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26/06/2024 | FRANCE | N°21/05032

France | France, Cour d'appel de Rennes, 9ème ch sécurité sociale, 26 juin 2024, 21/05032


9ème Ch Sécurité Sociale





ARRÊT N°



N° RG 21/05032 - N° Portalis DBVL-V-B7F-R5CN













S.C.P. [9]

Société [10]

S.C.P. SCP [W] [8]



C/



M. [B] [Y]

CPAM DE LA LOIRE ATLANTIQUE





















Copie exécutoire délivrée

le :



à :











Copie certifiée conforme délivrée

le:



à:

RÉPUBLIQUE F

RANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 26 JUIN 2024





COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :



Président : Madame Cécile MORILLON-DEMAY, Présidente de chambre

Assesseur : Madame Véronique PUJES, Conseillère

Assesseur : Madame Anne-Emmanuelle PRUAL, Conseillère



GRE...

9ème Ch Sécurité Sociale

ARRÊT N°

N° RG 21/05032 - N° Portalis DBVL-V-B7F-R5CN

S.C.P. [9]

Société [10]

S.C.P. SCP [W] [8]

C/

M. [B] [Y]

CPAM DE LA LOIRE ATLANTIQUE

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

Copie certifiée conforme délivrée

le:

à:

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 26 JUIN 2024

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Madame Cécile MORILLON-DEMAY, Présidente de chambre

Assesseur : Madame Véronique PUJES, Conseillère

Assesseur : Madame Anne-Emmanuelle PRUAL, Conseillère

GREFFIER :

Mme Adeline TIREL lors des débats et lors du prononcé

DÉBATS :

A l'audience publique du 17 Avril 2024

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement le 26 Juin 2024 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats

DÉCISION DÉFÉRÉE A LA COUR:

Date de la décision attaquée : 02 Juillet 2021

Décision attaquée : Jugement

Juridiction : Pole social du TJ de NANTES

Références : 19/08203

****

APPELANTES :

Société [10]

[Adresse 7]

[Localité 3]

représentée par Me Mélanie FONTAINE-HALLE de la SELAS FIDAL, avocat au barreau de NANTES substituée par Me Capucine VALET, avocat au barreau de NANTES

Maitre [C] [W] de la S.C.P. SCP [W] [8],

ès qualités de mandataire judiciaire à la procédure de redressement judiciaire de la société [10]

[Adresse 4]

[Localité 3]

représentée par Me Mélanie FONTAINE-HALLE de la SELAS FIDAL, avocat au barreau de NANTES substituée par Me Capucine VALET, avocat au barreau de NANTES

INTIMÉS :

Monsieur [B] [Y]

[Adresse 5]

[Localité 2]

représenté par Me Laurence SCETBON-DIDI, avocat au barreau de SAINT-NAZAIRE

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE LA LOIRE ATLANTIQUE

[Adresse 6]

[Localité 3]

représentée par Mme [K] [X], en vertu d'un pouvoir spécial

INTERVENANT VOLONTAIRE

Maitre [G] [O] de la S.C.P. [9]

ès qualités de Commissaire à l'exécution du plan de la société [10]

[Adresse 1]

[Localité 3]

représentée par Me Mélanie FONTAINE-HALLE de la SELAS FIDAL, avocat au barreau de NANTES substituée par Me Capucine VALET, avocat au barreau de NANTES

EXPOSÉ DU LITIGE

Le 4 juillet 2017, la société [10] (la société) a complété une déclaration d'accident du travail concernant M. [B] [Y], salarié en tant que responsable sécurité, technique et logistique, mentionnant un accident survenu le 20 juin 2017 dans les circonstances suivantes 'dans l'exercice de ses fonctions, M. [Y] passe par le service ambulatoire pour se rendre au service administratif-altercation verbale avec un médecin, présent au service ambulatoire au moment des faits'.

Le certificat médical initial, établi le 6 juillet 2017, fait état d'une 'souffrance au travail'. Ce certificat mentionne que M. [Y] est placé en arrêt de travail à compter du 23 juin 2017.

Par décision du 9 octobre 2017 après enquête, la caisse primaire d'assurance maladie de la Loire-Atlantique (la caisse) a pris en charge l'accident au titre de la législation professionnelle.

Par décision du 18 janvier 2018, la caisse a fixé le taux d'incapacité permanente partielle de M. [Y] à 14 % dont 5% pour le taux professionnel, donnant lieu au versement d'une rente à effet au 6 novembre 2017.

M. [Y] a été déclaré inapte à son poste par le médecin du travail le 6 novembre 2017 et a fait l'objet d'un licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement notifié le 4 décembre 2017. Il a contesté son licenciement devant le conseil de prud'hommes, lequel l'a débouté de ses demandes. Il a interjeté appel de ce jugement, litige toujours pendant devant la cour.

Par courrier du 20 novembre 2017, M. [Y] a formé une demande en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur auprès de la caisse qui a dressé un procès-verbal de carence en l'absence de la société le 12 mars 2018.

L'intéressé a alors porté le litige devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Nantes le 25 juillet 2018.

En parallèle, le 25 avril 2018, le tribunal de commerce de Nantes a placé la société en redressement judiciaire et désigné la SCP [W]-[8] en la personne de Maître [W] en qualité de mandataire judiciaire ainsi que la SCP [9] en la personne de Maître [O] en qualité d'administrateur judiciaire avec une mission d'assistance.

Par jugement du 31 juillet 2019, le tribunal de commerce de Nantes a arrêté le plan de redressement de la société, désigné la SCP [9] en la personne de Maître [O] en qualité de commissaire à l'exécution du plan, et maintenu les autres organes en fonction jusqu'au 30 septembre 2019 s'agissant de l'administrateur judiciaire et jusqu'à la reddition des comptes s'agissant du mandataire judiciaire.

Par jugement du 2 juillet 2021, le pôle social du tribunal judiciaire de Nantes, devenu compétent, a :

- dit que l'accident du travail dont a été victime M. [Y] le 20 juin 2017 est dû à la faute inexcusable de la société ;

- avant dire droit sur l'indemnisation des préjudices subis par M. [Y], ordonné une expertise médicale ;

- désigné pour y procéder le docteur [T], ayant pour missions et attributions celles définies au dispositif du jugement ;

- dit que l'expertise sera réalisée aux frais de la caisse ;

- débouté M. [Y] de sa demande de provision ;

- dit que l'ensemble des sommes allouées à la victime lui seront avancées par la caisse ;

- condamné la société à rembourser à la caisse l'ensemble des sommes dont elle sera amenée à faire l'avance en exécution du jugement ;

- dit que la société devra fournir à la caisse les coordonnées de sa compagnie d'assurance contre le risque de faute inexcusable à la date de l'accident du travail le 20 juin 2017 ;

- condamné la société aux dépens ;

- condamné la société à verser à M. [Y] la somme de 1 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- ordonné l'exécution provisoire ;

- sursit à statuer sur toutes autres demandes plus amples ou contraires.

La société et la SCP [W]-[8] en la personne de Maître [W], ont interjeté appel de ce jugement qui avait été notifié le 20 juillet 2021 à la SCP [W]-[8] :

- par déclaration adressée le 3 août 2021 par communication électronique ;

- par lettre recommandée adressée le lendemain.

Le 12 octobre 2021, la cour a ordonné la jonction des deux dossiers sous le n° 21/05032.

Par conclusions n°3 transmises par le RPVA le 26 février 2024, auxquelles s'est référée et qu'a développées leur conseil à l'audience, la société ainsi que la SCP [W]-[8] et la SCP [9] ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, demandent à la cour :

- d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris ;

- de dire inopposable l'expertise médicale en date du 14 janvier 2022, réalisée par le docteur [S] ;

Statuant de nouveau,

A titre principal,

- d'écarter le caractère professionnel de l'accident et par conséquent débouter M. [Y] de sa demande de reconnaissance de faute inexcusable ;

A titre subsidiaire,

- de constater que M. [Y] faillit dans l'administration de la preuve de l'existence d'une faute inexcusable ;

- en conséquence, de débouter M. [Y] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

A titre infiniment subsidiaire,

- de constater que M. [Y] n'apporte aucun élément à l'appui de sa demande d'indemnisation complémentaire et qu'au surplus le préjudice de perte d'emploi invoqué n'est pas indemnisable dans le cadre de la présente instance ;

En tout état de cause,

- de juger irrecevable l'action récursoire de la caisse faute pour elle d'avoir déclaré sa créance dans les délais légaux ;

A titre reconventionnel,

- de condamner M. [Y] à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- de condamner M. [Y] aux dépens.

Par ses écritures n°2 parvenues au greffe par le RPVA le 1er juin 2023, auxquelles s'est référé et qu'a développées son conseil à l'audience, M. [Y] demande à la cour de :

- confirmer dans toutes ses dispositions le jugement entrepris en ce qu'il a :

* dit que l'accident du travail dont il a été victime le 20 juin 2017 est dû à la faute inexcusable de la société ;

* ordonné une expertise médicale ;

* condamné la société à rembourser à la caisse l'ensemble des sommes dont elle sera amenée à faire l'avance ;

* condamné la société à lui verser la somme de 1 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner (sic) au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.

Par ses écritures parvenues au greffe le 11 mai 2023, auxquelles s'est référée et qu'a développées sa représentante à l'audience, la caisse demande à la cour de confirmer le jugement entrepris et de condamner la société à lui rembourser l'intégralité des sommes qu'elle sera amenée à avancer si la faute inexcusable de l'employeur est reconnue.

Par ses écritures parvenues au greffe le 12 mars 2024, auxquelles s'est référée et qu'a développées sa représentante à l'audience, la caisse demande à la cour de constater qu'elle dispose en tout état de cause d'une action directe à l'encontre de l'assureur de l'employeur concernant les conséquences financières de la faute inexcusable.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour, conformément à l'article 455 du code de procédure civile, renvoie aux conclusions susvisées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1- Sur la demande de reconnaissance de la faute inexcusable de la société :

L'action en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur ne peut être engagée que pour autant que l'accident survenu à la victime revêt le caractère d'un accident du travail.

Dans le cadre de cette action et en défense, l'employeur peut contester le caractère professionnel de l'accident du salarié afin de voir écarter sa responsabilité, en dépit de l'opposabilité de la décision définitive de prise en charge de l'accident du travail par la caisse primaire d'assurance maladie au titre de la législation professionnelle.

Au cas d'espèce et en défense à l'action en reconnaissance de la faute inexcusable engagée par M. [Y], la société fait valoir que le caractère professionnel de l'accident allégué n'est pas établi.

Il y a lieu par conséquent d'examiner au préalable la question du caractère professionnel de l'accident déclaré par le salarié.

1-1 Sur le caractère professionnel de l'accident

Il résulte de l'article L.411-1 du code de la sécurité sociale que : 'Est considéré comme accident du travail , quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise'.

Constitue un accident du travail un événement ou une série d'événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l'occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle, quelle que soit la date d'apparition de celle-ci. (Soc., 2 avril 2003, n° 00-21.768 ; 2e Civ 9 juillet 2020, n° 19-13.852)

Il appartient à la victime de rapporter la preuve de la survenance d'une lésion conséquence d'un événement survenu au temps et au lieu du travail. S'agissant de la preuve d'un fait juridique, cette preuve est libre et peut donc être rapportée par tous moyens, notamment par des présomptions graves, précises et concordantes (Soc. 8 octobre 1998 pourvoi n° 97-10.914).

En l'espèce, M. [Y] maintient avoir été agressé verbalement par le docteur [U] le 20 juin 2017, alors qu'il quittait son poste. Il ajoute que cette agression avait été précédée d'un échange de courriels avec ce praticien le 19 mai 2016 au cours duquel ce dernier s'était montré très virulent, d'un autre échange avec la direction le 15 juin 2017 au cours duquel l'attention de celle-ci avait été attirée par lui-même sur le comportement du docteur [U], et d'enquêtes internes menées en 2016 et 2017.

La société fait valoir que les certificats médicaux évoquant une souffrance au travail ne font que rapporter les dires du salarié quant à l'origine professionnelle de son état de santé ; qu'en outre, le premier certificat médical est du 6 juillet 2017 et a donc été établi plus de quinze jours après les faits ; que le constat médical de troubles psychiques (stress post traumatique) n'a eu lieu quant à lui pour la première fois que le 30 août 2017 ; que M. [Y] ne démontre donc pas l'apparition soudaine et brutale d'une lésion psychique qui serait en lien avec ce qui constituait non pas une agression mais un simple échange verbal au cours duquel M. [Y] a eu un rôle particulièrement actif succédant au ton tout aussi discourtois de ses mails de juin 2017.

Sur ce :

La cour relève tout d'abord que l'employeur, en la personne du président directeur général, M. [V], a transmis la déclaration d'accident du travail sans l'accompagner d'aucune réserve et ce n'est que dans le cadre de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable que la société conteste le caractère professionnel de l'accident.

Par ailleurs, le rapport établi le 3 juillet 2017 suite à l'enquête menée par un représentant de la direction, un membre du CHSCT et un membre de la délégation unique du personnel (pièce n° 14 de M. [Y]), dont le contenu n'est pas remis en cause par la société, laisse apparaître que le 20 juin 2017 à 16h30, alors que le docteur [U] se trouvait dans le service ambulatoire avec l'infirmière de service, Mme [I], et Mme [D] également présente dans le bureau des infirmiers, M. [Y] est passé par ce service pour signaler son départ, les écouteurs sur ses oreilles ; que, croisant le docteur [U], M. [Y] l'a salué mais le médecin lui a alors indiqué 'je ne dis pas bonjour à des gens qui m'insultent ', ajoutant, en référence à un échange de courriels, qu'il souhaitait que 'le mail avec les pièces jointes soit transmis à la CNIL, l'ASIP et le conseil de l'Ordre et qu'il veut des résultats'; que M. [Y] s'est dirigé vers la porte de l'administration, suivi par le docteur [U] auquel il a indiqué 'qu'il y a un risque de 15 000 euros d'amende'; que Mme [I] précise que 'l'échange a été vif d'emblée par M. [U]' lequel a dit à M. [Y] qu'il n'était pas à sa place et qu'il était incompétent, ce dernier tentant de répliquer sur un ton plus calme ; que Mme [D] déclare pour sa part que M. [Y] et le docteur [U] parlaient fort, au point qu'elle leur avait demandé de se taire en raison de la présence d'une patiente accompagnée ; que Mme [M], présente dans son bureau, confirme qu'elle entendait les deux intéressés se couper la parole et que le docteur [U] parlait très fort ; que Mme [P], présente dans le bureau du service de comptabilité, indique avoir entendu des éclats de voix derrière la porte du service ambulatoire et avoir immédiatement identifié celles de M. [Y] qui parlait plus fort puis celle du docteur [U], avant d'entendre M. [Y] déclarer à son interlocuteur qu'il allait porter plainte contre lui, et le docteur [U] répondre en commençant ses phrases par 'monsieur [B]' avant que la porte ne se referme.

La société reconnaît dans ses écritures l'existence d'une altercation, à tout le moins un échange 'vif', entre M. [Y] et le docteur [U] le 20 juin 2017.

Dans la déclaration d'accident du travail du 4 juillet 2017, l'employeur :

- reconnaît avoir été informé de l'accident par M. [Y] le 23 juin 2017, la première personne avisée étant M. [A], directeur général ;

- indique qu'il existait un arrêt de travail.

Si le certificat médical initial du 23 juin 2017 n'est pas produit aux débats, le médecin indique néanmoins dans le certificat médical initial daté du 6 juillet 2017 avoir prescrit un arrêt de travail à compter du 23 juin 2017 au titre d'une souffrance au travail. L'existence d'un certificat antérieur à celui du 6 juillet 2017 ne peut être mise en doute puisque l'employeur a lui-même indiqué le 4 juillet 2017 qu'il y avait un arrêt de travail. L'accident déclaré s'est donc bien accompagné d'un arrêt de travail.

Par ailleurs, si ce médecin n'a pas lui-même constaté les faits du 20 juin 2017 et ne fait que rapporter les dires de M. [Y] quant à la nature de la souffrance alléguée, il demeure que l'état de santé de ce dernier justifiait selon lui un arrêt de travail, renouvelé le 13 juillet. A l'issue de cet arrêt, un nouvel arrêt de travail a été prescrit le 30 août 2017 mentionnant un 'stress post traumatique -souffrance au travail', mentions reprises dans les certificats de prolongation jusqu'à la déclaration d'inaptitude par le médecin du travail lors de la visite de reprise du 6 novembre 2017 précisant que 'tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé'.

Il existe ainsi des présomptions graves, précises et concordantes quant à la matérialité du fait accidentel aux temps et lieu du travail le 20 juin 2017 à l'origine des lésions médicalement constatées.

Il incombe par conséquent à la société de renverser la présomption d'imputabilité qui en résulte en démontrant l'existence d'une cause totalement étrangère au travail, ce qu'elle ne fait pas.

1-2 Sur la faute inexcusable

Des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, il résulte que l'employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs en veillant à éviter les risques, à évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités et à adapter le travail de l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production.

Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. (2e Civ., 8 octobre 2020, pourvoi n° 18-25.021 ; Soc., 2 mars 2022, pourvoi n° 20-16.683)

Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié. Il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire, même non exclusive ou indirecte, pour que sa responsabilité soit engagée.

La faute inexcusable ne se présume pas et il appartient à la victime ou ses ayants droit, invoquant la faute inexcusable de l'employeur, de rapporter la preuve que celui-ci n'a pas pris les mesures nécessaires pour la préserver du danger auquel elle était exposée.

Le juge n'a pas à s'interroger sur la gravité de la négligence de l'employeur et doit seulement contrôler, au regard de la sécurité, la pertinence et l'efficacité de la mesure que l'employeur aurait dû prendre.

Au soutien de sa demande en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur, M. [Y] fait valoir que la société, pourtant avertie du comportement du docteur [U] au sein de la structure, notamment en ce qui le concernait, et de la situation de stress qui en résultait pour lui, n'a pris aucune mesure pour le préserver de la pression qu'il subissait de la part de ce praticien.

La société réplique que :

- M. [Y] ne démontre pas que son état de santé se serait dégradé en raison d'une situation de stress au travail, dont il n'a jamais signalé l'existence ;

- il n'est pas justifié d'une altercation entre les deux protagonistes antérieurement au 20 juin 2017 ;

- les échanges de courriels du 15 juin 2017 concernent une autre salariée, qui s'est par ailleurs défendue de toute difficulté avec le docteur [U] ;

- l'échange de courriels du 19 mai 2016 est quant à lui ancien et ne laisse paraître aucune virulence de la part du praticien ;

- l'attestation de Mme [F], en ce qu'elle procède par allégations non fondées, ne saurait être prise en compte, d'autant que cette salariée a été licenciée et nourrit à son encontre une rancoeur certaine ;

- elle n'avait de ce fait aucunement conscience d'une mésentente entre M. [Y] et le docteur [U] ;

- elle a par ailleurs fait bénéficier M. [Y], travailleur handicapé, d'un suivi médical régulier ;

- il existait une charte entrée en vigueur en mai 2016 permettant à tout salarié d'alerter le responsable des ressources humaines avec mise en place d'enquête, procédure que M. [Y] n'a jamais sollicitée ;

- elle n'est pas restée sans réaction suite à l'événement du 20 juin 2017 puisqu'une enquête a été mise en oeuvre et que le CHSCT a préconisé un certain nombre de mesures, notamment une médiation.

Sur ce :

L'échange de courriels du 19 mai 2016 (pièce n° 9 de M. [Y]) entre ce dernier et le docteur [U], pour être certes antérieur de plus d'un an à l'altercation du 20 juin 2017, n'en est pas moins révélateur d'une tension certaine entre ces deux personnes ; c'est ainsi qu'alors que M. [Y], en sa qualité non contestée de correspondant informatique et libertés, rappelait au docteur [U] les interdictions d'utiliser une messagerie non sécurisée pour transmettre des données personnelles, surtout quand il s'agit d'informations médicales, le praticien lui a répondu sur un ton inaproprié et vindicatif et en mettant plusieurs personnes en copie, dont Mme [F], directrice adjointe : 's'agit-il d'une menace' Quelles sont les charges qui me sont reprochées' Merci de me présenter vos preuves sinon je n'ai que faire de vos propos, (...) merci de vous occuper du respect de la loi et du contrat qui vous lie avec la SCP des urologues au titre des versements des sommes perdues pour le forfait innovation pour 2015 et 2016 (d'un montant approximatif de 60 000 euros). La loi est la même pour tous.'

Un an plus tard, le 15 juin 2017, la direction, cette fois-ci en la personne du directeur général nouvellement nommé, M. [A] (le CHSCT étant mis en copie) a été rendu destinataire d'un courriel de M. [Y], attirant son attention sur le comportement du docteur [U], 'menaçant ouvertement la future cadre du bloc opératoire (il ne lui ferait pas de cadeau, étant en rupture avec la direction) et commençant ainsi le même harcèlement qu'il a fait subir à un grand nombre de personnes dans l'établissement, y compris vous-même'. Faisant état de sa qualité de membre du CHSCT, M. [Y] demandait à l'employeur de procéder à une enquête.

M. [A] a le même jour répondu à M. [Y] qu'il s'était entretenu avec Mme [J], future cadre du bloc opératoire concernée, et que celle-ci avait donné son accord pour conserver une trace de l'événement ; il ajoutait : 'il faut faire cesser les agissements de M. [U].'

Certes, cet échange ne visait pas particulièrement les relations entre M. [Y] et M. [U] et ne rapportait pas un incident entre ces deux personnes. Néanmoins, il vient conforter l'existence d'un comportement problématique du docteur [U] à l'égard de certains membres du personnel.

Si Mme [J] indique dans son mail du 15 juin 2017 en réponse aux interrogations de M. [A] suite au signalement effectué le même jour par M. [Y], qu'elle n'entendait pas souscrire à l'organisation d'une enquête, il demeure qu'elle rappelle que 'des propos ont été tenus' entre elle et le docteur [U] et qu'elle transmettra au CHSCT 'une fiche de signalement d'événement indésirable' afin de tracer l'événement.

Un autre échange de courriels entre M. [Y] et le docteur [U] le 15 juin 2017, postérieur de quelques heures à celui de M. [Y] à M. [A] , avec les membres de la direction mis en copie, illustre la tension existant entre ces deux personnes. C'est à cet échange, au cours duquel M. [Y] rappelait la nécessité d'utiliser une messagerie sécurisée pour les transmissions de données de santé, sans viser particulièrement le docteur [U] (qui s'est en réalité greffé sur un échange entre M. [Y] et une collègue, le Codir étant mis en copie) que le docteur [U] a fait allusion le 20 juin 2017 en demandant à M. [Y] s'il avait, comme il l'avait annoncé, saisi la CNIL, l'ASIP et le conseil de l'Ordre de cette difficulté.

M. [A] a lui-même été la cible des critiques et du ton polémique du praticien à son arrivée au sein de la structure en mars 2017 ainsi qu'en atteste l'échange de courriels entre eux du 23 mars 2017 (pièce n° 13 de la société).

Mme [F] atteste elle aussi (pièce n° 21 de M. [Y]), en sa qualité d'ancienne directrice des soins et directrice adjointe de 2006 à mars 2017, du comportement du docteur [U], qu'elle rattache à un harcèlement moral, comportant des faits de dénigrement, de contestations systématiques, de propos injurieux et diffamatoires visant particulièrement les cadres du bloc opératoire, M. [Y] et elle-même. Elle ajoute que ce comportement a conduit à des arrêts de travail des cadres concernés et à des signalements internes ; que des enquêtes ont été menées et des médiations entreprises, les apaisements qui en découlèrent n'étant cependant que de courte durée.

Enfin, il n'est pas sans intérêt de relever, dans le compte rendu de la réunion des délégués uniques du personnel du 24 avril 2017, à laquelle participaient M. [A], directeur général, et Mme [N], directrice des ressources humaines, que figurait en première place des projets annoncés par la nouvelle direction, celui de 'restaurer un dialogue avec la valeur du respect entre médecins et personnel'.

Force est de constater qu'en dépit de la connaissance qui était la sienne du comportement du docteur [U] auquel le directeur général lui-même reconnaissait, quelques jours avant l'altercation, devoir mettre un terme, et des rapports tendus qu'il entretenait particulièrement avec M. [Y] comme repris par Mme [F] et comme en attestent les récents échanges de courriels entre ces deux personnes mis en copie à la direction, la société n'a pris aucune mesure pour préserver les salariés et plus particulièrement M. [Y] du risque qu'un tel comportement pouvait provoquer, risque qui s'est matérialisé lors de la confrontation physique du 20 juin 2017 avec les conséquences médicales observées dans les jours qui ont suivi.

Le fait que M. [Y] n'ait pas sollicité la mise en oeuvre de la procédure d'alerte prévue dans la charte alléguée et produite par la société (sa pièce n°11) ne saurait pallier l'absence de mesure destinée à préserver le salarié alors même que l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du risque.

L'argument tiré du suivi médical régulier de M. [Y] en sa qualité de travailleur handicapé est indifférent s'agissant d'apprécier si l'employeur a mis des mesures en place pour préserver le salarié des agissements du docteur [U].

Il importe peu, enfin, qu'une mesure de médiation ait été décidée après l'altercation, puisqu'il s'agit d'une initiative postérieure à l'accident du travail.

Il s'ensuit que M. [Y] est fondé à revendiquer le bénéfice de la faute inexcusable, le jugement entrepris étant confirmé.

1-3 Sur les conséquences de la faute inexcusable

Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il ordonne la majoration maximale de la rente allouée à M. [Y] et ordonne une expertise médicale aux fins d'évaluer le préjudice de ce dernier.

S'agissant des développements relatifs à la provision contenus en page 13 des conclusions de M. [Y], il convient de rappeler qu'en application des dispositions de l'article 954 du code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions récapitulatives ; or, force est de constater qu'aucune demande de provision n'est présentée dans le dispositif des conclusions de M. [Y].

Le jugement entrepris sera pour le surplus confirmé, les parties étant renvoyées devant les premiers juges pour la poursuite de l'affaire, sous réserve de ce qui suit.

2- Sur l'action récursoire de la caisse

Suite à une ordonnance du magistrat chargé d'instruire l'affaire en date du 10 août 2023 invitant les parties à conclure sur les conséquences qu'il convenait de tirer du défaut éventuel de déclaration de créance, la société soulève l'irrecevabilité de la demande de la caisse en remboursement des sommes dont elle sera amenée à faire l'avance. Elle fait valoir que la caisse disposait d'un délai de deux mois pour déclarer sa créance et que c'est l'accident du travail qui constitue le fait générateur de la créance de l'organisme social et non le jour de la décision reconnaissant la faute inexcusable.

La caisse maintient pour sa part que sa créance est née par l'effet du jugement reconnaissant la faute inexcusable de l'employeur.

Sur ce :

Il résulte des dispositions des articles L. 622-24, L. 622-26 du code de commerce, L. 452-2 et L. 452-3 du code de la sécurité sociale que l'origine de la créance d'une caisse de sécurité sociale contre l'employeur auteur d'une faute inexcusable réside dans cette faute même et non pas dans la demande de fixation d'indemnités complémentaires présentée par le salarié et qu'il s'ensuit que l'ouverture d'une procédure d'apurement collectif du passif contre l'employeur, survenue après que la faute inexcusable ait été commise, oblige la caisse à soumettre sa créance à la procédure de déclaration et de vérification des créances ou à solliciter un relevé de forclusion ( 2e Civ 14 mars 2013 n° 12-13.611 ; 2e Civ., 31 mars 2016, pourvoi n° 15-14.265).

L'accident du travail est en l'espèce survenu le 20 juin 2017 et il est constant que la société a fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire le 25 avril 2018.

Il en résulte que la créance éventuelle de la caisse au titre de son action récursoire est une créance antérieure, soumise à déclaration.

Lorsque la procédure en paiement est engagée postérieurement à l'ouverture de la procédure collective, il appartient au créancier en application des articles L. 622-21, L. 622-22, L. 624-2, L. 641-3 et L. 641-14 du code de commerce dans leurs rédactions applicables de se soumettre à la procédure de vérification des créances tandis que le juge saisi de la demande en paiement doit en application du principe de l'interdiction des poursuites individuelles constater l'irrecevabilité de l'action en paiement introduite par le créancier (en ce sens Civ, 2 ; 14 mars 2013 pourvoi n° 12-13 .611 et Com., 17 février 2015, pourvoi n° 13-27.117 ).

Il convient par ailleurs de rappeler qu'il résulte des dispositions de l'article 561 du code de procédure civile qu'investie de la plénitude de juridiction, tant en matière civile qu'en matière de sécurité sociale, et saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, la cour est tenue, dès lors que le premier juge a statué au fond sur la demande initiale de la victime, de statuer sur la demande présentée devant elle et y apporter une solution au fond, même si cette dernière suppose l'application des textes régissant les procédures collectives de paiement (en ce sens notamment Soc., 5 décembre 2002, pourvoi n° 00-21.491)

La caisse, qui n'établit pas avoir procédé à une déclaration de sa créance, ni bénéficié d'un relevé de forclusion, ne peut exercer à l'encontre de l'employeur, en redressement ou en liquidation judiciaire, l'action récursoire dont elle dispose en vertu de l'article L.452-3 du code de la sécurité sociale.

En l'espèce, ce n'est que le 25 juillet 2018 que M. [Y] a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Loire-Atlantique d'une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur.

La cour ne peut que constater qu'ayant été engagée postérieurement à l'ouverture de la procédure collective l'action récursoire de la caisse se heurte à la suspension des poursuites, ce qui justifie qu'elle soit, par voie d'infirmation, déclarée irrecevable.

La caisse soutient qu'elle dispose en tout état de cause d'une action directe contre l'assureur de la société.

La cour constate sur ce point que le jugement entrepris n'est pas remis en cause subsidiairement par la société en ce qu'il dit que celle-ci devra fournir à la caisse les coordonnées de son assureur contre le risque de faute inexcusable.

3- Sur les frais irrépétibles et les dépens

Il n'apparaît pas équitable de laisser à la charge de M. [Y] ses frais irrépétibles.

La société sera en conséquence condamnée à lui verser à ce titre la somme de 1 200 euros en sus de la somme allouée en première instance.

Les dépens de la présente procédure seront laissés à la charge de la société qui succombe à l'instance.

PAR CES MOTIFS :

La COUR, statuant publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il condamne la société [10] à rembourser à la caisse primaire d'assurance maladie de Loire-Atlantique l'ensemble des sommes dont elle sera amenée à faire l'avance en exécution du jugement ;

Statuant à nouveau sur ce chef :

Déclare irrecevable la demande en remboursement présentée par la caisse primaire d'assurance maladie de Loire-Atlantique à l'encontre de la société [10] ;

Condamne la société [10] à verser à M. [Y] une indemnité de 1 200 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société [10] aux dépens d'appel ;

Renvoie les parties devant le Pôle social du tribunal judiciaire de Nantes pour qu'il soit statué sur les points non jugés.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rennes
Formation : 9ème ch sécurité sociale
Numéro d'arrêt : 21/05032
Date de la décision : 26/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 03/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-26;21.05032 ?
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