5ème Chambre
ARRÊT N°-367
N° RG 19/05461 - N° Portalis DBVL-V-B7D-QA4K
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
C/
Mme [P] [T] épouse [R]
Mutuelle MUTUELLE NATIONALE HOSPITALIERE
Organisme CPAM DU FINISTERE
CHRU DE [Localité 4]
Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 07 DECEMBRE 2022
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Président : Madame Virginie PARENT, Présidente,
Assesseur : Madame Pascale LE CHAMPION, Présidente,
Assesseur : Madame Virginie HAUET, Conseiller,
GREFFIER :
Madame Catherine VILLENEUVE, lors des débats et lors du prononcé
DÉBATS :
A l'audience publique du 12 Octobre 2022
ARRÊT :
Réputé contradictoire, prononcé publiquement le 07 Décembre 2022 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats
****
APPELANT :
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
Ministère de l'Economie et des Finances [Adresse 9]
[Adresse 9]
[Localité 7]
Représenté par Me Luc BOURGES de la SELARL LUC BOURGES, Postulant, avocat au barreau de RENNES
Représenté par Me Camille BELLEIN de la SELARL BELLEIN-CROGUENNEC-GASSIN, Plaidant, avocat au barreau de BREST
INTIMÉES :
Madame [P] [T] épouse [R]
née le [Date naissance 1] 1972 à [Localité 10]
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par Me Gildas JANVIER de la SELARL SIAM CONSEIL, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de BREST
Mutuelle MUTUELLE NATIONALE HOSPITALIERE
ASSIGNEE EN APPEL PROVOQUE par acte en date du 05 février 2020 délivré à personne habilitée à le recevoir, n'ayant pas constitué avocat
[Adresse 5]
[Localité 6]
Organisme CPAM DU FINISTERE
ASSIGNEE EN APPEL PROVOQUE par acte en date du 04 février 2020 délivré à personne habilitée à le recevoir, n'ayant pas constitué avocat
[Adresse 3]
[Localité 4]
CHRU DE [Localité 4]
ASSIGNEE EN APPEL PROVOQUE par acte en date du 05 février 2020 délivré à personne habilitée à le recevoir, n'ayant pas constitué avocat
[Adresse 8]
[Localité 4]
Mme [P] [T] épouse [R] a été victime d'un accident de la circulation le 13 novembre 2010 occasionné par un véhicule de police en intervention. Celui-ci a franchi un feu rouge et a percuté le véhicule de Mme [P] [T] épouse [R], laquelle se déplaçait dans le cadre d'un trajet privé.
Mme [P] [T] épouse [R] a été victime de nombreuses lésions et notamment d'un traumatisme facial, d'un traumatisme crânien. Il s'en est suivi plusieurs mois d'hospitalisation et de soins, ainsi que des séquelles, notamment neuro-psychologiques et cognitives.
Une expertise a eu lieu le 1er juillet 2014, réalisée par le docteur [U] lequel a déposé un rapport définitif le 2 juillet 2015.
Le Ministère de l'Intérieur a fait une offre d'indemnisation le 14 avril 2016 à Mme [P] [T] épouse [R]. Il n'a pas été donné suite à cette offre.
Par suite, les consorts [R] [T] ont saisi le tribunal de Brest.
Par décision du 24 janvier 2018, le tribunal a demandé aux demandeurs de régulariser la procédure à l'encontre de l'agent judiciaire de l'Etat.
Une assignation a été délivrée à l'agent judiciaire de l'Etat le 29 janvier 2018.
Par jugement du 29 mai 2019, tribunal de grande instance de Brest a :
- déclaré l'agent judiciaire de l'Etat recevable en ses demandes,
- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer à Mme [P] [T] épouse [R] la somme de 531 525,44 euros,
- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer à M. [D] [R], M. [L] [R] et M. [G] [R] la somme de 5 000 euros chacun,
- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer à Mme [Y] [A] [I] et M. [V] [T] la somme de 1 904,33 euros au titre de leur préjudice matériel et celle de 1 500 euros chacun au titre de leur préjudice moral,
- ordonné la capitalisation des intérêts au taux légal dus sur les sommes allouées pour une année entière à compter de la date du jugement,
- réservé en tant que de besoin la créance des organismes sociaux,
- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer aux demandeurs la somme de 5000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- rappelé que le jugement est opposable à la CPAM du Finistère, à la Mutuelle Nationale Hospitalière et à la société Ysatis,
- rejeté toutes les autres demandes,
- ordonné l'exécution du présent jugement à hauteur de 60 % des sommes allouées hors indemnité pour frais irrépétibles,
- condamné l'agent judiciaire de l'Etat aux dépens.
Le 8 août 2019, l'agent judiciaire de l'état a interjeté appel de cette décision.
Par actes en date des 4 et 5 février 2020, Mme [R] a fait signifier à la CPAM du Finistère, la Mutuelle Nationale Hospitalière et au CHRU de [Localité 4] une assignation sur appel provoqué.
Aux termes de ses dernières écritures notifiées le 13 septembre 2022, l'agent judiciaire de l'Etat demande à la cour de :
- infirmer le jugement du tribunal de grande Instance de Brest en ce qu'il l'a condamné à payer à Mme [P] [T] épouse [R] la somme de 384 432 euros au titre de l'incidence professionnelle, incluant dans ce poste la perte de gains professionnels futurs, somme incluse dans sa condamnation à payer à Mme [P] [T] épouse [R] la somme de 531 525,44 euros,
Et statuant de nouveau :
- fixer la réparation de l'incidence professionnelle de Mme [P] [T] épouse [R] due par l'agent judiciaire de l'Etat dans l'indemnisation du préjudice global à une somme qui ne saurait être supérieure à 146 740,24 euros,
- débouter Mme [P] [T] épouse [R] du surplus de ses demandes,
- réduire à de justes proportions l'éventuel article 700 du code de procédure civil alloué à Mme [P] [T] épouse [R].
Dans ses dernières conclusions notifiées le 27 septembre 2022, Mme [P] [T] épouse [R] demande à la cour de :
- fixer comme suit les préjudices :
* à titre principal,
° PGPA : 1 929 euros
° incidence professionnelle : 549 772 euros
* à titre subsidiaire,
° PGPA : 16 927 euros
° incidence professionnelle : 534 775 euros
- condamner l'agent judiciaire du Trésor à lui payer lesdites sommes en deniers ou quittances outre une indemnité de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code procédure civile pour les frais irrépétibles exposer en appel,
- confirmer le jugement dont appel pour le surplus,
- dire la décision à intervenir commune et opposable aux organismes sociaux et tiers payeurs défendeurs au visa de l'article L 376-1 du code de la sécurité sociale et l'arrêté du 7 janvier 1959,
- débouter l'agent judiciaire de l'Etat de toutes ses demandes.
Le CHRU de [Localité 4] n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit. La déclaration d'appel ainsi que les conclusions d'appelant ont été signifiées à une personne habilitée le 19 mars 2021.
La CPAM du Finistère n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit. La déclaration d'appel ainsi que les conclusions d'appelant ont été signifiées à une personne habilitée le 19 mars 2021.
La Mutuelle Nationale Hospitalière n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit. La déclaration d'appel ainsi que les conclusions d'appelant ont été signifiées à une personne habilitée le 31 mars 2021.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 12 octobre 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Au soutien de son appel, l'agent judiciaire de l'Etat indique que le préjudice de carrière est inhérent à l'incidence professionnelle et que l'indemnisation de la période avant consolidation ne peut se faire qu'au titre de la perte de gains professionnels actuels.
Concernant l'incidence professionnelle, il discute la certitude de Mme [R] selon laquelle elle serait parvenue à la fonction de cadre de santé si l'accident n'avait pas eu lieu. Il évalue le quantum de la perte de chance d'évoluer professionnellement à 20 %.
En réponse, Mme [R] sollicite la confirmation du jugement en ce qui concerne les pertes de gains professionnels actuels.
À titre subsidiaire, elle précise que s'il faut distinguer le préjudice de carrière inclus à l'incidence professionnelle avant et après consolidation, il faut majorer la somme allouée en première instance des pertes de chance de gains de 2010 au 18 juillet 2014.
Elle explique qu'en parallèle de sa profession d'infirmière, elle était inscrite en 3ème année, en licence de droit, dans le but d'évoluer professionnellement et qu'après l'accident elle n'a pas pu se présenter aux examens universitaires. Elle expose qu'elle aurait pu candidater pour assurer une fonction de cadre puis de cadre supérieur sans exclure une progression jusqu'à directeur de soins. Elle évalue la perte de chance sur le préjudice de carrière à 70 %.
- Sur les pertes de gains professionnels actuels.
Les premiers juges ont fixé ces pertes à la somme de 1 929 euros justifiée par l'employeur de Mme [R] et acceptée par l'agent judiciaire de l'Etat.
L'évaluation de cette somme est confirmée.
- Sur l'incidence professionnelle.
Des conséquences de l'accident, l'état séquellaire de Mme [R] est le suivant :
- Mme [R] conserve des séquelles de paralysie faciale droite,
- diverses cicatrices sont constatées,
- Mme [R] garde quelques troubles auditifs à droite, avec un acouphène continu partiellement compensé par un appareil externe masquant, une légère surdité appareillée,
- sur le plan cognitif, sont notés des troubles de la mémoire sur le registre de la mémoire antérograde avec une mémoire de travail fragile, un trouble de l'attention, une atteinte des fonctions exécutives avec des difficultés en terme d'organisation, de planification, et des difficultés dans la gestion de ses émotions, ainsi qu'une importante fatigabilité,
- sont observées une angoisse et une thymie dépressive.
L'expert a conclu ainsi, en ce qui concerne le plan professionnel : l'état séquellaire reste compatible avec une activité en milieu ordinaire, moyennant quelques adaptations. Il conviendra de maintenir sur le long terme une activité avec horaires réguliers et si possible sans travail de nuit, de prendre en considération une limitation dans la prise en charge de responsabilités nouvelles avec une patiente qui restera durablement moins efficiente dans ses démarches visant à de nouvelles acquisitions.
Mme [R] est titulaire d'un diplôme d'Etat d'infirmière depuis 1999.
Au moment de l'accident, Mme [R] était âgée de 42 ans.
Il n'est pas contesté que parallèlement à sa profession d'infirmière, Mme [R] était inscrite pour l'année scolaire 2010-2011 en 3ème année de licence en droit à [Localité 4].
Du fait de l'accident, elle n'a pas pu se présenter aux examens de l'année universitaire 2010-2011 ainsi qu'aux examens du premier semestre de l'année universitaire 2011-2012 à l'UFR de droit.
Ces inscriptions à l'université, simultanément avec l'exercice de sa profession d'infirmière, démontrent l'intention de Mme [R] d'acquérir des connaissances et un diplôme lui permettant de passer des concours et d'évoluer dans sa carrière. Le projet de Mme [R] est donc établi, contrairement aux affirmations de l'agent judiciaire de l'Etat.
Mme [R] justifie que cette licence en droit était nécessaire pour passer le concours de cadre de santé et ce d'autant plus qu'elle avait les 5 années d'expérience indispensable.
L'accident a mis à néant ce projet.
Il convient donc d'évaluer la perte de chance de Mme [R] de devenir cadre de santé, perte de chance qui doit présenter un caractère certain et direct chaque fois qu'est constatée la disparition d'une éventualité favorable.
Ainsi le taux d'obtention de la licence en droit à [Localité 4] est de 50 %.
Le taux d'admission dans un institut de formation de cadre de santé est de, non pas 97 % comme l'indique Mme [R], ce taux s'appliquant à ceux qui ont été admis à l'institut et qui obtiennent leur diplôme, mais de 60 %.
Au regard de son parcours étudiant, la perte de chance inhérente à l'incidence professionnelle s'agissant du préjudice de carrière doit être évaluée à 50 %.
Le préjudice de carrière s'établit comme suit :
C'est par une juste appréciation que les premiers juges ont dit qu'il n'y avait pas lieu à considérer que Mme [R] sera apte dans le futur à reprendre un travail à temps plein, ce qui ne correspond pas à la situation soumise à la cour.
Compte tenu du déroulé de la carrière pour une infirmière diplômée d'Etat, de l'accès aux différents échelons, Mme [R] aurait dû percevoir de 2010 à 2034 (âge de départ à la retraite) la somme de 635 668,04 euros.
Sur la base d'un temps de travail à 80 % rémunéré au 6/7, Mme [R] percevra une somme de 544 858,32 euros (sans les primes).
La différence (635 668,04 - 544 858,32 euros) est de 90 809,72 euros.
Il a été dit que Mme [R] avait présenté une perte de chance de prétendre à un emploi de cadre de santé supérieur.
Elle aurait dû percevoir une somme de 1 030 248,50 euros (jusqu'à un départ en retraite en 2039).
La différence avec ce que Mme [R] percevra est de 394 580 euros (soit 1 030 248,50 - 635 668,04).
Le total est donc de 485 389,72 euros (394 580 + 90 809,72) arrondi à 485 389 euros comme réclamée par Mme [R].
En tenant compte du taux de perte de chance, le préjudice de carrière est de 485 389 x 50 % soit 242 694,50 euros.
Mme [R] a moins cotisé en raison de l'accident et en raison de la perte de chance d'avoir une perspective de carrière.
Pour une retraite au 1er janvier 2039, avec les fonctions de cadre supérieur, Mme [R] pouvait prétendre à une retraite de 2 053,24 euros.
Elle partira au 1er janvier 2034 avec une pension évaluée à 1 161,13 euros.
La différence est donc de 892,11 euros soit 10 705 euros par an.
En retenant le taux selon le barème de la Gazette du Palais du 15 septembre 2020, mieux adaptée à la situation, soit un taux de capitalisation de rente viagère de 25,268, à l'âge de 62 ans, il convient de retenir une somme de 270 469 (telle que sollicitée par Mme [R]).
Après prise en compte de la perte de chance, Mme [R] subit un préjudice de 270 469 x 50 % soit 135 234,50 euros au titre de la perte des droits à la retraite.
Au titre de l'incidence professionnelle, il convient également de prendre en compte une pénibilité accrue au travail (conduisant à une impossibilité de reprendre un travail à temps complet en raison de sa fatigabilité) ainsi qu'une dévalorisation sur le marché du travail (puisque Mme [R] ne peut pas envisager un travail en dehors de la fonction publique hospitalière) et une perte de l'intérêt de l'emploi (puisque Mme [R] est inapte au service de soins), composante causant un préjudice à Mme [R] qu'il convient d'évaluer à la somme de 15 000 euros.
L'incidence professionnelle de Mme [R] est donc de 242 694,50 + 135 234,50 + 15 000 soit 392 929 euros.
- Sur les autres demandes.
La décision est déclarée commune et opposable aux organismes sociaux et tiers payeurs défendeurs au visa de l'article L 376-1 du code de la sécurité sociale et l'arrêté du 7 janvier 1959.
L'agent judiciaire de l'Etat, ayant succombé en son appel, est condamné à payer à Mme [R] la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens d'appel, étant par ailleurs précisé que les dispositions du jugement sur les frais irrépétibles et les dépens sont confirmées.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire rendu par mise à disposition au greffe :
Confirme, dans les limites de l'appel, le jugement en ses dispositions concernant la perte de gains professionnels actuels, les frais irrépétibles et les dépens, et l'infirme en ses dispositions relatives à l'incidence professionnelle ;
Statuant à nouveau,
Fixe l'incidence professionnelle de Mme [P] [R] née [T] à la somme de 392 929 euros et condamne l'agent judiciaire de l'Etat au paiement de ladite somme ;
Y ajoutant,
Condamne l'agent judiciaire de l'Etat à payer à Mme [P] [R] née [T] la somme de 6 000 euros au titre des frais et honoraires non compris dans les dépens ;
Déclare la décision commune et opposable aux organismes sociaux et tiers payeurs ;
Condamne l'agent judiciaire de l'Etat aux dépens.
Le greffier, La présidente,