Arrêt n°
du 05/10/2022
N° RG 21/01038 - N° Portalis DBVQ-V-B7F-FAHA
MLB / LS
Formule exécutoire le :
à :
SCP DELVINCOURT -CAULIER-RICHARD - CASTELLO AVOCATS ASSOCIES
SELARL LAQUILLE ASSOCIÉS
COUR D'APPEL DE REIMS
CHAMBRE SOCIALE
Arrêt du 05 octobre 2022
APPELANTE :
d'un jugement rendu le 30 avril 2021 par le Conseil de Prud'hommes de REIMS, section Industrie (n° F 20/00120)
SAS ITRON FRANCE
[Adresse 2]
[Adresse 2]
[Localité 5]
Représentée par la SCP DELVINCOURT - CAULIER-RICHARD - CASTELLO AVOCATS ASSOCIES, avocats au barreau de REIMS et par Me François VERGNE de l'AARPI GIDE LOYRETTE NOUEL AARPI, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉE :
Madame [G] [E]
[Adresse 3]
[Localité 4]
Représentée par la SELARL LAQUILLE ASSOCIÉS, avocat au barreau de REIMS
DÉBATS :
En audience publique, en application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 04 juillet 2022, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Marie-Laure BERTHELOT, conseiller, et Monsieur Olivier BECUWE, conseiller, chargés du rapport, qui en ont rendu compte à la cour dans son délibéré ; elle a été mise en délibéré au 05 octobre 2022.
COMPOSITION DE LA COUR lors du délibéré :
Madame Christine ROBERT-WARNET, président
Madame Marie-Laure BERTHELOT, conseiller
Monsieur Olivier BECUWE, conseiller
GREFFIER lors des débats :
Monsieur Abdel-Ali AIT AKKA, greffier placé
ARRÊT :
Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour d'appel, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile, et signé par Madame Christine ROBERT-WARNET, président, et Monsieur Francis JOLLY, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
* * * * *
EXPOSE DU LITIGE
La société Itron France, spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de solutions de comptage d'eau, de gaz et d'électricité, disposait d'un établissement situé [Adresse 1].
Au 31 octobre 2018, cet établissement comptait 126 salariés sous contrat de travail à durée indéterminée.
La société Itron France relève des accords collectifs nationaux de la métallurgie.
Madame [G] [E] a été engagée par une société de travail intérimaire selon contrats de mission.
À compter du 15 juin 2015, elle a été mise à la disposition de la société Itron France, et cela jusqu'au 1er septembre 2017 par 31 contrats de mission, 19 l'ayant été pour remplacement d'un salarié absent et 12 pour accroissement temporaire d'activité, leur durée étant comprise entre 1 jour et 2 mois et demi.
Un plan de sauvegarde de l'emploi a été validé le 17 décembre 2018 par décision de l'autorité administrative après qu'une première réunion du 20 juin 2018 a présenté le projet de restructuration et de compression des effectifs aux membres du comité social et économique central d'entreprise ainsi qu'aux délégués syndicaux centraux.
La fermeture de l'établissement a eu lieu dans le courant du second semestre de l'année 2020, les licenciements pour motif économique des salariés en contrat à durée indéterminée ayant été notifiés à compter du premier semestre de cette année-là.
Par requête du 15 novembre 2018, la salariée a saisi le conseil de prud'hommes de Reims de demandes en requalification des missions d'intérim en un contrat de travail à durée indéterminée.
Par un jugement du 30 avril 2021, et le litige ayant évolué, la juridiction prud'homale a fait droit à la demande en requalification -mais à compter du 11 juillet 2015- ainsi qu'au titre d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse en limitant à la fois le montant des dommages-intérêts de ce chef, de l'indemnité de requalification et de la réparation pour perte de chance de bénéficier des mesures du plan de sauvegarde de l'emploi.
Elle a, par ailleurs, rejeté la demande au titre des périodes interstitielles.
Par déclaration du 31 mai 2021, la société Itron France a fait appel.
Par ses conclusions notifiées le 17 janvier 2022, auxquelles il est référé pour l'exposé des moyens, elle sollicite l'infirmation du jugement et le rejet des demandes initiales en soutenant, pour l'essentiel, que la requalification ne saurait être encourue sur le fondement des articles L.1251-6 et L.1251-7 du code du travail.
Par des conclusions notifiées le 18 octobre 2021, auxquelles il est référé pour l'exposé des moyens, l'intimée forme appel incident sur le point de départ de la requalification, sur les chefs de dispositif la déboutant ou limitant les sommes accordées et s'approprie, pour le surplus, les motifs du jugement.
MOTIVATION
1°/ Sur la requalification
A - Sur la prescription de l'action
C'est à juste titre que l'intimée soutient que le délai de prescription d'une action en requalification de contrats de mission en un contrat de travail à durée indéterminée, fondée sur le motif du recours au travail temporaire énoncé dans les contrats de mission, a pour point de départ, en cas de succession de ses contrats, le terme du dernier d'entre eux et qu'un salarié est en droit, lorsque la demande en requalification est reconnue fondée, de se prévaloir d'une ancienneté remontant au premier contrat irrégulier.
Et ce n'est qu'à la suite de la succession des contrats de mission qu'un salarié peut constater les faits pouvant lui permettre de revendiquer la requalification et d'exercer son droit au sens de l'article 2224 du code civil.
En l'espèce, et alors que le délai de prescription applicable, tel que prévu par l'article L.1471-1 du code du travail, en sa version en vigueur, était de deux années à compter du 1er septembre 2017, terme de la dernière mission, il est constant que c'est le 15 novembre 2018, par le dépôt de sa requête, que Madame [G] [E] a saisi le conseil de prud'hommes en requalification.
Son action en requalification, sur laquelle reposent ses prétentions, est donc recevable et rétroagit au 15 juin 2015, de sorte que c'est à tort que l'appelante soutient l'inverse.
Il sera ajouté au jugement attaqué qui ne statue pas sur la fin de non-recevoir.
B - Sur le bien-fondé
Selon les articles L.1251-5 et L.1251-6 du code du travail, le recours au travail temporaire n'est possible que dans certains cas, tel le remplacement d'un salarié absent ou l'accroissement temporaire de l'activité de l'entreprise, et ne peut servir à pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de celle-ci.
Le fait qu'une entreprise utilisatrice recourt à des remplacements temporaires de manière récurrente n'implique pas, en soi, l'existence d'un abus.
Lors de l'appréciation de la question de savoir si le renouvellement des missions temporaires est légalement justifié, il appartient donc au juge de prendre en compte toutes les circonstances de la cause, comme le nombre et la durée cumulée des contrats de mission, leurs motifs ou encore les tâches accomplies par le salarié, y compris le contexte économique dans lequel l'entreprise utilisatrice a eu recours au travail temporaire ainsi que, de façon globale, la proportion de celui-ci dans les effectifs.
En l'espèce, il n'apparaît guère contestable, et ce fait résulte plus particulièrement de la pièce n° 3 produite par l'employeur, que les embauches en contrat de travail à durée indéterminée ont cessé au sein de l'établissement au-delà du mois de décembre 2017.
Le recours au travail temporaire a, par ailleurs, présenté, sur l'ensemble de la période d'embauche, un pourcentage très élevé allant de 33 % à 50 % des effectifs complets, étant observé qu'en dernier lieu c'est-à-dire à la fin de l'année 2019, avant que ne soient notifiés les licenciements pour motif économique des salariés en contrat à durée indéterminée, l'établissement comptait moins d'une centaine de salariés en y intégrant le nombre de ceux employés sous une forme précaire, ce qui marque une baisse continue des effectifs.
Il ressort notamment des pièces n° 5, 6, 11,12, 15 et 18 produites par la société Itron France que la variabilité des pics de production ne correspondait pas avec celle des embauches en intérim, et plus spécialement de celles, nombreuses, de l'intéressée affectée à l'exécution d'un même type de tâches au vu des contrats de mission et des bulletins de paie produits.
Par ailleurs, les motifs d'absence apparaissaient prévisibles, par exemple des congés divers, et les références portées sur les bons de livraison ne correspondent pas aux commandes visées dans les contrats de mission.
Il s'ensuit, et le plan de sauvegarde de l'emploi ayant été validé en décembre 2018, que les embauches en intérim, et notamment celles de la salariée, ont servi à assurer un besoin structurel de main d'oeuvre pour ensuite accompagner la cessation progressive de l'activité normale et permanente du site, et cela alors même que la société Itron France, qui connaissait dès l'année 2018 le caractère inéluctable de nombreux licenciements au sein de cet établissement, n'entendait certainement pas en maintenir le fonctionnement par le recours à des emplois pérennes.
Le jugement qui fait droit, en son principe, à la demande en requalification et à l'indemnité afférente mérite d'être confirmé, à défaut pour la salariée d'établir l'existence d'un préjudice dont elle se prévaut pour solliciter une majoration du montant de cette indemnité.
Toutefois, compte tenu des précédents développements, la requalification de la relation contractuelle en contrat à durée indéterminée s'impose à compter du 15 juin 2015, et non du 11 juillet 2015.
Le jugement sera donc infirmé sur ce point.
2°/ Sur l'action au titre du licenciement
C'est à juste titre que l'employeur excipe de la prescription annale de l'article L.1471-1 du code du travail aux termes duquel 'Toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par douze mois à compter de la notification de la rupture'.
Madame [G] [E], qui ne répond d'ailleurs pas à ce moyen, a saisi le 15 novembre 2018 la juridiction prud'homale alors que la relation de travail requalifiée avait pris fin le 1er septembre 2017.
Il s'ensuit qu'elle n'est pas recevable à contester l'absence de cause réelle et sérieuse et à réclamer par voie de conséquence les sommes afférentes à la rupture au titre des dommages-intérêts, du préavis, de l'indemnité de licenciement et de la violation de la procédure.
Le jugement sera infirmé.
3°/ Sur la perte de chance de bénéficier des mesures du plan de sauvegarde de l'emploi
Par le biais du plan de sauvegarde, un nombre important d'aides a été accordé aux salariés sous forme d'accompagnement au reclassement et de versement d'indemnités complémentaires de licenciement.
Ce plan était applicable, en sa page 63, à tous les salariés bénéficiaires d'un contrat à durée indéterminée, sans condition d'ancienneté, et licenciés pour motif économique dans le cadre de la procédure de fermeture du site.
En l'espèce, la relation de travail a pris fin le 1er septembre 2017, soit avant la première réunion précitée du 20 juin 2018 et la validation du plan, de sorte qu'au regard de la date de la rupture, qu'elle soit bien fondée ou non, la salariée n'aurait pu prétendre au bénéfice des dispositions énoncées dans le cadre du plan de sauvegarde de l'emploi.
En conséquence, Madame [G] [E] sera déboutée de sa demande et le jugement infirmé de ce chef.
4°/ Sur le rappel de salaire au titre des périodes interstitielles
C'est par des motifs pertinents, que la cour adopte, que le conseil de prud'hommes a rejeté cette demande.
5°/ Sur le rappel de salaire au titre de l'horaire contractuel prévu
L'intéressée réclame la somme de 177,35, outre congés payés, au titre des mois de juillet et octobre 2016, correspondant à des heures prévues mais non payées.
A - Sur la recevabilité de la demande
C'est à tort que l'employeur excipe de l'irrecevabilité pour nouveauté de cette demande, celle-ci étant, en application de l'article 566 du code de procédure civile, l'accessoire des prétentions au titre de l'éxécution du contrat de travail soumises au conseil de prud'hommes relatives au paiement du temps de travail.
La demande sera déclarée recevable.
B - Sur le bien-fondé de la demande :
C'est à juste titre que la salariée formule cette demande dès lors qu'il n'est pas démontré l'entier paiement des heures prévues et que l'employeur, mis en mesure de combattre le décompte suffisamment précis de l'intimée, ne le réfute pas en application de l'article L.3171-4 du code du travail, peu important, contrairement à ce qu'il soutient, que les travailleurs temporaires n'entrent pas dans le champ d'application de la mensualisation.
6°/ Sur la remise des documents
Il y a lieu d'ordonner la remise, par la société Itron France, à Madame [G] [E] de l'attestation Pôle Emploi, du certificat de travail ainsi que d'un bulletin de salaire reprenant l'ensemble des sommes allouées à l'intéressée, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette mesure d'une quelconque astreinte, que celle-ci ne sollicite pas à hauteur d'appel.
7°/ Sur les frais irrépétibles de première instance et d'appel
Il sera équitable de condamner la société appelante, qui sera déboutée de ce chef ayant partiellement succombé, à payer à l'intimée la somme globale de 150 euros.
PAR CES MOTIFS
La cour d'appel statuant publiquement, contradictoirement, et après en avoir délibéré conformément à la loi :
Confirme le jugement rendu le 30 avril 2021 par le conseil de prud'hommes de Reims en ce qu'il a :
- condamné la Société Itron France à payer à Madame [G] [E] la somme de 1.495,47 euros à titre d'indemnité de requalification ;
- débouté Madame [G] [E] de sa demande de rappel de salaire au titre des périodes interstitielles ;
- ordonné la remise des documents sociaux rectifiés ;
- débouté la Société Itron France de sa demande d'indemnité de procédure ;
- condamné la Société Itron France aux dépens ;
L'infirme pour le surplus ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Déclare recevable la demande au titre de la requalification ;
Déclare irrecevables l'action et les demandes au titre de la rupture de la relation salariale ;
Dit recevable la demande en rappel de salaire au titre du rappel de salaire pour les heures prévues et non payées ;
Requalifie la relation contractuelle en un contrat à durée indéterminée à compter du 15 juin 2015 ;
Condamne la Société Itron France à payer à Madame [G] [E] la somme de 177,35 euros outre les congés payés au titre des heures prévues et non payées ;
Déboute Madame [G] [E] de sa demande de dommages-intérêts liée à la perte de chance de bénéficier des mesures du plan de sauvegarde de l'emploi ;
Précise que toutes les condamnations sont prononcées sous réserve de déduire les cotisations salariales ou sociales éventuellement applicables ;
Condamne la Société Itron France à payer à Madame [G] [E] une indemnité de 150 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel ;
Déboute la société Itron France de sa demande d'indemnité de procédure ;
Condamne la société Itron France aux dépens d'appel.
LE GREFFIERLE PRÉSIDENT