NA/SH
Numéro 22/02567
COUR D'APPEL DE PAU
1ère Chambre
ARRÊT DU 28/06/2022
Dossier : N° RG 19/01817 - N° Portalis DBVV-V-B7D-HIPQ
Nature affaire :
Demande en réparation des dommages causés par une nuisance de l'environnement
Affaire :
SARL LAPEDAGNE TRAVAUX PUBLICS
C/
[C] [W]
[I] [W] née [Y] [L]
Grosse délivrée le :
à :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
A R R Ê T
prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 28 Juin 2022, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
* * * * *
APRES DÉBATS
à l'audience publique tenue le 17 Mai 2022, devant :
Madame ROSA-SCHALL, conseillère faisant fonction de Présidente
Madame ASSELAIN, Conseillère
Madame de FRAMOND, Conseillère
assistées de Madame HAUGUEL, Greffière, présente à l'appel des causes.
Les magistrates du siège ayant assisté aux débats ont délibéré conformément à la loi.
dans l'affaire opposant :
APPELANTE :
SARL LAPEDAGNE TRAVAUX PUBLICS prise en la personne de son représentant légal domicilié au siège
Parc d'Activités Economiques Monplaisir
15, Chemin Monplaisir
64800 COARRAZE
Représentée par Maître DUALE de la SELARL DUALE-LIGNEY-BOURDALLE, avocat au barreau de PAU
assistée de Maître SAGADOYTHO, de la SELARL SAGARDOYTHO & MARCO, avocat au barreau de PAU
INTIMES :
Monsieur [C] [W]
né le 20 Avril 1967 à TARBES (65)
de nationalité Française
4, Route de Lourdes
64510 MEILLON
Madame [I] [W] née [Y] [L]
née le 18 Septembre 1969 à VENEZUELA
de nationalité Française
4, Route de Lourdes
64510 MEILLON
Représentés et assistés de Maître TUCOO CHALA de la SCP TUCOO CHALA, avocat au barreau de PAU
sur appel de la décision
en date du 19 AVRIL 2019
rendue par le TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PAU
RG numéro : 17/02198
EXPOSE DU LITIGE
Par acte du 18 septembre 2015, réitéré par acte authentique du 8 mars 2016, M. [C] [W] et Mme [I] [Y], son épouse, ont acquis une propriété à usage d'habitation située à Coarraze (64 800), avenue de la gare, sur une parcelle cadastrée section AA n°2, moyennant le prix de 515.000 euros.
La SARL [U], société de travaux publics, occupe la parcelle cadastrée section AA n°155, contiguë à celle de M. et Mme [W]. Cette parcelle a été acquise le 28 mai 2014 auprès de la communauté de communes de Nay par la SCI JB Mana, également représentée par M. [M] [U].
Les parcelles cadastrées section AA n° 2 et n°155 se situent en zone Uy du plan local d'urbanisme, soit dans une zone 'destinée à recevoir des activités industrielles, artisanales, commerciales et de services, dont l'implantation à l'intérieur des secteurs d'habitation n'est pas souhaitable'.
Invoquant des troubles anormaux de voisinage, M. et Mme [W] ont assigné par acte du 25 octobre 2017 la société Lapedagne Travaux Publics devant le tribunal de grande instance de Pau.
Par jugement du 19 avril 2019, le tribunal de grande instance de Pau a :
- Écarté des débats les pièces de M. et Mme [W], répertoriées sous les numéros 29 et 30,
- Condamné la société Lapedagne Travaux Publics à payer à M. et Mme [W] la somme de 300.000 euros à titre de dommages-intérêts,
- L'a condamnée à leur payer la somme de 1.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- L'a condamnée aux dépens,
- Ordonné l'exécution provisoire à hauteur de la moitié des sommes allouées.
La société [U] Travaux Publics a relevé appel de ce jugement par déclaration du 27 mai 2019.
La société [U] Travaux Publics demande à la cour d'appel, par conclusions notifiées le 8 avril 2022, au visa des articles 544, 651 et 1353 du code civil, et de l'article L112-16 du code de la construction et de l'habitation, de :
En la forme,
- Dire et juger recevable l'appel interjeté par la SARL Lapedagne travaux publics,
- Statuer ce que de droit sur la recevabilité de l'appel incident de M. et Mme [W],
Au fond,
- Infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
Statuant de nouveau,
- Dire et juger irrecevables les demandes présentées à l'encontre de la SARL Lapedagne travaux publics pour défaut de qualité à agir,
En tout état de cause et au fond,
* A titre principal,
- Dire et juger M. et Mme [W] mal fondés en leurs demandes en ce que la SARL Lapedagne travaux publics bénéficie et remplit les conditions de l'immunité de l'article L.112-16 du code de la construction et de l'habitation les privant de tout droit à réparation à son encontre,
* A titre subsidiaire,
- Dire et juger M. et Mme [W] mal fondés en leurs demandes en ce qu'ils ne rapportent pas la preuve de l'anormalité des troubles de voisinage allégués,
* En tout état de cause,
- Dire et juger non contradictoire et inopposable le rapport d'expertise de Mme [P],
- Dire et juger que la preuve du préjudice allégué n'est pas rapportée,
- Débouter M. et Mme [W] de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions, ainsi que de leur appel incident,
- Condamner M. et Mme [W] à verser à la SARL Lapedagne travaux publics la somme de 7.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Les condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel.
M. et Mme [W] demandent à la cour d'appel, par conclusions notifiées le 13 avril 2022, de :
- Débouter la SARL Lapedagne travaux publics de son appel, et le déclarer aussi irrecevable que mal fondé,
Vu les dispositions de l'article 544 du code civil,
- Débouter la SARL Lapedagne de l'ensemble de ses demandes,
Faisant droit à l'appel incident de M. et Mme [W],
- Dire et juger que l'activité industrielle de la SARL Lapedagne travaux publics a généré d'importants troubles excédant les inconvénients normaux de voisinage au préjudice de M. et Mme [W] depuis juin 2016,
- Condamner de ce chef la SARL Lapedagne travaux publics à verser à M. et Mme [W] une somme de 500.000 euros à titre de dommages intérêts au titre de la dépréciation de leur maison et en réparation de leur trouble de jouissance et de leur préjudice moral,
- Subsidiairement et en tout état de cause, confirmer le jugement du 19 avril 2019,
- Condamner la SARL Lapedagne travaux publics à verser à M. et Mme [W] une somme de 7.000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamner la SARL Lapedagne travaux publics aux entiers dépens.
La clôture de la mise en état a été prononcée le 13 avril 2022.
MOTIFS
* Sur la recevabilité des demandes présentées à l'encontre de la société [U] Travaux Publics:
La société [U] Travaux Publics soulève l'irrecevabilité des demandes présentées à son encontre, en soutenant que les nuisances temporaires dont se plaignent M. et Mme [W] procèdent des travaux que la SCI JB Mana a fait réaliser, sur la parcelle dont cette société est également propriétaire.
M. et Mme [W] indiquent cependant que les troubles anormaux du voisinage qu'ils invoquent procèdent de l'activité professionnelle de la société [U], qui exploite sur la parcelle voisine de la leur une activité de travaux publics, cette société étant spécialisée dans les travaux d'enrobés, voirie et réseaux divers, assainissement, terrassement, goudronnage et transports.
M. et Mme [W] ayant intérêt à agir à l'encontre de la société [U] Travaux Publics, et celle-ci qualité à défendre sur les demandes ainsi précisées, la fin de non recevoir soulevée doit être écartée.
* Sur le fond :
La parcelle sur laquelle la société [U] Travaux Publics exerce son activité a été acquise par acte authentique du 28 mai 2014, et M. et Mme [W] ont acheté la leur par acte authentique du 8 mars 2016.
Les parcelles sont situées dans une zone industrielle et artisanale du plan local d'urbanisme.
La société [U] Travaux Publics fait valoir l'antériorité de son installation, et se prévaut de l'immunité prévue par l'article L 112-16 du code de la construction, en soutenant que M. et Mme [W] ont acheté leur maison d'habitation, située en zone industrielle, en toute connaissance de cause.
M. et Mme [W] soutiennent que la société [U] Travaux Publics leur avait certifié que seraient créés un parking et des bureaux en vue d'une activité administrative et non industrielle, et que malgré ses engagements, elle exerce sans respecter la réglementation une activité industrielle de criblage, concassage, et fabrication d'enrobé, non liée aux travaux de construction, particulièrement bruyante de juin 2016 à fin 2018, qui n'existait pas quand ils ont acheté, et que la société [U] n'a jamais interrompue.
L'article L.112-16 du code de la construction et de l'habitation prévoit que 'Les dommages causés aux occupants d'un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n'entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l'acte authentique constatant l'aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l'existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s'exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu'elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions'.
Il est acquis que:
- l'acte de vente du 28 mai 2014 mentionne que 'le terrain acquis est destiné par l'acquéreur à la construction d'un immeuble de stockage de matériaux et de bureaux';
- le permis de construire accordé le 17 décembre 2014 autorise la construction d'un entrepôt pour garage de véhicules ;
- M. [U], gérant tant de la SARL [U] que de la SCI JB Mana, a indiqué à M. et Mme [W], le 28 août 2015, en présence de l'agent immobilier qui en atteste, qu'il envisageait la création d'un hangar de stockage pour véhicules et équipements et la création de bureaux, mais pas d'activité bruyante de criblage, concassage ou fabrication d'enrobé sur la parcelle appartenant à la SCI, ces activités s'exerçant sur le site de Bénéjacq ;
- la société [U] Travaux Publics a pourtant déposé, le 17 novembre 2016, une déclaration d'installation classée pour la mise en place, sur la parcelle de Coarraze, d'une station de transit de produits minéraux et de broyage-concassage et criblage de pierres ;
- plusieurs voisins (M. [K], M. [S] [F], Mme [J]) attestent qu'une activité de concassage occasionnant d'importantes nuisances a été exercée sur la parcelle louée par la société [U] Travaux Publics à compter du mois de juin 2016 ; Mme [T], autre voisine, témoigne dans une attestation du 19 janvier 2020 que les nuisances liées à l'activité de concassage ont perduré jusqu'à fin 2018.
Il en résulte que la société [U] Travaux Publics n'a débuté son activité de broyage-concassage et criblage de pierres qu'en juin 2016, soit postérieurement à l'acquisition par M. et Mme [W] de leur fonds, par acte authentique du 8 mars 2016, et qu'elle l'a fait sans avoir au préalable régulièrement déclaré cette activité relevant de la législation sur les installations classées pour la protection de l'environnement, et sans en avoir informé M. et Mme [W] avant leur acquisition.
La société [U] Travaux Publics ne remplit donc pas les conditions pour se prévaloir de l'immunité prévue par l'article L.112-16 du code de la construction et de l'habitation.
L'ampleur anormale des nuisances subies par M. et Mme [W] est établie par les attestations et constats d'huissier versés aux débats, établissant spécialement le bruit, les vibrations, les nuages de poussière et la vue de tas de gravats de plusieurs mètres de hauteur subis par les voisins de la parcelle sur laquelle la société [U] Travaux Publics exerçait son activité de triage et concassage des matériaux, dont tous dénoncent le caractère insoutenable et portant atteinte à leur santé physique et psychologique. Il résulte des témoignages des voisins que les nuisances sonores et visuelles et la pollution liées à l'activité de broyage et concassage ont été d'une particulière intensité de juin 2016 à fin 2018, les conduisant à renoncer à l'usage de leur terrasse et de leur jardin. La durée et l'ampleur des troubles engendrés par l'activité de la société [U] Travaux Publics excède notablement celles auxquelles M. et Mme [W] pouvaient s'attendre, correspondant à la seule construction d'un entrepôt et de bureaux qui leur avait été indiquée. Les constats d'huissier produits par M. et Mme [W], datés des 29 avril, 6 mai, 11 mai, 24 juillet et 10 septembre 2020, et les attestations de M. [A] du 20 janvier 2020 et de Mme [T] du 19 janvier 2020, démontrent que des nuisances sonores liées au maintien d'une activité de stockage, chargement et déchargement de terres et gravats, et ponctuellement de concassage, ont perduré au delà de la fin de l'année 2018. Le constat d'huissier produit par la société [U] Travaux Publics établit en revanche qu'aucune activité de concassage n'était exercée sur le site les 13, 15, 19 et 20 novembre 2019. En toutes hypothèses, les activités exercées sur la parcelle ne correspondent pas à celles qui avaient été expressément indiquées à M. et Mme [W] par M. [U] lui-même, comme en a témoigné l'agent immobilier.
Concernant le préjudice subi par M. et Mme [W], les pièces produites démontrent que :
- M. et Mme [W] ont mis leur maison en vente dès le mois de juillet 2018, et ont consenti à des baisses successives du prix demandé ;
- ils ont acheté une autre maison, dans la commune de Meillon (64510), par acte authentique du 19 novembre 2018, en réglant des frais d'acquisition de 22.100 euros ;
- par acte authentique du 29 décembre 2020, ils ont finalement revendu, pour un prix de 406.000 euros, la maison qu'ils avaient acquise le 8 mars 2016 pour un prix de 515.000 euros, tout en s'en réservant la jouissance jusqu'au 1er avril 2021;
- les époux [W] ont chacun souffert de troubles anxio-dépressifs liés aux nuisances, dont le docteur [N] atteste dans un certificat du 30 janvier 2019 en précisant que ces troubles perdurent depuis plus d'un an et nécessitent pour M. [W] la prise d'un traitement.
Le préjudice de M. et Mme [W] se décompose ainsi :
- en un préjudice financier résultant de la moins-value réalisée lors de la revente de la maison, et des frais engagés pour en acquérir une autre, la décision de M.et Mme [W] de vendre la maison qu'ils venaient d'acquérir étant directement liée aux nuisances anormales subies, qu'ils ne pouvaient aucunement soupçonner au regard des indications qui leur avaient été données par M. [U] sur l'utilisation de la parcelle ;
- en un préjudice de jouissance et un préjudice moral lié aux conditions d'occupation du bien, spécialement de juin 2016 à fin 2018, et à l'obligation dans laquelle ils se sont trouvés de déménager à nouveau avec leurs enfants.
Au regard de ces éléments, les dommages matériel et immatériel subis par M. et Mme [W] doivent être compensés par une indemnité de 150.000 euros.
Le jugement est infirmé en ce sens.
* Sur les demandes accessoires :
Le tribunal a exactement statué sur le sort des dépens et les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile dont il a fait une équitable application.
La société [U] Travaux Publics devra également verser à M. et Mme [W] une indemnité de 2.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
Les dépens d'appel sont à la charge de la société [U] Travaux Publics
PAR CES MOTIFS
La Cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement, par mise à disposition, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
Confirme le jugement rendu le 19 avril 2019 par le tribunal de grande instance de Pau, sauf sur l'évaluation de l'indemnité principale allouée à M. et Mme [W],
Statuant à nouveau sur ce chef de décision infirmé et y ajoutant,
Dit que la société [U] Travaux Publics doit payer à M. et Mme [W] la somme de 150.000 euros à titre de dommages et intérêts ;
Dit que la société [U] Travaux Publics doit payer à M. et Mme [W] la somme de 2.000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel ;
Dit que la société [U] Travaux Publics doit supporter les dépens d'appel et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Le présent arrêt a été signé par Mme ASSELAIN, pour la Présidente empêchée, et par Mme HAUGUEL, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par la magistrate signataire.
LA GREFFIÈRE,LA PRÉSIDENTE,
Sylvie HAUGUELNoëlle ASSELAIN