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09/04/2024 | FRANCE | N°23/00853

France | France, Cour d'appel de Rennes, 1ère chambre, 09 avril 2024, 23/00853


1ère Chambre





ARRÊT N°124



N° RG 23/00853 - N° Portalis DBVL-V-B7H-TP43













M. [C] [W]

Mme [T] [B] épouse [W]



C/



SCP TRENTE CINQ NOTAIRES

SELARL HERMINE NOTAIRES





















Copie exécutoire délivrée



le :



à :











RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE RENNESr>
ARRÊT DU 09 AVRIL 2024





COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :



Président : Monsieur Fabrice ADAM, Premier Président de chambre,

Assesseur : Monsieur Philippe BRICOGNE, Président de chambre,

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, Conseillère entendue en son rapport,





GREFFIER :



M...

1ère Chambre

ARRÊT N°124

N° RG 23/00853 - N° Portalis DBVL-V-B7H-TP43

M. [C] [W]

Mme [T] [B] épouse [W]

C/

SCP TRENTE CINQ NOTAIRES

SELARL HERMINE NOTAIRES

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 09 AVRIL 2024

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Monsieur Fabrice ADAM, Premier Président de chambre,

Assesseur : Monsieur Philippe BRICOGNE, Président de chambre,

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, Conseillère entendue en son rapport,

GREFFIER :

Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et lors du prononcé

DÉBATS :

A l'audience publique du 23 janvier 2024

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement le 09 avril 2024 par mise à disposition au greffe après prorogation du délibéré annoncé au 26 mars 2024 à l'issue des débats

****

APPELANTS :

Monsieur [C] [W]

né le [Date naissance 1] 1943 à [Localité 11] (35)

[Adresse 7]

[Localité 4]

Madame [T] [B] épouse [W]

née le [Date naissance 3] 1945 à [Localité 10] (35)

[Adresse 7]

[Localité 4]

Représentés par Me Simon AUBIN de la SELARL SIMON AUBIN, avocat au barreau de RENNES

INTIMÉES :

La SCP TRENTE CINQ NOTAIRES, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège

[Adresse 2]

[Localité 8]

La SELARL HERMINE NOTAIRES, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège

[Adresse 12]

[Adresse 12]

[Localité 5]

Représentées par Me Amélie AMOYEL-VICQUELIN de la SELARL AB LITIS / PÉLOIS & AMOYEL-VICQUELIN, Postulant, avocat au barreau de RENNES

Représentées par Me Carine PRAT de la SELARL EFFICIA, Plaidant, avocat au barreau de RENNES

EXPOSÉ DU LITIGE

Le 24 août 2020, a été conclu entre la société Groupe Launay d'une part, M. [C] [W] et Mme [T] [B] ainsi que leur 'lle, Mme [F] [S], d'autre part, un contrat de réservation préliminaire à une vente en l'état futur d'achèvement portant sur un appartement en duplex, un parking couvert et un parking extérieur dans un immeuble sis [Adresse 6] à [Localité 8] (35).

La vente était conclue moyennant le prix de 329.000 € payable selon les pourcentages et échelonnements détaillés dans l'acte, l'achèvement des travaux étant prévu au premier semestre 2021.

Le programme immobilier au sein duquel se situe le logement objet de la vente est éligible au dispositif « locatif intermédiaire privé » ouvert aux investisseurs privés dit « Pinel », mis en place par Rennes Métropole dans son programme local de l'habitat (PLH) pour la période 2015-2020.

Le contrat de réservation prévoyait que l'acquéreur entendait soumettre cette acquisition au dispositif de réduction d'impôt « Pinel » visé par l'article 199 novocies du Code général des impôts.

L'acte authentique a été reçu le 12 novembre 2020 par Me [E] [K], membre de l' étude  « trente-cinq notaires », titulaire d'un office à [Localité 8], avec l'intervention en participation aux côtés des acquéreurs, de Me [O], membre de l'étude Selarl Hermine, notaire à [Localité 5].

Il y est précisé que le bien a été acquis par les époux [W] en totalité en usufruit et par leur fille, Mme [S], en totalité en nue-propriété.

Par courrier du 26 janvier 2021, les époux [W] ont informé le notaire que le bénéfice de la loi Pinel leur avait été refusé pour l'appartement.

Par courriers séparés du 21 septembre 2021, le conseil des époux [W] a adressé à Me [K] et à Me [O], une mise en demeure d'avoir à les indemniser du préjudice matériel résultant de l'impossibilité pour eux de bénéficier de l'avantage fiscal pour un montant total de 63.000 euros, outre la perte de loyers subie dès lors qu'ils ont été contraints de louer leur bien en deçà de sa valeur réelle.

Après une ultime mise en demeure adressée aux notaires en vue d'être indemnisés, restée vaine, M. et Mme [W], ont par assignation du 7 décembre 2021, fait citer la Scp 'trente-cinq notaires' et la Selarl Hermine Notaire « Breizh notaires » devant le tribunal judiciaire de Rennes, aux fins de les voir condamnées in solidum à leur verser les sommes suivantes :

- 63 000 € au titre de la perte de l'avantage fiscal,

- 34.560 € au titre de la perte des loyers,

- 8.000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par jugement du 19 décembre 2022, le tribunal judiciaire de Rennes a :

- débouté M. [C] et Mme [T] [B] épouse [W] de toutes leurs demandes,

- condamné M. [C] et Mme [T] [B] épouse [W] à payer à la société Selarl Hermine Notaires la somme de 1.500 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné M. [C] et Mme [T] [B] épouse [W] à payer à la société civile professionnelle Trente cinq notaires la somme de 1.500 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné M. [C] et Mme [T] [B] épouse [W] aux entiers dépens de l'instance.

Si le tribunal a retenu que la faute commune commise par les deux officiers ministériels dans leur mission de conseil était caractérisée pour ne pas avoir attiré l'attention des époux [W] sur le fait que le dispositif Pinel était inapplicable aux acquisitions démembrées, il a, en revanche, estimé que les époux [W] succombaient dans l'administration de la preuve d'un préjudice réparable en lien direct avec cette faute professionnelle.

Suivant déclaration du 8 février 2023, M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] ont interjeté appel de tous les chefs de ce jugement.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] exposent leurs moyens et prétentions dans leurs dernières conclusions transmises au greffe et notifiées le 18 décembre 2023 auxquelles il est expressément renvoyé en application de l'article 455 alinéa 1er du Code de procédure civile.

Ils demandent à la cour de :

- infirmer tous les chefs du jugement rendu le 19 décembre 2022 par le Tribunal judiciaire de Rennes,

par conséquent :

- condamner solidairement la Selarl Hermine notaires et la Scp « Trente-cinq Notaires » à verser à M. et Mme [W] la somme de 63 000 € au titre de la perte de chance d'obtenir la réduction d'impôt prévue par le dispositif Pinel ;

- condamner solidairement la Selarl Hermine notaires et à la Scp « Trente-cinq Notaires » à verser à M. et Mme [W] la somme de 34 560€ au titre de la perte de loyers ;

- débouter la Scp « Trente-cinq Notaires » et la Selarl Hermine notaires de toutes leurs demandes, fins et prétentions ;

- condamner solidairement la Selarl Hermine notaires et à la Scp « Trente-cinq Notaires » à verser à M. et Mme [W] la somme de 15 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner solidairement la Selarl Hermine notaires et à la Scp « Trente-cinq Notaires » aux entiers dépens.

Les époux [W] concluent à la pleine et entière responsabilité des deux notaires, auxquels il a échappé que l'avantage Pinel était réservé aux acquéreurs en pleine propriété, leur faisant ainsi perdre la chance de bénéficier de la réduction d'impôt correspondante.

Ils exposent que le fait de pouvoir bénéficier de la réduction d'impôt Pinel visé à l'article 199 novocies du Code général des impôts constituait l'essence de leur engagement et l'objectif principal de leur acquisition.

Ils soutiennent que s'ils avaient été informés par les notaires de ce que l'achat en démembrement de propriété les excluait par principe du bénéfice de la loi Pinel, ils n'auraient pas acquis ce bien de manière démembrée mais en pleine propriété, avec des fonds dont ils disposaient également en pleine propriété.

En réponse à l'argumentation des notaires, ils expliquent ne pas avoir signé l'acte rectificatif proposé, en raison du fait que celui-ci, établi postérieurement à la vente alors que les fonds démembrés avaient déjà été versés au vendeur, était potentiellement constitutif d'une fraude, les notaires n'ayant d'ailleurs pas pris le soin de s'assurer auprès des services des impôts qu'un tel acte de régularisation était possible ni qu'il leur aurait permis in fine de bénéficier du dispositif Pinel.

Ils ajoutent que rien ne laissait supposer que le vendeur aurait accepté de signer cet acte rectificatif, en l'absence de garantie fournie par les notaires sur sa licéité. Ils considèrent qu'il appartenait aux notaires de solliciter l'avis de l'administration fiscale avant la signature du premier acte authentique et qu'il ne peut leur être reproché de ne pas avoir régularisé un acte postérieur, destiné à rattraper leur erreur initiale.

Ils calculent leur préjudice, correspondant à l'avantage fiscal perdu à hauteur de 63 000 €, soit le plafond de la réduction d'impôt auquel il pouvait prétendre, calculé sur 12 années.

En outre, ils exposent que cette impossibilité de bénéficier du régime Pinel leur a causé un préjudice financier constitué par une perte de loyers puisque ces derniers ont été contraints de louer le logement en deçà de sa valeur réelle. Ils calculent la perte de loyer à hauteur de 34 560 €.

*****

La Scp « Trente-cinq notaires » et la Selarl Hermine notaires « Breizh notaires» exposent leurs moyens et prétentions dans leurs dernières conclusions transmises au greffe et notifiées le 15 décembre 2023 auxquelles il est expressément renvoyé en application de l'article 455 alinéa 1er du Code de procédure civile.

Ils demandent à la cour de :

- confirmer la décision dont appel,

- débouter M. et Mme [W] de toutes leurs demandes, fins et conclusions à l'encontre de la Scp « Trente-cinq Notaires » et de la Selarl Hermine Notaires « Breizh Notaire »,

- condamner M. et Mme [W] à verser à la Scp « Trente-cinq Notaires » et à la Selarl Hermine Notaires « Breizh Notaire » la somme de 8.000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner les mêmes aux dépens qui seront recouvrés par la Selarl Ab Litis conformément aux termes de l'article 699 du Code de procédure civile,

Les notaires déclarent s'en rapporter à justice sur l'appréciation de la faute qui leur est reprochée.

En revanche, ils contestent l'existence d`un préjudice réparable, tant dans son principe que dans son montant, ainsi que l'existence d'un lien de causalité direct entre la faute reprochée et le préjudice allégué.

Selon eux, il n'est nullement démontré que, mieux informés, les époux [W] auraient renoncé à cette acquisition.

Dans cette hypothèse, ils n'auraient pas non plus bénéficié de l'avantage fiscal escompté.

Ils expliquent que cette opération s'inscrivait dans le cadre d'une stratégie patrimoniale entre les époux [W] et leur fille et qu'un achat en pleine propriété leur aurait fait perdre l'antériorité de la donation faite à leur fille.

Ils relèvent que ces derniers ont d'ailleurs refusé de signer l'acte rectificatif qui les aurait rendu acquéreurs pour la totalité du bien en pleine propriété ou encore de laisser Me [K] interroger le service des impôts sur la faisabilité d'un tel acte.

Ils estiment que le grief relatif à la fraude est inopérant dès lors que s'il y avait eu la moindre difficulté, l'administration fiscale n'aurait pas manqué de le signaler.

Ils ajoutent que, dans l'hypothèse où le dispositif de la loi Pinel aurait été applicable au démembrement de propriété, la réduction d'impôt dont auraient bénéficié les époux [W] l'aurait été à mesure de leur investissement. Or, en application de l'article 669 du Code Général des Impôts, pour les personnes âgées de plus de 71 ans, la valeur de l'usufruit correspond à 40 % de la valeur de la propriété entière. Ils en concluent que la réduction d'impôt des époux [W] n'aurait donc pu s'appliquer que sur la somme de 131.600 €. En outre, ils expliquent que le taux de réduction d'impôt Pinel est corrélé à la durée de la location et que si l'on se place dans l'hypothèse d'une location sur 9 ans, la réduction d'impôt est de 18%. Ils en concluent que la réduction d'impôt dont auraient bénéficié les époux [W] aurait été limitée à 23.688 € (131.600 € x 18%).

Par ailleurs, s'agissant du préjudice de perte de loyers à hauteur de 34.650€ allégué, les notaires rappellent que le dispositif de la loi Pinel impose aux bailleurs le respect d'un plafonnement des loyers du lieu où se trouve le logement. Il en résulte que les époux [W] n'auraient pu encaisser que des loyers plafonnés, de sorte que leur préjudice ne peut qu' être de 17.766€.

MOTIVATION DE LA COUR

1°/ Sur la responsabilité des notaires

Aux termes de l'article 1240 du Code civil : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

Le notaire, qui est tenu à l'égard des parties d'assurer l'efficacité juridique de ses actes et d'un devoir d'information et de conseil lui imposant d'éclairer celles-ci et d'appeler leur attention de manière complète et circonstanciée sur la portée et les effets des actes qu'il rédige et sur les risques que les parties encourent, doit vérifier, par toutes investigations utiles, les déclarations qui, par leur nature ou leur portée juridique, conditionnent la validité ou l'efficacité de l'acte qu'il dresse (Civ. 1ère, 29 juin 2016, n° 15-17.591).

Sa responsabilité peut être recherchée sur le fondement quasi délictuel qui suppose la démonstration d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre la faute et le préjudice.

a. Sur l'existence d'une faute

Il est admis que le notaire est tenu d'informer et d'éclairer les parties notamment quant aux incidences fiscales, ainsi que sur les risques de l'acte auquel il prête son concours, et, le cas échéant, de le leur déconseiller. Cette obligation doit prendre en considération les mobiles des parties, extérieurs à l'acte, lorsque le notaire en a eu précisément connaissance (Com. 20 septembre 2017, N°15-14.176).

Il a également été jugé que : « Le notaire, conseiller habituel en optimisation fiscale spécialisé dans ce genre de montage et notaire unique du programme litigieux, ne pouvait ignorer qu'il s'agissait d'une opération de défiscalisation et se devait de fournir à ses clients l'ensemble des informations concernant les obligations à respecter afin d'obtenir effectivement les avantages fiscaux légalement prévus ». (1re Civ., 31 janvier 2018, n°16-19.389 et 16-19.445)

En l'espèce, Me [K], notaire associé de la Scp « Trente cinq notaires » était le notaire de ce programme immobilier éligible à la défiscalisation. À ce titre, il ne pouvait ignorer la législation applicable au dispositif Pinel. Par ailleurs, il était parfaitement informé que les époux [W] et Mme [S] poursuivaient au travers de cette acquisition, un objectif de défiscalisation.

En effet, dès le contrat de réservation, M. et Mme [W] ainsi que leur fille, Mme [S], ont indiqué en page 22, qu'ils entendaient bénéficier de la réduction d'impôts Pinel de l'article 199 novocies du Code général des impôts.

Cette intention a été rappelée en page 57 de l'acte authentique reçu par Me [K].

Par ailleurs, l'acte précise aux termes d'un paragraphe « NATURE ET QUOTITÉ DES DROITS ACQUIS », que le bien est acquis par les époux [W] en totalité en usufruit et par leur fille, Mme [S], en totalité en nue-propriété.

Enfin, en page 14 de l'acte authentique, aux termes d'un paragraphe « DÉCLARATION D'ORIGINE DES FONDS », il est précisé que les fonds servant au financement proviennent de la vente d'un bien immobilier sis à [Localité 9], aux termes de deux actes de vente reçus par Me [Y] [O], notaire associé à [Localité 5] le 29 mai 2020, régulièrement publié au service de la publicité foncière, M. et Mme [W] ayant vendu la totalité en usufruit et Mme [S], la totalité en nue-propriété, le prix de cette vente ayant été placé sur un compte en démembrement de propriété auprès de Areka Banque.

Etait d'ailleurs annexée au contrat de vente une attestation de provenance des fonds, établie par la banque en date du 4 novembre 2020.

Me [K] était donc parfaitement informé que l'acquisition était financée par remploi de fonds issus d'un compte en démembrement pour faire l'acquisition d'un bien de manière démembrée, soit la totalité en usufruit pour les époux [W] et la totalité en nue-propriété pour leur fille.

Me [O], notaire habituel des époux [W], était également parfaitement informée, ainsi qu'il résulte du courriel qu'elle a adressé à M. [C] [W] le 4 novembre 2020 indiquant: « Je vous remercie de retourner l'attestation de provenance de fonds dûment complétée par votre banquier. Je vous remercie de demander à votre banquier qu'il me confirme que les fonds proviennent bien d'un compte en démembrement de propriété entre vous et votre fille et qu'ils proviennent des biens et droits immobilier de [Localité 9] ».

Or, il ressort de l'article 199 novovicies, I-D du Code général des impôts relatif au dispositif de réduction d'impôts « Pinel » que : « La réduction d'impôt n'est pas applicable aux logements dont le droit de propriété est démembré ou aux logements appartenant à une société non soumise à l'impôt sur les sociétés, autre qu'une société civile de placement immobilier, dont le droit de propriété des parts est démembré. »

Une telle information d'ordre juridique aurait dû nécessairement être portée à la connaissance des Consorts [W].

À l'instar du tribunal, la cour ne peut que constater que les notaires n'offrent pas de rapporter la preuve, au moyen d'un écrit, qu'ils ont attiré l'attention du couple [W] sur le fait que leur qualité d'usufruitiers ne leur permettrait pas de bénéficier de la réduction d'impôt Pinel, allant même jusqu'à recueillir dans l'acte authentique, leur choix en faveur de cette option fiscale.

C'est à juste titre que le tribunal a jugé qu'une faute commune, commise par les deux officiers ministériels dans leur mission de conseil, était caractérisée.

b. Sur le préjudice et le lien de causalité

*S'agissant de la perte de l'avantage fiscal

Il est admis que les conséquences d'un manquement à un devoir d'information et de conseil ne peuvent s'analyser qu'en une perte de chance, dès lors que la décision qu'aurait prise le créancier de l'obligation d'information et les avantages qu'il aurait pu obtenir, s'il avait été mieux informé, ne sont pas établis de manière certaine.

En l'espèce, M. et Mme [W] affirment que s'ils avaient été informés de l'impossibilité de bénéficier de la réduction d'impôt Pinel lorsque l'acquisition était faite en démembrement de propriété, ils auraient renoncé à cette modalité pour acquérir le bien en pleine propriété, ce qui leur aurait permis d'obtenir une réduction d'impôts égale à 63.000 euros.

En cause d'appel, les époux [W] versent aux débats une attestation de leur banque Crédit Mutuel Areka démontrant qu'ils disposaient d'une somme de 402.475 euros à la date du 24 août 2020.

Ainsi, contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, il est démontré qu'ils disposaient de deniers personnels suffisants pour acquérir l'immeuble en pleine propriété, étant rappelé que cette acquisition s'est faite au prix de 329.000 euros.

Les époux [W] évaluent leur préjudice à hauteur de 63.000 euros, c'est-à-dire au montant maximum de la réduction d'impôt que permet le dispositif Pinel, selon le calcul suivant détaillé dans leurs conclusions : 21 % [correspondant au taux de réduction d'impôt pour une durée d'engagement de location de 12 ans] x 300.000 euros [correspondant au montant plafonné de l'investissement initial ouvrant droit à la réduction]).

Il ressort d'un courrier daté du 26 janvier 2021, adressé au Groupe Launay et aux notaires, qu'ayant appris l'impossibilité de bénéficier de l'avantage fiscal en raison de sa qualité d'acquéreur en usufruit, M. [W] a demandé « de refaire l'acte de vente pour que je puisse bénéficier de ces avantages fiscaux. Nous sommes conscients que nous changerons la provenance des fonds ».

C'est en ce sens que Me [K] a rédigé un projet d'acte rectificatif mentionnant un achat en pleine propriété par les époux [W] et modifiant l'origine des fonds utilisés pour le financement, lequel a été soumis aux époux [W] le 21 mai 2021 pour accord et éventuelles observations.

Me [K] leur a également fait suivre aux mêmes fins le 18 juin 2021, un projet de convention sous seing privé à régulariser avec leur fille, ainsi que les procurations à l'effet de les représenter pour la signature de l'acte rectificatif. Il leur demandait également les coordonnées de leur banque en vue d'effectuer le remboursement du compte démembré de propriété.

Les époux [W] ont fait répondre par l'intermédiaire de leur avocat qu'il n'était pas question de régulariser l'acte rectificatif, celui-ci ne pouvant que conduire à un redressement fiscal.

En réponse, par courriel du 20 octobre 2021, Me [K] a sollicité l'accord des époux [W] pour adresser au Trésor Public un rescrit fiscal, aux termes duquel, après avoir exposé la situation, il était demandé à l'administration fiscale de « confirmer que la solution proposée, à savoir la régularisation d'un acte rectificatif désignant M. et Mme [C] [W] comme seuls propriétaires en pleine propriété leur permettrait de bénéficier du dispositif de la Loi Pinel. Dans l'affirmative, je vous remercie de bien vouloir confirmer également que le remboursement effectué par M. et Mme [C] [W] sur le compte en démembrement (virement de fonds propres de M. et Mme [C] [W] et de leur fille Mme [F] [S]) ne remettra pas en cause le démembrement de propriété existant sur ledit compte et ce, en raison de la présomption édictée par l'article 751 du Code général des impôts, les fonds détenus sur ce compte provenant de la vente d'un bien acquis en démembrement de propriété suite à une donation consentie suivant acte notarié ».

Il n'est pas contesté que M. et Mme [W] n'ont jamais transmis leur accord pour l'envoi de ce courrier, si bien que l'acte rectificatif n'est resté qu'à l'état de projet.

Les époux [W] n'avancent aucun argument convaincant pour justifier de leur refus de donner suite à ce projet d'acte rectificatif.

En effet, ils invoquent que cet acte rectificatif était constitutif d'une « potentielle fraude » et ils reprochent aux notaires de ne pas « s'être assurés auprès de services des impôts qu'une telle régularisation était possible ». Ils ajoutent que rien ne laisse supposer que le vendeur aurait accepté de signer cet acte rectificatif « en l'absence de toute garantie fournie par les notaires sur sa licéité ».

Cependant, il suffisait pour les époux [W] d'accepter l'envoi de ce rescrit fiscal au Trésor Public pour être fixés sur la possibilité de régulariser la situation. La faute initiale des notaires aurait alors été sans conséquence.

À partir du moment où une possibilité sérieuse de régularisation existait, il convient de considérer que seule une réponse négative de l'administration fiscale aurait permis de conférer au préjudice allégué un caractère certain, puisque dans cette hypothèse, aucune régularisation n'aurait pu intervenir et le bénéfice de la réduction fiscale aurait été définitivement perdu.

Il s'ensuit, les époux [W] n'établissent pas le caractère certain de leur préjudice.

En outre, les époux [W], qui plaident pourtant que la défiscalisation était « l'essence même de leur engagement », se sont eux-mêmes privés de toute possibilité d'atteindre leur objectif, en ne donnant pas suite aux propositions de rescrit fiscal et d'acte rectificatif.

Ce faisant, ils n'établissent pas que la perte définitive du bénéfice fiscal serait la conséquence directe de l'erreur initiale commise par les notaires.

Autrement dit, la renonciation sans raison valable des époux [W] à régulariser la situation a entraîné une rupture du lien causal entre la faute initiale et le préjudice allégué.

Au surplus, la loi Pinel n'est pas un crédit d'impôt mais une réduction directe sur le montant de l'impôt à payer. Il en résulte que la réduction d'impôt non utilisée est perdue et non reportée.

Toutefois, comme en première instance, les époux [W] ne justifient pas de leur situation fiscale en 2021 (ni en 2002 et 2023), de sorte qu'ils n'établissent pas avec certitude qu'ils auraient pu bénéficier au cours des douze années suivant leur achat d'une réduction du montant de leur impôt sur le revenu égale à 63.000 €.

À cet égard, le premier juge a justement retenu que ces derniers ne rapportaient pas la preuve d'une perte de chance d'avoir réalisé une économie d'impôt de 63.000 €, sur 12 ans.

*S'agissant de la perte de loyers

Les époux [W] estiment que l'impossibilité de bénéficier du régime Pinel leur a causé un préjudice financier constitué par une perte de loyers dès lors qu'ils ont été contraints de louer leur appartement en deçà de sa valeur réelle.

Ils exposent que le loyer mensuel de leur appartement en duplex a été estimé à 1 100 € alors que le loyer mensuel payé par leur locataire actuel est de 860 €. Ils évaluent donc la perte de loyer à hauteur de 34 560 € [(1100 € ' 860 €) x 12 mois x 12 ans].

Pour les motifs qui précèdent relatifs à l'absence de preuve d'un préjudice certain et d'un lien de causalité direct avec la faute initiale des notaires, cette demande ne pourra qu'être rejetée.

À toutes fins, il sera rappelé que le dispositif de la loi Pinel impose aux bailleurs le respect d'un plafonnement des loyers du lieu où se trouve le logement. Les époux [W] n'auraient donc pu encaisser que des loyers plafonnés.

Or, il n'est nullement démontré que le montant du loyer plafonné auquel ils auraient pu prétendre, compte tenu du secteur de localisation de l'immeuble (zone B1), aurait excédé le montant du loyer librement déterminé selon la valeur du marché, réglé par leur locataire en dehors de tout dispositif Pinel.

C'est donc à juste titre que le tribunal a considéré que la preuve du préjudice résultant d'une perte de loyers n'était aucunement rapportée et qu'il a débouté M. et Mme [W] de leur demande à ce titre.

Au total, il y a lieu de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. et Mme [W] de leurs demandes indemnitaires dirigées contre les notaires.

2°/ Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] aux dépens.

En revanche, en équité, il ne sera pas fait application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile en faveur des intimées, si bien que le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] à payer sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, la somme de 1.500 € chacune à la Selarl Hermine notaires et à la Scp Trente Cinq Notaires.

Succombant en appel, M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] seront condamnés aux dépens d'appel, lesquels seront recouvrés par la Selarl AB Litis conformément aux termes de l'article 699 du Code de procédure civile.

M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] seront par conséquent déboutés de leur demande sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

La Selarl Hermine notaires « Breizh notaires » et la Scp Trente Cinq Notaires seront également déboutées de leurs demandes sur ce fondement, au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Rennes le 19 décembre 2022, sauf en ce qu'il a  :

*condamné M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] à payer la somme de 1.500 € à la Selarl Hermine notaires sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,

*condamné M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] à payer la somme de 1.500 € à la Scp Trente Cinq Notaires sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Statuant à nouveau du chef du jugement infirmé et y ajoutant :

Condamne M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] aux dépens d'appel, lesquels seront recouvrés par la Selarl AB Litis conformément aux termes de l'article 699 du Code de procédure civile.

Déboute M. [C] [W] et Mme [T] [B] épouse [W] de leur demande sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Déboute la Selarl Hermine notaires « Breizh notaires » de ses demandes sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Déboute la Scp Trente Cinq Notaires de ses demandes sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rennes
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 23/00853
Date de la décision : 09/04/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 16/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-04-09;23.00853 ?
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