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26/06/2024 | FRANCE | N°22/01080

France | France, Cour d'appel de Rennes, 9ème ch sécurité sociale, 26 juin 2024, 22/01080


9ème Ch Sécurité Sociale





ARRÊT N°



N° RG 22/01080 - N° Portalis DBVL-V-B7G-SP2D













S.A.S. [11]



C/



Mme [X] [E]

M. [S] [E]

Mme [A] [H] épouse [J]

M. [R] [J]

CPAM DE LOIRE ATLANTIQUE





















Copie exécutoire délivrée

le :



à :











Copie certifiée conforme délivrée

le:



à:>
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 26 JUIN 2024





COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :



Président : Madame Cécile MORILLON-DEMAY, Présidente de chambre

Assesseur : Madame Véronique PUJES, Conseillère

Assesseur : Madame Anne-Emmanuelle PRUAL, Conse...

9ème Ch Sécurité Sociale

ARRÊT N°

N° RG 22/01080 - N° Portalis DBVL-V-B7G-SP2D

S.A.S. [11]

C/

Mme [X] [E]

M. [S] [E]

Mme [A] [H] épouse [J]

M. [R] [J]

CPAM DE LOIRE ATLANTIQUE

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

Copie certifiée conforme délivrée

le:

à:

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 26 JUIN 2024

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Madame Cécile MORILLON-DEMAY, Présidente de chambre

Assesseur : Madame Véronique PUJES, Conseillère

Assesseur : Madame Anne-Emmanuelle PRUAL, Conseillère

GREFFIER :

Mme Adeline TIREL lors des débats et lors du prononcé

DÉBATS :

A l'audience publique du 17 Avril 2024

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement le 26 Juin 2024 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats

DÉCISION DÉFÉRÉE A LA COUR:

Date de la décision attaquée : 14 Janvier 2022

Décision attaquée : Jugement

Juridiction : Pole social du TJ de NANTES

Références : 19/00065

****

APPELANTE :

S.A.S. [11]

[Adresse 6]

[Localité 7]

représentée par Me Cyrille BERTRAND de la SELAS NEOCIAL, avocat au barreau de LA ROCHE-SUR-YON

INTIMÉS :

Madame [X] [E]

ès nom et ès qualités d'ayant droit de [A] [H] épouse [J]

[Adresse 8]

[Localité 5]

comparante en personne, assisté de M. [P] [T] ([12]) en vertu d'un pouvoir spécial

Monsieur [S] [E]

[Adresse 8]

[Localité 5]

comparant en personne, assisté de M. [P] [T] ([12]) en vertu d'un pouvoir spécial

Monsieur [R] [J]

décédé

non représenté

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE LOIRE ATLANTIQUE

Service Contentieux

[Adresse 9]

[Localité 7]

représentée par Mme [D] [Y], en vertu d'un pouvoir spécial

INTERVENANTS VOLONTAIRES

Monsieur [B] [J]

ès qualités d'ayant droit de [A] [H] épouse [J]

[Adresse 1]

[Adresse 1]

[Localité 4]

non comparant,

représenté de M. [P] [T] ([12]) en vertu d'un pouvoir spécial

Madame [G] [J] épouse [F]

ès qualités d'ayant droit de [A] [H] épouse [J]

[Adresse 2]

[Localité 3]

non comparante,

représentée de M. [P] [T] ([12]) en vertu d'un pouvoir spécial

Monsieur [U] [J]

ès qualités d'ayant droit de [A] [H] épouse [J]

[Adresse 1]

[Adresse 1]

[Localité 4]

non comparant,

représenté de M. [P] [T] ([12]) en vertu d'un pouvoir spécial

EXPOSÉ DU LITIGE :

Selon la déclaration d'accident du travail complétée le 21 mars 2014 par le [11], venant aux droits de la SCP [10], [C], [M], [14] (ci-après le [11]), [W] [E], salariée en qualité d'assistante vétérinaire, s'est donnée la mort sur son lieu de travail, le décès ayant été constaté à 6h00, dans les circonstances suivantes :

Date : 11 mars 2014 à 4h00 ;

Lieu de l'accident : [Adresse 6], lieu de travail habituel ;

Activité de la victime lors de l'accident : soins aux animaux hospitalisés ;

Nature de l'accident : suicide ;

Objet dont le contact a blessé la victime : perfusion de dolethal ;

Siège et nature des lésions : décès ;

Horaires de la victime le jour de l'accident : 19h00 à 1h00 et 2h00 à 7h00 ;

Accident constaté le 11 mars 2014 par les préposés de l'employeur.

Un rapport de police a été établi.

Cette déclaration était accompagnée de réserves formulées ainsi par l'employeur :

« DOLETHAL : produit dangereux utilisé pour euthanasier les animaux et conservé dans une armoire spécifique sous clé mais accessible pour les professionnels de l'établissement (vétérinaires et assistantes vétérinaires).

Nous n'avions connaissance d'aucun trouble psychologique de cette salariée qui aurait pu nous mettre en alerte.

Aucun conflit dans le travail ne nous opposait à cette employée ».

Par courrier du 25 juin 2014, la caisse primaire d'assurance maladie de la Loire-Atlantique (la caisse) a notifié à l'employeur sa décision de prendre en charge le décès de [W] [E] au titre de la législation professionnelle.

Le 29 juillet 2014, le [11] a saisi la commission de recours amiable en contestation de cette décision puis, en l'absence de décision rendue dans les délais impartis, il a porté le litige devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Nantes le 18 septembre 2014.

Par jugement du 22 janvier 2019, ce tribunal, devenu le pôle social du tribunal de grande instance de Nantes, a :

- débouté le [11] de l'ensemble de ses demandes ;

- déclaré opposable au [11] la décision de prise en charge par la caisse au titre de la législation sur les risques professionnels du décès de [W] [E] le 11 mars 2014 ;

- condamné l'employeur aux dépens.

Par déclaration adressée le 12 avril 2019, le [11] a interjeté appel de ce jugement qui lui avait été notifié le 22 mars 2019.

Par arrêt du 23 février 2022, la cour a confirmé le jugement dans toutes ses dispositions et condamné le [11] aux dépens, pour ceux exposés postérieurement au 31 décembre 2018.

En parallèle, la procédure pénale a été classée sans suite au titre du harcèlement moral mais a abouti au constat des infractions suivantes sanctionnées dans le cadre d'une composition pénale :

- la mise à disposition d'agents chimiques dangereux sans respect de certains principes de prévention réglementaires ;

- l'absence de mise à jour annuelle du document unique d'évaluation des risques professionnels.

Par courrier du 22 juillet 2014, Mme [X] [E], M. [S] [E],  [A] [H] épouse [J] et [R] [J] (les consorts [E]) ont formé une demande en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur de [W] [E] auprès de la caisse qui a dressé un procès-verbal de non-conciliation le 19 décembre 2014.

Par courrier du 3 février 2015, les consorts [E] ont porté le litige devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Nantes.

Par jugement du 14 janvier 2022, ce tribunal devenu le pôle social du tribunal judiciaire de Nantes a :

- constaté l'interruption de l'instance engagée de son vivant par [R] [J] (décédé le 15 avril 2016) ;

- invité les héritiers d'[R] [J] à produire, dans un délai de trois mois, un acte de notoriété et à dire s'ils entendent reprendre l'instance engagée par leur auteur ;

- dit que la procédure engagée de son vivant par [R] [J] sera reprise après justification de la régularisation de la procédure, dans les conditions de l'article 373 du code de procédure civile ;

- dit que l'accident mortel du travail de [W] [E] survenu le 11 mars 2014 est dû à la faute inexcusable du [11] ;

- fixé en conséquence le préjudice moral des consorts [E] comme suit :

* 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour M. [S] [E] ;

* 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour Mme [X] [E] ;

* 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour Mme [A] [J] ;

- dit que ces sommes seront avancées par la caisse qui dispose d'une action récursoire contre le [11] ;

- débouté les consorts [E] du surplus de leurs demandes ;

- débouté le [11] de toutes ses demandes ;

- condamné le [11] à verser aux consorts [E] la somme de 1 000 euros pour chacun au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné le [11] aux dépens.

Par déclaration adressée le 18 février 2022 par courrier recommandé avec avis de réception, le [11] a interjeté appel de ce jugement qui lui a été notifié le 27 janvier 2022, l'appel étant limité aux chefs de jugement suivants :

- dit que l'accident mortel du travail de [W] [E] survenu le 11 mars 2014 est dû à la faute inexcusable du [11] ;

- fixé en conséquence le préjudice moral des consorts [E] comme suit :

* 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour M. [S] [E] ;

* 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour Mme [X] [E] ;

* 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour Mme [A] [J] ;

- dit que ces sommes seront avancées par la caisse qui dispose d'une action récursoire contre le [11] ;

- débouté le [11] de toutes ses demandes ;

- condamné le [11] à verser aux consorts [E] la somme de 1 000 euros pour chacun au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné le [11] aux dépens.

Par ses écritures parvenues au greffe par RPVA le 12 avril 2024, auxquelles s'est référé et qu'a développées son conseil à l'audience, le [11] demande à la cour de :

- réformer le jugement entrepris ;

Statuant à nouveau,

- constater l'interruption de l'instance en ce qui concerne Mme [A] [H], épouse [J], décédée le 10 mars 2024 ;

- dire et juger que les parties demanderesses (sic) ne rapportent pas la preuve qui leur incombe que l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du risque suicidaire auquel était exposée [W] [E] et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver ;

- rejeter toutes demandes, fins et conclusions du chef de reconnaissance d'une faute inexcusable de l'employeur ;

Subsidiairement,

- statuer comme de droit sur le principe des demandes de M. et Mme [E], parents de la victime, ainsi que, si l'instance n'est pas jugée interrompue, sur celle de Mme [A] [J], grand-mère de la victime, aujourd'hui décédée ;

En tout état de cause,

- ramener les quanta d'indemnisation à de plus justes proportions ;

- réformer les dispositions du jugement entrepris en ce qu'il l'a débouté de la demande formulée à ce titre et statuant à nouveau, condamner solidairement les parties intimées au paiement d'une somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles engagés en première instance ;

- condamner les parties intimées au paiement d'une somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles engagés à hauteur d'appel, outre au paiement des entiers dépens de l'instance.

Par des écritures parvenues au greffe le 6 septembre 2022, auxquelles s'est référée et qu'a développées la [12] ([12]) les représentant à l'audience, les consorts [E] demandent à la cour de :

- dire que l'accident du travail du 11 mars 2014 dont a été victime [W] [E] est dû à la faute inexcusable de l'employeur ;

- condamner le [11] au versement de la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice d'affection subi par Mme [E] ;

- condamner le [11] au versement de la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice d'affection subi par M. [E] ;

- condamner le [11] au versement de la somme de 10 000 euros en réparation du préjudice d'affection subi par Mme [J] ;

- condamner le [11] au versement de la somme de 10 000 euros en réparation du préjudice d'affection subi par [R] [J], décédé en cours de procédure, versée à sa veuve et héritière Mme [J] ;

- condamner la partie défenderesse aux dépens ;

- condamner la partie défenderesse au paiement d'une somme de 1 000 euros à chacun des demandeurs, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner les parties défenderesses (sic) au paiement d'une somme de 1 000 euros au [13] en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ses écritures parvenues au greffe le 12 septembre 2022 auxquelles s'est référée et qu'a développées sa représentante à l'audience, la caisse demande à la cour, en cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, de condamner le [11] à lui rembourser l'intégralité des sommes qu'elle sera amenée à verser aux consorts [E] en application des dispositions de l'article L. 452-3-1 du code de la sécurité sociale.

Suite au décès de Mme [A] [J] le 10 mars 2024, M. [B] [J], Mme [G] [J] épouse [F], M. [U] [J] et Mme [X] [J] épouse [E], ses enfants et héritiers selon la dévolution successorale qu'ils ont été autorisés à communiquer en délibéré, ont indiqué vouloir reprendre l'instance initiée par celle-ci.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour, conformément à l'article 455 du code de procédure civile, renvoie aux conclusions susvisées.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Il sera rappelé en préalable que [W] [E] s'est donnée la mort sur son lieu de travail, par perfusion de Doléthal, le 11 mars 2014, son corps ayant été découvert au sol dans la buanderie à 6h00 par des collègues de travail.

Elle a laissé un mot manuscrit sur le calendrier faisant office de sous-main situé sur un bureau, lequel mentionne ce qui suit :

'Fuck les patrons de cette boîte qui ne reconnaisse pas le travail de leur ASV.

J'aime ma famille, mes amis, et lui ! Je l'aime mais pas lui, je lui en veux pas, mais j'en veux au système de demander un loyer alors qu'on a plus d'argent chaqu'un c'est problème j'ai réglé les miens.

Je ne pourrai jamais être assez désolé pour le mal que je vous fait.

Adieux!!' (Sic).

Il ressort en outre des constatations relevées dans le procès-verbal de police que :

« Le corps est vêtu d'une blouse de travail verte et d'un pantalon vert . Un feutre noir et un stylo sont attachés à un cordon présent autour de son cou.

Entre les jambes, constatons sur le sol écrit au feutre noir l'inscription «c'est de la lâcheté Dsl ».

[...]

Poursuivons l'examen du corps avec le docteur [I] et constatons que sur l'avant-bras gauche, face intérieure, il est inscrit au marqueur noir «Fuck them all ».

Sur la jambe droite, il est inscrit au feutre noir « Vivre l'instant or death ».

Sur la jambe gauche, il est inscrit au feutre noir « No risk is miss out Life so why wo »'.

1 - Sur la faute inexcusable de l'employeur :

L'action en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur ne peut être engagée que pour autant que l'accident survenu à la victime revêt le caractère d'un accident du travail.

Dans le cadre de cette action et en défense, l'employeur peut contester le caractère professionnel de l'accident du salarié afin de voir écarter sa responsabilité, en dépit de l'opposabilité de la décision définitive de prise en charge de l'accident du travail par la caisse primaire d'assurance maladie au titre de la législation professionnelle.

Au cas d'espèce, le caractère professionnel de l'accident n'est plus discuté en cause d'appel.

Des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, il résulte que l'employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs en veillant à éviter les risques, à évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités et à adapter le travail de l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production.

Aux termes de l'article L. 4121-3 du code du travail, l'employeur, compte tenu de la nature des activités de l'établissement, évalue les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, y compris dans le choix des équipements de travail.

Par une série d'arrêts du 28 février 2002 (notamment Cass. soc., 28 févr. 2002, n° 99-17.201 : JurisData n° 2002-013262), la Cour de cassation avait défini la faute inexcusable de l'employeur en considérant cette dernière comme établie dès lors que le salarié rapportait la preuve que l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger et qu'il n'avait pas pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de son salarié.

La Cour avait instauré à la charge de l'employeur une obligation de sécurité de résultat reposant sur le contrat de travail. Cette obligation contractuelle a évolué à l'initiative de la chambre sociale à la suite d'un arrêt du 25 novembre 2015 (Soc., 25 nov. 2015, n° 14-24.444) qui a désormais consacré une obligation légale de sécurité et de prévention de la santé physique et mentale des travailleurs à la charge de l'employeur.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation, en ce qui concerne la faute inexcusable, s'est alignée sur cette position par deux arrêts rendus le 8 octobre 2020 (Cass. 2e civ., 8 oct. 2020, n°18-26.677 et n°18-25.021).

C'est dans ces conditions que la référence à une obligation de sécurité de résultat a été abandonnée et que le fondement légal de la responsabilité s'est substitué à celui du contrat de travail.

Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver (2e Civ., 22 septembre 2022, pourvoi n° 20-23.725).

Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié. Il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire, même non exclusive ou indirecte, pour que sa responsabilité soit engagée.(2e Civ., 18 mars 2021, pourvoi n° 19-24.284).

La faute inexcusable ne se présume pas et il appartient à la victime ou ses ayants droit, invoquant la faute inexcusable de l'employeur, de rapporter la preuve que celui-ci n'a pas pris les mesures nécessaires pour préserver le salarié du danger auquel il était exposé.

Le juge n'a pas à s'interroger sur la gravité de la négligence de l'employeur et doit seulement contrôler, au regard de la sécurité, la pertinence et l'efficacité de la mesure que l'employeur aurait dû prendre.

Les consorts [E] font valoir que suite au décès, les agents de la DIRECCTE ont relevé, après enquête, diverses infractions justifiant la mise en cause du [11] en qualité de personne morale et de son représentant légal ; que la DIRECCTE a retenu l'absence de mise en oeuvre par l'employeur de mesures de prévention ayant pour objet de limiter l'exposition de l'ensemble des salariés au risque de manipulation d'un produit létal ; que l'inspection du travail affirme que l'employeur ne pouvait qu'avoir conscience du danger inhérent à l'accès et à l'utilisation de ce produit ; que le [11] ne verse aucune pièce démontrant que Mme [E] avait bénéficié de mesures concernant les règles de sécurité et d'accès aux produits chimiques dangereux ; qu'il ne produit pas non plus de fiche de poste ; que la DIRECCTE a également relevé une absence de mise à jour du document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) au jour du sinistre ; que le guide d'évaluation des risques de la CARSAT des Pays de Loire à destination des structures vétérinaires prévoit le nécessaire contrôle de l'accès du personnel aux produits les plus dangereux tels que les stupéfiants, anesthésiants et euthanasiants ; qu'en omettant de mettre à jour le DUERP, le [11] a manqué à son obligation de sécurité ; que ce défaut de mise en oeuvre de toute mesure de sécurité et de prévention concernant l'accès aux produits euthanasiants a participé à la réalisation de l'accident du travail ; que le [11] a fait l'objet d'une composition pénale pour avoir commis le délit de défaut de respect et de mise en oeuvre des mesures de prévention aux risques d'exposition de sa salariée aux agents chimiques ; que de ce fait l'appelant a reconnu sa responsabilité pénale.

Le [11] réplique que la commission de l'infraction relative à l'absence de mise en oeuvre par l'employeur de mesures de prévention ayant pour objet de limiter l'exposition de l'ensemble des salariés au risque de manipulation d'un produit létal est sans aucun lien direct avec le décès de Mme [E] ; qu'elle n'a pas heurté accidentellement une fiole de Doléthal ouverte ou mal rangée, pas plus qu'elle n'a absorbé le produit par erreur ; que si une liste avait été établie pour identifier le personnel de la clinique auquel était réservé l'accès au Doléthal, Mme [E] y aurait été mentionnée en sa qualité d'ASV ; que le risque professionnel au sens de l'article L. 4121-3 du code du travail est celui d'un comportement suicidaire sur le lieu de travail et non une exposition accidentelle aux produits dangereux ; que l'état dépressif de Mme [E] lui était inconnu et a été révélé lors de l'enquête pénale.

Sur ce :

Il est constant que [W] [E] était assistante vétérinaire de niveau III.

Lors de son audition par les services de police, Mme [N] [C], vétérinaire associée au sein du [11], plus particulièrement en charge des ressources humaines, a indiqué ceci :

'En 2012, elle devient assistante vétérinaire de niveau III, en sachant qu'il y a 5 échelons dans cet hôpital. Avec ce niveau, elle pouvait pratiquer des injections, des prises de sang et assistante au bloc opératoire avec une connaissance des produits utilisés. L'euthanasie des animaux est réalisée par le vétérinaire et assisté des ASV. Les ASV peuvent sous les instructions du vétérinaire préparer les produits injectables'.

Selon la grille réglementaire de classification, les ASV de niveau III sont amenées à effectuer les tâches suivantes : accueil, réception, secrétariat, aide à la gestion et à la comptabilité, vente de produits vétérinaires sans prescription, hygiène et maintenance des locaux, hygiène, sécurité et aide à la contention, assistance technique du praticien, aide à la consultation, aux soins, aux examens, à la radiologie, et à la chirurgie et préparation du matériel médical et chirurgical.

Il ressort de l'enquête réalisée par la DIRECCTE les éléments suivants :

- le produit utilisé par [W] [E] était placé sous clé mais tout le personnel y avait accès ;

- aucune mesure de prévention spécifique à l'utilisation du Dolethal n'avait été déterminée alors qu'il s'agissait d'un produit évalué au niveau 4 'accident ou maladie mortel' dans le document unique d'évaluation des risques ; ce produit est considéré comme un agent chimique dangereux au sens de l'article R. 4412-3 2° du code du travail lequel code prévoit en la matière que l'employeur doit définir et appliquer des mesures de prévention afin de réduire au maximum le risque d'exposition à des produits chimiques dangereux (article R. 4412-11) ;

- le docteur [M], co-gérant de la clinique, avait apporté son concours à la CARSAT Pays de Loire pour la réalisation du guide d'évaluation des risques pour les structures vétérinaires de sorte que l'employeur ne pouvait ignorer les mesures de prévention à prendre en matière d'accès et d'utilisation de produits dangereux ;

- le document unique d'évaluation des risques au jour de l'accident datait du 26 mai 2009 ; or ce document doit être mis à jour chaque année ce qui n'avait pas été fait.

Le [11] a fait l'objet d'une composition pénale acceptée, les infractions suivantes ayant été relevées :

- d'avoir à [Localité 7], dans la nuit du 10 au 11 mars 2014, en tout cas sur le territoire national et depuis temps non prescrit, employé un travailleur à une activité comportant un risque d'exposition à des agents chimiques sans respect des règles de prévention, en l'espèce sans mise en oeuvre de mesures de prévention dans le cadre de l'emploi de [W] [E] ;

- d'avoir à [Localité 7], dans la nuit du 10 au 11 mars 2014, en tout cas sur le territoire national et depuis temps non prescrit, évaluation par employeur des risques professionnels sans mise à jour conforme du document d'inventaire des résultats.

Il ressort de l'ensemble de ces éléments que la dangerosité connue de certains produits nécessaires à l'exercice d'actes vétérinaires devait conduire le [11] à établir un protocole restrictif d'accès à ceux-ci, ce qu'il n'a pas fait.

Il ne saurait être soutenu qu'en sa qualité d'ASV de niveau III [W] [E] était susceptible d'avoir accès aux produits dangereux en continu, y compris la nuit, sans qu'une intervention soit programmée et sans le contrôle d'un praticien.

Le docteur [C] admet à ce titre dans son audition que l'euthanasie des animaux est réalisée par le vétérinaire et que les ASV ne préparent les produits injectables que sur les instructions et sous la responsabilité du vétérinaire.

Il s'ensuit qu'en laissant un accès libre aux salariés, et notamment à [W] [E], à des produits dont le caractère létal ne pouvait être ignoré de l'employeur comme la possibilité d'un usage détourné, le [11] a commis une faute, laquelle, si elle n'est pas directe et exclusive, a nécessairement concouru au passage à l'acte de [W] [E] dans les conditions dans lesquelles il s'est réalisé.

Ce faisant, la faute inexcusable du [11] est suffisamment caractérisée, le jugement étant confirmé sur ce point.

2 - Sur les conséquences de la reconnaissance de la faute inexcusable du [11] :

En cas de blessure suivie de mort, les ayants droit de la victime mentionnés aux articles L. 434-7 et suivants ainsi que les ascendants et descendants qui n'ont pas droit à une rente en vertu des dits articles, peuvent demander à l'employeur réparation du préjudice moral devant la juridiction précitée.

La réparation de ces préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l'employeur.

' Sur le préjudice moral des parents :

La cour trouve dans la cause les éléments suffisants pour confirmer les sommes allouées par les premiers juges en réparation de leur préjudice moral et d'affection, soit 30 000 euros chacun.

' Sur le préjudice moral de Mme [A] [J] (grand-mère décédée en mars 2024) :

Le décès de [W] [E] est incontestablement à l'origine d'un préjudice moral exactement évalué par les premiers juges à la somme de 10 000 euros , somme qui sera allouée aux héritiers de [A] [J].

' Sur le préjudice moral d'[R] [J] (grand-père décédé en avril 2016) :

Dans son jugement du 14 janvier 2022, le pôle social du tribunal judiciaire de Nantes a notamment :

- constaté l'interruption de l'instance engagée de son vivant par [R] [J] (décédé le 15 avril 2016) ;

- invité les héritiers d'[R] [J] à produire, dans un délai de trois mois, un acte de notoriété et à dire s'ils entendent reprendre l'instance engagée par leur auteur ;

- dit que la procédure engagée de son vivant par [R] [J] sera reprise après justification de la régularisation de la procédure, dans les conditions de l'article 373 du code de procédure civile.

Ces dispositions n'ont pas fait l'objet d'un appel.

Il est constant que les héritiers d'[R] [J] n'ont pas ressaisi le tribunal dans le délai imparti de sorte que malgré le temps écoulé depuis lors, l'instance est toujours interrompue s'agissant de cette demande le concernant, l'article 376 du code de procédure civile prévoyant à ce titre que l'interruption de l'instance ne dessaisit pas le juge.

Il s'ensuit que la demande de dommages et intérêts formée en réparation du préjudice moral d'[R] [J] devant la cour est irrecevable.

Il appartient aux héritiers d'[R] [J] de ressaisir le pôle social du tribunal judiciaire de Nantes de cette question.

3 - Sur les frais irrépétibles et les dépens :

La demande de rejet de l'exécution provisoire est sans objet en cause d'appel.

Est irrecevable la demande d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile présentée par la [12] pour son propre compte, celle-ci n'étant pas partie à l'instance.

Il n'apparaît pas équitable de laisser à la charge des consorts [E] leurs frais irrépétibles d'appel.

Le [11] sera en conséquence condamné à leur verser à ce titre la somme globale de 1 500 euros.

Les dépens de la présente procédure d'appel seront laissés à la charge du [11] qui succombe à l'instance et qui de ce fait ne peut prétendre à l'application des dispositions l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La COUR, statuant publiquement, dans les limites de l'appel, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

CONFIRME le jugement ;

Y ajoutant :

DÉCLARE irrecevable la demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral d'[R] [J] ;

DÉCLARE irrecevable la demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile présentée par la [12] pour son propre compte ;

CONDAMNE le [11] à verser aux consorts [E] une indemnité de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

DIT que la demande de rejet de l'exécution provisoire est sans objet ;

CONDAMNE le [11] aux dépens d'appel.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rennes
Formation : 9ème ch sécurité sociale
Numéro d'arrêt : 22/01080
Date de la décision : 26/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 03/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-26;22.01080 ?
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