2ème Chambre
ARRÊT N°94
N° RG 20/00671
N° Portalis DBVL-V-B7E-QNYX
(1)
Compagnie d'assurances CAISSE RÉGIONALE D¿ASSURANCES MUTUELLES AGRICOLES BRETAGNE PAYS DE LOIRE
SARL ADEL SERVICES
C/
SAS ESPACE AGRI
SAS AGCO DISTRIBUTION SAS
Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
- Me LAHALLE
- Me DAOULAS
- Me GAUVAIN
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 17 FEVRIER 2023
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Président : Monsieur Joël CHRISTIEN, Président de Chambre,
Assesseur : Monsieur David JOBARD, Président de Chambre,
Assesseur : Monsieur Jean-François POTHIER, Conseiller,
GREFFIER :
Madame Ludivine MARTIN, lors des débats et lors du prononcé
DÉBATS :
A l'audience publique du 03 Janvier 2023
ARRÊT :
Contradictoire, prononcé publiquement le 17 Février 2023 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats
****
APPELANTES :
CAISSE RÉGIONALE D'ASSURANCES MUTUELLES AGRICOLES BRETAGNE PAYS DE LOIRE
[Adresse 1],
[Localité 4]
Représentée par Me Vincent LAHALLE de la SELARL LEXCAP, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES
SARL ADEL SERVICES
[Adresse 7],
[Localité 3]
Représentée par Me Vincent LAHALLE de la SELARL LEXCAP, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES
INTIMÉES :
SAS ESPACE AGRI
[Adresse 8]
[Localité 2]
Représentée par Me Hélène DAOULAS de la SELARL DAOULAS-HERVE ET ASSOCIES, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de QUIMPER
SAS AGCO DISTRIBUTION
[Adresse 5]
[Localité 6]
Représentée par Me Bertrand GAUVAIN de la SCP GAUVAIN, DEMIDOFF & LHERMITTE, postulant, avocat au barreau de RENNES
Représentée par Me Jean LECASBLE, plaidant, avocat au barreau de PARIS
EXPOSÉ DU LITIGE
Le 16 avril 2013, la société Adel Services (la société Adel), a, moyennant le prix de 170 000 euros HT, commandé à la société Espace Agri un tracteur neuf de marque Fendt fabriqué par la société Agco Distribution (la société Agco).
Mis en service en novembre 2013, ce tracteur a pris feu le 2 décembre 2015 alors qu'un salarié de la société Adel l'utilisait pour procéder à une opération de débroussaillage, le sinistre ayant détruit l'engin ainsi que le broyeur qui l'équipait.
Après avoir indemnisé son assurée, la caisse régionale d'Assurances mutuelles agricoles Bretagne-Pays de Loire (la CRAMA), assureur de dommage de l'engin, a, avec la société Adel qui restait supporter la franchise d'assurance, saisi, par actes des 8 et 11 juillet 2016, le juge des référés de Quimper, lequel a, par décision du 28 septembre 2016, ordonné une mesure d'expertise judiciaire.
Puis, après le dépôt du rapport de M. [O] intervenu le 5 janvier 2018, la CRAMA et la société Adel ont, par acte du 13 juin 2018, fait assigner en paiement de dommages-intérêts les sociétés Espace Agri et Agco devant le tribunal de grande instance de Quimper sur le fondement de la garantie des vices cachés.
Par jugement du 26 novembre 2019, les premiers juges ont :
rejeté la demande de dommages-intérêts formée par la société Adel et la CRAMA,
condamné in solidum la société Adel et la CRAMA à payer à la société Agco la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné in solidum la société Adel et la CRAMA à payer à la société Espace Agri la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné la société Adel et la CRAMA à supporter les dépens, en ce compris les frais d'expertise judiciaire.
Par déclarations des 23 et 27 janvier 2020, la CRAMA et la société Adel ont relevé appel de ce jugement.
Ces deux procédures ont été jointes par ordonnance du conseiller de la mise en état du 7 février 2020.
La CRAMA et la société Adel demandent à la cour de :
réformer le jugement attaqué en toutes ses dispositions,
à titre principal, dire que le véhicule sinistré était affecté d'un vice caché,
condamner in solidum les sociétés Espace Agri et Agco à payer à la société Adel une somme de 366 euros ;
condamner in solidum les société Espace Agri et Agco à payer à la CRAMA la somme de 152 767,98 euros, avec intérêts au taux légal à compter de la quittance subrogatoire,
à titre subsidiaire, dire que la société Espace Agri a manque à son obligation contractuelle de résultat concernant l'entretien du tracteur litigieux,
condamner la société Espace Agri à payer à la société Adel une somme de 366 euros,
condamner la société Espace Agri à payer à la CRAMA la somme de 152 767,98 euros, avec intérêts au taux légal à compter de la quittance subrogatoire,
en tout état de cause, débouter les sociétés Agco et Espace Agri de l'intégralité de leurs demandes,
condamner in solidum les sociétés Espace Agri et Agco à payer à la CRAMA et à la société Adel une indemnité de 4 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel qui comprendront les frais de l'expertise judiciaire.
La société Agco demande à la cour de :
constater que le rapport d'expertise judiciaire ne permet pas de démontrer l'existence d'un vice caché du tracteur ;
dire et juger que la société Adel et la CRAMA ne prouvent aucunement un vice caché du tracteur,
en conséquence, débouter les appelantes de leurs demandes dirigées à l'encontre de la société Agco,
confirmer en toutes ses dispositions le jugement attaqué,
statuer ce que de droit sur les demandes à titre subsidiaire des appelantes dirigées à l'encontre de la seule société Espace Agri,
condamner les appelantes à payer à la société Agco une indemnité de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance, y compris les frais d'expertise judiciaire, et d'appel.
La société Espace Agri demande quant à elle à la cour de :
à titre principal, confirmer en tous points le jugement attaqué,
à titre subsidiaire, dire que le tracteur est affecté d'un vice de conception,
par conséquent, dire que la société Agco engage son entière responsabilité,
condamner la société Agco à garantir la société Espace Agri de toutes condamnations, en principal et accessoires, qui pourraient être prononcées à son encontre,
en tout état de cause, condamner la partie succombante à payer à la société Espace Agri une indemnité de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, lesquels comprennent les frais d'expertise judiciaire.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour la société Adel et la CRAMA le 7 mai 2021, pour la société Agco le 23 septembre 2022 et pour la société Espace Agri le 22 juin 2020, l'ordonnance de clôture ayant été rendue le 27 octobre 2022.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Il est de principe que l'acquéreur, ou l'assureur subrogé dans les droits de celui-ci, peut, au titre de la garantie des vices cachés, exercer, contre son vendeur ou directement contre le fabricant vendeur originaire, une action de nature indemnitaire, distincte des actions résolutoire et estimatoire.
Il est aussi de principe qu'en cas de sinistre ayant abouti à la destruction de la chose vendue par incendie, le juge doit apprécier les éléments de preuve qui lui sont présentés, en écartant tout autre cause technique possible du sinistre pour ne retenir, après élimination, que la seule plausible.
En l'occurrence, l'expert [O] a constaté que le tracteur avait été totalement détruit, de manière quasi-homogène, par un incendie extrêmement violent ayant débuté, alors qu'il était en action, sous la cabine du chauffeur.
Énumérant les causes possibles de cet incendie, il indique :
que l'origine externe, par l'action d'un élément incendiaire comme par une branche en feu entrant en contact avec l'engin, était techniquement impossible au regard du délai écoulé entre la pose faite par le conducteur et le déclenchement de l'incendie,
que, dans le cas d'une origine électrique, de type court-circuit, l'incendie se serait propagé lentement, avec un départ sans flamme émettant une épaisse fumée, avant de rencontrer des éléments et des fluides combustibles provoquant l'embrasement, et qu'il aurait de ce fait été précédé de signes avant-coureurs, tels que l'allumage de voyants ou la manifestation de dysfonctionnements préalables, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce,
qu'une origine thermique avec combustible est en revanche plausible car l'incendie est survenu moteur en marche,
que l'hypothèse d'une fuite de gasoil est toutefois à exclure, la zone de départ de l'incendie ne coïncidant pas avec les zones du turbocompresseur et du collecteur d'échappement,
que, de même, l'hypothèse de la présence de résidus de graisse ou d'hydrocarbures est peu probable au regard de l'âge du tracteur, peu élevé, et de son faible nombre d'heure d'utilisation,
que celle de la présence de débris de végétaux est également à exclure, le point de départ de l'incendie, en en partie basse du tracteur, ne présentant aucune source suffisamment chaude pour enflammer ces débris,
mais qu'en revanche, l'implication d'huile du circuit hydraulique portée à haute température et pulvérisée sous très forte pression à la suite d'une fuite correspond parfaitement avec l'ensemble des observations effectuées.
L'expert en déduit que le sinistre est imputable à un défaut intrinsèque du tracteur affectant son circuit hydraulique, non apparent pour l'acquéreur final à la date de l'acquisition et ayant rendu l'engin techniquement irréparable.
Les premiers juges ont par conséquent exactement déduit de ce rapport d'expertise que, compte tenu des constatations de l'expert, de l'environnement et du déroulement des faits, seule une fuite du système hydraulique pouvait être à l'origine de l'embrasement du tracteur.
Cependant, pour juger que la preuve d'un vice caché n'était pas suffisamment rapportée, ils ont relevé que l'origine accidentelle de la fuite ne pouvait être exclue, la survenue de pannes antérieures du système hydraulique ne prouvant pas, en elles-mêmes, l'existence d'un défaut de fabrication affectant celui-ci.
Pourtant, l'expert [O] a relevé que le tracteur, qui avait été livré neuf seulement deux ans avant le sinistre et n'avait effectué que 2 000 heures de travail, avait dû subir pas moins de dix-sept interventions 'dont quatre pour des fuites hydrauliques occasionnées par des défauts de montage ou d'assemblage' :
le 20 décembre 2013, pour une fuite provoquée par un contacteur desserré,
le 10 mars 2014, pour une fuite située sous la cabine pour une défectuosité du tuyau ou des joints de sortie de pompe,
le 8 août 2014 pour une fuite ayant nécessité le remplacement d'un joint torique,
et le 17 juin 2015, pour une fuite au niveau de deux manchons d'un flexible.
En outre, en réponse à un dire de l'avocat de la société Agco, l'expert a souligné que ces quatre fuites, au regard de leur localisation et de leur nature, ne pouvaient avoir été occasionnées par des chocs ou des arrachements liés aux conditions d'utilisation, d'autant qu'avait été posé un 'blindage forestier' précisément destiné à éviter ce type d'incident, qu'il ne ressort par ailleurs d'aucune des pièces produites que des traces d'endommagement anormal aient été découvertes sur les éléments resserrés ou remplacés, qu'il est normal que toute fuite hydraulique ne donne pas lieu à un début d'incendie, et, s'agissant du départ de feu lui-même, que rien n'indique qu'en cas de fuite massive, le conducteur aurait été préalablement alerté par des signes avant-coureurs de la perte d'huile.
Le prétendu défaut d'impartialité de l'expert judiciaire invoqué par la société Agco ne repose que sur des conjectures et ne fonde, en toute hypothèse, pas de demande d'annulation du rapport.
Il résulte par ailleurs de l'ensemble de ses constatations la preuve suffisante que l'incendie du 2 décembre 2015 a été provoqué par un défaut du tracteur, très récent, ayant fonctionné sans mésusage et ayant été, jusqu'au sinistre, assez peu sollicité, l'embrasement de l'engin résultant d'une fuite d'huile pulvérisée à haute température et sous très forte pression moteur tournant, alors que la fragilité du système hydraulique avait, dès l'acquisition du tracteur, nécessité quatre interventions pour resserrage ou remplacement de pièces ne procédant ni d'un choc, ni d'un arrachement.
Cette récurrence des pannes du circuit hydraulique, sans lien avec les conditions d'utilisation, permet de conclure à une faiblesse intrinsèque de celui-ci constituant un vice de fabrication, caché pour l'acquéreur au moment de la vente et ayant rendu le tracteur impropre à sa destination, puisqu'il a finalement provoqué sa destruction totale par incendie.
La société Agco, vendeur originaire, et la société Espace Agri, vendeur intermédiaire, sont des professionnels réputés connaître les vices affectant la chose vendue au sens de l'article 1645 du code civil, et doivent par conséquent, l'une et l'autre, répondre de l'action indemnitaire exercée à leur encontre par la société Adel, propriétaire du tracteur, et la CRAMA, partiellement subrogée dans les droits de son assurée.
Les dommages subis ne sont pas sérieusement discutés.
Les sociétés Agco et Espace Agri seront par conséquent condamnées in solidum à payer à la société Adel, qui a conservé à sa charge la franchise d'assurance, une somme de 366 euros.
Elles seront en outre condamnées in solidum à payer à la CRAMA une somme totale de 152 767,98 euros, correspondant au montant total des indemnités versées au titre de la destruction du tracteur (141 634 euros) et du broyeur, qui l'équipait au moment du sinistre et a été également détruit (11 133,98 euros).
S'agissant d'une créance de nature indemnitaire, les intérêts de retard dus à la CRAMA ne courront, conformément à l'article 1153 devenu 1231-6 du code civil, qu'à compter de l'assignation du 13 juin 2018, et non à compter des quittances subrogatives.
L'incendie étant imputable à un vice de fabrication, la société Agco, fabricante, devra garantir la société Espace Agri, vendeur intermédiaire, des condamnations prononcées à son encontre en principal, intérêts, et frais répétibles ou non.
Il serait enfin inéquitable de laisser à la charge de la société Adel et de la CRAMA l'intégralité des frais exposés par elles à l'occasion de la procédure et non compris dans les dépens, en sorte que la société Agco sera condamnée à leur payer une somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Les autres demandes d'application de l'article 700 du code de procédure civile seront, en toute équité, rejetées.
PAR CES MOTIFS, LA COUR :
Infirme le jugement rendu le 26 novembre 2019 par le tribunal de grande instance de Quimper en toutes ses dispositions ;
Condamne in solidum la société Agco Distribution et la société Espace Agri à payer à la société Adel Services la somme de 366 euros ;
Condamne in solidum la société Agco Distribution et la société Espace Agri à payer à la caisse régionale d'Assurances mutuelles agricoles Bretagne-Pays de Loire la somme de 152 767,98 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 13 juin 2018 ;
Condamne in solidum la société Agco Distribution et la société Espace Agri à payer à la société Adel Services et à la caisse régionale d'Assurances mutuelles agricoles Bretagne-Pays de Loire une somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum la société Agco Distribution et la société Espace Agri aux dépens de première instance et d'appel, en ce inclus ceux de la procédure de référé et les frais de l'expertise judiciaire ;
Accorde le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
Rejette toutes autres demandes contraires ou plus amples.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT