1ère Chambre
ARRÊT N°278/2022
N° RG 20/01914 - N° Portalis DBVL-V-B7E-QSG2
M. [J] [S]
M. [R] [S]
M. [F] [S]
C/
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 06 SEPTEMBRE 2022
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Président : Madame Aline DELIÈRE, Présidente de chambre entendue en son rapport
Assesseur : Madame Véronique VEILLARD, Présidente de chambre,
Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, Conseillère,
GREFFIER :
Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et lors du prononcé
MINISTÈRE PUBLIC :
auquel le dossier a été régulièrement communiqué et qui a transmis son avis le 05 novembre 2020
DÉBATS :
A l'audience publique du 10 Mai 2022
ARRÊT :
contradictoire, prononcé publiquement le 06 Septembre 2022 par mise à disposition au greffe, après prorogation du délibéré annoncé au 05 juillet 2022 à l'issue des débats
****
APPELANTS :
Monsieur [J] [S]
né le [Date naissance 2] 1959 à [Localité 13] (35)
[Adresse 5]
[Localité 6]
Représenté par Me Elsa DIETENBECK de la SCP HUCHET - DIETENBECK, avocat au barreau de RENNES
Monsieur [R] [S]
né le [Date naissance 1] 1982 à [Localité 6] (35)
[Adresse 7]
[Localité 10]
Représenté par Me Elsa DIETENBECK de la SCP HUCHET - DIETENBECK, avocat au barreau de RENNES
Monsieur [F] [S]
né le [Date naissance 4] 1993 à [Localité 6] (35)
[Adresse 3]
[Localité 6]
Représenté par Me Elsa DIETENBECK de la SCP HUCHET - DIETENBECK, avocat au barreau de RENNES
INTIMÉ :
Monsieur l'Agent Judiciaire de L'ETAT, en ses bureaux, Sous Direction du Droit Privé
[Adresse 12]
[Adresse 8]
[Localité 9]
Représenté par Me Philippe BILLAUD, avocat au barreau de RENNES
FAITS ET PROCÉDURE
Du mariage de M. [J] [S] et Mme [K] [L] est né M. [R] [S] le [Date naissance 1] 1982.
Les époux [S] ont divorcé par jugement du 22 novembre 1984 du tribunal de grande instance de Rennes.
Par jugement du 24 avril 1986, le droit d'accueil de M. [J] [S] à l'égard de l'enfant a été réservé, après enquête sociale,.
Par jugement du 27 juin 1986, le tribunal de grande instance de Rennes a, par jugement du 27 juin 1986, débouté Mme [L] de sa demande tendant à voir M. [J] [S] déchu de l'autorité parentale.
En [Date mariage 11] 1985, Mme [L] a épousé M. [Y] [M].
Par jugement du 16 février 1989, le tribunal de grande instance de Rennes a prononcé l'adoption plénière par M. [M] de M. [R] [S], ce qui lui a conféré le nom de [M].
Le 8 juillet 2015, M. [R] [M] et M. [J] [S] ont formé tierce opposition à ce jugement pour obtenir la révocation de la décision d'adoption. Par jugement du 21 juin 2016, le tribunal de grande instance de Rennes a annulé le jugement du 16 février 1989 aux motifs qu'est établie l'existence de manoeuvres dolosives afin de supprimer la filiation paternelle. Le jugement a dit que M. [R] [M] reprendra le nom de [S].
Le 27 mars 2017, M. [R] [S], M. [J] [S], son père, et M. [F] [S], son demi-frère, (les consorts [S]) ont saisi le tribunal de grande instance de Rennes d'une demande d'indemnisation formée contre l'Etat français, représenté par l'agent judiciaire de l'Etat, en indemnisation de leur préjudice résultant du jugement d'adoption du 16 février 1989.
Par jugement du 2 décembre 2019, le tribunal de grande instance de Rennes a :
-dit que le service public de la Justice a commis une faute lourde à l'égard des demandeurs,
-condamné l'Etat français, représenté par l'agent judiciaire de l'Etat, à payer les sommes suivantes :
*à M. [R] [S], 5000 euros de dommages et intérêts,
*à M. [J] [S], 2500 euros de dommages et intérêts,
*à M. [F] [S], 1250 euros de dommages et intérêts,
-condamné l'Etat français aux dépens et à payer aux demandeurs la somme de 2500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
-débouté l'agent judiciaire de l'Etat de toutes ses demandes,
-ordonné l'exécution provisoire du jugement.
Les consorts [S] ont fait appel le 19 mars 2020 des chefs du jugement fixant leur indemnisation et l'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Ils exposent leurs moyens et leurs demandes dans leurs dernières conclusions déposées au greffe et notifiées le 2 septembre 2021, auxquelles il est renvoyé.
Ils demandent à la cour de :
-réformer le jugement des chefs dont il a été fait appel,
-le confirmer pour le surplus.
Ils demandent à la cour, statuant à nouveau, de :
-condamner l'Etat français, représenté par l'agent judiciaire de l'Etat, à payer les sommes suivantes :
*à M. [R] [S], 75 000 euros de dommages et intérêts,
*à M. [J] [S], 75 000 euros de dommages et intérêts,
*à M. [F] [S], 25 000 euros de dommages et intérêts,
-condamner l'Etat français aux entiers dépens de première instance et d'appel et à leur payer chacun la somme de 4500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
-débouter l'agent judiciaire de l'Etat de toutes ses demandes.
L'agent judiciaire de l'Etat expose ses moyens et ses demandes dans ses dernières conclusions déposées au greffe et notifiées le 7 septembre 2020, auxquelles il est renvoyé.
Il demande à la cour d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions.
Il demande à la cour, statuant à nouveau, à titre principal, de :
-dire que l'action en responsabilité contre l'Etat est prescrite et irrecevable,
-condamner in solidum les consorts [S] aux entiers dépens de première instance et d'appel et à lui payer la somme de 3500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Il demande à la cour, à titre subsidiaire, de :
-dire que l'action est malfondée,
-débouter les appelants de toutes leurs demandes,
-les condamner in solidum aux entiers dépens de première instance et d'appel et à lui payer la somme de 3500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Il demande à la cour, à titre très subsidiaire, de :
-débouter les appelants de toutes leurs demandes en l'absence de démonstration d'un préjudice en lien de causalité direct avec les faits critiqués et dire que l'action est mal fondée,
-les condamner in solidum aux entiers dépens de première instance et d'appel et à lui payer la somme de 3500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Il demande à la cour, à titre encore plus subsidiaire, de :
-réduire les demandes indemnitaires à de plus justes proportions,
-réduire les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile à de plus justes proportions.
Le ministère public a versé le 5 novembre 2020 un avis écrit au dossier. Il estime que le point de départ de la prescription doit être fixé au 1er jour de l'année suivant la consécration des droits acquis des appelants, c'est à dire au 1er janvier 2017, que la responsabilité de l'Etat est engagée pour faute lourde et que le tribunal n'a pas fixé une indemnisation suffisante pour réparer le préjudice de M [R] [S] mais a statué de façon juste quant au préjudice des autres appelants.
MOTIFS DE L'ARRÊT
L'action engagée par les consorts [S] est fondée sur les dispositions de l'article L141-1 du code de l'organisation judiciaire : « L'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice.
Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou un déni de justice.'»
Les consorts [S] soutiennent que la faute lourde de l'Etat résulte de ce que l'adoption de M. [R] [S] par M. [M] a été prononcée sans vérification du consentement de M. [J] [S] alors qu'en l'état de la législation alors applicable à l'époque, l'adoption plénière ne pouvait être prononcée, en l'espèce, qu'avec le consentement de Mme [L], acquis, et de M. [J] [S]. Ce dernier n'a en effet jamais donné son consentement à l'adoption de son fils et les droits de l'autorité parentale ne lui avaient pas été retirés.
Sur le fondement de l'article 1er alinéa 1 de la loi n°68-1250 du 31 décembre 1968, l'agent judiciaire de l'Etat oppose aux appelants la prescription de leur action : «'Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis.'»
Il ressort de cet article, et il a été jugé par la cour de cassation le 6 juillet 2001 (Ass. Plén) que le point de départ du délai de prescription quadriennale est le fait générateur du dommage allégué.
En l'espèce, le fait générateur du dommage allégué est le jugement d'adoption rendu irrégulièrement. Tous les éléments constitutifs de la faute de l'Etat, invoqués par les appelants, étaient réunis au prononcé du jugement d'adoption.
Ce jugement est la cause du dommage dont la réparation est demandée et dès la transcription du jugement sur les registres de l'état civile ou dès qu'ils ont eu la possibilité d'agir, les appelants pouvaient agir en réparation contre l'Etat.
L'annulation du jugement n'est pas le fait générateur ou la cause de l'action en réparation du dommage. C'est bien le prononcé du jugement d'adoption qui est la cause de l'action en réparation du dommage, même si le préjudice s'est précisé dans ses éléments et son ampleur au fur et à mesure des années, en ce qui concerne M. [R] [S].
Le point de départ du délai n'est donc pas le jugement du 21 juin 2016 annulant le jugement d'adoption, comme le tribunal l'a retenu, car cette annulation n'est pas la cause de l'action en réparation. La demande d'annulation du jugement est d'ailleurs une des modalités de la réparation.
S'agissant du dommage, il était constitué dès le prononcé du jugement d'adoption qui allait permettre la privation des droits de l'autorité parentale en ce qui concerne M. [J] [S] et la modification de l'état civil en ce qui concerne M. [R] [S].
Le délai de prescription a donc commencé à courir en principe le 16 février 1989.
L'article 3 de la loi du 31 décembre 1968 dispose : « La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. »
Aucune cause de force majeure n'est invoquée.
Les consorts [S] doivent démontrer que la prescription n'a pas couru parce qu'ils peuvent être légitimement regardés comme ignorant l'existence de la créance.
S'agissant de M. [R] [S], né le [Date naissance 1] 1982, il avait connaissance de l'adoption dès son enfance, ainsi qu'il ressort d'un courrier adressé à sa grand-mère à une date indéterminée où il écrit : «'c'est pas la peine d'adopter les enfants pour être aussi méchant'». Cependant, ainsi que l'a relevé le premier juge, il n'était pas lui-même, étant mineur, en capacité d'agir et compte-tenu des circonstances particulières de l'espèce et de leur rôle dans la procédure d'adoption, ses représentants légaux, donc sa mère et M. [M], ne pouvaient pas non plus agir. M. [R] [S] n'était donc en mesure d'agir qu'à compter de sa majorité le [Date naissance 1] 2000.
Dans une attestation la compagne de son père précise que [R] a effectué le 4 mai 2011 une recherche dans l'intérêt des familles et qu'il a retrouvé son père, alors que de son côté, celui-ci et son fils [F], faisaient les mêmes recherches. Mais cette circonstance ne justifie pas que M. [R] [S], notamment au regard du préjudice qu'il invoque aujourd'hui, ait été empêché d'agir en réparation contre l'Etat.
S'il est établi, nécessairement, que M. [R] [S] a connu le jugement et les causes de nullité du jugement, au plus tard au moment du dépôt de la requête en tierce opposition du 8 juillet 2015, il ne produit aucun élément et pièce justificative expliquant son inaction entre le [Date naissance 1] 2000 et le 8 juillet 2015.
S'agissant de M. [J] [S], il ressort de l'attestation de Mme [I] qu'il a appris en 1995, de Mme [L], que [R] ne portait plus le nom de [S], et qu'il avait été adopté depuis 1989, de façon plénière, par M. [M]. Le témoin précise que M. [J] [S] a été profondément choqué et l'a ressenti comme un enlèvement.
M. [J] [S] explique que son état de santé (alcoolisme, dépression) et sa marginalisation consécutive l'ont empêché d'agir. Cependant il ne produit aucune pièce expliquant son inaction pendant 20 ans, entre 1995, soit à compter du moment ou il a été informé de l'adoption, et le 8 juillet 2015, date du dépôt de la requête en tierce opposition.
Notamment, M. [R] [S] et M. [J] [S] n'expliquent pas dans quelles circonstances ils ont décidé de former tierce opposition au jugement d'adoption puis d'agir en réparation des dommages subis.
M. [F] [S] est né le [Date naissance 4] 1993. Pendant sa minorité, et à compter de 1995 son père et/ou sa mère pouvaient agir en son nom. Majeur le [Date naissance 4] 2011, il ne produit aucun élément et pièce justificative expliquant son inaction jusqu'au 8 juillet 2015.
Les dommages sont nés quand le jugement d'adoption a été rendu, ce qui a eu des conséquences importantes sur les liens entre M. [J] [S] et son fils, la paternité de M. [J] [S] étant mise à néant et M. [R] [S] étant privé de son véritable père et confronté à un père de substitution violent et méprisant, ainsi qu'à la remise en cause de son état-civil. Dès que l'adopté et le père de l'adopté ont appris l'adoption, au regard de l'importance de ces conséquences, affectives et matérielles, alors qu'ils étaient tous deux opposés à cette adoption, qu'ils pouvaient se procurer le jugement d'adoption, prendre conseil, vérifier qu'il avait été passé outre le défaut de consentement de M. [J] [S] et se saisir de ce moyen évident, ainsi qu'ils l'ont fait avant d'engager la procédure en tierce opposition, il ne peut être soutenu que c'est légitimement qu'ils ignoraient que l'adoption était illégale et ont attendu pour faire des démarches en annulation et en réparation.
Il sera relevé ici que les consorts [S] pouvaient saisir le tribunal, en réparation de leur préjudice, avant même que le jugement du 21 juin 2016, annulant l'adoption, soit rendu, en se fondant sur l'évidence et la gravité du fonctionnement défectueux du service de la justice lors de la procédure d'adoption et sur le dommage subi.
La cour estime donc qu'il n'est pas établi que les consorts [S] peuvent être légitimement regardés comme ignorant l'existence de leur créance contre l'Etat, du fait de l'adoption irrégulière, et que le délai de prescription a bien commencé à courir en 1995, ou à compter de leur majorité pour les deux appelants mineurs à cette date.
Le délai quadriennal de prescription était donc déjà expiré au moment du dépôt de la requête en tierce opposition, le 8 juillet 2015, acte interruptif de la prescription, en application de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968.
Le jugement sera infirmé en toutes ses dispositions et l'action des consorts [S] sera déclarée irrecevable.
Les dépens de première instance et d'appel seront mis à leur charge. Leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du code de procédure civile seront rejetées.
La demande de l'agent judiciaire de l'Etat au même titre sera également rejetée.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau,
Déclare irrecevable l'action en réparation engagée contre l'Etat par M. [J] [S], M. [R] [S] et M. [F] [S],
Les condamne in solidum aux dépens de première instance et d'appel,
Rejette les demandes respectives des parties au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
LA GREFFIÈRELA PRÉSIDENTE