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19/01/2023 | FRANCE | N°20/03438

France | France, Cour d'appel de Rouen, Chambre sociale, 19 janvier 2023, 20/03438


N° RG 20/03438 - N° Portalis DBV2-V-B7E-ISZL





COUR D'APPEL DE ROUEN



CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE



ARRET DU 19 JANVIER 2023











DÉCISION DÉFÉRÉE :





Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE ROUEN du 24 Septembre 2020





APPELANTE :





Madame [K] [W]

[Adresse 1]

[Localité 4]



représentée par Me Dominique VALLES, avocat au barreau de ROUEN substitué par Me Marie-Perrine PHILIPPE,

avocat au barreau de ROUEN









INTIMEE :





S.A.S.U. ADECCO FRANCE

[Adresse 2]

[Localité 3]



représentée par Me Vincent MOSQUET de la SELARL LEXAVOUE NORMANDIE, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Di...

N° RG 20/03438 - N° Portalis DBV2-V-B7E-ISZL

COUR D'APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 19 JANVIER 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE ROUEN du 24 Septembre 2020

APPELANTE :

Madame [K] [W]

[Adresse 1]

[Localité 4]

représentée par Me Dominique VALLES, avocat au barreau de ROUEN substitué par Me Marie-Perrine PHILIPPE, avocat au barreau de ROUEN

INTIMEE :

S.A.S.U. ADECCO FRANCE

[Adresse 2]

[Localité 3]

représentée par Me Vincent MOSQUET de la SELARL LEXAVOUE NORMANDIE, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Diane BEN HAMOU, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 07 Décembre 2022 sans opposition des parties devant Madame BACHELET, Conseillère, magistrat chargé du rapport.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente

Madame BACHELET, Conseillère

Madame BERGERE, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

M. GUYOT, Greffier

DEBATS :

A l'audience publique du 07 Décembre 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 19 Janvier 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 19 Janvier 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.

EXPOSÉ DES FAITS, DE LA PROCÉDURE ET DES PRÉTENTIONS DES PARTIES

Mme [W] a été engagée le 11 juillet 1989 en qualité de secrétaire service recrutement par la société Adia, laquelle est devenue la société Adecco France suite à une fusion intervenue en 2012 et, au dernier état de la relation contractuelle, elle était responsable recrutement.

Elle a été licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 17 mai 2018.

Par requête reçue le 13 mai 2019, Mme [W] a saisi le conseil de prud'hommes de Rouen en contestation du licenciement, ainsi qu'en paiement d'indemnités et rappel de salaires.

Par jugement du 24 septembre 2020, le conseil de prud'hommes a débouté Mme [W] de l'ensemble de ses demandes et la société Adecco France de sa demande reconventionnelle et a condamné Mme [W] aux dépens de l'instance.

Mme [W] a interjeté appel de cette décision le 27 octobre 2020.

Par conclusions remises le 17 novembre 2022, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé de ses moyens, Mme [W] demande à la cour d'infirmer le jugement et de :

- dire son licenciement nul, et à titre subsidiaire, sans cause réelle et sérieuse,

- condamner la société Adecco France à lui payer les sommes suivantes :

dommages et intérêts pour harcèlement moral : 10 000 euros

dommages et intérêts pour violation de l'obligation de sécurité : 10 000 euros

indemnité spéciale de licenciement : 20 928,88 euros

indemnité compensatrice de préavis : 4 260 euros

congés payés afférents : 426 euros

dommages et intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse : 42 600 euros

- débouter la société Adecco France de l'intégralité de ses demandes et la condamner à lui payer la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Par conclusions remises le 31 octobre 2022, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé de ses moyens, la société Adecco France demande à la cour de confirmer le jugement, de débouter Mme [W] de l'intégralité de ses demandes et de la condamner à lui payer la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 17 novembre 2022.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1. Sur l'existence d'un harcèlement moral

Tout en rappelant qu'elle avait une ancienneté de 29 ans et que ses compétences professionnelles étaient reconnues par ses interlocuteurs, Mme [W] explique que le 6 février 2015, voulant répondre au téléphone qui sonnait dans un des bureaux de l'agence, elle s'est cognée contre une porte vitrée, ce qui a nécessité un arrêt de travail, lequel s'est poursuivi par un arrêt-maladie sans lien avec cet accident, et que c'est à son retour, le 3 mai 2015, que ses conditions de travail ont commencé à se dégrader, qu'ainsi notamment, il lui a été laissé un mot sur son bureau lui faisant obligation de rendre son téléphone mais aussi interdiction de traiter certains dossiers ou de se rendre seule en rendez-vous clientèle, que cette mise au placard s'est poursuivie jusqu'à sa convocation le 11 juin 2015 par MM. [V] et [F], directeur régional et responsable recrutement France, lors de laquelle il lui a été proposé de démissionner ou de faire un abandon de poste, et que, face à son refus, il lui a été demandé de rendre ses clés de bureau, de le vider et de rentrer chez elle, que particulièrement choquée de cette entrevue, elle a dû se rendre chez son médecin qui lui a prescrit un arrêt de travail, lequel s'est poursuivi jusqu'à l'avis d'inaptitude le 3 avril 2018.

En réponse, tout en notant qu'en décembre 2014, Mme [W] remerciait chaleureusement ses supérieurs hiérarchiques pour l'évolution qu'il lui avait été permis d'obtenir tout au long de ces années, la société Adecco France fait valoir que les enquêtes administratives menées par la CPAM ont permis d'écarter par trois fois toute notion d'accident du travail s'agissant de cet entretien du 11 juin 2015, la thèse de Mme [W] n'étant relayée que par des pièces médicales s'appuyant sur ses propres dires et par l'attestation d'une seule et même salariée, Mme [I], contraire aux autres éléments de l'enquête.

Elle note encore que s'il a été nécessaire d'expliciter à Mme [W] un certain nombre de points sur la prise en charge des clients et sur les mesures d'organisation de l'agence à son retour d'arrêt maladie, il s'agissait de directives s'appliquant à tous les salariés, tout comme la remise du téléphone portable n'était que la résultante d'un changement de poste, étant par ailleurs constaté que son comportement n'était pas exempt de tout reproche et avait nécessité quelques recadrages.

Enfin, et alors que par jugement du 10 décembre 2021, le pôle social du tribunal judiciaire de Rouen a reconnu que la dépression dont souffrait Mme [W] était une maladie professionnelle, elle relève qu'il ne s'est basé que sur ses seules pièces et qu'en tout état de cause, la juridiction prud'homale n'est pas liée par cette décision.

Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

L'article L. 1154-1 du même code, dans sa version applicable à l'affaire, prévoit qu'en cas de litige, le salarié concerné établit des éléments de faits laissant supposer l'existence d'un harcèlement et il incombe à l'employeur, au vu de ces éléments, de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

En l'espèce, il ressort de l'audition de Mme [W] menée par la CPAM suite à la déclaration d'accident du travail présentée le 20 septembre 2016 que la fusion intervenue en 2012 a été difficile à vivre pour elle compte tenu de l'approche très différente du métier, tournée vers la rentabilité au détriment de l'humain, qu'elle s'est néanmoins adaptée à la situation et que si elle a connu des arrêts de travail, ça n'était pas en lien avec la situation professionnelle, que début 2015, Adecco a signé un contrat avec [R], que c'était un peu la bouée de sauvetage car l'agence d'[Localité 5] était en difficulté, que son directeur, M. [V], lui a confié la gestion de ce portefeuille compte tenu de sa maturité professionnelle et de ses compétences, notant qu'elle connaissait bien ce client pour avoir déjà travaillé avec lui.

Elle relate néanmoins qu'après son accident du travail en février 2015 et sa reprise en mai 2015, elle a senti une atmosphère pesante, que M. [F] avait déposé sur son bureau une note comprenant un ensemble d'interdictions et de restrictions à ses tâches professionnelles, qu'il lui était ainsi demandé de remettre son téléphone portable professionnel et de faire viser son travail par ses collègues, pourtant beaucoup plus jeunes qu'elle, que M. [F] lui a alors dit que ces mesures avaient été prises car 'son absence avait foutu l'agence dans la merde et que l'équipe de direction et ses collègues n'avaient plus confiance en elle'.

Elle précise encore qu'à compter de ce moment-là, elle a été mise au placard et exclue des réunions, et que le 11 juin 2015, MM. [V] et [F] sont venus dans son bureau, ont fermé les stores et, lui disant qu'elle était seule responsable de la dégradation de la situation de l'agence, lui ont demandé de démissionner, que devant son refus, il lui ont proposé un abandon de poste et lui ont finalement dit que 'la petite [K] ne leur poserait pas de problèmes', qu'ils étaient disposés à lui faire une lettre de recommandation, qu'après leur départ, ses collègues lui ont dit qu'elles n'avaient jamais voulu ça, qu'elle a quitté le bureau écoeurée et s'est rendue chez son médecin et qu'à 14h, le même jour, sa remplaçante a pris ses fonctions.

A l'appui de ces dires, Mme [W] produit la note, dont l'authenticité n'est pas remise en cause, qui lui a été laissée à son retour d'arrêt maladie en mai 2015 sur laquelle il est écrit :

'Bonjour [K],

Quelques informations,

Le dossier [R] est exclusivement traité par [U], [Z] et [N]

La gestion des contrats est exclusivement traitée par [N] et [U] (en l'absence de [N])

En mon absence, je ne souhaite pas que tu ailles en rendez-vous clientèle : cet item sera abordé à mon retour

Pour info, RGR/ COMPASS Grand Couronne est dorénavant traité par l'agence de [Localité 6]

Tu dois remettre ta signature sous oulook avec les bons items (enlever SPRING et remettre ADECCO)

Peux tu me déposer le téléphone portable professionnel que tu as gardé sur mon bureau

La nouvelle version de OUTLOK sous le cloud doit être mise

Les soucis informatiques éventuels sont à traiter sous SELF SERVICE NOW sur Intranet

Les commandes doivent être complétées sur le document 'bon de commande' agence et transmises à [N] ou [U]

Notre interlocutrice au PG est [E] [L], [A] étant souffrante

Merci'

Il est également produit deux mails envoyés par Mme [J], directrice de l'agence, aux termes desquels, dans le premier du 15 mai, adressé à Mmes [W] et [I], il leur est demandé de porter toute l'attention nécessaire afin d'effectuer leurs missions avec rapidité et sérieux, et donc de prioriser les urgences, rappelant qu'aucun discours superflu avec les intérimaires ou candidats ne sera toléré, expliquant que la cadence est rude après plusieurs mois d'absence et qu'il faut qu'elles se mettent à niveau et, dans le deuxième du 28 mai, adressé à Mme [W], il est relevé un certain nombre d'erreurs ayant conduit à un travail supplémentaire pour d'autres collègues et à une perte de commandes passées à la concurrence.

Il est encore versé aux débats le questionnaire de la CPAM rempli par Mme [I] suite à la déclaration d'accident du travail faite par Mme [W] aux termes duquel elle explique que le 11 juin, le responsable de zone et le responsable ressources humaines sont venus à l'agence pour demander à Mme [W] de prendre ses affaires, de se mettre en arrêt et/ou de faire sa lettre de démission, qu'elle l'a su car Mme [W] le lui a dit en sortant de son bureau en pleurant et en réunissant ses affaires pour le laisser à Mme [D], que ça s'est passé en fin de matinée après son entretien forcé et imprévu. Elle précise par ailleurs que c'était des persécutions quotidiennes et continuelles (messes basses, moqueries, remarques et sous-entendus, mails).

Ce questionnaire est complété par une attestation de Mme [I] aux termes de laquelle elle indique que la direction est arrivée par surprise le matin du 11 juin 2015, que la responsable d'agence a demandé à ce que l'agence reste fermée, que son propre bureau ayant été déplacé devant l'entrée, elle se trouvait donc face à celui de la responsable d'agence qui y est restée pendant que la direction se rendait dans celui de [K] [W], qu'ils ont fermé la porte et les stores pendant que [U] [[T]] et [N] [[D]] s'échangeaient des regards tout en souriant, [N] faisant par ailleurs des remarques désobligeantes. Elle explique que [K] est sortie en pleurant et a rendu ses clés, sans le soutien des autres, qu'elle l'a appelée le midi et a appris qu'elle se rendait chez le médecin et qu'à 14h, [N] avait déjà fait son installation dans le bureau de [K].

S'il ressort des questionnaires envoyés à la CPAM par Mmes [N] [D], [U] [T] et [C] [J], responsable d'agence, qu'elles n'ont été avisées de l'existence d'un accident du travail qu'en octobre 2016 et qu'elles en contestent toutes trois l'existence, n'en ayant pas été témoins, il est néanmoins certain, au regard de l'audition de M. [F] devant les membres de la CPAM, qu'un entretien s'est tenu le 11 juin 2015, qu'à sa suite Mme [W] a pris ses affaires, pour finalement être placée en arrêt maladie à compter de cette date sans plus jamais revenir au sein de l'agence, qu'il est même précisé par M. [F], qu'en sortant du bureau, elle a insulté ses collègues en leur disant 'vous voyez vous avez réussi'.

Aussi, il ne peut être accordé aucune force probante à ces questionnaires dès lors qu'il n'est même pas explicité, serait-ce succinctement, ce qui s'est passé ce 11juin alors même que cet entretien, qui s'est terminé par le départ définitif de leur collègue, n'a pu que marquer les esprits, étant au surplus relevé s'agissant plus particulièrement de Mme [J] qu'elle travaillait avec Mme [W] depuis plus de 25 ans et qu'elle a, en sa qualité de directrice, nécessairement été informée du ressenti de cette dernière dès 2015 puisqu'il est justifié qu'elle a dès le 4 juillet, par courrier recommandé reçu le 10 juillet par la société Adecco France, dénoncé les conditions de cet entretien, et plus largement de sa reprise en mai 2015, sachant qu'à supposer même que ce courrier n'ait pas été joint au recommandé signé, en tout état de cause, les faits dénoncés ont fait l'objet d'une demande de renseignements par l'inspection du travail dès le mois d'août.

En outre, il est notable de relever qu'alors que Mme [T] atteste pour la société Adecco France, il n'est à aucun moment fait état de cette journée du 11 juin, serait-ce pour contester le fait que sa collègue, Mme [D] aurait occupé le bureau de Mme [W] dès 14h ce même jour.

Enfin, l'audition même de M. [F] devant les enquêteurs de la CPAM tend à conforter le malaise ressenti par Mme [W] à son retour d'arrêt-maladie dès lors que s'il a contesté toute demande tendant à obtenir sa démission ou son départ, il a néanmoins pu expliquer que, face aux nombreux arrêts maladie de Mme [W], en lien avec sa vie privée, qui avaient des répercussions sur le fonctionnement de l'agence, il avait été nécessaire de rechercher une solution à la situation tant pour Mme [W] que pour ses collègues afin d'assurer la pérennité de l'agence, ce qui était l'objet de l'entretien du 11 juin, relevant par ailleurs que le comportement de Mme [W] durant ses arrêts maladie avait conduit à un ras-le-bol de la situation car elle n'avait alors pas été correcte, narguant ses collègues sur les réseaux sociaux et dénigrant son employeur auprès des intérimaires.

Il est ainsi établi par Mme [W] qu'à son retour d'arrêt-maladie, après avoir reçu des mails de reproches et avoir fait l'objet d'une demande de restitution de son téléphone et d'un retrait de missions et de responsabilités, elle a été reçue en entretien par le responsable des ressources humaines et le directeur régional et ce, sans qu'il soit justifié d'une quelconque invitation à une rencontre tendant à évoquer les conditions de son retour.

Ainsi, couplé à l'arrêt-maladie débuté le 11 juin 2015, Mme [W] établit des faits de nature à laisser présumer l'existence d'un harcèlement moral et il appartient donc à la société Adecco France de rapporter la preuve que ses décisions étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral.

Pour ce faire, elle produit un feuillet intitulé 'point [K] [W]' qui aurait été établi le 9 mars 2015 par Mme [J] aux termes duquel il est fait état de certains manquements dans le suivi des commandes et des candidatures sur la période de décembre à janvier 2015 mais aussi d'un état d'esprit négatif quant au nouveau référencement du client [R].

Néanmoins, ce document, qui ne correspond pas à un mail, est dactylographié et non signé et il ne peut dans ces conditions lui être accordé aucune force probante à défaut d'une attestation le complétant.

Par ailleurs, s'il ressort des deux mails précédemment cités que Mme [J] a pu faire part à Mme [W] de carences, il ne peut qu'être relevé qu'ils sont tous deux postérieurs à son retour d'arrêt-maladie sans que la société Adecco France ne justifie d'observations faites antérieurement à cette période et, surtout, aucune pièce objective ne vient conforter la réalité des dysfonctionnements ainsi pointés.

Il n'est ainsi produit aucun élément sérieux pouvant justifier l'obligation faite à Mme [W] à son retour d'arrêt-maladie de transmettre les commandes à ses deux collègues ou de se faire accompagner en clientèle, ni davantage l'interdiction de traiter le dossier [R] ou de gérer les contrats.

Enfin, si pour expliquer la demande de restitution du téléphone portable, il est produit l'attestation sur l'honneur de Mme [T] qui indique qu'en qualité de responsable recrutement, elle n'a jamais eu de téléphone portable professionnel, il doit néanmoins être relevé que Mme [W] avait cette qualité depuis octobre 2014, date à laquelle elle a quitté ses fonctions de chargée de clientèle, sans qu'il ne lui ait jamais été réclamé avant mai 2015 de restituer son téléphone portable professionnel et qu'au contraire, elle justifie qu'il lui avait été remis une carte de visite comprenant un numéro de téléphone portable.

Enfin, comme évoqué précédemment, il n'est pas justifié d'une quelconque invitation, ni même d'ailleurs d'une quelconque information préalable donnée à Mme [W], quant à un entretien avec la direction pour évoquer avec elle les conditions de son retour ou ses aspirations.

Aussi, la société Adecco France échoue à rapporter la preuve du bien-fondé des décisions qui ont pu être prises à l'égard de Mme [W] à compter de mai 2015 et il convient en conséquence de retenir l'existence d'un harcèlement moral et de condamner la société Adecco France à lui payer la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts compte tenu des conséquences médicales que ces faits ont pu engendrer.

2. Sur l'obligation de sécurité

Mme [W] relève que la société Adecco France n'a pris aucune mesure de protection malgré le courrier qu'elle a envoyé dès le 4 juillet 2015 pour l'alerter sur la situation, de même qu'elle considère que si elle a dû se rendre chez son médecin suite à l'entretien du 11 juin 2015, c'est en raison d'un manquement de l'employeur à son obligation de prévention des risques psycho-sociaux.

Contestant tout fait de harcèlement moral et relevant qu'elle n'a jamais reçu le courrier du 4 juillet 2015, la société Adecco France conclut au débouté de Mme [W].

En l'espèce, il n'est pas justifié que la société Adecco France aurait mis en oeuvre une mesure d'enquête suite au courrier recommandé envoyé par Mme [W] le 4 juillet 2015 et reçu le 10 juillet 2015, aussi, il convient de retenir l'existence d'un manquement à l'obligation de prévention qui pèse sur l'employeur, distinct du harcèlement moral précédemment retenu en ce qu'une telle enquête a pour objet de pouvoir y mettre fin, le cas échéant.

Néanmoins, et alors que l'arrêt de travail initial a d'emblée prévu un arrêt de plus d'un an, à savoir qu'il était envisagé une reprise au 30 septembre 2016, il n'est pas justifié que cette absence de réaction de la société Adecco France a, en l'espèce, causé à Mme [W] un préjudice distinct de celui du harcèlement moral déjà indemnisé et il convient en conséquence de la débouter de cette demande.

3. Sur le caractère professionnel de l'inaptitude et la qualification du licenciement

Mme [W] fait valoir qu'il doit être retenu le caractère professionnel de l'inaptitude dès lors que la société Adecco France avait connaissance au moment du licenciement de ce qu'elle avait demandé à voir reconnaître l'existence d'un accident du travail, sachant qu'à cette date, le tribunal des affaires de sécurité sociale avait mis cette question en délibéré. A cet égard, elle relève que si sa demande a effectivement été rejetée, c'est en raison du harcèlement moral dont elle faisait l'objet, ce qui l'a donc conduite à saisir la CPAM d'une demande de reconnaissance de maladie professionnelle à laquelle il a été fait droit par le pôle social du tribunal judiciaire.

En réponse, la société Adecco France soutient que la demande de reconnaissance de maladie professionnelle étant intervenue postérieurement au licenciement, elle n'en avait donc pas connaissance à cette date, ce qui interdit de retenir le caractère professionnel de l'inaptitude.

Les règles protectrices applicables aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle s'appliquent dès lors que l'inaptitude du salarié, quel que soit le moment où elle est constatée ou invoquée, a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l'employeur avait connaissance de cette origine professionnelle au moment du licenciement, l'application des dispositions de l'article L. 1226-10 du code du travail n'étant pas subordonnée à la reconnaissance par la caisse primaire d'assurance-maladie du lien de causalité entre l'accident et l'inaptitude.

En l'espèce, il résulte des précédents développements que l'inaptitude, qui fait suite à un arrêt de travail ininterrompu à compter du 11 juin 2015 pour dépression sévère, a au moins partiellement pour origine le harcèlement moral dont a été victime Mme [W], sachant qu'elle a fait l'objet d'une prise en charge au titre d'une affection longue durée à compter du 11 juin 2015, qu'il a été retenu le 15 mars 2018 un taux d'invalidité réduisant des 2/3 sa capacité de travail et que le caractère professionnel de la maladie a été retenu par le pôle social du tribunal judiciaire de Rouen.

Il convient en conséquence de dire que l'inaptitude résulte d'une maladie professionnelle.

Or, si la société Adecco France n'avait pas connaissance au moment du licenciement de la demande de reconnaissance de cette maladie professionnelle, elle avait néanmoins connaissance de la demande de reconnaissance d'un accident du travail en lien avec l'entretien du 11 juin 2015, sachant qu'à la date du licenciement, il n'avait pas été définitivement statué sur le rejet de cette demande.

Aussi, et bien que la demande de Mme [W] ait été modifiée, il n'en demeure pas moins que la société Adecco France avait connaissance de cette origine professionnelle au moment du licenciement et il convient en conséquence de la condamner à payer à Mme [W] la somme de 20 928,88 euros au titre du doublement de l'indemnité de licenciement due en cas de licenciement pour inaptitude d'origine professionnelle.

Par ailleurs, alors que l'inaptitude résulte du harcèlement moral dont a été l'objet Mme [W], le licenciement prononcé est nul et elle peut prétendre à une indemnité compensatrice de préavis et aux congés payés afférents.

Dès lors, il convient de condamner la société Adecco France à lui payer la somme de 4 260 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre 426 euros au titre des congés payés afférents.

Enfin, conformément à l'article L. 1235-3-1 du code du travail, qui prévoit une indemnisation qui ne peut être inférieure aux six derniers mois de salaire, au regard de l'ancienneté de Mme [W], mais aussi de l'absence de tout élément sur sa situation professionnelle et financière postérieurement au licenciement, il convient de condamner la société Adecco France à lui payer la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul.

4. Sur les dépens et frais irrépétibles

En qualité de partie succombante, il y a lieu de condamner la société Adecco France aux entiers dépens, y compris ceux de première instance, de la débouter de sa demande formulée en application de l'article 700 du code de procédure civile et de la condamner à payer à Mme [W] la somme de 2 000 euros sur ce même fondement.

PAR CES MOTIFS

LA COUR

Statuant publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Confirme le jugement en ce qu'il a débouté Mme [K] [W] de sa demande de dommages et intérêts pour manquement à l'obligation de sécurité et la SASU Adecco France de sa demande formulée en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

L'infirme en ses autres dispositions soumises à la cour ;

Statuant à nouveau,

Dit que le licenciement de Mme [K] [W] est nul ;

Condamne la SASU Adecco France à payer à Mme [K] [W] les sommes suivantes:

dommages et intérêts pour harcèlement moral : 3 000,00 euros

indemnité compensatrice de préavis : 4 260,00 euros

congés payés afférents : 426,00 euros

rappel d'indemnité de licenciement : 20 928,88 euros

dommages et intérêts pou licenciement nul : 30 000,00 euros

Condamne la SASU Adecco France aux entiers dépens de première instance et d'appel ;

Condamne la SASU Adecco France à payer à Mme [K] [W] la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute la SASU Adecco France de sa demande formulée en application de l'article 700 du code de procédure civile.

La greffière La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rouen
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 20/03438
Date de la décision : 19/01/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-01-19;20.03438 ?
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