JN/SB
Numéro 20/
COUR D'APPEL DE PAU
Chambre sociale
ARRÊT DU 19/11/2020
Dossier : N° RG 17/00637 - N° Portalis DBVV-V-B7B-GO6J
Nature affaire :
A.T.M.P. : demande relative à la faute inexcusable de l'employeur
Affaire :
SAS YARA FRANCE
C/
[J] [H],
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE PAU
Grosse délivrée le
à :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
A R R Ê T
Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 19 Novembre 2020, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile.
* * * * *
APRES DÉBATS
à l'audience publique tenue le 24 Septembre 2020, devant :
Madame NICOLAS, magistrat chargé du rapport,
assistée de Madame LAUBIE, greffière.
Madame NICOLAS, en application des articles 786 et 907 du Code de Procédure Civile et à défaut d'opposition a tenu l'audience pour entendre les plaidoiries et en a rendu compte à la Cour composée de :
Madame NICOLAS, Présidente
Madame DIXIMIER, Conseiller
Monsieur LAJOURNADE, Conseiller
qui en ont délibéré conformément à la loi.
dans l'affaire opposant :
APPELANTE :
SAS YARA FRANCE
[Adresse 3]
[Adresse 3]
[Localité 6]
Représentée par la SELARL ELLIPSE AVOCATS, avocats au barreau de BORDEAUX
INTIMES :
Monsieur [J] [H]
[Adresse 1]
[Localité 5]
Comparant assisté de la SELARL HEUTY LONNE CANLORBE VIAL, avocats au barreau de DAX
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE PAU
[Adresse 2]
[Localité 4]
Comparante en la personne de Madame [U], munie d'un pouvoir régulier
sur appel de la décision
en date du 09 JANVIER 2017
rendue par le TRIBUNAL DES AFFAIRES DE SECURITE SOCIALE DE PAU
RG numéro : 20150378
FAITS ET PROCÉDURE
La société Yara France est une filiale du groupe Norvégien Yara International Asa, spécialisée dans la production industrielle de produits azotés à destination de l'industrie chimique.
Le 5 octobre 2011, la société Yara France (l'employeur) a adressé à la CPAM de Pau ( l'organisme social), une déclaration d'accident du travail survenu le 04 octobre 2011 à M. [J] [H] (le salarié).
Le 10 novembre 2011, l'organisme social a notifié au salarié la prise en charge de son accident au titre de la législation sur les risques professionnels.
Le 31 août 2013, l'état de santé du salarié a été jugé consolidé avec un taux d'incapacité permanente de 0%, que le salarié a contesté devant le tribunal du contentieux de l'incapacité, lequel a rejeté sa contestation par décision du 26 novembre 2013.
Le 3 octobre 2013, à la suite de l'échec de la procédure de conciliation, le salarié a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Pau d'une action en reconnaissance d'une faute inexcusable de son employeur à l'origine de l'accident du travail dont il a été victime le 04 octobre 2011.
Par jugement en date du 09 janvier 2017, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Pau a:
$gt;dit que l'employeur, la société Yara France avait commis une faute inexcusable dans la survenance de l'accident du travail du 04 octobre 2011 dont M. [H] a été victime,
$gt;dit que la société Yara France est tenue, à l'égard de la victime et de la CPAM, en sa qualité d'employeur de M. [H], des obligations résultant de la reconnaissance de sa faute inexcusable,
$gt; condamné la société Yara France à rembourser à la CPAM de Pau l'intégralité des conséquences financières imputables à la reconnaissance de la faute inexcusable, en principal, intérêts et frais,
$gt;condamné la CPAM de Pau à verser à M. [H] la somme de 5'000€ à titre de provision à valoir sur son indemnisation définitive,
$gt;dit que la société Yara France devra rembourser à la CPAM de Pau le règlement de cette provision,
$gt;débouté M. [H] de sa demande relative à la majoration de la rente,
$gt;ordonné avant dire droit, une expertise et commis pour y procéder le Docteur [S],
$gt;réservé les autres demandes,
$gt;dit que les parties seront convoquées par le secrétariat une fois le rapport de l'expert remis.
Cette décision a été notifiée à l'employeur par lettre recommandée avec accusé de réception reçue le 23 janvier 2017.
Le 13 février 2017, par lettre recommandée adressée au greffe de la cour, l'employeur, par son conseil, en a régulièrement interjeté appel.
Selon avis de convocation contenant calendrier de procédure du 11 octobre 2019, les parties ont été convoquées à l'audience du 20 février 2020, successivement reportée, au motif de grève des avocats, puis d'état d'urgence sanitaire, au 24 septembre 2020.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
Selon conclusions visées par le greffe le 17 février 2020, reprises oralement à l'audience de plaidoirie et auxquelles il est expressément renvoyé, l'employeur, la Sas Yara France, appelant, demande à la cour:
$gt; à titre principal, sur la demande de reconnaissance d'une faute inexcusable, d'infirmer le jugement déféré dont appel et statuant à nouveau, de:
-juger qu'aucune faute inexcusable n'est imputable à la société Yara France,
-juger qu'il n'y a lieu ni à majoration de rente ni à l'indemnisation de préjudices non couverts par la législation professionnelle,
-débouter M. [H] de l'ensemble de ses demandes,
-juger qu'il n'y a pas lieu de procéder à une expertise médicale,
-déclarer l'arrêt opposable à la CPAM,
-rejeter toute demande de la CPAM aux fins de remboursement des prestations versées à M. [H],
-condamner M. [H] à verser à la société Yara France la somme de 2'000€ sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
$gt;à titre subsidiaire, de:
-confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. [H] de sa demande de doublement des prestations de sécurité sociale,
-désigner un expert qu'il lui plaira, selon mission habituelle, dans la limite des chefs de préjudice invoqués par M. [H],
-infirmer la décision entreprise en ce qu'elle a accordé 5'000€ de provisions à M. [H],
-débouter M. [H] de sa demande de provision,
-juger qu'en tout état de cause cette mesure sera déclarée inopposable à la société Yara France.
Selon conclusions transmises par RPVA le 18 février 2020, reprises oralement à l'audience de plaidoirie et auxquelles il est expressément renvoyé, le salarié, M. [H], intimé, demande à la cour de:
$gt;reconnaître la faute inexcusable de l'employeur,
$gt;ordonner le doublement des prestations versées par la CPAM,
$gt;désigner tel expert qu'il plaira aux fins d'examiner M. [H] et de décrire et quantifier les séquelles relevant du':
-DFT,
-souffrances endurées,
-préjudice esthétique temporaire,
-préjudice esthétique permanent,
-préjudice sexuel,
-perte de chance de promotion professionnelle,
$gt;allouer à M. [H] une provision qui ne saurait être inférieure à 5'000€,
$gt;ainsi qu'une indemnité de procédure de 3'500€.
Selon conclusions visées par le greffe le 20 janvier 2020, reprises oralement à l'audience de plaidoirie et auxquelles il est expressément renvoyé, l'organisme social, la CPAM, intimé, demande à la cour de:
$gt;lui donner acte de ce qu'elle s'en remet à justice pour dire s'il y a faute inexcusable de l'employeur,
$gt;condamner la société Yara France à reverser à la CPAM les sommes dont elle aura à faire l'avance en vertu des articles L 452-2 et 452-3 du code de la sécurité sociale et en réparation des préjudices non couverts par le livre IV du code de sécurité sociale pouvant faire l'objet d'une indemnisation complémentaire, avec intérêts au taux légal à compter du jour du règlement.
SUR QUOI LA COUR
Observation préalable
Il sera rappelé en préliminaire, que l'employeur, la société Yara France, prise en la personne de son représentant légal, s'agissant de l'accident survenu le 4 octobre 2011 au préjudice de M. [H], a fait l'objet d'une décision de relaxe, rendue par le tribunal de police de Pau le 9 janvier 2015, la poursuite concernant des faits de blessures involontaires avec incapacité n'excédant pas trois mois dans le cadre du travail.
Cependant, il est constant que la déclaration par le juge répressif, de l'absence de faute pénale non intentionnelle, ne fait pas obstacle à la reconnaissance d'une faute inexcusable.
Les contestations
L'employeur conteste avoir commis une faute inexcusable dans la survenance de l'accident du travail du 4 octobre 2011, et subsidiairement, conteste l'octroi d'une provision à la victime.
Le salarié a une position contraire.
Reconventionnellement, il conteste le jugement déféré, mais seulement en ce qu'il l'a débouté de sa demande de doublement des prestations de sécurité sociale.
Sur la faute inexcusable
En matière de sécurité, l'employeur est tenu, en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les accidents du travail, et les maladies professionnelles.
Le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable au sens de l'article L 452 -1 du code de la sécurité sociale lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident ou de la maladie survenus au salarié, mais il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, alors même que d'autres fautes auraient concouru au dommage.
La faute de la victime n'est pas de nature à exonérer l'employeur de sa responsabilité, sauf si elle est la cause exclusive de l'accident du travail.
Il appartient au salarié de rapporter la preuve de l'existence d'une faute inexcusable de son employeur, à l'origine de l'accident du travail dont il a été victime.
En conséquence, le salarié doit à ce sujet, faire la démonstration comme imputables à son employeur, de la conscience du danger, et du défaut de mesures appropriées.
L'employeur, pour contester sa faute inexcusable, après un rappel des règles applicables à la matière, et de décisions jurisprudentielles, conteste la conscience d'un quelconque danger auquel aurait été soumis le salarié, au vu des dispositions qu'il avait prises pour sécuriser l'opération, faisant valoir qu'il ne pouvait raisonnablement prévoir la survenance d'un accident au vu des mesures prises.
Il soutient ainsi en substance, que ses installations étaient parfaitement conformes à la réglementation en vigueur, que les six inspections de la Dreal n'avaient permis de relever aucune anomalie et aucune non-conformité, alors même qu'elles étaient soumises à de très lourdes contraintes réglementaires, faisant en outre valoir la très forte culture de la sécurité au sein du groupe et dans l'établissement, au titre de la constante préoccupation de l'employeur de la sécurité des travailleurs.
Il rappelle l'absence de toute remontée d'anomalie avant l'accident, alors que ce n'était pas la première fois que la pompe en question faisait l'objet d'une opération de maintenance, invoquant l'existence de quatre autres interventions précédentes, à l'occasion desquelles aucune anomalie n'avait été relevée.
Il rappelle également que pour cette intervention, sept personnes sont intervenues dans l'élaboration du permis de travail, sans qu'aucune d'entre elles, s'agissant de personnel spécialisé, n'ait identifié de risque de danger particulier lié à la vanne ou au process de travail.
Le salarié soutient au contraire à l'existence d'une faute inexcusable de l'employeur, par des conclusions au détail desquelles il est renvoyé.
Il convient de départager les parties.
Il résulte des pièces du dossier et particulièrement du procès-verbal d'enquête diligentée par le ministère du travail, de l'emploi et de la santé, relativement à l'accident litigieux, que :
-le 4 octobre 2011, le salarié ainsi qu'un collègue, étaient chargés de démonter une pompe sur une installation d'ammoniac,
-malgré un travail préalable d'isolement de la pompe du fluide dangereux, un jet d'ammoniac a surgi brutalement de la conduite et a aspergé les deux salariés, brûlant gravement M. [H] sur tout le corps avec atteinte du système respiratoire,
-l'enquête a permis d'établir que la fuite a été causée par l'ouverture inopinée de la vanne située entre la pompe et le stockage d'ammoniac,
-la vanne en cause n'était pas adaptée pour permettre une consignation fiable de l'installation, dès lors qu'elle ne pouvait pas être cadenassée en position fermée,
-l'unique hypothèse qui résiste à l'analyse des faits, concernant la cause de l'accident, est, comme l'indique la direction dans le compte rendu de la réunion du CHSCT, que la vanne d'aspiration qui était fermée au début de l'intervention des salariés, s'est ouverte et a libéré le flux d'ammoniac,
-la direction de l'usine a d'ailleurs reconnu que les principes de sécurité en matière de consignation des fluides, tels que rappelés par le contrôleur de sécurité de la Carsat, n'avaient pas été respectés,
- ainsi, une bonne consignation des réseaux contenant des fluides dangereux repose sur deux étapes essentielles, à savoir :
- la séparation, c'est-à-dire en matière de produits chimiques, la suppression des arrivées de tous les fluides, cet isolement étant réalisé par des dispositifs fiables,
-la condamnation, c'est-à-dire le « verrouillage par un dispositif matériel difficilement neutralisable, dont l'état est visible de l'extérieur, réversible uniquement par un outil spécifique personnalisé pour chaque intervenant »,
-enfin, la douche de sécurité à proximité du lieu d'intervention ne fonctionnait pas et la seconde douche la plus proche était en sous débit, n'ayant pu permettre le rinçage immédiat des brûlures du salarié.
Au cas particulier, il résulte de ce rapport d'enquête, que le dispositif de sécurité était inadéquat, dès lors que l'isolement côté aspiration reposait sur une seule vanne « papillon », pouvant être utilisée pour régler le débit, et qui a été utilisée comme vanne de sectionnement, supposant pour assurer sa fermeture, qu'un linguet vienne s'encliqueter dans une encoche, alors même d'une part qu'il n'a pas été forcément contrôlé que le linguet était dans l'encoche, mais qu'en tout état de cause, aucun système ne permettait de condamner cette vanne dans la position choisie, à l'aide d'un cadenas, élément qui a permis son ouverture et la survenance du sinistre.
Il importe peu que ne soit pas déterminé au dossier, si l'ouverture de la vanne est due à une défaillance technique ou à une erreur humaine.
En effet, les règles de sécurité rappelées par l'employeur et relatives à l'opération de changement d'une pompe posée sur un réseau transportant de l'ammoniac, démontrent la conscience qu'avait l'employeur du danger auquel était exposé le salarié à l'occasion d'une telle intervention.
Or, l'employeur connaissait ou aurait dû connaître le fait que la vanne utilisée le jour de l'accident, n'était munie d'aucun dispositif de verrouillage en position fermée, contrairement aux règles de sécurité applicables à la matière.
Ainsi, en connaissance du danger auquel était exposé le salarié, l'employeur n'a pas pris les mesures de sécurité appropriées pour l'en protéger.
La faute inexcusable de l'employeur est établie, conformément à l'analyse du premier juge, lequel sera confirmé.
Sur la demande de provision
La nature et l'importance des blessures causées par l'accident litigieux, résultent du certificat médical du 17 octobre 2011, rédigé par le service des brûlés et chirurgie plastique du centre hospitalier de [Localité 7], qui fait état de brûlures du second ou troisième degré, couvrant entre 40 et moins de 50 % de la surface du corps, ulcère de la cornée', ainsi que des conséquences immédiates de l'accident, s'agissant de 21 jours d'hospitalisation prévus d'emblée.
Il est également établi que le salarié a dû subir plusieurs greffes.
Ces éléments justifient l'octroi d'une provision à hauteur du montant de 5000 € tel que justement retenu par le premier juge, lequel sera confirmé.
Sur la demande de doublement des prestations versées par l'organisme social
Le salarié a été consolidé avec un taux d'incapacité permanente partielle nul, maintenu, suite à sa contestation, par le tribunal du contentieux de l'incapacité de Bordeaux dans une décision du 23 Décembre 2015.
Cette demande, seulement formulée au dispositif des conclusions du salarié, ne repose sur aucune explication de fait ou de droit.
Elle n'est donc pas fondée, et sera rejetée, conformément à la décision du premier juge.
Sur le surplus
Le surplus de la décision du premier juge n'est pas contesté, et sera confirmé, conformément aux demandes du salarié.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
L'équité commande d'allouer relativement à la procédure d'appel, au salarié intimé la somme de 2000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
L'employeur appelant, qui succombe, supportera les dépens.
PAR CES MOTIFS :
La cour, après en avoir délibéré, statuant, publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
Confirme le jugement du tribunal des affaires de sécurité sociale de Pau en date du 9 janvier 2017,
Y ajoutant,
Vu l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société Yara France à payer à M. [J] [H] la somme de 2000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés en appel,
Rejette le surplus des demandes à ce titre
Condamne la société Yara France aux dépens exposés en cause d'appel.
Arrêt signé par Madame NICOLAS, Présidente, et par Madame LAUBIE, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LA GREFFIÈRE,LA PRÉSIDENTE,