1ère Chambre
ARRÊT N°3/2019
N° RG 17/00293 - N° Portalis DBVL-V-B7B-NT46
SA CHANTIERS NAVALS BERNARD
C/
Société DIRECTION GÉNÉRALE DES FINANCES PUBLIQUES
Société LORIENT AGGLOMÉRATION
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 08 JANVIER 2019
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Président : Madame Françoise COCCHIELLO, Présidente de Chambre,
Assesseur : Madame Brigitte ANDRÉ, Conseillère, entendue en son rapport
Assesseur : Madame Christine GROS, Conseillère,
GREFFIER :
Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et lors du prononcé
DÉBATS :
A l'audience publique du 06 Novembre 2018
ARRÊT :
Contradictoire, prononcé publiquement le 08 Janvier 2019 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats
****
APPELANTE :
SA CHANTIERS NAVALS BERNARD, agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège
Lieudit [Adresse 1]
[Adresse 1]
Représentée par Me Dominique LE COULS-BOUVET de la SCP PHILIPPE COLLEU, DOMINIQUE LE COULS-BOUVET, Postulant, avocat au barreau de RENNES
Représentée par Me Luc FURET, Plaidant, avocat au barreau de LORIENT
INTIMÉES :
Monsieur le Chef de service comptable, Centre des Finances Publiques de Lorient Collectivités
[Adresse 2]
[Adresse 2]
Représenté par Me Philippe COSNARD de la SELARL ABC, avocat au barreau de RENNES
LORIENT AGGLOMÉRATION, Etablissement public de coopération intercommunale, pris en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège
[Adresse 3]
[Adresse 3]
[Adresse 3]
Représentée par Me Vincent QUENTEL, avocat au barreau de LORIENT
EXPOSÉ DU LITIGE
Autorisée par lettre du 26 novembre 2010 émanant de l'Etablissement public Lorient agglomération, propriétaire du bien, et ce, à titre provisoire dans l'attente de l'exécution de travaux de restructuration, la SA Chantiers navals Bernard a occupé, des mois de janvier 2011 à mars 2014, une puis deux alvéoles dépendant du bloc K2 implanté sur le site de l'ancienne base de sous-marins de Lorient. Les parties n'étant pas parvenues à un accord sur les modalités financières de l'occupation, compte tenu notamment de l'absence d'étanchéité des locaux affectés d'infiltrations importantes se manifestant par temps pluvieux, l'Etablissement public Lorient agglomération a, le 4 novembre 2013, émis trois titres exécutoires pour les années 2011, 2012 et 2013, d'un montant respectif de 54 693,08 euros, 80 712,78 euros et 63.417,18 euros, calculé conformément à la convention d'occupation précaire qu'elle avait proposée.
Les recours gracieux formés contre ces trois titres ayant été rejetés, la SA Chantiers navals Bernard a saisi, le 6 mai 2014, le tribunal administratif de Rennes d'un recours contentieux. Cette juridiction s'est, par jugement du 19 août 2015, déclarée incompétente au motif que les locaux, qui provenaient du domaine privé militaire de l'Etat, avaient été cédés par celui-ci à la Communauté du pays de Lorient au mois de décembre 2002 et n'avaient pas ensuite été affectés à l'usage du public, ni à un service public, ni aménagés à cet effet, de sorte qu'ils faisaient partie du domaine privé de l'Etablissement public Lorient agglomération.
Par assignation du 2 octobre 2015, la SA Chantiers navals Bernard a alors saisi de sa contestation le tribunal de grande instance de Lorient lequel a, par jugement du 4 janvier 2017, jugé ses demandes irrecevables et l'a condamnée à payer à l'Etablissement public Lorient agglomération une indemnité d'occupation de 42 278,12 euros pour la période comprise entre les 1er octobre 2013 et 31 mars 2014 outre, à chacun des défendeurs, une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La SA Chantiers navals Bernard a relevé appel de ce jugement, demandant à la cour :
- d'annuler les trois titres exécutoires émis par l'établissement public Lorient agglomération le 4 novembre 2013, soit :
titre 36 0207-1 pour 54 693,08 euros au titre des loyers 2011,
titre 36 0208-1 pour 80 712,78 euros au titre des loyers 2012,
titre 36 0209-1 pour 63 477,18 euros au titre des loyers 2013.
- d'annuler les commandements de payer du 27 août 2015 pris à leur suite,
- de dire qu'elle a occupé les alvéoles 9 et 10 de la Base de sous-marins sise à [Adresse 4] au titre d'un prêt à usage ;
- en conséquence, de dire qu'elle n'est redevable d'aucune somme pour toute la durée de son occupation ;
- à titre subsidiaire, de dire que l'établissement public Lorient agglomération a manqué à son obligation de délivrance conforme des locaux,
- de dire en conséquence qu'il ne dispose d'aucune créance à son encontre et d'annuler les trois titres exécutoires qu'il a émis ;
- en tout état de cause, de rendre commun et opposable au Trésor public l'arrêt à intervenir ;
- de débouter les intimés de toutes leurs demandes ;
- de condamner l'Etablissement public Lorient agglomération à lui verser une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
En réponse, l'Etablissement public Lorient agglomération demande à la cour :
- de rejeter l'ensemble des demandes de la SA Chantiers navals Bernard
- de confirmer le jugement du 4 janvier 2017,
- de dire que la condamnation à paiement sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2017 ;
- à titre subsidiaire, en cas d'annulation des titres contestés, de condamner la SA Chantiers navals Bernard à lui verser une indemnité d'occupation de 198 823,04 euros pour la période comprise entre le 1er mars 2011 et le 30 septembre 2013 et de 42 278,12 euros pour la période comprise entre le 1er octobre 2013 et le 31 mars 2014 outre les intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2017 ;
- de condamner la SA Chantiers navals Bernard à lui verser la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Le chef de service comptable du Centre des finances publiques de Lorient collectivités conclut :
- à titre principal, à l'irrecevabilité des demandes formées par la SA Chantiers navals Bernard, le délai de recours juridictionnel devant le tribunal de grande instance de Lorient étant expiré ;
- à titre subsidiaire, à ce qu'il soit dit que la requête formée par la SA Chantiers navals Bernard porte exclusivement sur le bien-fondé de la créance et qu'il n'aurait pas dû être assigné,
- à la régularité en la forme des titres de recettes émis le 4 novembre 2013 de sorte que la mise en demeure de payer du 27 août 2015 était juridiquement fondée.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la Cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées par la SA Chantiers navals Bernard le 8 août 2017, par l'Etablissement public Lorient agglomération le 7 février 2018 et par le Chef de service comptable du Centre des finances publiques de Lorient collectivités le 5 mai 2017.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Sur la recevabilité de l'action engagée par la SA Chantiers navals Bernard
Le tribunal a jugé que le délai de recours contentieux de deux mois qui courait à compter de la notification de la décision de rejet du recours gracieux était expiré lorsqu'il a été saisi de la présente action par assignation du 2 octobre 2015 et a déclaré en conséquence l'action irrecevable. Pour ce faire, il a écarté l'application de l'article 2241 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008, au motif que si la demande en justice interrompt le délai de prescription et de forclusion même lorsqu'elle est portée devant une juridiction incompétente, ceci ne vaut qu'à la condition que la demande ait été effectuée dans des conditions exclusives de toute mauvaise foi, laquelle est appréciée souverainement par les juges.
Il n'a cependant pas caractérisé en quoi la saisine de la juridiction administrative révélait un détournement de procédure et une fraude à la loi alors que la lettre de rejet du recours gracieux était insuffisamment précise pour valoir notification faisant courir les délais de recours à l'encontre d'un titre exécutoire au sens de l'article 680 du code de procédure civile. En toute hypothèse, cette lettre ne suffit pas à établir que la SA Chantiers navals Bernard a, de manière délibérée, en pleine connaissance de l'incompétence de cette juridiction, saisi la juridiction administrative de son recours dans un but exclusivement dilatoire. De même, il n'était pas possible de déduire du procès engagé par la SAS XL Immobilier, société commerciale de droit privé qui n'agissait pas en qualité de représentant de la collectivité publique mais sur le fondement de ses droits propres, la connaissance par la SA Chantiers navals Bernard de ce que ses relations avec l'Etablissement public Lorient agglomération, qui usait de prérogatives exorbitantes du droit commun, relevaient sans hésitation possible de la compétence des tribunaux judiciaires.
Le jugement sera en conséquence infirmé en ce qu'il a déclaré le recours irrecevable dès lors que celui-ci a été formé dans le délai de deux mois de la décision d'incompétence rendue le 19 août 2015 par le tribunal administratif de Rennes et que l'interruption du délai de recours résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu'à l'extinction de l'instance conformément à l'article 2242 du code civil.
Sur la validité des titres exécutoires
La SA Chantiers navals Bernard fait valoir que les titres exécutoires du 4 novembre 2013 qui lui sont opposés ne respectent pas les dispositions de l'article 4 de la Loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 en ce qu'ils ne comportent ni l'indication des nom et prénom de leur auteur, ni sa signature. Or aux termes de l'alinéa 2 de cet article en vigueur au moment de l'émission des titres litigieux, toute décision prise par l'une des autorités administratives mentionnées à l'article 1er comporte, outre la signature de son auteur, la mention, en caractères lisibles, du prénom, du nom et de la qualité de celui-ci.
L'établissement public de coopération intercommunale Lorient agglomération ne conteste pas que cette disposition s'applique à lui et qu'elle n'a pas été respectée mais prétend que les omissions déplorées ont été préventivement régularisées par le fait que le redevable avait les moyens de les connaître grâce à la lettre qu'il lui avait adressée précédemment le 10 octobre 2013 lui annonçant son intention d'émettre un titre de recette.
Cependant il est constant que l'avis des sommes à payer doit mentionner impérativement les nom, prénoms et qualité de l'émetteur, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Cette formalité ne saurait être suppléée par des échanges antérieurs, qui ne donnent aucune garantie quant à l'auteur et la régularité du titre émis postérieurement, ni par l'émission d'un bordereau de titres de recette comportant ces indications, lequel n'est pas assimilable au titre lui-même seul communiqué à l'administré.
Au demeurant, à titre superfétatoire, il sera relevé que ces titres sont tout aussi irréguliers sur le fond puisqu'ils se fondent sur une créance de loyers alors qu'aucune convention signée entre les parties ne permettait à l'Etablissement public Lorient agglomération de se prévaloir d'une telle créance, ne pouvant revendiquer qu'une indemnité d'occupation précaire.
Les titres émis le 4 novembre 2013 seront en conséquence annulés de même que les mises en demeure délivrées sur leur fondement.
Sur la demande subsidiaire en paiement d'une indemnité d'occupation
La SA Chantiers navals Bernard conteste devoir une indemnité d'occupation à l'Etablissement public Lorient agglomération en soutenant que les locaux avaient été mis à sa disposition à titre de prêt gratuit à usage pour la durée d'exécution de la commande spéciale qu'elle avait obtenue. Mais cette analyse, qui n'est soutenue par aucune pièce probante, est contredite par la teneur des échanges intervenus entre les parties avant et pendant la période en cause et notamment par la lettre d'autorisation d'occupation du 26 novembre 2010.
Ainsi avant même qu'elle n'entre dans les lieux, l'Etablissement public Lorient agglomération a informé la SA Chantiers navals Bernard de ce qu'un projet de contrat d'occupation précaire allait lui être transmis 'pour un montant de loyer de l'ordre de 2 € HT/m² par mois'. La SA Chantiers navals Bernard ne peut donc prétendre avoir sérieusement cru que l'autorisation d'occupation des alvéoles lui avait été concédée à titre gratuit. D'ailleurs, dans sa lettre du 13 septembre 2012, elle se prévalait des désordres affectant les locaux et de l'exécution de travaux de maçonnerie pour en déduire qu'ils devaient 'venir en déduction des loyers'. Ceci démontre qu'elle avait parfaitement conscience de son obligation de payer une redevance en contrepartie de son occupation des lieux.
En revanche, il n'est pas démontré que la SA Chantiers navals Bernard ait eu conscience, avant d'entrer dans les lieux, de la gravité des désordres affectant le bâtiment dont le couvert n'était pas correctement assuré de sorte que l'activité ne pouvait y être exercée dans des conditions compatibles avec les exigences du droit du travail. Rien n'établit qu'elle a, par son entrée dans les lieux qu'elle ne pouvait différer, acquiescé implicitement, en connaissance de cause, au montant de la redevance réclamée par l'Etablissement public. Celui-ci admet d'ailleurs qu'aucune convention, même verbale, ne les lie. L'Etablissement public Lorient agglomération ne dispose donc pas d'un titre lui permettant d'exiger le paiement de redevances fixées unilatéralement augmentées de la réévaluation annuelle des dites redevances prévue par une proposition de contrat qui n'a jamais été acceptée.
En sens inverse, faute de contrat de bail unissant les parties, la SA Chantiers navals Bernard ne peut invoquer un manquement à une obligation de délivrance conforme des locaux.
A défaut de convention opposable à l'occupant, l'Etablissement public Lorient agglomération peut seulement lui réclamer une indemnité d'occupation dont le montant doit être fixé par le juge. Conformément à la décision du Conseil constitutionnel dont il se prévaut, cette indemnité doit être appropriée à la valeur réelle de l'avantage consenti et du manque à gagner subi par la collectivité. En l'occurrence, comme il l'admettait lui-même, l'Etablissement public Lorient agglomération ne pouvait donner à bail les locaux en cause sans y avoir auparavant fait effectuer des travaux très importants destinés à en assurer l'étanchéité et la dépollution. Il ne pouvait dès lors, au regard de leur état déplorable, que tirer un profit limité de leur mise à disposition précaire.
La valeur qu'il attribue lui-même à cet avantage est révélée par le montant de l'indemnité d'occupation réclamée à l'autre occupant des lieux, la société Navimo avec laquelle il a convenu, avant la réalisation des travaux, un prix d'occupation de 0,68 € HT/m²/mois. Rien ne justifiant que ces sociétés, bénéficiaires du même service consenti à la même époque, subissent un traitement différent. Le montant demandé à l'une sera en conséquence jugé également adapté à la rémunération du même avantage consenti à l'autre.
Il est établi par le projet de convention d'occupation précaire joint à la lettre du 28 février 2013 que la surface louée s'élevait à :
- 1 373 m² au titre de l'alvéole 9 occupée des mois de janvier 2011 à septembre 2013, soit pendant 33 mois ;
- 1 305 m² au titre de l'alvéole 10 occupée des mois d'avril 2011 à septembre 2013, soit pendant 30 mois.
L'indemnité d'occupation due par la SA Chantiers navals Bernard sera en conséquence fixée à la somme de 30 810,12 € HT + 26 622 € HT, soit la somme de 57 432,12 € HT, représentant compte tenu d'un taux de TVA de 19,6 % applicable à la période en cause, un montant dû de 68 688,82 euros TTC.
L'Etablissement public Lorient agglomération demande également une indemnité d'occupation pour la période comprise entre le 1er octobre 2013 et le 31 mars 2014. Mais il ressort des pièces produites qu'il a, à compter du 1er octobre 2013, donné les locaux litigieux à bail emphytéotique à la société XL immobilier de sorte que seule cette dernière possédait la jouissance des lieux et donc le droit de se prévaloir, à l'encontre des occupants, d'un droit à indemnité d'occupation. Le fait que l'Etablissement public Lorient agglomération conserve un intérêt à ce que cette indemnité d'occupation soit réglée à son cocontractant ne lui confère pas une créance personnelle concurrente de celle de sa locataire mais seulement le droit d'appuyer, par une intervention volontaire, l'action en paiement déjà engagée devant le tribunal de grande instance de Lorient par la société XL Immobilier, seule créancière de l'indemnité d'occupation des locaux due au titre de la période postérieure à la conclusion du dit bail. Cette demande sera en conséquence rejetée.
Chacune des parties succombant partiellement dans ses prétentions conservera la charge de ses frais et dépens.
PAR CES MOTIFS, LA COUR :
Infirme le jugement rendu le 4 janvier 2017 par le tribunal de grande instance de Lorient ;
Statuant à nouveau,
Déclare l'action de la SA Chantiers navals Bernard recevable ;
Annule les trois titres exécutoires émis par l'établissement public Lorient agglomération le 4 novembre 2013, soit :
le titre 36 0207-1 pour 54 693,08 euros au titre des loyers 2011,
le titre 36 0208-1 pour 80 712,78 euros au titre des loyers 2012,
le titre 36 0209-1 pour 63 477,18 euros au titre des loyers 2013,
ainsi que les commandements de payer du 27 août 2015 pris sur leur fondement ;
Condamne la SA Chantiers navals Bernard à payer à l'Etablissement public Lorient agglomération une indemnité d'occupation de 68 688,82 euros TTC au titre de son occupation des alvéoles 9 et 10 pendant la période comprise entre le 1er janvier 2011 et le 30 septembre 2013 outre les intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2017 ;
Déclare le présent arrêt opposable au Trésor public ;
Rejette le surplus des demandes ;
Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Dit que chacune des parties conservera la charge de ses dépens de première instance et d'appel.
LE GREFFIERLE PRÉSIDENT