence de document unique d'évaluation des risques professionnels n'est pas en elle-même une faute susceptible de constituer une faute inexcusable, d'autant qu'elle a intégré les risques psychosociaux dans la démarche de certification ISO ; que la salariée n'a fait aucune observation concernant ses conditions de travail lors de l'entretien portant sur l'année 2013. Elle fait également valoir qu'elle a rencontré des difficultés pour obtenir la réalisation d'examens médicaux périodiques par l'association des médecins du travail ; que la consultation par le médecin du travail du 28 juillet 2014 n'a été suivie d'aucun avis d'inaptitude de la salariée ou préconisations d'aménagement de son poste ; qu'à l'issue d'un arrêt pour maladie non professionnelle d'une durée d'un mois, Mme [X] a repris son activité sans protestation ou réserve puis a pris ses congés, à l'issue desquels plusieurs réunions ont été organisées pour tenter d'améliorer la situation au sein du service ; que de novembre 2014 jusqu'à son départ effectif à la retraite le 1er février 2016, elle n'a pas repris son activité ni sollicité une nouvelle visite auprès du médecin du travail. La société fait remarquer, qu'en raison de la non reprise du travail par la salariée, elle n'a pas été en mesure de mettre en place les préconisations émises par l'inspection du travail le 7 novembre 2014 et soutient qu'avant cette date, elle avait mis en place des mesures correctives à la suite des réclamations de la salariée.
La société considère que l'intimée ne rapporte pas la preuve qu'elle avait conscience du danger, alors qu'aucune procédure d'alerte n'a été engagée, que les salariés n'ont évoqué aucune modification du climat social, que Mme [X] n'apporte aucun élément objectif et matériellement vérifiable portant sur des prétendues mesures ou propos vexatoires commis à son encontre et que cette connaissance du danger ne peut résulter des seuls courriers qu'elle a rédigés, qui ont d'ailleurs toujours reçu une réponse.
Mme [X] soutient que son employeur a ignoré les nombreuses alertes qu'elle lui a adressées, la laissant démunie dans sa détresse ; qu'il n'a jamais diligenté d'enquête interne au sujet du harcèlement moral qu'elle avait dénoncé ni sur les risques psychosociaux encourus.
Sur ce :
Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
Il suffit que la faute de l'employeur soit en lien de causalité avec le dommage pour que la responsabilité de ce dernier soit engagée alors même que d'autres fautes auraient concouru à la réalisation du dommage.
La preuve de la faute inexcusable incombe à la victime.
C'est à juste titre que le tribunal a retenu que l'employeur ne pouvait ignorer la dégradation de l'état de santé de Mme [X] pour en avoir été directement informé, au regard des courriers et courriels envoyés les 13 décembres 2011, 16 octobre 2013 et 24 juillet 2014 indiquant qu'elle était psychologiquement très éprouvée par la situation, puis mentionnant un contexte vexatoire et qu'elle était moralement très affectée par la situation à laquelle elle ne voyait pas d'issue et, enfin, qu'elle était lasse et psychologiquement très affectée par une situation perdurant depuis plusieurs années en dépit de ses alertes multiples. En outre, le 28 février 2012, elle évoquait une mise à l'écart et une situation délétère et, le 25 septembre 2013, elle alertait son employeur sur le fait qu'elle ne serait pas en mesure d'assurer la totalité des tâches d'ici la fin de la semaine, en raison du retard des activités du service et de l'absence de sa collaboratrice. Par courriel du 8 octobre 2014, la salariée faisait une nouvelle fois référence à « sa santé très affectée ». Au surplus, contrairement à ce qu'affirme la société, Mme [X] a fait des observations sur ses conditions de travail lors de son évaluation de 2013, en contestant les appréciations du plan de développement des performances, ne tenant pas compte selon elle des efforts déployés au regard des circonstances et le considérant comme vexatoire.
S'agissant des mesures prises par l'employeur pour préserver sa salariée du risque, le tribunal a relevé à juste titre qu'aucune évaluation des risques psychosociaux au sein de l'établissement n'avait été effectuée pour être intégrée dans le document unique d'évaluation des risques. Ce n'est en effet qu'après l'intervention de l'inspection du travail à compter d'octobre 2014, laquelle avait été informée de la déclaration de maladie professionnelle de l'intimée, que la société a envisagé de remédier à cette lacune, étant observé que l'obligation de l'employeur en la matière ne saurait être considérée comme remplie du fait de l'engagement d'une démarche de certification ISO qui vise avant tout la satisfaction des clients.
Il est constant que l'employeur a pu répondre par écrit aux courriers de la salariée ou la rencontrer à plusieurs reprises pour évoquer les difficultés du service. Il fait également état de la mise en place d'entretiens médiatisés pour régler les tensions entre certains salariés et Mme [X]. Toutefois, aucune enquête interne n'a effectivement été mise en place alors qu'il était évoqué des mesures vexatoires et une mise à l'écart. En outre, le courrier de la société du 11 janvier 2012, s'il précise que le contrat de travail se poursuit sans changement, avec la même activité et une simple modification des process, il lui indique qu'elle « doit se former et se conformer à ces process » et que ce n'est pas « à l'entreprise de se plier à [ses] souhaits et autres suggestions ». Le 12 mars 2012, l'employeur termine son courrier en écrivant : « vous affirmez votre parfaite adhésion aux défis de l'avenir [']. Aussi et en ce qui nous concerne, nous resterons dans cette ligne de conduite et nous ferons abstraction, sans mépris ou dédain, de réactions parfois subliminales et souvent mal à propos ».
Il ressort de la réponse de la société à l'inspecteur du travail qu'elle avait prévu d'examiner l'étude de poste réalisée par la salariée en 2011, laquelle n'avait jusque-là fait l'objet d'aucune prise en compte malgré les relances de Mme [X]. Si parfois des intérimaires sont intervenus en renfort dans le service, la société a refusé une telle intervention pendant les congés de novembre 2013 et février 2014 et a clairement indiqué qu'elle avait pour contrainte de ne pas ouvrir un poste supplémentaire, de sorte que les solutions proposées pour soulager le service de ses difficultés et retards a consisté à confier une partie de ses missions à d'autres services, aggravant le sentiment de mise à l'écart de Mme [X].
Ainsi, les entretiens menés afin d'apaiser les tensions ainsi que ceux qui se sont déroulés à partir de juillet 2014, pour répondre notamment aux difficultés relationnelles entre Mme [X] et sa collaboratrice, apparaissent insuffisants et tardifs, au regard de l'ancienneté des difficultés relatées par l'intimée et de l'absence de politique de prévention des risques psychosociaux.
Il résulte de ces éléments que le jugement qui a retenu que la société avait manqué à son obligation de sécurité et a fait droit à la demande de reconnaissance de la faute inexcusable, sans avoir eu besoin de recourir à une mesure d'instruction, doit être confirmé.
4. Sur les conséquences de la faute inexcusable
Il y a lieu de confirmer le jugement qui a ordonné la majoration de la rente, ordonné une expertise en vue d'évaluer les préjudices de Mme [X] et fixé une provision en faveur de cette dernière, que la caisse doit avancer.
En revanche, la mission confiée à l'expert doit être modifiée afin de tenir compte des décisions rendues par l'assemblée plénière de la Cour de cassation le 20 janvier 2023 (n°21-23947 et 21-23673) selon lesquelles désormais la rente AT/MP ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.
Par ailleurs, il appartient à la victime de produire les éléments de preuve à l'appui d'une demande d'indemnisation d'une perte ou de diminution de ses possibilités de promotion professionnelle, l'appréciation de ce poste de préjudice, qui ne constitue pas une question purement technique, relevant de la seule juridiction.
Enfin, il ressort des pièces versées que la consolidation de l'état de santé de la salariée a été fixée au 26 septembre 2016 et qu'elle perçoit une rente depuis le 27 septembre 2016. La juridiction n'ayant pas été saisie d'une contestation de la date de consolidation, il ne peut être demandé à l'expert de donner son avis sur la date de consolidation, sauf dans l'hypothèse où une rechute de la maladie professionnelle serait intervenue dont Mme [X] n'aurait pas été déclarée consolidée par la caisse.
Il n'y a pas lieu de déclarer la présente décision opposable à la caisse qui est partie au litige.
5. Sur l'action récursoire de la caisse
La société soutient que lorsque le caractère professionnel de la maladie n'a pas été reconnu dans les rapports entre la caisse et l'employeur, l'organisme social ne peut récupérer auprès de l'employeur, après reconnaissance de sa faute inexcusable, les majorations de rentes et indemnités qu'elle a versées.
La caisse considère, quant à elle, que l'inopposabilité à l'employeur de sa décision de prise en charge de la maladie de Mme [X], même pour un motif de fond, est sans incidence sur son action récursoire, dès lors que la faute inexcusable de la société a été reconnue. Elle se fonde notamment sur les dispositions de l'article L. 452-3-1 du code de la sécurité sociale.
Sur ce :
En application de l'article L. 452-3-1 du code de la sécurité sociale, quelles que soient les conditions d'information de l'employeur par la caisse au cours de la procédure d'admission du caractère professionnel de l'accident ou de la maladie, la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur par une décision de justice passée en force de chose jugée emporte l'obligation pour celui-ci de s'acquitter des sommes dont il est redevable à raison des articles L. 452-1 à L. 452-3 du même code.
Cette situation ne porte que sur les conditions d'information de l'employeur par la caisse et ne concerne donc pas les situations dans lesquelles la prise en charge d'une maladie professionnelle a été déclarée inopposable pour un motif de fond.
Or, si la caisse primaire d'assurance maladie est fondée à récupérer auprès de l'employeur le montant des majorations de rente et indemnités allouées à la victime en raison de la faute inexcusable de ce dernier, son action ne peut s'exercer dans le cas où une décision de justice passée en force de chose jugée a reconnu, dans les rapports entre la caisse et l'employeur, que l'accident ou la maladie n'avait pas de caractère professionnel.
En l'espèce, il n'est pas contesté que le jugement du tribunal judiciaire d'Évreux du 26 août 2021, qui a déclaré la décision de prise en charge de la maladie déclarée par Mme [X] inopposable à la société au regard de l'avis du [Adresse 7] ne reconnaissant pas le lien de causalité direct et essentiel entre la pathologie et les activités professionnelles de la salariée, est passé en force de chose jugée.
Il en résulte que la caisse doit être déboutée de sa demande de condamnation de la société à lui rembourser les sommes qu'elle aura avancées au titre de la faute inexcusable, à savoir le capital représentatif de la majoration de rente, le montant des préjudices personnels et les frais d'expertise.
6. Sur les frais du procès
La société qui succombe pour l'essentiel en son appel est condamnée aux dépens. Il serait inéquitable de laisser à la charge de Mme [X] l'intégralité des frais exposés, non compris dans les dépens.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort
Rejette la demande d'irrecevabilité de la pièce n°38 produite par Mme [O] [X] ;
Confirme le jugement sauf s'agissant de la mission de l'expert ;
Statuant à nouveau de ce chef :
Dit que le docteur [E] aura à donner son avis sur :
- la date de consolidation de l'état de santé de Mme [X] uniquement dans l'hypothèse d'une rechute de sa maladie professionnelle (après la consolidation du 26 septembre 2016), dont elle n'aurait pas été déclarée consolidée ou guérie par la caisse,
- les souffrances endurées : recueillir les dires et doléances de Mme [X], en lui faisant préciser notamment les conditions d'apparition et l'importance des douleurs et de la gêne fonctionnelle, ainsi que leurs conséquences sur sa vie quotidienne ; dégager ainsi, en les spécifiant, les éléments propres à justifier une indemnisation au titre des souffrances physiques et morales endurées en qualifiant ce préjudice de très léger, léger, modéré, moyen, assez important, important ou très important,
- le préjudice esthétique, de la même manière,
- le préjudice d'agrément, étant précisé qu'il appartient à la victime de faire la preuve de l'activité spécifique sportive ou de loisirs antérieurement pratiquée,
- les autres postes de préjudices non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale : nécessité de l'aménagement du véhicule et/ou du logement, déficit fonctionnel temporaire total et/ou partiel, préjudice sexuel, assistance par une tierce personne avant consolidation et le déficit fonctionnel permanent (en fixer le taux le cas échéant).
Y ajoutant :
Déboute la caisse primaire d'assurance-maladie de l'Eure de sa demande de condamnation de la société [6] à lui rembourser les sommes qu'elle aura avancées au titre de la faute inexcusable ;
Condamne la société [6] aux dépens d'appel ;
La condamne à payer à Mme [X] une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LA PRESIDENTE