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08/06/2023 | FRANCE | N°20/00031

France | France, Cour d'appel de Poitiers, Premier président, 08 juin 2023, 20/00031


R E P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



MINUTE N°7

COUR D'APPEL DE POITIERS

N° RG 20/00031

N° Portalis DBV5-V-B7D-F5UQ

REPARATION A RAISON D'UNE DETENTION







[R] [X] [I]



Décision en premier ressort rendue publiquement le huit juin deux mille vingt trois, par Madame Isabelle LAUQUE, présidente de chambre, agissant sur délégation de Madame la première présidente de la cour d'appel de Poitiers, assistée lors des débats et du prononcé de la présente décision de M

adame Inès BELLIN, greffier,



Après débats en audience publique le 11 mai 2023 ;



Sur la requête en réparation de la détention fondée su...

R E P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

MINUTE N°7

COUR D'APPEL DE POITIERS

N° RG 20/00031

N° Portalis DBV5-V-B7D-F5UQ

REPARATION A RAISON D'UNE DETENTION

[R] [X] [I]

Décision en premier ressort rendue publiquement le huit juin deux mille vingt trois, par Madame Isabelle LAUQUE, présidente de chambre, agissant sur délégation de Madame la première présidente de la cour d'appel de Poitiers, assistée lors des débats et du prononcé de la présente décision de Madame Inès BELLIN, greffier,

Après débats en audience publique le 11 mai 2023 ;

Sur la requête en réparation de la détention fondée sur les articles 149 et suivants et R26 et suivants du code de procédure pénale présentée par

REQUERANT :

Monsieur [R] [X] [I]

né le [Date naissance 1] 1975 à [Localité 9]

[Adresse 5]

[Localité 2]

comparant en personne, assisté de Me Etienne NOEL, avocat au barreau de ROUEN

EN PRESENCE DE :

Monsieur l'agent judiciaire de l'Etat

Sous-direction du droit privé

[Adresse 4]

[Localité 6]

représenté par Me Renaud BOUYSSI de la SELARL ARZEL ET ASSOCIES, avocat au barreau de Poitiers

ET :

Monsieur le procureur général près la cour d'appel de Poitiers

[Adresse 3]

[Localité 7]

représenté par Monsieur Frédéric CLOT, Substitut général

Vu l'ordonnance rendue le 28 janvier 2021 par le magistrat délégué par Monsieur le premier président de la cour d'appel de Poitiers pour statuer sur la requête en indemnisation du préjudice résultant de la détention subie par M.[R] [X] [I] à laquelle il sera expressément renvoyé pour le rappel des faits et de la procédure et qui a :

- déclaré ladite requête recevable,

- ordonné une expertise psychiatrique afin d'établir si les troubles invoqués par le requérant sont en lien avec la détention subie et si l'existence d'un éventuel état antérieur a été aggravé,

- alloué au requérant une indemnité provisionnelle de 8.000 euros à valoir sur son préjudice.

Vu le rapport d'expertise du Dr [H] déposé le 14 janvier 2022 concluant :

- à l'existence chez [R] [X] [I] d'un état antérieur préexistant très significatif,

- à l'existence d'un lien entre les troubles actuels décrits avec la détention subie,

- à l'aggravation significative du tableau clinique antérieur,

- à l'existence d'un préjudice sur son état mental avec pertes de ses relations sociales et à l'existence d'un préjudice sexuel,

- à la mise en évidence d'un ensemble de dysfonctionnements qui s'est constitué lors de son incarcération sur un état de stress post-traumatique inaugural.

Après qu'ait été sollicité un complément d'expertise pour déterminer les différents postes de préjudice tant par Monsieur [I] que par l'agent judiciaire de l'Etat, le nouveau conseil de Monsieur [I] a abandonné cette demande estimant que le préjudice du requérant était suffisamment étayé par les éléments de la procédure.

Aux termes de ses dernières écritures, il fait valoir que son client a été incarcéré 50 jours au sein de la Maison d'arrêt de [Localité 8] où il a subi des violences de la part de co-détenus puis 390 jours au sein du Centre pénitentiaire de [Localité 10] et rappelle que ces deux établissements ont tous deux faits l'objet d'un rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté.

Il expose que les constatations et les préconisations permettent d'établir que M. [R] [X] [I] a subi, dans ces deux établissements, des conditions de détention n'assurant pas le respect de la dignité des personnes détenues. Il s'agit selon lui d'un facteur aggravant du préjudice moral du requérant qui doit être pris en compte pour l'évaluation de son préjudice moral.

Par ailleurs il avance qu'il convient de prendre en compte sa situation familiale, son passé judiciaire, son âge et ses conditions de détention. Ainsi, il rappelle que le requérant à eu trois enfants d'une première union puis trois enfants nés de son union avec [Y] [W] nés en 2006, 2007 et 2013. La séparation d'avec ses enfants a été traumatisante d'autant qu'il n'a pu bénéficier d'aucun parloir.

M. [R] [X] [I] n'avait aucun antécédent carcéral ce qui a majoré son traumatisme.

Enfin, il s'appuie sur l'expertise du Dr [H] qui a objectivé le traumatisme et le préjudice de son client évoquant une anxiété de type psychotique, non rationalisée et envahissant totalement son champ mental.

Il indique que depuis sa sortie de prison, le requérant est toujours suivi en psychiatrie et il verse une attestation du Dr [J] du 2 juin 2022 évoquant un syndrome post-traumatique et des hallucinations acoustico-verbales ainsi qu'une grave psychose.

Pour l'ensemble des ces éléments, il fixe à 77.750 euros la juste indemnisation du préjudice résultant d'une détention de 440 jours subie dans des conditions particulièrement difficiles. Il sollicite enfin la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

L'agent judiciaire du trésor, aux termes de ses dernières écritures rappelait que la détention indemnisable doit être rapportée à 10 mois et 14 jours.

S'agissant des conditions de détention, il estime que rien n'autorise le requérant à s'abstraire de la jurisprudence habituelle et, reprenant les éléments relatifs à la situation pénale, familiale, sociale mais aussi médicale de Monsieur [I], il propose une indemnité de 16.000 euros au titre de la juste réparation du préjudice subi du fait de la détention. Il demande enfin à la cour de réduire l'indemnité réclamée au titre des frais de procédure.

Le ministère public relève que la demande indemnitaire était fixée initialement à 75.000 euros pour 14 mois et 14 jours de détention alors qu'aux termes des dernières écritures, elle est portée, sans explication, à 77.750 euros pour 440 jours de détention et rappelle que l'assiette du calcul a déjà été définitivement jugée.

Le ministère public développe les éléments de personnalité de Monsieur [I] auxquels il ajoute une actualisation de sa situation pénale. Il expose en outre que ce dernier n'a jamais été victime de violences directes en détention.

Sur les conditions de détention, il fait valoir que les allégations de Monsieur [I] ne sont corroborées par aucune attestation ou élément pénitentiaire.

Enfin, il rappelle que l'état psychiatrique de Monsieur [I] s'adosse à un état antérieur et que la présente procédure n'a vocation qu'à indemniser les conséquences de la détention.

Dés lors, en considération de ces divers éléments, le ministère public demande à la cour de juger qu'une indemnité de 16.000 euros assurera une juste réparation du préjudice moral subi du fait de la détention par Monsieur [R] [X] [I].

A l'audience, le conseil du requérant précise qu'il ne remet pas en cause la durée de détention indemnisable de 10 mois et 14 jours et qu'il limite sa demande indemnitaire à la somme de 70.000 euros.

L'agent judiciaire de l'Etat et le ministère public ont repris oralement leurs conclusions écrites.

Monsieur [I] a eu la parole en dernier et a exposé avoir beaucoup souffert en détention.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Il a été précédemment rappelé par l'ordonnance du 28 janvier 2021 que lorsque le demandeur a été placé en détention provisoire à la fois pour des faits criminels et pour des faits correctionnels distincts et qu'il est relaxé ou qu'il bénéficie d'un non lieu pour les faits criminels, le temps passé en détention au delà du maximum légal pour les faits délictuels doit lui être indemnisé.

Tel est le cas en l'espèce et il convient de juger que la détention indemnisable de M.[R] [X] [I] doit être appréciée sur une assiette limitée à 10 mois et 14 jours, durée sur laquelle l'ensemble des parties s'accorde.

Toute détention injustifiée cause nécessairement à celui qui l'a subie un préjudice que le juge doit veiller à réparer dans son intégralité.

L'évaluation de ce préjudice s'apprécie au regard de la situation personnelle, familiale, sociale du requérant mais également à l'aune des conditions dans lesquelles cette mesure de privation de liberté s'est exécutée.

Les conditions de détention doivent être prises en compte et analysées in concreto dans chaque situation afin de déterminer l'exact préjudice de la personne injustement privée de liberté et il ne peut être fait référence in abstracto à une jurisprudence qui s'appliquerait de façon uniforme à tous en partant du postulat que tous les détenus souffrent de conditions de détention identiques.

En l'espèce, M.[R] [X] [I] était âgé de 39 ans lorsqu'il a été incarcéré.

Il était en charge de famille avec trois jeunes enfants dont il expose avoir été séparé le temps de son incarcération. S'il résulte des éléments du rapport d'enquête sociale de mai 2014 qu'au moment de son incarcération, le couple était séparé, cette séparation n'exclut en rien le préjudice résultant du fait de n'avoir pu être présent auprès de ses enfants, peu important qu'ils aient alors vécu sous le même toit ou que leurs relations se soient organisées sous d'autres modalités.

M.[R] [X] [I] avait déjà été condamné en 1996 et en 2000 mais il n'avait jamais été incarcéré en sorte qu'il s'est agit pour lui d'une première expérience carcérale nécessairement plus éprouvante.

Son parcours pénal postérieur est sans incidence sur l'appréciation du préjudice né de la détention subie.

D'autre part, l'expertise psychiatrique du Dr [H] a mis en évidence que M.[R] [X] [I] présentait, avant son incarcération un état anxieux et des éléments dépressifs en lien avec un vécu traumatique antérieur. Pour l'expert, cet état antérieur a été aggravé par la détention subie au point d'avoir rendu chroniques les troubles préexistants.

Il est donc établi que la détention subie par [R] [X] [I] a eu des conséquences sur son état mental dont il doit être tenu compte au niveau de l'appréciation du quantum de son indemnisation.

Enfin, M. [R] [X] [I] a subi une détention provisoire ouvrant droit à indemnisation de 10 mois et 14 jours.

Après avoir été écroué à la maison d'arrêt de [Localité 8], il a été transféré à la maison d'arrêt d'arrêt de [Localité 10] où il a subi la totalité de l'incarcération ouvrant droit à indemnisation. Aussi, y a-t-il lieu d'apprécier le préjudice subi par le requérant à l'aune de sa seule détention à la maison d'arrêt de [Localité 10], la détention effectuée à la maison d'arrêt de [Localité 8] n'ouvrant pas droit à indemnisation.

Rappelant que M. [R] [X] [I] a été incarcéré à la maison d'arrêt de [Localité 10] du 27 juin 2014 jusqu'au 22 juillet 2015, son conseil verse à la cour le rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté de juin 2017 faisant suite à une précédente visite effectuée en 2000.

Ce rapport témoigne d'une dégradation globale de la situation de l'établissement du fait des effets conjugués de la surpopulation carcérale et du sous effectif des agents.

M.[R] [X] [I] a déclaré en remplissant un questionnaire sur ses conditions de détention avoir dû dormir sur un matelas placé au sol en partageant à 3 une cellule prévue pour deux personnes et n'avoir pu bénéficier d'un encellulement seul que pendant 1 mois et demi.

Cet état de fait est confirmé par le rapport du Contrôler général des lieux privatifs de liberté qui précisait en outre que les cellules étaient de 9 M2 lorsqu'elles étaient prévues pour deux personnes.

Les lieux d'aisance situés dans une cellule exigüe sans dispositif efficace de ventilation et d'isolation laissaient peu de place à l'intimité des détenus.

Sur toute sa période de détention, M.[R] [X] [I] n'a bénéficié que d'un parloir avec Mme [W] en juin 2014 et d'une visite en UVF de ses enfants en mars 2015.

Ainsi la détention injustement subie a subitement coupé le requérant de ses liens familiaux et affectifs, a aggravé de façon significative et défintive son état mental déjà fragile, l'a confronté de façon brutale à l'univers carcéral et lui a imposé des conditions de vie dégradées et dégradantes pendant la quasi totalité de sa détention.

Il résulte de ce qui précède que le requérant justifie d'un préjudice particulièrement important et il ne peut être appliqué à M. [R] [X] [I], la jurisprudence habituelle à laquelle l'agent judiciaire de l'Etat se réfère mais au contraire il convient d'indemniser son entier préjudice.

Dés lors, la cour considère que l'offre indemnitaire de l'agent judiciaire de l'Etat est insuffisante au regard de la durée de la détention, du choc carcéral, de la rupture d'avec ses liens affectifs, de la dégradation de son état psychiatrique et des conditions particulièrement difficiles de détention.

En conséquence, la cour fixe à 45.000 euros la juste réparation du préjudice moral en lien avec la détention subie de laquelle il conviendra de déduire la somme de 8.000 euros allouée à titre provisionnelle.

Enfin, l'équité commande d'accorder à Monsieur [I] la somme de 2.000 € au titre de ses frais irrépétibles exposés dans le cadre de la présente instance.

PAR CES MOTIFS :

Madame la présidente de chambre déléguée par Madame la première présidente de la cour d'appel de Poitiers, statuant contradictoirement et publiquement, par décision susceptible de recours devant la Commission Nationale de Réparation des Détentions,

Alloue à Monsieur [R] [X] [I] les sommes de :

45.000 euros en réparation du préjudice moral en lien avec la détention injustifiée subie

2.000 euros au titre de ses frais irrépétibles exposés,

Rappelle l'exécution provisoire de droit qui s'attache à la présente décision.

Laisse les dépens à la charge de l'Etat.

En foi de quoi, la présente ordonnance a été signée par la présidente et la greffière.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

I. BELLIN I. LAUQUE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Poitiers
Formation : Premier président
Numéro d'arrêt : 20/00031
Date de la décision : 08/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-08;20.00031 ?
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