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08/11/2022 | FRANCE | N°20/03390

France | France, Cour d'appel de Rennes, 1ère chambre, 08 novembre 2022, 20/03390


1ère Chambre





ARRÊT N°361/2022



N° RG 20/03390 - N° Portalis DBVL-V-B7E-QZDD













M. [O] [D]



C/



M. AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT



















Copie exécutoire délivrée



le :



à :











RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 08 NOVEMBRE 2022





COMP

OSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :



Président : Madame Aline DELIÈRE, Présidente de chambre,

Assesseur : Madame Véronique VEILLARD, Présidente de chambre entendue en son rapport,

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, Conseillère,





GREFFIER :



Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats e...

1ère Chambre

ARRÊT N°361/2022

N° RG 20/03390 - N° Portalis DBVL-V-B7E-QZDD

M. [O] [D]

C/

M. AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 08 NOVEMBRE 2022

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Madame Aline DELIÈRE, Présidente de chambre,

Assesseur : Madame Véronique VEILLARD, Présidente de chambre entendue en son rapport,

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, Conseillère,

GREFFIER :

Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et lors du prononcé

DÉBATS :

A l'audience publique du 13 Septembre 2022

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement le 08 Novembre 2022 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats

****

APPELANT :

Monsieur [O] [D]

né le 19 Novembre 1969 à [Localité 4]

[Adresse 1]

[Localité 5]

Représenté par Me Nicolas EVENO, avocat au barreau de NANTES

INTIMÉ :

L'Agent Judiciaire de l'Etat, représentant l'Etat domicilié en cette qualité

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représenté par Me Bertrand FAURE de la SELARL JURIS'ARMOR, avocat au barreau de SAINT-BRIEUC

FAITS ET PROCÉDURE

Par courrier du 4 décembre 2006, M. [D] portait plainte pour escroquerie contre M. [I] auprès du vice-procureur de la République près le tribunal de grande instance de Saint-Brieuc. Par courrier du 7 décembre 2006, il réitérait sa plainte en se constituant partie civile auprès du juge d'instruction dudit tribunal.

Un jugement du tribunal correctionnel était rendu le 5 juin 2008 déclarant M. [I] coupable des faits reprochés, le condamnant à 4 ans d'emprisonnement et lui interdisant d'exercer une activité commerciale ou libérale de vente, négoce ou d'intermédiaire et d'émettre des chèques autres que de banque ou certifiés pendant une durée de 5 ans.

M. [I] était civilement condamné à allouer différentes sommes aux 19 parties civiles constituées, sauf M. [D] dont la plainte n'avait pas été jointe à l'information le visant et qui n'avait été ni convoqué à l'audience, ni informé des suites données à sa plainte.

Par courrier du 31 mai 2008 adressé au procureur de la République, M. [D] faisait part de sa surprise et réitérait sa volonté de porter plainte avec constitution de partie civile contre M. [I]. Il était convoqué le 20 juin 2008 par les services de gendarmerie de [Localité 5] pour audition. Le 3 décembre 2008, il réitérait un courrier au nouveau procureur de la République afin de lui rappeler les faits de son dossier puis sollicitait par courriers des 8 et 12 février 2010 adressés au juge d'instruction puis des 15 juin 2010 et 15 décembre 2010 adressés au doyen des juges d'instruction des informations sur l'état d'avancement de sa procédure.

Il était auditionné le 24 janvier 2011 et une ordonnance de dispense de consignation était rendue par le juge d'instruction le 7 juillet 2011. M. [D] écrivait à nouveau le 4 mai 2012 puis réitérait à plusieurs reprises sa demande d'information par ses avocats successifs, maître Georges, puis maître Vayssières et enfin maître Debray. Il était convoqué au cabinet du nouveau juge d'instruction en charge du dossier le 3 juillet 2017 qui notifiait le 26 juillet suivant une ordonnance prise le 24 juillet 2017 de refus d'informer motif pris de l'acquisition de la prescription.

Sur assignation de M. [D] du 6 juillet 2018 en réparation de son préjudice du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice, le tribunal judiciaire de Saint-Brieuc a, par jugement du 15 juin 2020 fondé sur l'article L. 141-4 du code de l'organisation judiciaire :

-condamné l'Agent judiciaire de l'État à lui payer les sommes de :

-8.400 € au titre du préjudice matériel avec intérêts au taux légal,

-2.000 € au titre du préjudice moral avec intérêts au taux légal,

-1.000 € au titre des frais irrépétibles,

-condamné l'Agent judiciaire de l'État aux dépens,

-ordonné l'exécution provisoire.

M. [D] a interjeté appel le 27 juillet 2020 du chef des montants des indemnisations allouées.

PRÉTENTIONS ET MOYENS

M. [D] expose ses demandes et moyens dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 21 mai 2021 auxquelles il est renvoyé.

Il demande à la cour de :

-le recevoir en ses écritures et ses demandes, les y déclarer recevables et bien fondés,

-réformer le jugement n° RG 18/01196 du 15 juin 2020 en ce que le tribunal judiciaire de Saint-Brieuc a limité son indemnisation à la somme de 8.400 € au titre du préjudice matériel et à la somme de 2.000 € au titre du préjudice moral, avec intérêts au taux légal à compter du 6 juillet 2018,

-en conséquence, condamner à titre principal Agent judiciaire de l'État à lui verser la somme de 14.000 € au titre du préjudice matériel subi du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice, cette somme portant intérêts au taux légal à compter du 5 juin 2008, date du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Saint-Brieuc,

-condamner à titre subsidiaire Agent judiciaire de l'État à lui verser la somme de 12.600 € au titre du préjudice matériel subi du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice, cette somme portant intérêts au taux légal à compter du 5 juin 2008, date du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Saint-Brieuc,

-et en toute hypothèse, condamner Agent judiciaire de l'État à lui verser la somme de 12.000 € au titre du préjudice moral subi du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice, cette somme portant intérêts au taux légal à compter du 5 juin 2008, date du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Saint-Brieuc,

-condamner l'État à lui payer une somme de 3.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

-condamner l'État aux entiers dépens de l'instance.

L'Agent judiciaire de l'État expose ses demandes et moyens dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 18 janvier 2021 auxquelles il est renvoyé.

Il demande à la cour de :

-infirmer la décision dont appel,

-débouter M. [D] de toutes ses demandes, fins et conclusions,

-au subsidiaire,

-réduire ses demandes à de plus justes proportions,

-en tout état de cause,

-condamner M. [D] à payer à Agent judiciaire de l'État la somme de 2.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

-condamner le même aux entiers dépens.

MOTIFS DE L'ARRÊT

Il convient de rappeler ici que n'est pas remise en cause ni par l'Agent judiciaire de l'État ni par M. [D] le principe de la responsabilité de l'État du chef du fonctionnement défectueux du service public de la justice.

Sont discutés en cause d'appel les montants des indemnisations des préjudices matériels et moraux.

1) Sur le préjudice matériel

En droit, il appartient à celui qui allègue un préjudice d'en établir le caractère direct et certain.

Il est de jurisprudence constante qu'en cas de perte de chance, la réparation du dommage ne peut être que partielle, la cour de cassation ayant jugé que la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée

En l'espèce, il résulte des pièces produites par M. [D] que, pensant financer avec M. [I] une opération d'exportation de matériel de travaux publics vers le Maroc d'une part, puis en vue de la création par M. [I] d'une société dans le domaine automobile d'autre part, M. [D] a alors signé quatre chèques, qui ont été encaissés par M. [I], à savoir :

- un chèque n° 8150306 du 8 juin 2006 d'un montant de 4.000 €,

- deux chèques n° 8150309 et n° 8150310 du 10 juillet 2006 pour un montant total de 8.000 €,

- un chèque n° 7567852 du 18 août 2006 d'un montant de 2.000 €.

Soit un total de 14.000 €.

Aucun matériel de travaux publics n'a jamais été acheminé au Maroc et aucune société n'a jamais été constituée par M. [I].

Par jugement du 5 juin 2008, le tribunal correctionnel de Saint-Brieuc, saisi de faits identiques concernant d'autres victimes, a jugé que M. [I] procédait à des appels de fonds par le biais d'annonces dans un journal quotidien, dont Ouest France, aux fins de financement, au travers de sociétés à constituer, d'exportations de matériels divers, dont par exemple des ambulances réformées à destination de l'Afrique ou d'activités de négoce de véhicules de collection, que lesdites sociétés n'étaient toutefois jamais constituées, les fonds étant détournés par M. [I] à des fins personnelles. Le tribunal a précisé que M. [I] avait agi de manière réitérée avec une constance déconcertante, s'appropriant les fonds de nombreux tiers pour un montant très important qu'il serait dans l'incapacité de restituer, son casier judiciaire mentionnant pas moins de 18 condamnations de même nature en lien avec les affaires, et sans aucun effet dissuasif. Il prononçait une peine de 4 années d'emprisonnement sans aménagement outre une interdiction d'exercer une activité commerciale et d'émettre des chèques pendant 5 ans. Il faisait droit aux demandes d'indemnisation des préjudices matériels et minorait les préjudices moraux et les frais de l'article 475-1 du code de procédure pénale.

Ainsi, il s'évince de cette décision que c'est le même mode opératoire qui a été utilisé par M. [I] à l'égard d'autres victimes que M. [D] et dont le tribunal correctionnel a accueilli favorablement les constitutions de partie civiles et les demandes d'indemnisation des préjudices matériels, ce qui conduit la cour à estimer que si la plainte de M. [D] avait été instruite et jugée ainsi que l'ont été les autres plaintes identiques, elle avait les plus grandes chances d'être déclarée recevable et M. [I] reconnu coupable d'escroquerie et déclaré entièrement responsable du préjudice matériel subi par M. [D], qui dès lors a bien subi une perte de chance d'obtenir un titre exécutoire contre M. [I] du chef du montant total des quatre chèques détournés.

La solvabilité du condamné n'est pas une condition de recevabilité de la plainte avec constitution de partie civile ni de la déclaration de culpabilité du prévenu et de son entière responsabilité du préjudice causé, de même qu'elle ne saurait être un facteur de nature à limiter le montant du préjudice matériel subi qui s'apprécie en considération de la chance perdue d'obtenir un titre exécutoire contre le condamné pour la totalité des chèques détournés, outre qu'un retour à meilleure fortune ne pouvait être exclu par principe, permettant le recouvrement effectif pour la totalité dudit préjudice.

La possibilité pour M. [D] de saisir la juridiction civile ne saurait non plus conduire à limiter son préjudice dès lors que la constitution de partie civile devant le juge d'instruction contenait par nature une action civile et que les nombreux courriers adressés par les soins du plaignant démontrent à l'envi les démarches entreprises par lui pour son suivi.

Si la perte de chance ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée, elle ne saurait être décorrélée du caractère exécutable du titre exécutoire puisqu'en effet, un titre exécutoire n'a de valeur que s'il peut être exécuté.

Sous le bénéfice de ces observations, la perte de chance doit être évaluée à 50 %, soit une somme de 7.000 €, que l'Agent judiciaire de l'État sera condamné à payer à M. [D], outre les intérêts au taux légal à compter de la date de l'assignation du 6 juillet 2018.

Le premier jugement sera infirmé de ce chef.

2) Sur le préjudice moral

Au cas particulier, l'ordonnance de refus d'informer pour cause de prescription rendue le 24 juillet 2017 précise que "même si l'absence des pièces du dossier rend difficile la compréhension des différentes étapes de la procédure, il est établi que la plainte déposée initialement par le plaignant n'a pas été jointe à l'information visant M. [I]."

Ainsi, M. [D], bien que victime d'une escroquerie de la part de M. [I], a été évincé de la procédure d'information judiciaire visant celui-ci tandis que les 19 autres parties civiles ont été instruites.

Les causes de cette éviction ne sont pas connues si ce n'est que, factuellement, sa plainte avec constitution de partie civile n'a pas été physiquement jointe à l'instruction en cours.

En outre, en dépit des multiples relances auprès des services judiciaires :

- courrier de M. [D] du 31 mai 2008,

- procès-verbal d'audition de gendarmerie du 20 juin 2008,

- courrier de M. [D] du 3 décembre 2008,

- courrier de M. [D] du 8 février 2010,

- courrier de M. [D] du 12 février 2010,

- courrier de M. [D] du 15 juin 2010,

- courrier de M. [D] du 15 décembre 2010,

- convocation du 24 janvier 2011 de M. [D] au cabinet de M. Fournier,

- ordonnance du 7 juillet 2011 de dispense de consignation,

- courrier de M. [D] du 4 mai 2012,

- convocation du 3 juillet 2017 de M. [D] au cabinet de Mme Dauvilliers.

aucune réponse n'a pu être apportée autrement que par la voie d'une ordonnance de refus d'informer pour cause de prescription.

Il convient de souligner que ces réclamations étaient doublées d'appels téléphoniques de la part de M. [D], qui ne sont pas contestés, au cours de l'un desquels, celui du 31 mai 2008, M. [D] avait pu apprendre que l'audience correctionnelle de jugement s'était tenue le 7 mai précédent et que le délibéré était fixé au 5 juin suivant, ce qui conduisait celui-ci à adresser une nouvelle réclamation écrite du même jour.

Là encore, l'absence d'actes interruptifs de prescription, en regard des multiples réclamations, n'a pu donner lieu à aucune explication pertinente.

Sous le bénéfice de l'ensemble de ces observations, qui témoignent enfin d'une procédure particulièrement longue ' plus de 10 années se sont écoulées entre la plainte avec constitution de partie civile du 7 décembre 2006 et l'ordonnance de refus d'informer du 24 juillet 2017 ' et caractérisent un trouble dans les conditions d'existence constitutif d'un préjudice moral, il sera fait droit à la demande d'indemnisation de M. [D] de ce chef, qui sera chiffrée à la somme de 4.000 €, outre les intérêts au taux légal à compter de la date de l'assignation du 6 juillet 2018.

Le premier jugement sera infirmé de ce chef.

3) Sur les dépens et les frais irrépétibles

Succombant, l'Agent judiciaire de l'État supportera la charge des dépens d'appel. Le jugement de première instance sera confirmé s'agissant des dépens de première instance.

Enfin, il n'est pas inéquitable de condamner l'Agent judiciaire de l'État à payer à M. [D] la somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles exposés par lui dans la présente instance et qui ne sont pas compris dans les dépens.

Le jugement de première instance sera confirmé s'agissant des frais irrépétibles de première instance.

La demande de l'Agent judiciaire de l'État au titre des frais irrépétibles sera rejetée.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement du tribunal judiciaire de Saint-Brieuc en date du 15 juin 2020 en ce qu'il a condamné l'Agent judiciaire de l'État à payer à M. [D] les sommes de :

- 8.400 € au titre du préjudice matériel avec intérêts au taux légal,

- 2.000 € au titre du préjudice moral avec intérêts au taux légal,

Confirme ledit jugement pour le surplus,

Statuant à nouveau,

Condamne l'Agent judiciaire de l'État à payer à M. [D] les sommes de :

- 7.000 € au titre du préjudice matériel avec intérêts au taux légal à compter du 6 juillet 2018,

- 4.000 € au titre du préjudice moral avec intérêts au taux légal à compter du 6 juillet 2018,

Condamne l'Agent judiciaire de l'État aux dépens d'appel,

Condamne l'Agent judiciaire de l'État à payer à M. [O] [D] la somme de 3.000 € au titre des frais irrépétibles d'appel,

Rejette le surplus des demandes.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rennes
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 20/03390
Date de la décision : 08/11/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-11-08;20.03390 ?
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