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27/06/2024 | FRANCE | N°20/04300

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 7, 27 juin 2024, 20/04300


Grosses délivrées RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 5 - Chambre 7



ARRÊT DU 27 JUIN 2024



(n° 13, 17 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : 20/04300 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CBSWY



Décision déférée à la Cour : Décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-01 rendue le 16 janvier 2020





REQUÉRANTE :



TOWERCAST S.A.S.

Prise en la personne de M. [W] [V

]

Immatriculée au RCS de Paris sous le numéro 338 628 134

Dont le siège social est au [Adresse 5]

[Localité 9]



Élisant domicile au cabinet de l'AARPI TEYTAUD-SALEH

[Adresse 1]

[Localité 8...

Grosses délivrées RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 7

ARRÊT DU 27 JUIN 2024

(n° 13, 17 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : 20/04300 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CBSWY

Décision déférée à la Cour : Décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-01 rendue le 16 janvier 2020

REQUÉRANTE :

TOWERCAST S.A.S.

Prise en la personne de M. [W] [V]

Immatriculée au RCS de Paris sous le numéro 338 628 134

Dont le siège social est au [Adresse 5]

[Localité 9]

Élisant domicile au cabinet de l'AARPI TEYTAUD-SALEH

[Adresse 1]

[Localité 8]

Représentée par Me François TEYTAUD de l'AARPI TEYTAUD-SALEH, avocat au barreau de PARIS, toque : J125

Assistée de Me Didier THÉOPHILE de l'AARPI DARROIS VILLEY MAILLOT BROCHIER, avocat au barreau de PARIS, toque : R170

PARTIES INTERVENANTES VOLONTAIRES :

TIVANA TOPCO S.A.

Prise en la personne de ses directeurs

Immatriculée au RCS de Luxembourg sous le numéro B 191.489

Dont le siège social est au [Adresse 4]

[Localité 14] (LUXEMBOURG)

TIVANA MIDCO S.A.R.L.

Prise en la personne de ses gérants

Immatriculée au RCS de Luxembourg sous le numéro B 187.123

Dont le siège social est au [Adresse 4]

[Localité 14] (LUXEMBOURG)

Élisant toutes deux domicile au cabinet de la SELARL LX PARIS VERSAILLES REIMS

[Adresse 11]

[Localité 7]

Représentées par Me Matthieu BOCCON-GIBOD de la SELARL LX PARIS VERSAILLES REIMS, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Assistées de Me Bertrand HOMASSEL substituant Me Marie-Cécile RAMEAU, de la SAS BREDIN PRAT, avocat au barreau de PARIS

TDF INFRASTRUCTURE S.A.S.

Prise en la personne de son président

Immatriculée au RCS de Nanterre sous le numéro 492 520 333

Dont le siège social est au [Adresse 3]

[Localité 12]

TDF INFRASTRUCTURE HOLDING S.A.S.

Prise en la personne de son président

Immatriculée au RCS de Nanterre sous le numéro 492 520 622

Dont le siège social est au [Adresse 3]

[Localité 12]

TIVANA FRANCE HOLDINGS S.A.S.

Prise en la personne de son président

Immatriculée au RCS de Nanterre sous le numéro 808 832 463

Dont le siège social est au [Adresse 3]

[Localité 12]

Élisant toutes domicile au cabinet de la SELARL LX PARIS VERSAILLES REIMS

[Adresse 11]

[Localité 7]

Représentées par Me Matthieu BOCCON-GIBOD de la SELARL LX PARIS VERSAILLES REIMS, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Assistées de Me Yelena TRIFOUNOVITCH de la SAS BREDIN PRAT, avocat au barreau de PARIS, toque : T12

Ayant pour autre avocat plaidant Me Yohann CHEVALIER de la SAS BREDIN PRAT, avocat au barreau de PARIS, toque : T12

EN PRÉSENCE DE :

L'AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Prise en la personne de son président

[Adresse 2]

[Localité 6]

Représentée par Messieurs [H] [K] et [R] [O], dûment mandatés

LE MINISTRE CHARGÉ DE L'ÉCONOMIE

[Adresse 15] - D.G.C.C.R.F.

[Adresse 13]

[Localité 10]

Représenté par M. [S] [N], dûment mandaté

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 02 mai 2024, en audience publique, devant la Cour composée de :

' Mme Isabelle FENAYROU, présidente de chambre, présidente,

' Mme Agnès MAITREPIERRE, présidente de chambre,

' M. Gildas BARBIER, président de chambre,

qui en ont délibéré.

GREFFIER, lors des débats : M. Valentin HALLOT

MINISTÈRE PUBLIC : auquel l'affaire a été communiquée et représenté lors des débats par Mme Jocelyne AMOUROUX, avocate générale.

ARRÊT PUBLIC :

' contradictoire,

' prononcé par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

' signé par Mme Isabelle FENAYROU, présidente de chambre et par M. Valentin HALLOT, greffier à qui la minute du présent arrêt a été remise par le magistrat signataire.

Vu la déclaration de recours à l'encontre de la décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-01 du 16 janvier 2020 relative à une pratique mise en 'uvre dans le secteur de la diffusion de la télévision numérique terrestre, ainsi que l'exposé des moyens venant au soutien de ladite déclaration, déposés au greffe de la Cour par la société TowerCast les 9 mars et 18 août 2020 ;

Vu l'article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 et l'article 1 de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions ;

Vu les observations déposées au greffe le 25 janvier 2021 par le ministre chargé de l'économie ;

Vu les observations déposées au greffe le 26 janvier 2021 par l'Autorité de la concurrence ;

Vu le mémoire déposé au greffe par la société TowerCast le 29 mars 2021 ;

Vu la déclaration d'intervention volontaire et les observations déposées au greffe par les sociétés Tivana Topco et Tivana Midco les 11 mai et 15 octobre 2020 et le 27 avril 2021 ;

Vu la déclaration d'intervention volontaire et les mémoires déposés au greffe par les sociétés TDF infrastructure S.A.S., TDF infrastructure holding et Tivana France holdings les 11 mai et 15 octobre 2020, et le 27 avril 2021 ;

Vu l'avis du ministère public en date du 21 mai 2021, communiqué le même jour aux parties, à l'Autorité de la concurrence et au ministre chargé de l'économie ;

Vu l'arrêt de la Cour du 1er juillet 2021, renvoyant à la Cour de justice de l'Union européenne une question préjudicielle et ordonnant un sursis à statuer jusqu'à ce que celle-ci rende sa décision ;

Vu l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 16 mars 2023, Towercast (C-449/21) ;

Vu l'invitation du délégué du premier président, adressée aux participantes à la procédure, le 24 mai 2023, de concentrer leurs écritures sur les conséquences à tirer de cet arrêt préjudiciel, en particulier sur la question d'un éventuel renvoi du dossier à l'Autorité de la concurrence pour instruction complémentaire et celle de l'incidence du statut procédural d'intervenant volontaire des sociétés TDF et Tivana ;

Vu les observations complémentaires de l'Autorité de la concurrence et du ministre chargé de l'économie, déposées au greffe de la Cour le 14 novembre 2023 ;

Vu les observations complémentaires des parties intervenantes du 9 janvier 2024 ;

Vu le mémoire complémentaire de la société TowerCast, déposé au greffe de la Cour le 4 mars 2024 ;

Vu l'avis complémentaire du ministère public du 26 avril 2024, communiqué le même jour aux parties, à l'Autorité de la concurrence et au ministre chargé de l'économie ;

Après avoir entendu à l'audience publique du 2 mai 2024, en leurs observations orales les conseils de la société TowerCast, des sociétés TDF infrastructure S.A.S., TDF infrastructure holding et Tivana France holdings, des sociétés Tivana Topco et Tivana Midco, le représentant de l'Autorité, celui du ministre chargé de l'économie, ainsi que le ministère public, les parties ayant été mises en mesure de répliquer.

FAITS ET PROCÉDURE

§ 1

La genèse de l'affaire

§ 1

Le marché concerné

§ 8

La décision de l'Autorité

§ 12

Le recours entrepris

§ 14

L'arrêt de la Cour de justice

§ 19

Les suites à donner à la procédure devant la Cour

§ 23

MOTIVATION

§ 30

PAR CES MOTIFS

§ 73

FAITS ET PROCÉDURE

La genèse de l'affaire

1.La société TowerCast (ci-après « Towercast ») fournit des services de diffusion de la télévision numérique terrestre (ci-après la « TNT ») en France, depuis l'introduction de la TNT sur le territoire national en 2005.

2.Le secteur de la diffusion de la TNT a été ouvert à la concurrence dès 2005 mais a connu un mouvement de concentration continu, marqué par la réalisation par le groupe TDF (l'opérateur historique) d'acquisitions successives de ses concurrents. Ainsi, après avoir acquis la société Antalis en 2006, puis la société Emettel en 2008, le groupe TDF a pris le contrôle exclusif, le 13 octobre 2016, du groupe Itas, qui était actif dans le secteur depuis la fin de l'année 2008.

3.À la suite de la réalisation de ces opérations successives, Towercast est devenu le seul et unique concurrent du groupe TDF sur le marché français de gros des services de diffusion de la TNT.

4.Estimant que cette prise de contrôle exclusif du groupe Itas par le groupe TDF constituait un abus de position dominante, Towercast a saisi l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité »), par une lettre enregistrée le 15 novembre 2017, d'une plainte dénonçant cette situation.

5.Au cours de l'instruction, l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ci-après « l'ARCEP ») et le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (ci-après le « CSA ») ont été saisis pour avis. Ces autorités ont rendu leur avis respectivement les 6 et 21 février 2018 (avis n° 2018-0148 et n° 2018-02).

6.Le 25 juin 2018, une notification de grief a été adressée aux différentes sociétés du groupe TDF, à savoir TDF infrastructure, TDF infrastructure Holding, Tivana France Holdings, Tivana Midco et Tivana Topco. La première (TDF Infrastructure) est une filiale à 100 % de la deuxième (TDF Infrastructure Holding), laquelle est également une filiale à 100 % de la troisième (Tivana France Holdings), qui est, quant à elle, une filiale à 98,5 % de la quatrième (Tivana Midco), laquelle est une filiale à 100 % de la dernière (Tivana Topco).

7.Par cette notification de grief, il leur était reproché « à la date du 13 octobre 2016, en tant que constituant une seule entreprise au sens du droit de la concurrence, d'avoir abusé de la position dominante détenue par celle-ci sur le marché de gros aval des services de diffusion de la TNT, en prenant le contrôle exclusif du groupe Itas », et d'avoir ainsi commis une pratique contraire à l'article L. 420-2 du code de commerce et à l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

Le marché concerné

8.L'ARCEP et l'Autorité ont identifié deux volets dans le marché de gros des services de diffusion de la TNT, à savoir :

' d'une part, le volet du marché de l'accès aux infrastructures de diffusion, où se rencontrent, d'un côté, la demande des diffuseurs ne disposant pas de leurs propres infrastructures de diffusion et, de l'autre, l'offre des diffuseurs gestionnaires de sites de diffusion (marché amont) ;

' d'autre part, le volet du marché où se rencontrent, d'un côté, la demande des éditeurs de chaînes regroupés en multiplex et, de l'autre, l'offre de services des diffuseurs (marché aval, seul visé par la notification de grief).

9.Trois modèles de développement de la concurrence peuvent être distingués selon le niveau d'investissement réalisé par le diffuseur alternatif, à savoir :

' premièrement, la concurrence par les services, lorsque le diffuseur alternatif installe ses équipements de réception, de traitement de signal et d'émission (ses équipements de base) à l'intérieur ou à l'extérieur des bâtiments de TDF puis utilise le système antennaire de celui-ci, ce qui conduit ledit diffuseur alternatif à acheter des offres de gros de TDF, à la fois pour l'hébergement de ses équipements de base (offre « Hébergement TNT ») et pour l'utilisation du système antennaire de celui-ci (offre « DiffHF-TNT ») ;

' deuxièmement, la concurrence partielle par les infrastructures, lorsque le diffuseur alternatif installe à l'intérieur ou à l'extérieur des bâtiments de TDF non seulement ses équipements de base mais aussi son propre système antennaire, ce qui le conduit à acheter une seule offre de gros de TDF, pour l'hébergement à la fois de ses équipements de base et de son propre système antennaire (offre « Hébergement-TNT ») ;

' troisièmement, la concurrence totale par les infrastructures, lorsque le diffuseur alternatif exploite son propre site de diffusion, sans avoir à souscrire des offres de gros de TDF, dont il est indépendant.

10.Dans ce contexte, l'ARCEP a soumis le marché de gros amont (celui de l'accès aux infrastructures de diffusion) à une régulation ex ante dès 2006. L'un des objectifs poursuivis était de rendre le marché de gros aval plus concurrentiel, en permettant le développement de la concurrence entre les diffuseurs. À ce titre, l'ARCEP a imposé à TDF ' en tant qu'opérateur exerçant une influence significative sur le marché, au sens de l'article L. 38 du code des postes et des télécommunications électroniques ' un certain nombre d'obligations tarifaires, de non-discrimination, de comptabilisation des coûts et de séparation comptable, ainsi que de contrôle tarifaire, en vue de garantir aux diffuseurs alternatifs l'accès aux sites et systèmes antennaires de celui-ci.

11.Plusieurs cycles de régulation se sont succédé depuis 2006 et ont été assortis de l'imposition d'obligations évolutives à la charge de TDF. Le quatrième cycle de régulation, qui était en cours lors de la réalisation de l'opération de concentration litigieuse, a pris fin le 17 décembre 2020.

La décision de l'Autorité

12.Aux paragraphes 106 et suivants de sa décision n° 20-D-01 du 16 janvier 2020, l'Autorité :

' a constaté que l'acquisition du groupe Itas par le groupe TDF était située en dessous des seuils de contrôle préalable obligatoire des concentrations, ces seuils étant fixés respectivement à l'article 1er du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises et à l'article L. 430-2 du code de commerce ;

' a relevé que cette acquisition n'avait en conséquence fait l'objet ni d'une notification, ni d'un examen au titre du contrôle préalable des concentrations et a précisé ne pas avoir estimé utile de la soumettre à l'examen de la Commission européenne en application de l'article 22 du règlement précité ;

' a considéré que l'introduction d'un système européen de contrôle des concentrations (par le règlement n° 4064 du Conseil, du 21 décembre 1989, modifié par le règlement de 2004 précité) a rendu sans objet l'application de l'article 102 du TFUE (ex-articles 86 du traité CEE et 82 du traité CE) à une opération de concentration, en l'absence de comportement distinct de l'entreprise en cause à la suite de cette opération, et a ainsi écarté l'application d'une ancienne jurisprudence de la Cour de justice, qualifiée d'obsolète (arrêt du 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission, C-6/72, ci-après « arrêt Continental Can ») ;

' a retenu la même interprétation tant en ce qui concerne l'article L. 420-2 du code de commerce, que l'article L. 430-9 du même code, dès lors que l'application de ce dernier article est subordonnée à l'existence d'un abus détachable de la concentration elle-même ;

' en a déduit qu' « en l'état actuel du droit, une opération de concentration ne peut constituer, en elle-même, un abus de position dominante en application des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce » (§ 158) et qu'en revanche « les comportements mis en 'uvre par une entreprise en position dominante, détachables de la concentration elle-même mais permis par elle, peuvent être soumis au contrôle des pratiques anticoncurrentielles et être jugées, le cas échéant, comme constitutifs d'un abus de position dominante sur le fondement des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce » (§159) ;

' en a tiré la conséquence qu'en l'espèce, « l'opération de concentration en cause (') n'était pas constitutive, en elle-même, d'un abus de position dominante en application des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce » et qu' « il ne peut être fait application de l'article L. 430-9 du code de commerce, aucun comportement abusif détachable de la concentration elle-même n'ayant été démontré » (§ 160) ;

' en a conclu que « le grief notifié aux sociétés du groupe TDF n'est pas fondé » (§ 161).

13.Quant au dispositif de cette décision de l'Autorité, il comporte un seul et unique article, rédigé de la manière suivante :

« La pratique d'abus de position dominante n'est pas établie. Il n'y a donc pas lieu à poursuivre la procédure ».

Le recours entrepris

14.Cette décision a été attaquée par Towercast (ci-après « la décision attaquée »).

15.Par son recours, et aux termes de ses écritures du 29 mars 2021, cette société a demandé à la Cour :

À titre principal :

' d'annuler la décision attaquée, par suite de plusieurs erreurs de droit de l'Autorité, résultant de ce qu'elle a retenu que :

' l'institution d'un système de contrôle préalable des concentrations par les règlements n° 4064/89 et n° 139/2004 a rendu sans objet l'application de l'article 102 TFUE à une concentration qui ne revêt pas de dimension communautaire ;

' une concentration sous les seuils nationaux de contrôle ex ante ne pouvait être constitutive d'un abus de position dominante prohibé par l'article L. 420-2 du code de commerce ;

Statuant à nouveau :

' dire que les articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce sont applicables aux concentrations non soumises à un régime de contrôle ex ante ;

' dire que l'Autorité est compétente pour appliquer ces articles ;

' dire que TDF détient une position dominante sur les marchés de gros amont et aval de la diffusion de la TNT ;

' dire que l'acquisition d'Itas par TDF constitue un abus de position dominante sur les marchés de gros amont et aval de la diffusion de la TNT prohibé par les articles 102 TFUE et L.420-2 du code de commerce ;

' enjoindre à TDF de cesser l'abus et prononcer différentes injonctions ;

À titre subsidiaire :

' suspendre la présente procédure et procéder à un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne.

16.Dans le cadre de leurs interventions volontaires au soutien de la décision attaquée et aux termes de leurs écritures respectives, du 27 avril 2021, les sociétés TDF Infrastructure, TDF Infrastructure Holding et Tivana France Holdings (ci-après les « sociétés TDF »), ainsi que les sociétés Tivana Topco et Tivana Midco (ci-après les « sociétés Tivana ») ont demandé à la Cour de confirmer en tous points cette décision et rejeter le recours de TowerCast.

17.L'Autorité, le ministre chargé de l'économie et le ministère public, ayant partagé l'analyse de la décision attaquée, ont également invité la Cour à rejeter ce recours.

La décision de renvoi préjudiciel

18.Par un arrêt du 1er juillet 2021, la Cour a décidé de renvoyer à la Cour de justice de l'Union européenne une question préjudicielle selon les termes suivants :

« L'article 21, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations doit-il être interprété en ce sens qu'une opération de concentration, dépourvue de dimension communautaire au sens de l'article 1er du règlement précité, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n'ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission européenne en application de l'article 22 dudit règlement, soit analysée par une autorité nationale de concurrence comme constitutive d'un abus de position dominante prohibée par l'article 102 du TFUE, au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale ' »

L'arrêt de la Cour de justice

19.Par un arrêt du 16 mars 2023 (affaire C-449/21), la Cour de justice a donné à cette question une réponse négative :

« L'article 21, paragraphe 1, du règlement (CE) n°139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce qu'une opération de concentration dépourvue de dimension communautaire, au sens de l'article 1er de ce règlement, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n'ayant pas donné lieu à renvoi à la Commission européenne en application de l'article 22 dudit règlement, soit analysée par une autorité de concurrence d'un État membre comme constitutive d'un abus de position dominante au sens de l'article 102 du TFUE, au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale ».

20.Cette réponse de la Cour de justice, sur la question de l'articulation des contrôles ex ante et ex post des opérations de concentration, a été donnée au terme d'une analyse détaillée du libellé et de la genèse de l'article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004, précité, ainsi que des objectifs et de l'économie générale de ce règlement.

21.À l'occasion de cette analyse, la Cour de justice a donné des précisions sur la caractérisation d'un abus de position dominante face à une opération de concentration (point 52 de l'arrêt) :

« (') une opération de concentration n'atteignant pas les seuils de contrôle préalable prévus respectivement par le règlement n° 139/2004 et par le droit national applicable peut se voir appliquer l'article 102 TFUE lorsque sont réunies les conditions prévues à cet article pour établir l'existence d'un abus de position dominante. Il appartient notamment à l'autorité saisie de vérifier que l'acquéreur qui est en position dominante sur un marché donné et qui a pris le contrôle d'une autre entreprise sur ce marché a, par ce comportement, entravé substantiellement la concurrence sur ledit marché. À cet égard, le seul constat du renforcement de la position d'une entreprise ne suffit pas pour retenir la qualification d'un abus, puisqu'il faut établir que le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c'est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l'entreprise dominante (voir, en ce sens, arrêts 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission, 6/72, EU:C:1973:22, point 26, ainsi que du 16 mars 2000, Compagnie maritime belge transports e.a./Commission, C-395/96 P et C-396/96 P, EU:C:2000:132, point 113) ».

22.La Cour de justice a rejeté la demande, des sociétés TDF et Tivana, de limitation dans le temps des effets de son arrêt.

Les suites à donner à la procédure devant la Cour

23.L'instance a été reprise devant la Cour.

24.Lors de l'audience de procédure qui s'est tenue le 23 mai 2023, le délégué du premier président a invité l'ensemble des participants à concentrer leurs écritures, avant tout débat au fond, sur les conséquences à tirer de l'éventuelle annulation de la décision attaquée, en particulier sur l'éventuel renvoi du dossier à l'Autorité de la concurrence pour instruction complémentaire, ainsi que sur l'incidence du statut procédural des sociétés TDF et Tivana.

25.Par leurs observations respectives du 14 novembre 2023, l'Autorité et le ministre chargé de l'économie invitent la Cour à renvoyer l'affaire à celle-ci pour poursuivre l'instruction.

26.Par leurs observations respectives du 9 janvier 2024, les sociétés TDF et Tivana soutiennent le renvoi de l'affaire à l'Autorité de la concurrence.

27.Dans ses observations du 4 mars 2024, Towercast demande à la Cour de :

' Juger qu'elle dispose de tous les éléments nécessaires pour se prononcer en fait et en droit sur la décision attaquée ;

28.Et en conséquence de :

' rejeter la demande de renvoi à l'instruction ;

' rejeter les demandes des sociétés TDF et Tivana, visant à ne pas voir leurs situations aggravées dans le cadre de la présente instance par rapport à celle résultant de la décision attaquée ;

' renvoyer les parties à déposer leurs observations sur le fond selon le calendrier qui sera établi par le délégué du premier président ;

' condamner solidairement l'Autorité, le ministre chargé de l'économie, les sociétés TDF et Tivana à la payer la somme de 20 000 euros et à régler les entiers dépens.

29.Le ministère public invite la Cour à renvoyer l'affaire à l'Autorité pour instruction complémentaire.

MOTIVATION

30.Pour s'opposer au renvoi de l'affaire à l'Autorité, Towercast fait valoir, en premier lieu, qu'en vertu du principe de l'effet dévolutif du recours, tel que défini aux articles 561 et 562 du code de procédure civile, la Cour est tenue, après avoir annulé une décision de l'Autorité, de statuer en fait et en droit sur les griefs notifiés par les services d'instruction. Elle se prévaut, en ce sens, de plusieurs arrêts de la Cour de cassation (Com., 27 septembre 2005, pourvoi n° 04-16. 677, Bull. n° 181, et 31 janvier 2006, pourvoi n° 04-20.360). À cet égard, elle conteste la thèse, suggérée par l'Autorité, le ministre chargé de l'économie et TDF, selon laquelle le périmètre de l'effet dévolutif serait circonscrit à la question, qui aurait été seule tranchée par la décision attaquée, de la compétence de l'Autorité pour examiner la pratique reprochée et ne s'étendrait donc pas à la question de fond portant sur le bien-fondé du grief notifié. Sur ce point, elle observe que ni le visa, ni le dispositif de la décision attaquée, n'indiquent qu'il s'agit d'une décision se prononçant uniquement sur une question de compétence. Elle constate qu'au contraire, le dispositif de celle-ci reprend à l'identique le libellé de l'article L. 464-6 du code de commerce, constituant la base juridique des « décisions de non-lieu », et non celui de l'article L. 462-8, alinéa 1, du même code, dont relèvent les décisions d'irrecevabilité de la saisine pour incompétence. Elle relève que la décision attaquée a d'ailleurs été notifiée à TDF, comme cela serait habituellement le cas pour les « décisions de non-lieu », contrairement à ce qui est prévu par l'article R. 464-8 du code de commerce pour les décisions d'irrecevabilité ou de rejet faute d'éléments suffisamment probants (mentionnées à l'article L. 464-6 du code de commerce). Elle en déduit que l'effet dévolutif du recours saisit la Cour de la question de fond du bien-fondé du grief notifié et que celle-ci devra donc poursuivre l'analyse menée par l'Autorité en se prononçant sur la qualification juridique de l'opération.

31.En deuxième lieu, elle rappelle qu'en vertu de la jurisprudence (Com. 22 novembre 2016, pourvoi n° 14-28.862 et Com. 26 février 2008, pourvoi n° 07-14. 126, Bull. n° 44), ce n'est qu'à titre exceptionnel que la Cour dispose de la possibilité de renvoyer l'affaire à l'Autorité pour complément d'instruction, lorsque cette dernière s'avère insuffisante, la Cour n'étant pas en mesure d'y procéder elle-même. Elle précise que l'effet dévolutif du recours opère même en cas d'annulation du rapport d'instruction (Com., 6 septembre 2023, pourvois n° 20-23.715 et 20-23.582). Elle fait valoir qu'en l'espèce, la décision attaquée est intervenue à la suite d'une instruction menée à son terme, que l'annulation de ladite décision ne remettra en cause aucun des éléments de ladite instruction et que la Cour dispose de tous les éléments nécessaires au réexamen du grief notifié. À cet égard, elle observe que, dans son arrêt préjudiciel dans la présente affaire, la Cour de justice n'a remis en cause ni le critère de l'abus dégagé dans son arrêt Continental Can, précité, ni le principe, consacré par une jurisprudence européenne constante et récemment réaffirmé par le Tribunal (arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission, T-612/17), selon lequel il est possible de se fonder sur de simples effets potentiels pour caractériser un abus de position dominante, sans avoir à établir l'existence d'effets réels. Elle précise qu'en l'espèce les services d'instruction ont appliqué le critère de l'abus issu de la jurisprudence Continental Can et ont conclu à son existence au regard des effets potentiels de la concentration litigieuse. Elle en déduit que la Cour est ainsi en mesure de statuer, en fait et en droit, sur le grief notifié. En réponse à un argument opposé par les parties adverses, elle considère que la pratique reprochée étant définie comme « la prise de contrôle d'Itas par TDF », il s'agit d'une infraction instantanée, réalisée en un trait de temps, et non d'une infraction continue.

32.En troisième lieu, Towercast soutient que le renvoi de l'affaire à l'instruction reviendrait à rendre inopérant le recours accordé à la partie saisissante contre une décision de non-lieu, en conduisant in fine à renvoyer l'affaire au collège de l'Autorité, et non aux services d'instruction. Cette possibilité, qui ne serait pas prévue par les textes, porterait atteinte à son droit, garanti par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après « CSDH »), de voir sa cause entendue dans un délai raisonnable.

33.En quatrième lieu, elle conteste l'argument, avancé par l'Autorité, selon lequel l'effet dévolutif priverait celle-ci de la possibilité de participer pleinement à la procédure. Sur ce point, elle rappelle, en s'appuyant sur l'affaire des banques, ayant donné lieu à un arrêt de la Cour du 2 décembre 2021 (RG n° 20/046267), qu'il n'est pas interdit à l'Autorité, représentée par son président, de présenter des éléments d'analyse sur lesquels la décision attaquée ne s'est pas prononcée, dès lors que celle-ci n'invoque aucun élément de fait nouveau, qui ne soit pas issu de l'enquête et de l'instruction, et reste dans la limite de la qualification retenue par la notification des griefs.

34.En cinquième lieu, elle réfute la thèse selon laquelle la qualité d'intervenant volontaire à titre accessoire des sociétés TDF et Tivana ferait obstacle à la pleine application de l'effet dévolutif (voir paragraphe 52 du présent arrêt). Sur ce point, elle indique que ces sociétés sont intervenues volontairement à la cause, devant la Cour, sur le fondement de l'article R. 464-17, alinéa 1, du code de commerce. Or, observe- t-elle, cet article répond précisément au cas où le recours risque d'affecter les droits et charges de personnes qui étaient parties en cause devant l'Autorité, afin de les mettre justement en mesure de se défendre devant la Cour. Towercast en déduit qu'à supposer même que l'intervention des sociétés TDF et Tivana ne soit qu'à titre accessoire, ce caractère accessoire ne les empêcherait pas, en tant que parties à l'instance, de formuler des défenses au fond.

35.En conclusion, Towercast demande à la Cour de rejeter la demande de renvoi de l'affaire à l'Autorité et, partant, de statuer en fait et en droit sur le grief notifié.

36.L'Autorité invite la Cour à lui renvoyer l'affaire pour poursuite de l'instruction. Différents motifs de renvoi sont invoqués en ce sens.

37.En premier lieu, elle fait valoir l'importance de cette affaire pour la politique de la concurrence. À cet égard, elle estime que l'appréciation de la concentration litigieuse, au regard des articles L. 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce, soulève des questions complexes, en l'absence de jurisprudence établie précisant les contours de l'abus identifié dans l'arrêt Continental Can. Elle relève que si la Cour de justice a « validé » cette jurisprudence ancienne, celle-ci n'a pas été mise en 'uvre récemment. En outre, elle soutient que l'évolution des circonstances et du cadre juridique dans lequel cette jurisprudence s'inscrit (notamment la mise en 'uvre en France d'un contrôle ex ante confié à une autorité administrative indépendante) conduit à renouveler la manière dont ses principes doivent être appliqués.

38.Au-delà du cas d'espèce, elle considère que l'appréciation du caractère concurrentiel ou non de l'opération litigieuse constituera, en l'absence de précédents, un guide d'analyse déterminant pour les opérateurs économiques et, en outre, emportera des conséquences structurantes pour la politique de la concurrence, notamment quant à l'appréciation des opérations de concentration sous les seuils. Elle estime qu'au surplus ces conséquences dépasseront le seul cadre français, s'agissant d'une première mise en 'uvre de la jurisprudence Continental Can « réactivée » et d'une première application de l'article 102 TFUE après l'entrée en vigueur du règlement n° 139/2004, précité, ce qui aurait nécessairement une incidence sur la mise en 'uvre de l'article 22 dudit règlement. Sur ce point, elle fait valoir que l'opération de concentration Illumina/Grail, dont l'examen a été soumis à la Commission européenne sur le fondement dudit article 22 et qui a donné lieu à une procédure actuellement pendante devant la Cour de justice (affaires C-611/22P et C-625/22P), devrait conduire celle-ci à préciser, dans le prolongement de son arrêt Towercast, l'articulation et les mérites respectifs des contrôles ex ante et ex post d'opérations de concentration sous les seuils de notification, notamment au regard des principes de sécurité juridique et de proportionnalité. Enfin, elle estime que la présente affaire aura des implications sur les pouvoirs de la Commission européenne et appellera une coopération étroite avec celle-ci, à l'instar de ce qui est prévu à l'article 11 du règlement n° 139/2004, précité. À cet égard, elle invite la Cour à lui renvoyer l'affaire, en considérant que le collège ne s'est pas prononcé sur la qualification des pratiques en cause.

39.En deuxième lieu, elle soutient qu'en l'absence de renvoi, il ne lui serait pas possible de participer pleinement à la procédure en tant que partie défenderesse, ce qui serait contraire à la jurisprudence Vebic (arrêt de la Cour de justice du 7 décembre 2010, C-439/08P), le président de l'Autorité n'étant pas habilité à se prononcer, au lieu et place du collège, sur la conformité d'une opération de concentration aux règles de concurrence. En outre, les principes d'impartialité et la présomption d'innocence s'opposeraient à toute prise de position de sa part, du moins tant qu'un renvoi à l'instruction demeure envisageable. Dans l'hypothèse où la Cour déciderait de statuer au fond, l'Autorité ne pourrait donc pas se déterminer ni sur la qualification de la pratique, ni sur la pertinence des moyens et arguments développés par la requérante et les intervenantes volontaires. Elle ne pourrait qu'apporter des éclairages purement factuels ou théoriques, sous peine de se livrer à une appréciation risquant de compromettre irrémédiablement la poursuite de la procédure.

40.En troisième lieu, l'Autorité rappelle qu'en vertu de la jurisprudence Continental Can, une opération de concentration ne saurait constituer un abus contraire à l'article 102 TFUE que si « le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c'est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l'entreprise dominante » (point 26 de l'arrêt précité). Elle en déduit que la présente affaire fournira l'occasion de préciser, d'une part, la nature et l'intensité de la « dépendance de comportement » exigée par cette jurisprudence et, d'autre part, le rôle éventuel des effets réellement induits par une opération de concentration.

41.Sur ce point, elle indique que s'il semble possible, sur le fondement de la jurisprudence applicable aux abus d'éviction, de sanctionner une opération de concentration à raison de ses seuls effets potentiels au moment de sa réalisation, cette analyse n'a toutefois jamais été expressément confirmée. Or, précise-t-elle, la pertinence de cette analyse soulève des questions spécifiques lorsque, comme en l'espèce, les effets de l'opération se sont matérialisés et peuvent, le cas échéant, permettre d'apprécier ex post le degré de dépendance vis-à-vis de l'entreprise dominante, effectivement engendré par l'opération. Elle explique qu'en outre, la question se posera de savoir si les effets réellement induits par une opération de concentration sont nécessaires pour qualifier la pratique ou s'ils doivent seulement être pris en compte à titre d'éléments complémentaires et, au surplus, s'ils peuvent l'être, le cas échéant, pour évaluer la sanction et les remèdes qui pourraient être apportés. À cet égard, elle considère que la pratique reprochée en l'espèce est susceptible de revêtir un caractère continu, TDF détenant toujours le contrôle d'Itas.

42.Elle en déduit que l'examen du caractère anticoncurrentiel de l'opération de concentration litigieuse ' en ce qu'il pourrait conduire à prendre en considération les évolutions intervenues sur le marché depuis le rapport des services d'instruction (du 19 avril 2019), ainsi que le degré de dépendance actuel « des concurrents » de TDF ' est susceptible de nécessiter un complément d'instruction, que seuls ses services semblent en mesure de conduire. Les éléments de l'instruction pouvant, en fonction du standard de preuve retenu, s'avérer ainsi insuffisants pour statuer sur la licéité de l'opération, elle considère que c'est sans méconnaître le principe de l'effet dévolutif du recours que la Cour peut ne pas statuer en l'état.

43.En conclusion, l'Autorité invite la Cour à lui renvoyer l'affaire pour poursuite de l'instruction et, en tout état de cause, à rejeter la demande de Towercast au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

44.Le ministre chargé de l'économie développe un argumentaire comparable, en invitant la Cour à renvoyer le dossier à l'Autorité pour instruction complémentaire eu égard, d'une part, à la teneur de la décision attaquée et, d'autre part, à des considérations de fait et de droit.

45.S'agissant de la teneur de la décision attaquée, il considère que celle-ci ne se prononce pas sur le fond, c'est-à-dire sur l'existence d'un abus de position dominante, mais sur la compétence de l'Autorité pour examiner la concentration litigieuse sur le fondement des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE, ce qui l'a conduite à déterminer si ces articles étaient applicables à des opérations de concentration qui renforcent, par elles-mêmes, la position dominante de l'entreprise ayant acquis un de ses concurrents.

46.S'agissant des considérations de fait et de droit, il indique que la Cour de justice, dans son arrêt du 16 mars 2023, précité, a apporté des précisions sur la méthode de résolution du cas d'espèce. Il s'agirait tout d'abord, de vérifier que l'opérateur est en position dominante, ensuite, de s'assurer que la prise de contrôle a entravé substantiellement la concurrence sur le marché dominé et, enfin, de démontrer que le degré de domination entrave substantiellement la concurrence, de telle manière que les concurrents seraient maintenus sous la dépendance de l'opérateur dominant.

47.Il considère que si cette analyse a été en partie suivie par les services de l'instruction, elle mérite toutefois d'être actualisée à la lumière du nouvel état du droit. Il estime en effet que les conditions particulières de caractérisation d'une telle pratique, qui auraient été posées notamment par la jurisprudence Continental Can, ne semblent pas permettre à la Cour de se fonder sur les seuls résultats d'investigations issus de la notification de grief du 19 juin 2018 et du rapport du 19 avril 2019, et rendent indispensable une instruction complémentaire.

48.À cet égard, il fait valoir que les évolutions du marché et de la réglementation rendent nécessaires la réalisation de nouveaux actes d'enquête par les services d'instruction, afin d'actualiser les données disponibles, de nature à confirmer ou infirmer les constatations relevées au stade de la notification du grief et du rapport. Il avance que cette appréciation suppose préalablement de déterminer si les faits en cause sont susceptibles de constituer une pratique instantanée ou continue.

49.Il relève que, si le renforcement de la position dominante de TDF a été relevée par les services d'instruction, eu égard à une modification substantielle de la structure de la concurrence (disparition de l'un des deux concurrents de TDF) et au net recul subi par la concurrence par les infrastructures (réduction sensible de la part de sites alternatifs à ceux de TDF notamment), ce point n'est néanmoins pas suffisant, à lui seul, pour retenir un abus.

50.Il estime, en outre, qu'il est nécessaire de confirmer les constatations des services de l'instruction, selon lesquels, d'une part, l'opération avait renforcé la dépendance de tout diffuseur alternatif vis-à-vis de TDF (ce dernier étant devenu l'unique opérateur auquel Towercast était en mesure de s'adresser pour une prestation d'accès à ses infrastructures) et, d'autre part, l'existence de fortes barrières à l'entrée aurait rendu peu probable l'arrivée de nouveaux acteurs sur ce marché. Il estime au surplus qu'un point important, également constaté par les services d'instruction, reste à confirmer, à savoir que l'absence de contrainte pesant sur TDF en raison d'un faible contre-pouvoir des multiplex a permis à celui-ci d'envisager une augmentation de ses tarifs à l'issue de l'opération de concentration.

51.Il en conclut qu'une nouvelle analyse concurrentielle apparaît nécessaire, à la lumière de l'arrêt préjudiciel de la Cour de justice dans cette affaire, afin d'apprécier si l'opération de rachat d'Itas par TDF constitue, en elle-même, un abus de position dominante au sens des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE.

52.Les sociétés TDF et Tivana soutiennent que leur statut d'intervenant volontaire qu'elles qualifient d'accessoire, comme venant au soutien de l'Autorité, à l'appui de la décision attaquée, s'oppose à ce que leur situation puisse être aggravée par la Cour, par une éventuelle décision de sanction des pratiques reprochées, dès lors que ces sociétés seraient, en raison dudit statut, dans l'incapacité de se défendre sur le fond du recours, ainsi que sur les demandes d'injonctions formulées par Towercast. Elles demandent à la Cour de les déclarer recevables en leur intervention volontaire accessoire et de constater que cette qualité fait obstacle à ce que leur situation puisse être aggravée dans la présente instance par rapport à celle résultant de la décision attaquée.

53.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité, du ministre chargé de l'économie et des sociétés TDF et Tivana.

Sur ce, la Cour :

54.Dans son arrêt préjudiciel (tel que rappelé au paragraphe 19 du présent arrêt), la Cour de justice ayant donné une interprétation des dispositions de l'article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004, contraire à celle retenue par l'Autorité dans la décision attaquée, et sur laquelle repose celle-ci, il convient d'annuler cette décision.

55.Si cette conséquence de l'arrêt préjudiciel n'est pas contestée, les parties divergent en revanche sur les conséquences à tirer de cette annulation, s'agissant du point de savoir, comme cela vient d'être indiqué, s'il y a lieu de renvoyer le dossier à l'Autorité pour instruction complémentaire.

56.Sur ce point, la Cour rappelle qu'il résulte de la combinaison des articles L. 464-8 du code de commerce et 561 et 562 du code de procédure civile que, lorsque la cour d'appel, saisie d'un recours en annulation ou en réformation contre une décision de l'Autorité, annule cette décision et que cette annulation est sans incidence sur la validité de la notification des griefs et de sa propre saisine, il lui appartient, en vertu de l'effet dévolutif du recours, de se prononcer sur ce grief, sauf à renvoyer l'affaire à l'Autorité pour instruction complémentaire (voir, notamment, Com. 26 février 2008, pourvoi n° 07-14.126, Bull. n° 44, Com. 22 novembre 2016, pourvois n° 14-28.224 et 14-28.862 et Com. 6 septembre 2023, pourvois n° 20-23.715 et 20-23.582).

57.En l'espèce, il est constant que l'annulation de la décision de l'Autorité par la Cour, pour les motifs indiqués au paragraphe 54 du présent arrêt, est dépourvue d'incidence sur la validité tant de la notification du grief que de sa propre saisine.

58.Il appartient donc, en principe, à la Cour de statuer en fait et en droit sur le grief notifié, étant rappelé que l'Autorité, dans des termes clairs et précis, a considéré ce grief comme non fondé et, en conséquence, a retenu que la pratique visée par celui-ci n'était pas établie (décision attaquée, § 161 et article unique du dispositif).

59.La circonstance que, pour en décider ainsi, l'Autorité s'est essentiellement, voire exclusivement, fondée sur l'inapplicabilité des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE à une opération de concentration (en l'absence de comportement détachable de celle-ci), ce dont elle a déduit que l'opération litigieuse n'était pas constitutive, en elle-même, d'un abus de position dominante, n'est pas de nature à remettre en cause cette analyse.

60.Néanmoins, il convient d'examiner si la Cour dispose, en l'état du dossier, d'éléments suffisants pour statuer sur le grief notifié ou s'il convient de renvoyer l'affaire à l'Autorité pour instruction complémentaire.

61.Dans le cadre de cet examen, il importe de prendre en compte la jurisprudence de la Cour de justice sur la qualification d'abus de position dominante.

62.En effet, comme cela a déjà été indiqué (paragraphe 21 du présent arrêt), dans son arrêt préjudiciel du 16 mars 2023, rendu dans la présente affaire, la Cour de justice a donné les précisions suivantes :

« (') une opération de concentration n'atteignant pas les seuils de contrôle préalable prévus respectivement par le règlement n° 139/2004 et par le droit national applicable peut se voir appliquer l'article 102 TFUE lorsque sont réunies les conditions prévues à cet article pour établir l'existence d'un abus de position dominante. Il appartient notamment à l'autorité saisie de vérifier que l'acquéreur qui est en position dominante sur un marché donné et qui a pris le contrôle d'une autre entreprise sur ce marché a, par ce comportement, entravé substantiellement la concurrence sur ledit marché. À cet égard, le seul constat du renforcement de la position d'une entreprise ne suffit pas pour retenir la qualification d'un abus, puisqu'il faut établir que le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c'est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l'entreprise dominante (voir, en ce sens, arrêts 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission, 6/72, EU:C:1973:22, point 26, ainsi que du 16 mars 2000, Compagnie maritime belge transports e.a./Commission, C-395/96 P et C-396/96 P, EU:C:2000:132, point 113) » (point 52 de l'arrêt, souligné par la Cour).

63.Comme l'a relevé à juste titre l'ensemble des parties, la Cour de justice a ainsi repris les critères de qualification de l'abus de position dominante qu'elle avait dégagés dans son arrêt Continental Can, précité (au point 26, souligné par la Cour, auquel renvoie expressément ledit point 52), selon la formule suivante : « est susceptible de constituer un abus le fait, par une entreprise en position dominante, de renforcer cette position au point que le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c'est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l'entreprise dominante ».

64.L'exigence du caractère substantiel de ladite entrave à la concurrence ressort également du point 29 de l'arrêt Continental Can, précité: « En l'absence de dispositions expresses, on ne saurait supposer que le traité, qui par l'article 85 [ex article 101 TFUE] a interdit certaines décisions de simples associations d'entreprises altérant la concurrence sans la supprimer, admettrait cependant comme licite, à l'article 85 [ex article 102 TFUE], que des entreprises, après avoir réalisé une unité organique, puissent atteindre une puissance dominante telle que toute chance sérieuse de concurrence serait substantiellement écartée » (point 25, souligné par la Cour) ; « bien qu'une condition aussi restrictive que l'élimination de toute concurrence ne soit pas exigée dans tous les cas, dès lors que c'est sur une telle élimination que la Commission a établi sa décision, il lui appartenait de la justifier à suffisance de droit ou à tout le moins d'établir que la concurrence était si substantiellement affectée que les compétiteurs résiduels n'étaient pas susceptibles de constituer un contrepoids suffisant » (point 29, souligné par la Cour).

65.La Cour de justice a déduit de la formule figurant au point 26 de l'arrêt Continental Can, qu'elle a intégralement reprise, que « le seul constat du renforcement de la position dominante d'une entreprise ne suffit pas pour retenir la qualification d'un abus » (point 52 de l'arrêt Towercast, précité).

66.En outre, il ressort de la jurisprudence européenne que, si l'effet anticoncurrentiel, dont la démonstration est requise pour qualifier un abus de position dominante, peut n'être que potentiel, il est néanmoins nécessaire, lorsqu'il est reproché une pratique d'éviction, d'établir que la pratique en cause avait la capacité effective et concrète, lorsqu'elle a été mise en 'uvre, de produire un effet d'éviction, en rendant plus difficile la pénétration ou le maintien de concurrents sur le marché, et qu'à cet égard, l'évolution réelle du marché peut revêtir une importance particulière lorsqu'un laps de temps significatif s'est écoulé depuis que la pratique en cause a eu lieu, cette évolution étant susceptible, dans certaines circonstances, de corroborer ou non l'existence d'une infraction à l'article 102 du TFUE (voir, en ce sens, notamment, arrêt du Tribunal de l'Union, du 10 novembre 2021, Google et Alphabet /Commission (Google Shopping), T-612/17, points 438, 440, 441, 503 et 504, et les arrêts de la Cour de justice du 14 octobre 2010, Deutsche Telekom/Commission, C-280/08 P, points 250 à 254, du 17 février 2011, TeliaSonera Sverige, C-52/09, points 61 à 66, du 19 avril 2012, Tomra Systems e.a./Commission, C-549/10 P, point 68, du 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale SpA et Enel, C-377/20, points 50, 54 à 58 et 61, du 19 janvier 2023, Unilever Italia Mkt. Operations, C-680/20, points 41 à 44, 51 et 52, et jurisprudence citée, et du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C-333/21, points 129 et 130).

67.À la lumière de l'ensemble de ces développements de jurisprudence, la Cour estime qu'en l'espèce, un laps de temps important s'étant écoulé depuis la réalisation de l'opération de concentration litigieuse, il importe de s'assurer, de manière concrète, de la capacité alléguée de l'opération en cause à entraver substantiellement la concurrence sur la face aval du marché de gros de la diffusion de la TNT, en fonction du niveau de dépendance des diffuseurs alternatifs, actuels voire potentiels, à l'égard des infrastructures de TDF.

68.À cet effet, il convient de renvoyer l'affaire à l'Autorité pour instruction complémentaire, afin d'analyser en particulier :

' l'évolution du marché de gros de la diffusion de la TNT depuis l'établissement du rapport des services de l'instruction (il y a plus de cinq ans) ;

' l'évolution de la concurrence, actuelle et potentielle, sur ce marché, à la fois par les services et les infrastructures (notamment, le volume et la répartition des points de service entre les diffuseurs ; la part de la diffusion, depuis des sites de TDF, des points de service du ou des diffuseurs alternatifs et la tarification pratiquée à ce titre par TDF; la couverture du déploiement de sites alternatifs à ceux de TDF ; le nombre de sites de TDF non réplicables ou réputés comme tels, de ceux réplicables et de ceux déjà répliqués) ;

' la trajectoire et les performances respectives de TDF et de Towercast sur ledit marché (notamment, leurs parts de marché et leurs chiffres d'affaires).

69.Tous ces éléments sont susceptibles d'avoir une incidence sur l'appréciation ex post des effets de la concentration litigieuse sur la concurrence, en ce qui concerne la face aval du marché, dans le contexte particulier de la régulation ex ante conduite par l'ARCEP depuis 2006 sur la face amont dudit marché.

70.Si le renvoi de l'affaire à l'Autorité pour complément d'instruction est de nature à prolonger la procédure, ce renvoi ne porte pas atteinte au droit, invoqué par Towercast sur le fondement de l'article 6 CSDH, de voir sa cause entendue dans un délai raisonnable.

71.En effet, il est de jurisprudence constante que le caractère raisonnable du délai requis pour statuer sur le bien-fondé du grief s'apprécie au regard, notamment, de la complexité de l'affaire.

72.Or, tel est bien le cas en l'espèce. En effet, au-delà de la question délicate de l'articulation entre les contrôles ex ante et ex post des opérations de concentration sous les seuils, qui a justifié un renvoi préjudiciel à la Cour de justice, la présente affaire pose une autre question complexe tenant à l'appréciation ex post des effets sur la concurrence d'une opération de concentration, au regard d'une jurisprudence européenne peu développée (Continental Can), au surplus dans un secteur soumis à une régulation ex ante (conduite par une autre autorité de régulation que l'Autorité de la concurrence), ce qui soulève une question d'articulation supplémentaire.

73.En raison du renvoi de l'affaire à l'Autorité pour instruction complémentaire, il n'y a pas lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile et il convient de réserver les dépens.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement,

ANNULE la décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-01 du 16 janvier 2020 relative à une pratique mise en 'uvre dans le secteur de la diffusion de la télévision numérique terrestre ;

RENVOIE l'affaire à l'Autorité de la concurrence pour instruction complémentaire ;

DIT n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;

RÉSERVE les dépens.

LE GREFFIER,

Valentin HALLOT

LA PRÉSIDENTE,

Isabelle FENAYROU


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 5 - chambre 7
Numéro d'arrêt : 20/04300
Date de la décision : 27/06/2024
Sens de l'arrêt : Annulation

Origine de la décision
Date de l'import : 29/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-27;20.04300 ?
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