N° RG 20/01029 - N° Portalis DBV2-V-B7E-IN2G
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 17 NOVEMBRE 2022
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE BERNAY du 03 Février 2020
APPELANT :
Monsieur [V] [E]
[Adresse 2]
[Localité 1]
représenté par Me Olivier COTE de la SELARL COTE JOUBERT PRADO, avocat au barreau de l'EURE
INTIMEE :
Société SEMERU
[Adresse 3]
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me Vincent MOSQUET de la SELARL LEXAVOUE NORMANDIE, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Arnaud CLERC, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 05 Octobre 2022 sans opposition des parties devant Madame BACHELET, Conseillère, magistrat chargé du rapport.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente
Madame BACHELET, Conseillère
Madame BERGERE, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme DUBUC, Greffière
DEBATS :
A l'audience publique du 05 Octobre 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 17 Novembre 2022
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 17 Novembre 2022, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.
EXPOSÉ DES FAITS, DE LA PROCÉDURE ET DES PRÉTENTIONS DES PARTIES
M. [V] [E] a été embauché en contrat à durée indéterminée par la société Satelec le 1er octobre 1991 en qualité d'agent technique et le 5 juin 2001 son contrat a été repris par la société Semeru. Enfin, par avenant du 2 janvier 2003, il a été promu agent technique principal, avant d'occuper le poste de cadre technique à compter du 1er janvier 2009.
Après plusieurs arrêts de travail en 2017, il a été déclaré inapte le 18 janvier 2018 par le médecin du travail et licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 4 mai 2018.
Par requête du 22 février 2019, M. [E] a saisi le conseil de prud'hommes de Bernay en contestation de la rupture, ainsi qu'en paiement d'indemnités et rappel de salaires.
Par jugement du 3 février 2020, le conseil de prud'hommes a jugé le licenciement de M. [E] fondé, a constaté l'absence de harcèlement moral ainsi que l'absence de lien entre un harcèlement moral et le prononcé du licenciement, constaté que la société Semeru avait respecté son obligation de reclassement et par conséquent, a débouté M. [E] de l'intégralité de ses demandes, tout en le condamnant à verser à la société Semeru la somme de 300 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
M. [E] a interjeté appel de cette décision le 28 février 2020.
Par conclusions remises le 6 août 2020, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé de ses moyens, M. [E] demande à la cour d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions et statuant à nouveau, de :
- dire que le licenciement qui lui a été notifié est nul et en conséquence, condamner la société Semeru à lui payer les sommes suivantes :
indemnité compensatrice de préavis : 9 420 euros
congés payés afférents : 942 euros
dommages et intérêts pour licenciement nul et rupture abusive du contrat : 75 360 euros
dommages et intérêts pour harcèlement moral : 15 000 euros
indemnité en application de l'article 700 du code de procédure civile : 4 000 euros
- condamner la société Semeru aux dépens de l'instance.
Par conclusions remises le 4 novembre 2020, auxquelles il est renvoyé pour un plus ample exposé de ses moyens, la société Semeru demande à la cour de :
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions et en conséquence, débouter M. [E] de sa demande de nullité du licenciement,
- à titre subsidiaire, débouter M. [E] de ses demandes d'indemnités de rupture, de sa demande d'indemnité pour licenciement nul, ainsi que de sa demande de dommages et intérêts pour harcèlement moral,
- à titre infiniment subsidiaire, limiter à six mois de salaire le quantum de l'indemnité pour licenciement nul, soit la somme de 15 819,12 euros,
- en tout état de cause, débouter M. [E] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile et le condamner à lui verser la somme de 1 500 euros sur ce fondement, ainsi qu'aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 15 septembre 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le harcèlement moral
M. [E] explique qu'à son retour d'arrêt maladie en juin 2017, alors qu'il était cadre technique et affecté en cette qualité sur le lot CPCU depuis 2014, il lui a été attribué des fonctions de monteur pendant quelques jours, avant même que son planning ne comporte plus aucune tâche jusqu'à la fin de l'année, et ce, dans un contexte très particulier puisque, dans le même temps, son employeur le retirait d'une formation incendie alors qu'il était référent QSE et lui proposait de prendre un poste dans une autre société, démontrant ainsi sa volonté de se séparer de lui, sachant que cette situation a conduit à une dépression sévère nécessitant un arrêt de travail qui s'est conclu par son inaptitude au poste, dans la seule agence de [Localité 5], ce qui démontre qu'elle était en lien avec l'attitude de ses responsables hiérarchiques.
En réponse, la société Semeru relève que la période du harcèlement moral dénoncé par M. [E] aurait duré du 12 au 22 juin inclus, soit sur 10 jours, sachant qu'il ne produit aux débats qu'un seul mail, parfaitement cordial, dans lequel son supérieur hiérarchique ne fait qu'exposer une baisse d'activité, sachant qu'il ressort des plannings que M. [E] a toujours été affecté sur des chantiers et qu'il a attendu trois ans avant de saisir le conseil de prud'hommes.
Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
L'article L. 1154-1 du même code prévoit qu'en cas de litige, le salarié concerné présente des éléments de faits laissant supposer l'existence d'un harcèlement et il incombe à l'employeur, au vu de ces éléments, de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
A titre liminaire, il doit être relevé que si M. [E] n'a saisi le conseil de prud'hommes d'une demande en reconnaissance de harcèlement moral qu'en février 2019, il a alerté le médecin du travail sur sa situation psychique très dégradée dès le 25 juin 2017 en expliquant qu'à son retour d'arrêt maladie lors duquel il avait refusé de faire le point sur les chantiers et de répondre aux clients, il avait été convoqué par sa hiérarchie le 12 juin, que la discussion avait été houleuse et que depuis cette date, il n'effectuait plus de chantier, qu'il avait été prévenu qu'il n'y avait plus de travail pour lui alors que ses collègues avaient des plannings remplis, qu'il faisait des remplacements sur des tâches habituellement attribuées aux techniciens, que sa hiérarchie lui disait à peine bonjour et qu'il avait été sorti de sa fonction de référent QSE.
Pour corroborer ses dires, M. [E] produit deux mails du 12 juin, l'un dont il résulte qu'il est remplacé par un autre salarié sur une formation utilisation extincteur prévue le 14 juin et l'autre, dont il est l'auteur, aux termes duquel il écrit à M. [B], directeur activité environnement, qu'il s'interroge sur la proposition qui lui a été faite et demande des éclaircissements sur le poste proposé, son intitulé, les fonctions, sa compatibilité avec ses restrictions médicales, le maintien de son ancienneté et de son salaire, ce à quoi, M. [B] lui répond le 13 juin, qu'avant de se poser toutes ces questions qui sont légitimes, il attend la réponse d'ADEN et que si la réponse est positive, ils pourront entamer la discussion.
Il est aussi versé aux débats un planning sur lequel il apparaît, qu'après avoir été affecté le 12 juin sur le lot CPCU, il a par la suite été prévu sur le chantier trx écluse du 13 au 23 juin, à l'exception du 20 à la Dréal, pour ensuite ne plus se voir désigner aucun chantier, et ce, alors que les autres collègues mentionnés sur ce planning avaient pour leur part une visibilité sur du plus long terme, parfois jusqu'en décembre, même s'il peut être relevé quelques journées non attribuées pour certains.
En outre, et alors que M. [E] explique que l'affectation sur le lot CPCU correspond à la qualification cadre technique, sans que la société Semeru n'apporte aucune pièce contredisant cette affirmation, il ressort du planning versé par la société Semeru elle-même que, durant l'année 2017, avant ce dernier arrêt maladie de début juin, M. [E] y a toujours été affecté, lorsqu'il était présent, étant encore relevé que c'est cette même affectation qui était prévue à son retour avant la discussion houleuse du 12 juin qu'il dénonce, pour ensuite ne plus y apparaître.
Au-delà de cette absence d'affectation prévue sur des chantiers à compter du 26 juin, il verse aux débats un mail envoyé le 16 juin 2017 à M. [Y], chef de secteur, dans lequel il lui demande quelles sont ses interventions l'après-midi, s'il doit commencer la grille et si, pour la semaine prochaine, en dehors du 20 juin, il se fie au planning, ce à quoi M. [Y] lui répond qu'hormis la grille à câbler pour 09 et son intervention à La Dréal, pour [Localité 6], ils attendent des retours fournisseurs et qu'il peut solder des congés payés s'il en a, que c'est tout ce qu'il peut lui proposer pour la semaine à venir.
Enfin, il est justifié par la production de ses arrêts de travail qu'il a été arrêté à compter du 23 juin 2017 pour souffrance morale au travail, puis à compter du 20 septembre pour dépression sévère, son médecin psychiatre alertant le médecin du travail le 20 décembre 2017 sur la contre-indication à une éventuelle reprise de son activité professionnelle à son poste qui pourrait être à l'origine d'une décompensation psychiatrique grave.
Alors que le harcèlement moral peut être caractérisé sur une très courte période, les faits présentés par M. [E] qui tendent à établir qu'il lui a été confié des tâches subalternes, qu'il a été exclu d'une formation et qu'il ne savait même plus le 16 juin quelles tâches il effectuerait à compter de la semaine suivante, couplés aux éléments médicaux produits, laissent présumer l'existence d'un harcèlement moral et il appartient à la société Semeru de justifier que ses décisions reposaient sur des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral.
Or, elle n'apporte aucune explication au remplacement de M. [E] sur la formation incendie, ni davantage sur l'absence de toute attribution de chantiers postérieurement au 23 juin, sachant qu'elle produit pour seul planning celui réalisé après le placement en arrêt maladie de M. [E], ce qui ne permet pas de comprendre pour quelles raisons, avant celui-ci, M. [E] était le seul salarié à ne plus avoir aucune mission prévue sur son planning après le 23 juin et enfin, si elle explique le mail de M. [Y] par une baisse d'activité, là encore, il s'agit d'une simple affirmation qui n'est corroborée par aucune pièce.
Il convient en conséquence de retenir l'existence du harcèlement moral et, tenant compte de la courte durée de celui-ci mais aussi des conséquences qu'il a eu avec un arrêt de travail de six mois, de condamner la société Semeru à payer à M. [E] la somme de 2 000 euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral.
Il résulte suffisamment des précédents développements que l'avis d'inaptitude de M. [E], délivrée le 18 janvier 2018 à l'issue de l'arrêt de travail ininterrompu débuté le 22 juin 2017 pour souffrance au travail, puis dépression, a, au moins partiellement, pour origine le harcèlement moral dont a été victime M. [E] et il convient en conséquence de dire nul le licenciement fondé sur cette inaptitude.
Il s'ensuit que M. [E] peut prétendre à une indemnité compensatrice de préavis quand bien même il n'était pas en mesure de l'effectuer et il convient donc de condamner la société Semeru à lui payer la somme de 9 420 euros correspondant à trois mois de préavis, outre 942 euros au titre des congés payés afférents.
Par ailleurs, au regard de la nullité du licenciement, de l'ancienneté de M. [E] et du montant de son salaire de 3 140 euros, mais en l'absence de tout élément sur sa situation professionnelle postérieurement au licenciement, il convient de condamner la société Semeru à lui payer la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul.
Sur le remboursement des indemnités Pôle emploi
Conformément à l'article L 1235-4 du code du travail, il convient d'ordonner à la société Semeru de rembourser à Pôle emploi les indemnités chômage versées à M. [E] du jour de son licenciement au jour de la présente décision, dans la limite de six mois.
Sur les dépens et frais irrépétibles
En qualité de partie succombante, il y a lieu de condamner la société Semeru aux entiers dépens, y compris ceux de première instance, de la débouter de sa demande formulée en application de l'article 700 du code de procédure civile et de la condamner à payer à M. [E] la somme de 3 000 euros sur ce même fondement.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Infirme le jugement en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau,
Dit que le licenciement intervenu le 4 mai 2018 est nul ;
Condamne la SAS Semeru à payer à M. [V] [E] les sommes suivantes :
dommages et intérêts pour harcèlement moral : 2 000 euros
indemnité compensatrice de préavis : 9 420 euros
congés payés afférents : 942 euros
dommages et intérêts pour licenciement nul : 20 000 euros
Ordonne à la SAS Semeru de rembourser à Pôle emploi les indemnités chômage versées à M. [V] [E] du jour de son licenciement au jour de la présente décision, dans la limite de six mois ;
Condamne la SAS Semeru à payer à M. [V] [E] la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute la SAS Semeru de sa demande formulée en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SAS Semeru aux entiers dépens de première instance et d'appel.
La greffière La présidente