RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 6 - Chambre 13
ARRÊT DU 05 Juillet 2024
(n° , 6 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 20/07181 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCRZW
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 08 Septembre 2020 par le Pole social du TJ de PARIS RG n° 19-07951
APPELANTE
Madame [M] [P]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Me Alexandra DE BROSSIN DE MERE, avocat au barreau de PARIS, toque : D0565
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 2021/026067 du 23/06/2021 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de PARIS)
INTIMEE
CAF DE [Localité 5] BAJ
[Adresse 2]
[Localité 4]
représenté par Mme [E] [U] en vertu d'un pouvoir spécial
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 28 Mai 2024, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Carine TASMADJIAN, Présidente de chambre, chargée du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Mme Carine TASMADJIAN, présidente de chambre
M Raoul CARBONARO, président de chambre
M Christophe LATIL, conseiller
Greffier : Mme Fatma DEVECI, lors des débats
ARRET :
- CONTRADICTOIRE
- prononcé
par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
-signé par Mme Carine TASMADJIAN, présidente de chambre et par Mme Fatma DEVECI, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
La cour statue sur l'appel interjeté par Mme [P] d'un jugement rendu le 8 septembre 2020 par le pôle social du tribunal judiciaire de Paris dans un litige l'opposant à la caisse d'allocations familiales de [Localité 5].
FAITS, PROCÉDURE, PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :
Les circonstances de la cause ayant été correctement rapportées par le tribunal dans son jugement au contenu duquel la cour entend se référer pour un plus ample exposé, il suffit de rappeler que Mme [M] [P], ressortissante malgache, est mère d'un premier enfant, [W] [X] [A] [K] né le 19 juillet 2002 à Madagascar.
Mme [P] est arrivée en France le 15 octobre 2011 avec son fils, hors la procédure de regroupement familial. Elle était titulaire d'un visa 'vie privée/vie familiale' valable jusqu'au 6 octobre 2012, renouvelable, avec l'autorisation de travailler. Elle bénéficiait depuis 2017 d'un titre de séjour pluriannuel valable jusqu'en août 2019. L'enfant, majeur depuis le 19 juillet 2020, était entré sur le territoire français avec un visa de même nature que sa mère et était titulaire d'un document de circulation pour étranger mineur valable jusqu'au 18 juillet 2020. Il avait toujours été scolarisé.
Mme [P] est également mère d'un enfant né en France le 22 novembre 2016.
Mme [P] bénéficie des prestations de la caisse d'allocations familiales (ci-après désigné 'la Caisse') pour elle même depuis 2012 et a sollicité le bénéfice des prestations familiales pour son fils depuis son arrivée en France.
Par décision du 5 février 2018, la Caisse lui a refusé le bénéfice de ces prestations aux motifs que n'était pas produit le certificat médical délivré par l'OFII pour les enfants en application de l'article D. 512-2 du code de la sécurité sociale.
Saisie par Mme [P] d'un recours, la commission de recours amiable a, lors de sa séance du 8 octobre 2018, rejeté son recours au motif que la régularité du séjour en France de l'enfant concerné n'était pas attestée en l'absence de production du certificat de l'OFII délivré à l'issue de la procédure de regroupement familial.
C'est dans ce contexte que Mme [P] a formé un recours contentieux devant au pôle social du tribunal de grande instance de Paris, devenu tribunal judiciaire au 1er janvier 2020, lequel, par jugement du 8 septembre 2020 a :
- déclaré le recours de Mme [P] recevable mais mal fondé,
- rejeté l'intégralité de ses demandes,
- laissé les dépens à la charge de Mme [P].
Le jugement a été notifié aux parties le 23 septembre 2020 et Mme [P] en a régulièrement interjeté appel devant la présente cour par déclaration enregistrée au greffe le 7 octobre 2020.
L'affaire a alors été fixée à l'audience du conseiller rapporteur du 13 décembre 2023 puis, faute pour les parties d'avoir conclu, renvoyée à celle du 28 mai 2024.
Par un courriel adressé à la cour le 19 avril 2024, la Caisse a indiqué que le dossier de Mme [P] avait fait l'objet d'une régularisation au regard de l'évolution jurisprudentielle et des consignes nationales sur la question relative aux enfants étrangers ressortissant de pays ayant signé une convention bi-latérale de sécurité sociale avec la France.
Mme [P], au visa de ses conclusions, demande à la cour de :
- lui donner acte qu'elle ne se désiste pas,
- infirmer le jugement du Tribunal judiciaire, du 8 septembre 2020,
- constater que la caisse d'allocations familiales reconnaît que [X] [W] est titulaire d'un
document de circulation pour étranger mineur délivré par la Préfecture de Police de [Localité 5],
- constater que l'enfant et sa mère sont entrées ensemble sur le territoire français dans des conditions régulières le 15 octobre 2011,
- constater le séjour régulier de l'enfant [X] [W] sur le territoire national et,
- constater que la CAF a rétabli en février 2024 dans son droit aux prestations familiales Mme [V] pour son fils [X] [W] à partir du mois de juin 2012,
- assortir la somme de 24 439,70 euros au taux d'intérêt de 6 % depuis la saisine du tribunal du 1er mars 2019,
- condamner la caisse d'allocations familiales de [Localité 5] à lui verser la somme de 3 000 euros au titre de dommages-intérêts,
- condamner la caisse d'allocations familiales à lui régler la somme de 3 600 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La caisse d'allocations familiales de [Localité 5] demande oralement à la cour de :
- lui donner acte de la régularisation du dossier de Mme [P],
- débouter cette dernière de ses demandes de dommages et intérêts ainsi que de sa demande d'indemnité de procédure.
Pour un exposé complet des prétentions et moyens des parties, et en application du deuxième alinéa de l'article 446-2 et de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à leurs conclusions écrites visées par le greffe à l'audience du 28 mai 2024 qu'elles ont respectivement soutenues oralement.
Après s'être assurée de l'effectivité d'un échange préalable des pièces et écritures, la cour a retenu l'affaire et mis son arrêt en délibéré au 5 juillet 2024.
MOTIVATION DE LA COUR
Sur l'infirmation du jugement
Mme [P] reconnaît que la Caisse a fait droit à sa demande, la reconnaissant fondée, et lui a versé l'intégralité des arriérés. Elle demande donc l'entérinement de cette décision en même temps que l'infirmation du jugement entrepris.
La Caisse s'associe à cette demande confirmant avoir fait intégralement droit à la demande de Madame [P] et lui avoir versé la somme de 22 439,70 euros courant février 2024 comprenant les arriérés à compter de juin 2012.
La cour prend acte de cet accord et infirmera le jugement en ce sens.
Sur la demande de dommages et intérêts
Moyens des parties
Au soutien de son appel Mme [P] fait valoir que son enfant était titulaire d'un document de circulation délivré par la préfecture de [Localité 5] en vertu des articles L. 321-4 et D. 321-16 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et qu'il était entré en France dans des conditions régulières le 15 octobre 2011 ainsi qu'en atteste son titre de séjour. Elle indique que l'enfant était à sa charge effective et permanente tandis qu'elle était salariée depuis février 2012. Elle était donc, dès l'introduction de sa demande aux prestations familiales, éligible aux prestations familiales. Elle estime que la Caisse a tout fait pour retarder le paiement des prestations, attendant l'appel pour reconnaître le bien fondé de sa demande. Elle indique que pendant plusieurs années, sa situation financière s'est trouvée obérée du fait de cette résistance alors qu'elle avait trois enfants à charge. Elle estime que le seul remboursement des arriérés n'est pas suffisant à compenser son préjudice moral.
La Caisse indique que ce dossier a fait l'objet d'une récente régularisation en raison de l'évolution jurisprudentielle et des consignes nationales sur la question relative aux enfants étrangers ressortissants de certains Etats ayant signé une convention bilatérale de sécurité sociale avec la France. Elle fait valoir que la jurisprudence a beaucoup varié sur le sujet et que c'est au regard de la dernière décision de la Cour de cassation, et après avis de la Caisse nationale, qu'elle a pu régulariser le dossier de Mme [P]. Elle conteste toute résistance abusive ni mauvaise foi dans la gestion du dossier.
Réponse de la cour
Aux termes de l'article 1240 du code civil
Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
l'article 1231-2 du même code civil précisant
Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ci-après.
Aux termes des dispositions de l'article 1231-7 du code civil (anciennement 1153) prévoir
En toute matière, la condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal même en l'absence de demande ou de disposition spéciale du jugement. Sauf disposition contraire de la loi, ces intérêts courent à compter du prononcé du jugement à moins que le juge n'en décide autrement.
En cas de confirmation pure et simple par le juge d'appel d'une décision allouant une indemnité en réparation d'un dommage, celle-ci porte de plein droit intérêt au taux légal à compter du jugement de première instance. Dans les autres cas, l'indemnité allouée en appel porte intérêt à compter de la décision d'appel. Le juge d'appel peut toujours déroger aux dispositions du présent alinéa.
Il résulte du premier de ces textes que la responsabilité quasi délictuelle nécessite que soient réunies trois conditions : une faute, un préjudice et un lien de causalité entre la faute et le préjudice.
Il importe peu que la faute soit grossière ou non et que le préjudice soit ou non anormal.
Il appartient au demandeur de caractériser la faute de l'organisme, de rapporter le préjudice en résultant et d'établir le lien de causalité entre la faute et le préjudice.
Le bénéfice des prestations familiales est soumis à plusieurs conditions tenant notamment à la régularité du séjour en France de l'allocataire et de l'enfant au titre duquel sont sollicités les prestations et est régi par les articles L. 512-1, L. 512-2 alinéa 2 et D. 512-2 du code de la sécurité sociale.
Aux termes de ces dispositions, le requérant doit produire une attestation préfectorale précisant que l'enfant est entré au plus tard en même temps que l'un de ses parents et que ce parent est titulaire d'un titre de séjour portant la mention vie privée et familiale. Il doit également produire un certificat de contrôle médical de l'enfant, délivré par l'office français de l'immigration et de l'intégration à l'issue de la procédure d'introduction ou d'admission au séjour au titre du regroupement familial.
À défaut de production de l'un de ces documents, le droit aux prestations familiales ne peut être ouvert.
Pour sa part, la convention générale entre la France et Madagascar sur la sécurité sociale du 8 mai 1967, affirmait le principe de l'égalité de traitement des nationaux des deux États au regard de la législation de sécurité sociale dans chacun d'eux en précisant, au &4 de l'article 11, que « Le service des allocations familiales est assuré par l'institution du pays de résidence des enfants, au taux et selon les modalités prévues par la législation applicable dans ce pays ».
Il était jusqu'à présent jugé que les conventions bilatérales conclues en matière de sécurité sociale avaient pour objet de coordonner les législations de sécurité sociale des deux Etats contractants mais ne dispensaient pas les ressortissants de ces Etats de se conformer aux dispositions propres à la législation nationale à laquelle ils étaient soumis parce qu'ils y exerçaient une activité salariée ou assimilée.
Les dispositions de la convention franco-malgache du 8 mai 1967 ne faisaient donc pas obstacle à ce que chacun des Etats concernés prennent les mesures qu'il estimait nécessaire au contrôle des conditions d'accueil des enfants sur son territoire national.
Cette position n'est plus d'actualité.
Pour autant, il ne peut être reproché à la Caisse d'avoir anticipé ce changement de position, résultant notamment des arrêts de la Cour de cassation du 12 mars 2020 et il ne saurait lui être reprochée une résistance abusive puisque le tribunal de Paris a validé sa position.
C'est d'ailleurs pourquoi, saisi en application de l'article 33 de la Loi organique du 29 mars 2011, le Défenseur des droits avait suivant décision du 24 septembre 2019 porté les observations suivantes devant le tribunal judiciaire : « A défaut de l'entrée en France de l'enfant via la procédure de regroupement familial, seule l'attestation préfectorale prévue par l'article D. 512-2 du code de la sécurité sociale - pour démontrer que l'intéressée était titulaire d'un titre de séjour pris sur le fondement de l'article L. 313-11-7ème du CESEDA et que son enfant est entré en France au plus tard en même temps qu'elle - peut permettre l'ouverture des droits au regard de la législation française nationale ». Il relevait cependant que « l'attestation n'avait pas pu être délivrée puisqu'en février 2017, saisie de cette demande par la Caisse, la préfecture avait répondu que Mme [P] n'avait pas fait l'objet d'une régularisation sur le fondement de l'article L. 313-11-7 du CESEDA mais au titre de l'article L. 313-11- 4ème, en tant que conjointe de français ». Il faisait valoir que « le refus opposé par la Caisse d'Allocations Familiales et le dispositif retenu par la Cour de cassation et la CEDH apparaissent contraire au principe d' égalité de traitement en matière de sécurité sociale tel que formulé par les normes internationales et notamment en violation de la convention bilatérale du 8 mai 1967 en ses articles 1 et 2 consacrant le principe d'égalité de traitement ».
Il résulte de ce qui précède que la Caisse n'a commis aucune faute dont elle aurait à répondre pour la gestion administrative du dossier de Mme [P].
Enfin, il sera relevé que si Mme [P] indique avoir subi un préjudice, elle ne produit aucun élément permettant à la cour d'en constater la réalité et l'étendue.
Mme [P] sera en conséquence déboutée de sa demande de dommages-intérêts mais il sera fait droit à sa demande d'assortir le montant des arriérés versés par la Caisse des intérêts au taux légal, à compter de la saisine du tribunal et jusqu'au 7 février 2024, date du versement.
Sur les dépens et l'indemnité de procédure
Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. La Caisse succombant, elle sera donc condamnée aux dépens.
Par ailleurs, Mme [P] bénéficie de l'aide juridictionnelle.
En application de l'article 37 de la loi n 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique, il sera alloué à Maître De Brossin de Mere, qui bénéficie de l'aide juridictionnelle, la somme de 2 000 euros au titre des frais et honoraires non compris dans les dépens que le bénéficiaire aurait exposés en l'absence de cette aide, à charge pour l'avocat, s'il recouvre tout ou partie de cette somme, de renoncer à percevoir tout ou partie de la part contributive de l'Etat dans les conditions de ce texte.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré, par arrêt contradictoire,
DÉCLARE l'appel formé par Mme [M] [P] recevable,
INFIRME le jugement rendu le 8 septembre 2020 par le pôle social du tribunal judiciaire de Paris (19/07951) en toutes ses dispositions ;
STATUANT À NOUVEAU ET Y AJOUTANT,
JUGE que Mme [P] doit bénéficier des allocations familiales pour son fils mineur [X] [W] à compter du mois de juin 2012 ;
CONSTATE que la caisse d'allocations familiales de [Localité 5] s'est acquittée de la somme de 22 439,70 euros représentant les arriérés des prestations familiales ;
DIT que cette somme devra porter intérêt au taux légal à compter du 4 mars 2019, date de la saisine du pôle social du tribunal de grande instance de Paris et jusqu'au 7 février 2024, date du paiement effectif ;
DÉBOUTE Mme [P] de sa demande de dommages et intérêts ;
DÉBOUTE les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
CONDAMNE la Caisse aux dépens d'instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux règles de l'aide juridique ;
CONDAMNE la caisse d'allocations familiales de [Localité 5] à verser à Me De Brossin de Mere la somme de 2 000 euros en application de l'article 37 de la loi n 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique, à charge pour l'avocat, s'il recouvre tout ou partie de cette somme, de renoncer à percevoir tout ou partie de la part contributive de l'Etat dans les conditions de ce texte.
PRONONCÉ par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
La greffière La présidente