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03/07/2024 | FRANCE | N°21/19999

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 03 juillet 2024, 21/19999


Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 5 - Chambre 4



ARRÊT DU 03 JUILLET 2024



(n° , 1 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : 21/19999 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEVUH



Décision déférée à la Cour : Jugement du 16 Juin 2021 - Tribunal de Commerce de Marseille - RG n°2020F00803





APPELANTE



S.A.R.L. LE SAC DE BILLES, agissant poursuites et d

iligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège

Immatriculée au RCS de Marseille sous le numéro 305 321 804

[Adresse 4]

[Localité 1]



Repré...

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 4

ARRÊT DU 03 JUILLET 2024

(n° , 1 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : 21/19999 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEVUH

Décision déférée à la Cour : Jugement du 16 Juin 2021 - Tribunal de Commerce de Marseille - RG n°2020F00803

APPELANTE

S.A.R.L. LE SAC DE BILLES, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège

Immatriculée au RCS de Marseille sous le numéro 305 321 804

[Adresse 4]

[Localité 1]

Représentée par Me Julie Nguyen, avocate au barreau de Paris, toque : E 0601

Assistée de Me Anouck Aragones, avocate au barreau de Marseille

INTIMEE

S.A.S. AUCHAN RETAIL FRANCE, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Immatriculée au RCS de Lille-Métropole sous le numéro 481 986 446

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représentée par Me Matthieu Boccon-Gibod de la SELARL LX PARIS - VERSAILLES-REIMS, avocat au barreau de Paris, toque : C 2477

Assistée de Me Gwendoline Cattier, avocate au barreau de Marseille

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 04 juin 2024, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant M. Julien Richaud, conseiller, chargé d'instruire l'affaire, lequel a préalablement été entendu en son rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Brigitte Brun-Lallemand, première présidente de chambre

Madame Sophie Depelley, conseillère

M. Julien Richaud, conseiller

qui en ont délibéré.

Greffière lors des débats : Mme Carole Trejaut

ARRÊT :

- contradictoire

- prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Mme Brigitte Brun-Lallemand, première présidente de chambre, et par M. Maxime Martinez, greffier, présent lors de la mise à disposition.

FAITS ET PROCEDURE

La SARL Le Sac de Billes exerce une activité de commerce de gros, de fabrication, de commercialisation et de distribution d'articles de prêt-à-porter.

La SAS Auchan Retail France exerce une activité de société holding au sein du groupe Auchan qui comprend notamment la société Auchan Hypermarché, filiale de la précédente qui exploite des magasins à l'enseigne Auchan, et la société Eurauchan, centrale de référencement des fournisseurs du groupe.

La SARL Le Sac de Billes a approvisionné des magasins à l'enseigne Auchan à compter de l'année 2001, les relations commerciales n'étant encadrées par aucun contrat écrit.

Par courrier du 10 mai 2019, le directeur textile de la SAS Auchan Retail France a informé la SARL Le Sac de Billes que les achats de produits devaient être réalisés par l'intermédiaire de la centrale de référencement Eurauchan et non plus en direct par les magasins sous enseigne Auchan.

A la demande de la SARL Le Sac de Billes du 26 juin 2019, la société Eurauchan lui a, par courriers recommandés des 24 juillet 2019 et 26 septembre 2019, le premier ayant été retourné à l'expéditeur non-réclamé, proposé un rendez-vous pour déterminer leurs modalités de collaboration. En l'absence de réponse de la SARL Le Sac de Billes, ses relations commerciales avec les magasins du groupe Auchan cessaient, hors des livraisons éparses effectuées entre juillet 2019 et mai 2020.

C'est dans ces circonstances que la SARL Le Sac de Billes, invoquant une rupture brutale des relations commerciales établies, a, par acte d'huissier signifié le 11 août 2020, assigné la SAS Auchan Retail France devant le tribunal de commerce de Marseille, à titre principal, sur le fondement de l'article L 442-1 II du code de commerce et, subsidiairement, en rupture abusive des relations contractuelles.

Par jugement du 16 juin 2021, le tribunal de commerce de Marseille a :

- débouté la SAS Auchan Retail France de sa demande de mise hors de cause ;

- débouté la SARL Le Sac de Billes de toutes ses demandes ;

- condamné la SARL Le Sac de Billes à payer à la SAS Auchan Retail France la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance.

Par déclaration reçue au greffe le 18 novembre 2021, la SARL Le Sac de Billes a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 6 janvier 2022, la SARL Le Sac de Billes demande à la cour, au visa de l'article L 441-2 II du code de commerce :

- d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille du 16 juin 2021 en ce qu'il déboute la SARL Le Sac de Billes de toutes ses demandes et en ce qu'il la condamne à payer à la SAS Auchan Retail France la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles ;

- de statuer à nouveau et, à titre principal, de dire que la SAS Auchan Retail France s'est rendue coupable d'une rupture abusive de la relation commerciale entretenue avec la SARL Le Sac de Billes, de dire et juger que cette rupture engage la responsabilité contractuelle de la SAS Auchan Retail France et de condamner la SAS Auchan Retail France au paiement des sommes de :

* 325 145,32 euros en réparation du préjudice de la SARL Le Sac de Billes ;

* 100 000 euros au titre des dommages et intérêts dus quant à la rupture abusive ;

- à titre subsidiaire, de dire que la SAS Auchan Retail France a résilié le contrat de manière fautive, de dire que cette résiliation engage la responsabilité contractuelle de la SAS Auchan Retail France, de dire que la SARL Le Sac de Billes a subi un préjudice du fait de cette résiliation fautive et de condamner la SAS Auchan Retail France à verser la somme de 162 572,66 euros à titre de dommages et intérêts ;

- de condamner la SAS Auchan Retail France aux entiers frais et dépens au profit de Maître Isidore Aragones.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 20 février 2024, la SAS Auchan Retail France demande à la cour, au visa des articles L 441-2 II du code de commerce, 1231-1 du code civil et 9 du code de procédure civile :

- de déclarer l'appel incident de la SAS Auchan Retail France recevable et bien fondé ;

- à titre principal, sur la mise hors de cause de la SAS Auchan Retail France :

* de réformer le jugement du tribunal de commerce de Marseille du 16 juin 2021 en ce qu'il a débouté la SAS Auchan Retail France de sa demande de mise hors de cause ;

* et statuant à nouveau, de constater qu'aucune relation commerciale directe n'a existé entre la SAS Auchan Retail France et la SARL Le Sac de Billes ;

* de juger que la SAS Auchan Retail France n'était pas décisionnaire au nom et pour le compte des magasins Auchan dans le choix des fournisseurs ;

* d'ordonner la mise hors de cause de la SAS Auchan Retail France ;

* en conséquence, de débouter la SARL Le Sac de Billes de l'ensemble de ses demandes ;

- sur la demande indemnitaire fondée sur la rupture brutale, de :

* confirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille du 16 juin 2021 en ce qu'il a débouté la société la SARL Le Sac de Billes de toutes ses demandes et condamné la SARL Le Sac de Billes à payer à la SAS Auchan Retail France la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles ;

* à titre subsidiaire, de juger que la relation commerciale entre la SARL Le Sac de Billes et la SAS Auchan Retail France n'était pas établie, de constater que la SARL Le Sac de Billes a continué de vendre des produits aux magasins Auchan postérieurement au 10 mai 2019, de constater que la SARL Le Sac de Billes a délibérément refusé de répondre aux sollicitations des magasins Auchan en mai 2020, de juger que la rupture de la relation commerciale entre la SAS Auchan Retail France et la SARL Le Sac de Billes n'est pas imputable à la SAS Auchan Retail France, de juger que la SARL Le Sac de Billes ne justifie pas être dans un état de dépendance économique vis-à-vis de la SAS Auchan Retail France, de juger que le préavis de deux ans n'est pas justifié, de juger que la SARL Le Sac de Billes ne rapporte pas la preuve de son préjudice, ni des éléments permettant de le calculer, de juger que la SARL Le Sac de Billes ne rapporte pas la preuve de sa demande indemnitaire additionnelle et, en conséquence, de débouter la SARL Le Sac de Billes de son appel et de l'ensemble de ses demandes ;

- sur la demande indemnitaire au titre de la rupture fautive du contrat de distribution, de :

* juger qu'aucune faute contractuelle ne peut être reprochée à la SAS Auchan Retail France ;

* en conséquence, débouter la SARL Le Sac de Billes de son appel et de l'ensemble de ses demandes ;

- en tout état de cause, de confirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille du 16 juin 2021 en ce qu'il a débouté la société la SARL Le Sac de Billes de toutes ses demandes et condamné la SARL Le Sac de Billes à payer à la SAS Auchan Retail France la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles occasionnés par la présente procédure ainsi qu'aux dépens ;

- y ajoutant, de condamner la SARL Le Sac de Billes à payer à la SAS Auchan Retail France la somme de 8 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles exposés à hauteur d'appel et la condamner aux entiers dépens dont distraction au profit de la Selarl LX Paris-Versailles-Reims.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 23 avril 2024. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

1°) Sur la rupture brutale de la relation commerciale

Moyens des parties

Au soutien de son appel, la SARL Le Sac de Billes expose qu'elle a entretenu avec la SAS Auchan Retail France des relations commerciales établies depuis 2001 en fournissant divers magasins à l'enseigne Auchan pour une moyenne annuelle de 173 938,33 euros sur les trois dernières années, montant correspondant à 36,89 % de son chiffre d'affaires total et caractérisant son état de dépendance économique. Elle explique que le courrier du 10 mai 2019 notifie non une simple modification des modalités de la relation mais leur rupture totale puisqu'aucune commande n'a été ultérieurement passée, les deux livraisons de septembre 2019 et mai 2020 ayant été opérées en exécution de commandes antérieures. Elle ajoute avoir vainement exprimé son souhait de poursuivre la relation à diverses reprises. Au regard de la durée de la relation (20 ans) et de son état de dépendance économique, elle estime le préavis éludé à 2 ans (325 145,32 euros) et sollicite une indemnisation complémentaire évaluée à 100 000 euros.

En réponse, la SAS Auchan Retail France expose qu'elle est une société holding sans activité opérationnelle qui fournit à ses filiales des services centralisés, celles-ci exploitant leurs magasins en toute indépendance sans obligation d'approvisionnement auprès de la société Eurauchan, et qu'elle n'a entretenu aucune relation commerciale avec la SARL Le Sac de Billes. Contestant toute immixtion dans l'activité autonome de ses filiales et toute consigne aux magasins à l'enseigne Auchan, qui ont d'ailleurs poursuivi leurs commandes après le 10 mai 2019, elle ajoute que le courrier adressé à la SARL Le Sac de Billes ne notifiait pas une rupture mais une modification des modalités d'approvisionnement et de référencement. Elle en déduit la nécessité de la mettre hors de cause.

Subsidiairement, elle conteste le caractère établi des relations commerciales ainsi que leur durée en précisant que le flux d'affaires, qui n'a jamais été compris comme relevant des dispositions de l'article L 441-7 du code de commerce, était entretenu avec différents magasins à l'enseigne Auchan et portait sur des commandes ponctuelles. Elle ajoute que les factures produites révèlent une interruption totale des relations entre 2012 et 2014 et que les comptes annuels communiqués ne concernent que les années 2017 à 2019, la SARL Le Sac de Billes étant en elle-même flottante dans la détermination de la durée des relations qu'elle allègue. Rappelant que le courrier du 10 mai 2019 n'annonçait qu'une mesure de réorganisation interne n'affectant pas les relations de la SARL Le Sac de Billes aux magasins Auchan, elle estime que la rupture est imputable à cette dernière qui n'a pas répondu à ses propositions de rendez-vous et a décliné les offres de commandes des magasins Auchan postérieures au mois de mai 2020.

Plus subsidiairement, elle indique que la SARL Le Sac de Billes, qui n'explique pas pourquoi elle n'a pas mieux diversifié son activité, ne justifie ni de son état de dépendance économique ni de la réalité des préjudices qu'elle allègue.

Réponse de la cour

- Sur la mise hors de cause de la SAS Auchan Retail France

Conformément aux articles 12 et 16 du code de procédure civile, le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables et doit donner ou restituer dans le respect du principe de la contradiction leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée.

La « mise hors de cause » ne correspond en soi juridiquement ni à une prétention ni à un moyen de défense : visant un résultat à atteindre, elle ne dit rien des moyens qui la sous-tendent et de leur qualification. Dépourvue, hors prévision légale expresse, de portée juridique en elle-même, elle ne peut être à ce stade que la traduction d'un rejet des demandes au fond ou de leur irrecevabilité. L'analyse des arguments de la SAS Auchan Retail France conditionne ainsi tant la qualification de son moyen que le stade de son examen.

Cette dernière sollicite sa mise hors de cause au motif qu'elle n'a pas entretenu de relations commerciales avec la SARL Le Sac de Billes et qu'elle n'a pas rompu ces dernières. Ce faisant, elle invoque, non l'impossibilité juridique de l'attraire en justice à raison de son défaut de qualité à défendre au sens des articles 32 et 122 du code de procédure civile, mais un défaut d'imputation matérielle des faits qui lui sont reprochés ainsi que l'absence de réunion des conditions de succès de la demande, moyens de défense au fond. Aussi, ces moyens doivent être examinés au fond avec les prétentions auxquelles ils répondent.

- Sur le bienfondé des demandes de la SARL Le Sac de Billes

En application de l'article L 442-1 II du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois. Ces dispositions ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque « la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale »).

Par ailleurs, l'article L 442-1 II du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. En revanche, le comportement des partenaires consécutivement à la rupture est sans pertinence pour apprécier la suffisance du préavis accordé. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966).

Il ressort des factures produites par la SARL Le Sac de Billes (ses pièces 9 à 14) qu'elle a facturé à la SA Auchan France puis à la SAS Auchan Hypermarché, pour des montants significatifs, diverses commandes du 28 janvier au 9 novembre 2011 (94 293 euros) puis du 19 avril au 19 octobre 2015 (130 901,16 euros), du 9 mai au 10 novembre 2016 (149 018,76 euros), du 29 mars au 26 décembre 2017 (252 533,08 euros), du 26 février au 21 septembre 2018 (163 300,32 euros) et enfin du 21 février au 5 décembre 2019 (103 489,30 euros). Au regard de l'absence de tout élément antérieur à 2011 et de la longue interruption constatée de 2012 à 2014, la relation litigieuse ne pourrait être établie qu'à compter du 19 avril 2015, date à laquelle elle est devenue régulière, continue et relativement stable.

Cependant, le flux d'affaires ne concerne pas la SAS Auchan Retail France mais exclusivement la SA Auchan France devenue la SAS Auchan Hypermarché, société du même groupe que la SAS Auchan Retail France mais dotée d'une personnalité morale distincte. Cette dernière, dont rien ne démontre la participation à la relation avant le courrier du 10 mai 2019 à l'exception d'une gestion purement administrative des facturations (pièce 5 de l'appelante), n'est ainsi pas, à l'instar du groupe Auchan qui est dépourvu de la personnalité morale, le partenaire de la SARL Le Sac de Billes au sens de l'article L 442-1 II du code de commerce qui suppose des échanges commerciaux directs entre les parties (à ce titre, la Cour de cassation a rappelé, dans son arrêt du 18 mars 2020, n° 18-20.256, cité par l'intimée que « seule la partie qui entretient directement une relation commerciale établie avec l'autre partie pouvant, sur le fondement de [l'article L 442-6 I 5° du code de commerce], rechercher la responsabilité de cette dernière dans le cas où elle aurait, brutalement et sans préavis écrit, rompu cette relation, même partiellement les tiers ne peuvent demander l'indemnisation du préjudice personnel que leur cause une telle rupture que sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile délictuelle » ; décision faisant écho à Com., 7 octobre 2014, n° 13-20-390).

En l'absence de tout élément révélant l'implication effective de la SAS Auchan Retail France dans la conduite des relations commerciales et sa maîtrise de droit ou de fait de l'action des magasins indépendants à l'enseigne Auchan, la simple définition de la politique commerciale du groupe et l'éventuel intérêt direct à la commercialisation des produits par les hypermarchés étant à cet égard insuffisants (en ce sens, Com., 11 septembre 2012, n° 11-17.458), la responsabilité de la SAS Auchan Retail France au titre de l'article L 442-1 II du code de commerce n'est envisageable que si elle a imposé la rupture à ces derniers, ainsi privés de leur autonomie de décision quant au choix de leur fournisseur et quant à la poursuite des relations qu'ils entretiennent avec lui (en ce sens, Com., 22 juin 2022, n° 21-14.230, qui pose un critère d'autonomie décisionnelle des partenaires commerciaux également visible dans Com., 5 juillet 2016, n° 14-27.030 cité par l'intimée).

Le courrier du 10 mai 2019 comportant l'entête Eurauchan et Auchan Retail France et la signature de la directrice textile de la SAS Auchan Retail France est rédigé en ces termes (pièce 7 de l'intimée) :

Objet : Process de référencement des fournisseurs

Monsieur,

Eurauchan est une centrale de référencement, agissant en son nom, dont le rôle consiste à rechercher, à sélectionner et à négocier des offres de vente à des conditions avantageuses pour le compte de ses associés (Auchan Retail France et Schiever).

Tout référencement de produit doit se faire au niveau national par le biais de la Centrale de référencement Eurauchan.

Par conséquent, seuls les achats nationaux de la Centrale Eurauchan ont la capacité d'engager l'un de nos magasins.

Ainsi pour éviter tout litige ultérieur entre nos sociétés, nous vous demandons d'arrêter de travailler avec nos magasins en direct à compter de la réception de la présente lettre ['].

Contrairement à ce que soutient la SARL Le Sac de Billes cette lettre n'exprime pas une volonté de rupture d'une relation commerciale ou d'un contrat tacite de distribution mais porte à la connaissance des fournisseurs connus du groupe Auchan une modification des modalités de commande par les hypermarchés impliquant, dans une logique de centralisation, un référencement auprès de la société Eurachan. Si les termes employés (« seuls les achats nationaux de la centrale Eurachan ont la capacité d'engager l'un de nos magasins ») laissent entendre que ces derniers ont une obligation d'approvisionnement exclusif auprès des fournisseurs référencés, ce que confirme l'échange du 6 décembre 2019 (pièce 7 de l'appelante), la SARL Le Sac de Billes demeurait libre de se faire référencer pour poursuivre les relations entretenues avec la SA Auchan France devenue la SAS Auchan Hypermarché.

De fait, dans sa lettre en réponse du 26 juin 2019 (sa pièce 6), la SARL Le Sac de Billes précise qu'elle n'y voit que la communication de « nouvelles orientations commerciales » et déduit une volonté de rupture des conditions de gestion et de facturation conditionnant son référencement. Cette dernière ayant sollicité en cette occasion un rendez-vous, la SAS Auchan Retail France lui expliquait le 24 juillet 2019 (sa pièce 5) que les modalités de gestion et de facturation qu'elle dénonçait étaient facultatives et lui proposait un entretien le 30 août suivant. Ce courrier lui ayant été retourné « avisé et non réclamé », elle lui en adressait une copie et reportait la date du rendez-vous au 26 septembre 2019 (sa pièce 6). Or, si la SARL Le Sac de Billes démontre avoir tenté de commercialiser ses produits directement auprès de différents magasins, vainement (sa pièce 7 pour des échanges de décembre 2019) ou avec succès (ses pièces 4 et 14 qui révèlent l'existence de livraisons effectives entre juillet et décembre 2019 dont rien n'établit qu'elles correspondent à des commandes antérieures au 10 mai 2019), elle ne justifie pas avoir donné la moindre suite aux propositions pourtant claires de la SAS Auchan Retail France. Le 14 mai 2020, la SARL Le Sac de Billes écrivait à la SAS Auchan Hypermarché qu'elle était sollicitée par des « magasins du sud » mais que « bien évidemment, [elle ne donnerait] pas suite » (sa pièce 8).

Aussi, même en considérant malgré l'absence de motivation claire d'un tel moyen que l'obligation nouvelle de référencement constituait une modification substantielle de la relation, bien que son impact potentiel négatif sur le chiffre d'affaires de la SARL Le Sac de Billes ne soit pas établi et que sa mise en 'uvre soit aisée, cette dernière, qui a refusé toutes les propositions qui lui étaient adressées sans le moindre motif, est seule responsable du tarissement du flux d'affaires. La rupture des relations commerciales lui est ainsi exclusivement imputable.

En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes de la SARL Le Sac de Billes sur le fondement de l'article L 442-1 II du code de commerce.

2°) Sur la rupture abusive du contrat

Moyens des parties

Sans préciser le fondement juridique de sa demande subsidiaire, la SARL Le Sac de Billes la motive en ces termes :

« Après presque vingt années de collaboration, AUCHAN RETAIL a brusquement décidé de rompre toute relation commerciale qui l'unissait à la SARL SAC DE BILLES. Il s'en est suivi un arrêt total des commandes passées par la Société AUCHAN à la SARL SAC DE BILLES et donc une baisse de plus d'un tiers du Chiffre d'Affaires de cette dernière. Cette résiliation soudaine a engendré un véritable bouleversement de la société SAC DE BILLES qui avait la légitime conviction qu'AUCHAN RETAIL souhaitait poursuivre leur relation contractuelle. En outre, la société AUCHAN RETAIL n'a pas pris le soin d'argumenter sa résiliation brutale depuis son courrier le 10/05/2019 qui est donc injustifiée, infondée et fautive.

En conséquence, il est demandé à la cour d'Appel de Paris de bien vouloir condamner la société AUCHAN RETAIL à verser la somme de 162 572,66 € à la SARL SAC DE BILLES à titre de dommages et intérêts ».

En réponse, la SAS Auchan Retail France expose que, en l'absence de contrat écrit, le droit commun permet la rupture sans préavis et sans motif de toute convention à durée indéterminée, aucun abus n'étant démontré par la SARL Le Sac de Billes.

Réponse de la cour

Conformément à l'article 9 de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 fixant son entrée en vigueur au 1er octobre 2016 et prévoyant que les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne, y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d'ordre public, le contrat allégué, dont la date n'est pas précisée mais qui encadrerait une relation débutée en 2001, est soumis aux dispositions antérieures.

Conformément à l'article 1134 du code civil (devenu 1103 et 1194), les conventions légalement formées, qui tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise, doivent être exécutées de bonne foi. Et, en vertu des dispositions des articles 1147, 1149 et 1150 du code civil (devenus 1231-1 à 4), le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part, les dommages et intérêts dus au créancier étant, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé et le débiteur n'étant tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est point par son dol que l'obligation n'est point exécutée.

En outre, en application de l'article 1184 (devenu 1224) du code civil, la condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l'une des deux parties ne satisfera point à son engagement. Dans ce cas, le contrat n'est point résolu de plein droit. La partie envers laquelle l'engagement n'a point été exécuté, a le choix ou de forcer l'autre à l'exécution de la convention lorsqu'elle est possible, ou d'en demander la résolution avec dommages et intérêts. La résolution doit être demandée en justice, et il peut être accordé au défendeur un délai selon les circonstances.

Dans ce cadre, les engagements perpétuels étant prohibés, principe ancien désormais consacré par l'article 1210 du code civil, la résiliation du contrat à durée indéterminée est, sauf abus démontré concrètement, libre et peut intervenir sans motif sous réserve de respecter, sauf faute grave y faisant obstacle, le préavis contractuellement stipulé et à défaut un délai raisonnable conformément aux articles 1134 et 1135 du code civil.

Même en occultant le fait que la SAS Auchan Retail France persiste à invoquer subsidiairement la réparation du préjudice causé par la brutalité de la rupture et en admettant l'existence d'un contrat tacitement conclu entre la SARL Le Sac de Billes et la SAS Auchan Retail France malgré l'absence du moindre élément en ce sens, il est désormais acquis que la rupture est exclusivement imputable à la première.

En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande subsidiaire de la SARL Le Sac de Billes.

3°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.

Succombant en son appel, la SARL Le Sac de Billes, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d'appel, qui seront recouvrés directement par la Selarl LX Paris-Versailles-Reims conformément à l'article 699 du code de procédure civile, ainsi qu'à payer à la SAS Auchan Retail France la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour, sauf à requalifier la demande de mise hors de cause de la SAS Auchan Retail France en moyen de défense au fond ;

Y ajoutant,

Rejette la demande de la SARL Le Sac de Billes au titre des frais irrépétibles ;

Condamne la SARL Le Sac de Billes à payer à la SAS Auchan Retail France la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SARL Le Sac de Billes à supporter les entiers dépens d'appel qui seront recouvrés directement par la Selarl LX Paris-Versailles-Reims conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 5 - chambre 4
Numéro d'arrêt : 21/19999
Date de la décision : 03/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 15/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-07-03;21.19999 ?
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