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20/06/2024 | FRANCE | N°23/05685

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 13, 20 juin 2024, 23/05685


Grosses délivrées RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 4 - Chambre 13



ARRÊT DU 20 JUIN 2024



AUDIENCE SOLENNELLE



(n° , 9 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 23/05685 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHLIU



Décision déférée à la Cour : Décision du 14 Février 2023 - LE CONSEIL NATIONAL DES BARREAUX de PARIS



DEMANDEUR AU RECOURS



Monsieur [D] [T]

[A

dresse 2]

[Localité 4]

Comparant et assisté par Me Marion SERANNE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0443



DÉFENDEURS AU RECOURS



LE CONSEIL NATIONAL DES BARREAUX

[Adresse 1]

[Localité 3]...

Grosses délivrées RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRÊT DU 20 JUIN 2024

AUDIENCE SOLENNELLE

(n° , 9 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 23/05685 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHLIU

Décision déférée à la Cour : Décision du 14 Février 2023 - LE CONSEIL NATIONAL DES BARREAUX de PARIS

DEMANDEUR AU RECOURS

Monsieur [D] [T]

[Adresse 2]

[Localité 4]

Comparant et assisté par Me Marion SERANNE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0443

DÉFENDEURS AU RECOURS

LE CONSEIL NATIONAL DES BARREAUX

[Adresse 1]

[Localité 3]

Non comparant et représenté par Me Dominique PIAU, avocat au barreau de PARIS, toque : D0324

LE PRESIDENT DU CONSEIL NATIONAL DES BARREAUX

[Adresse 1]

[Localité 3]

Non comparant et représenté par Me Dominique PIAU, avocat au barreau de PARIS, toque : D0324

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 25 Avril 2024, en audience publique, devant la Cour composée de :

- Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

- Mme Béatrice CHAMPEAU-RENAULT, Présidente de chambre

- Mme Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre

- Mme Estelle MOREAU, Conseillère

- Mme Nicole COCHET, Magistrate Honoraire juridictionnel

qui en ont délibéré

Greffière, lors des débats : Mme Victoria RENARD

MINISTERE PUBLIC : représenté lors des débats par Mme Florence LIFCHITZ, qui a fait connaître son avis oralement à l'audience.

DÉBATS : à l'audience tenue le 25 Avril 2024, ont été entendus :

- Mme Nicole COCHET, en son rapport ;

- Monsieur [D] [T] a accepté que l'audience soit publique ;

- Me Marion SERANNE, en ses observations ;

- Me Dominique PIAU, avocat représentant le Conseil National des Barreaux et le Président du Conseil National des Barreaux, en ses observations ;

- Mme Florence LIFCHITZ, substitute du Procureur Général, en ses observations ;

- Monsieur [D] [T], ayant eu la parole en dernier.

ARRÊT :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 20 juin 2024 les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de Chambre et par Florence GREGORI, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

* * *

Par requête en date du 9 juin 2022, M. [D] [T], de nationalité russe, se prévalant de sa qualité d'avocat inscrit au barreau de [Localité 5], a présenté au Conseil national des barreaux français une requête aux fins de se voir admis à l'examen de contrôle des connaissances prévu à l'article 100 du décret 91- 1197 du 27 novembre 1991pris pour l'application de dispositions de l'article 11 de la loi n° 71-1130 de la loi du 31 décembre 1971.

Par décision du 14 février 2023 le Conseil national des barreaux a :

- rejeté la demande de M. [T] de pouvoir bénéficier des dispositions de l'article 11 dernier alinéa de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée et de l'article 100 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 modifié, faute de pouvoir satisfaire à la condition de réciprocité de l'article 11 1° de la loi 71-1130 du 31 décembre 1971,

- dit que la présente décision sera communiquée au Conseil national des barreaux pour être par celui-ci ratifiée puis notifiée par lettre recommandée avec demande d'avis de réception dans les 15 jours de sa date, conformément à l'article 41 du décret du 27 novembre 1991, au procureur général près la cour d'appel de Paris et à M. [T].

M. [T] a formé un recours à l'encontre de cette décision le 20 mars 2023, simultanément par dépôt au greffe de la cour d'appel et par envoi à ce même greffe d'une lettre recommandée avec avis de réception, donnant lieu à l'ouverture de deux procédures qui ont été jointes suivant mention au dossier du 21 mars 2024.

Dans ses conclusions préalablement communiquées, visées par le greffe le 25 avril 2024, et soutenues oralement à l'audience, M. [T] demande à la cour de :

- infirmer la décision du 14 février 2023 du Conseil national des barreaux en ce qu'elle a rejeté sa demande de pouvoir bénéficier des dispositions de l'article 11 dernier alinéa de la loi 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée et de l'article 100 du décret 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié,

- l'autoriser à se présenter à l'examen de contrôle des connaissances en droit français prévu au dernier alinéa de l'article 11 de la loi 71-1130 du 31 décembre 1971 et régi par l'article 100 du décret 91-1197 du 27 novembre 1991 pour l'inscription au tableau d'un barreau français des personnes ayant acquis la qualité d'avocat dans un Etat ou une unité territoriale n'appartenant pas à l'Union Européenne ou à l'Espace économique européen,

en tout état de cause,

- condamner le Conseil national des barreaux aux entiers dépens.

Dans ses conclusions préalablement communiquées, visées par le greffe le 25 avril 2024 dont il reprend les termes à l'audience, le Conseil national des barreaux - ci-après 'le CNB' - demande à la cour :

- au fond, de débouter M. [T] de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- en tout état de cause, de le condamner à lui verser la somme de 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'au paiement des entiers dépens.

Le ministère public, qui ne produit pas de conclusions écrites, se prononce oralement à l'audience en faveur d'une confirmation de la décision attaquée.

M. [T] a eu la parole en dernier.

SUR CE,

Dans sa décision, le CNB, tout en reconnaissant M. [T] fondé, en tant que ressortissant d'un Etat ayant comme la France ratifié l'Accord général sur le commerce et les services - ci-après AGCS -, et fournisseur de services au sens de cet accord, à se prévaloir des dispositions du paragraphe 1 de son article II partie II lui assurant le bénéfice du traitement de la nation la plus favorisée, a ensuite invoqué l'article 1er point 12 du règlement CE 2022/1904 du 6 octobre 2022 concernant les mesures restrictives consécutives aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine et considérant que ce texte, en modifiant l'article 5 quindecies du règlement UE 833/2014, interdisait désormais de fournir directement ou indirectement divers services et notamment 'des services de conseil juridique', 'au gouvernement russe ou à des personnes morales, des entités ou des organismes établis en Russie', en a déduit que les avocats français se trouvaient ainsi interdits d'exercer leur profession en Russie et que de ce fait la preuve -incombant à M. [T] - de la réalisation de la condition de réciprocité requise par l'article 11 de la loi du 31 décembre 1971 faisait défaut, interdisant ainsi la candidature à laquelle il prétendait.

Pour contester cette décision, M. [T] soutient en premier lieu bénéficier de la présomption de réciprocité dans les conditions d'accès et d'exercice de la profession d'avocat en Russie et en France découlant de l'AGCS, plus précisément de son article II garantissant aux Etats parties le bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée, présomption que la Cour de cassation a affirmée dans un arrêt du 22 novembre 2007 sans que la jurisprudence contraire du 6 décembre 2023 invoquée par le CNB soit applicable à sa situation, puisqu'elle ne concerne pas l'ensemble des articles de l'AGCS mais seulement son article VII, l'article II n'étant donc pas impacté par ce revirement.

Il ajoute que l'AGCS n'est pas le seul traité international entre la France et la Russie qui établisse cette présomption, laquelle résulte également de l'Accord de partenariat et de coopération établissant un partenariat entre les communautés européennes et leurs Etats membres d'une part et la Fédération de Russie d'autre part, dont l'article 10 alinéa 1 prévoit que les parties s'accordent mutuellement le bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée 'définie à l'article I.1 du GATT', cet accord valablement ratifié par la France et entré en vigueur le 1er décembre 1997 étant actuellement applicable, n'ayant jamais été dénoncé de sorte que la conditions de réciprocité lui est, à ce titre aussi, réputée acquise de plein droit.

Se référant à la loi fédérale 63-FZ relative à l'activité des avocats et au barreau de la Fédération de Russie et au règlement administratif régissant la procédure d'inscription des avocats étrangers dans le registre ad hoc, il affirme que le droit russe permet aux avocats français d'être inscrits et d'exercer leur activité d'avocats sur le territoire russe selon une procédure qui n'est pas plus coûteuse pour eux que ne l'est pour un avocat russe celle lui permettant d'accéder à la profession d'avocat en France, cette conclusion se trouvant selon lui corroborée par l'attestation consulaire qu'il produit, expliquant que 'les citoyens étrangers ont le droit de passer l'examen de qualification pour le statut d'avocat sur le territoire de la Fédération de Russie, et avec sa réussite celui d'exercer une activité d'avocat sur tout le territoire de la Fédération de Russie'.

Il conteste au CNB tout droit d'exiger la preuve d'inscriptions effectives d'avocats français postérieurement à la date du 15 mars 2022 pour la démonstration de la réciprocité, les dispositions relatives à cette notion ne mettant pas à la charge de ceux qui souhaitent s'en prévaloir une telle preuve, mais seulement celle de l'existence de la faculté d'exercer, tout en précisant qu'il n'est d'ailleurs pas en capacité de satisfaire à cette demande, les inscriptions aux tableaux n'étant pas publiques en Russie. En toute hypothèse, il affirme comme certain que des avocats français continuent de mener leur activité juridique en Russie, comme le montrent par exemple les profils Linkedin de M. [I] [Y] ou de Mme [X] [N], qui mentionnent [Localité 5] comme le lieu de leurs activités actuelles.

Il dénie enfin à l'intimé la possibilité d'invoquer le règlement UE 833/2014 du 31 juillet 2014 plusieurs fois modifié, en particulier par le règlement UE 2022/428 du 15 mars 2022, concernant les mesures restrictives prises par l'Union Européenne à l'encontre de la Russie pour soutenir que la condition de réciprocité n'est pas remplie, alors que la règle européenne restrictive qu'il invoque n'établit aucune interdiction générale d'exercice de la profession d'avocat en Russie pour les avocats français - comme le confirme l'avis du ministère de la justice français en réponse à la consultation demandée par le ministère public -, n'étant visée que l'activité de conseils juridiques, et au seul titre de services dispensés au gouvernement russe et aux personnes morales, entités et organismes établis en Russie, ce qui laisse toute latitude aux activités de conseil et de représentation des personnes physiques sur le territoire russe, les 'services juridiques' visés étant en outre compris de manière amplement restreinte, et l'interdiction assortie de nombreuses dérogations.

Il ajoute qu'en toute hypothèse, ces restrictions européennes :

- ont vocation à s'appliquer à tout ressortissant européen ou à toute personne résidant sur le territoire des pays de l'Union européenne,

- sont prises en compte à tort s'agissant non de mesures prises par la Russie, mais de sanctions qui s'imposent à elle sans qu'elle en soit à l'origine, alors que l'examen de la réciprocité est celui des facultés octroyées par un Etat, indépendamment des restrictions qui lui sont imposées de l'extérieur,

- sont actuellement contestées devant la Cour de justice de l'Union européenne comme attentatoires aux droits fondamentaux et aux principes de la profession d'avocat dans plusieurs affaires dont une dont les requérants sont l'ordre des avocats au barreau de Paris et sa bâtonnière.

Il considère donc que les avocats russes et français qui sont valablement inscrits aux barreaux russes ou français, exerçent tous, en ce qui concerne ces restrictions, dans les mêmes conditions, un avocat russe étant tenu, du fait de la déontologie qui s'impose à lui, au respect de la loi française, et par conséquent à l'application des règles européennes, sous peine des mêmes sanctions que celles encourues par un avocat français, en cas d'infraction.

Il en conclut que la condition de réciprocité est en tout état de cause acquise, donc que les conditions de sa candidature aux épreuves de l'examen de contrôle des connaissances en droit français prévu par l'article 11 in fine de la loi du 31 décembre 1971 sont réunies, ceci permettant qu'il y soit inscrit ainsi qu'il le demande.

Le CNB réplique tout d'abord qu'en dépit de la relative ambiguïté de la décision dont appel sur ce point, M. [T] ne peut prétendre à aucune réciprocité de droit puisqu'aucune présomption en ce sens ne découle de la participation de la Russie à l'AGCS, cette idée ayant d'ailleurs été nécessairement écartée par le CNB dès lors que dans sa décision, il a procédé à la recherche de l'existence ou non d'une réciprocité de fait.

En effet, si l' AGCS pose certes notamment, en son article II, le principe du traitement de la nation la plus favorisée concernant la fourniture de services similaires, il s'agit d'un traité-cadre dont la Cour de cassation, dans un arrêt du 6 décembre 2023, par un revirement fondé sur la position prise à cet égard par la Cour de justice de l'Union européenne, a retenu qu'il n'était pas susceptible d'être invoqué directement devant les juridictions nationales, ce dont elle a conclu que 'le ressortissant d'un Etat n'appartenant pas à l'Union européenne ou n'étant pas partie à l'Espace économique européen doit, au soutien d'une demande d'inscription au barreau fondée sur l'article 11 1° de la loi du 31 décembre 1971, prouver que la condition de réciprocité posée par l'article 11 de la loi 71-1130 du 31 décembre 1971 est remplie'.

Il soutient ensuite qu'en tout état de cause, le quatrième volet des sanctions prises par l'Union européenne le 15 mars 2022 en raison de l'agression militaire de la Russie contre l'Ukraine inclut le retrait à la Russie de son statut de nation la plus favorisée sur l'ensemble des marchés européens, en sorte qu'aucun accord international ou bilatéral ne permet aujourd'hui à M. [T] de se prévaloir de la présomption de réciprocité qu'il invoque.

Il incombe donc à M. [T] de démontrer cette réciprocité, c'est à dire d'établir in concreto que la Russie accorde aux Français la faculté d'exercer sous les mêmes conditions l'activité professionnelle que l'interessé se propose lui-même d'exercer en France, en donnant aux avocats de nationalité française la possibilité légalement prévue, effective et actuelle, d'accéder à leur profession puis de l'exercer, or cette démonstration n'est faite ni quant aux conditions d'accès ni quant aux conditions d'exercice de la profession d'avocat en Russie pour les avocats français, car :

- le fait que des avocats français aient pu bénéficier de cet accès et maintenir leur inscription postérieurement au 15 mars 2022 n'est pas pertinent au regard du changement de circonstances intervenu depuis cette date, M. [T] ne justifiant d'aucune inscription postérieure d'un avocat français dans un barreau russe ;

- il est établi qu'un avocat français de nationalité française inscrit dans un barreau russe ne peut y exercer dans les mêmes conditions que celles ouvertes à un avocat russe inscrit dans un barreau français, le premier seul se trouvant tenu aux restrictions édictées par l'Union européenne à la fourniture de services juridiques, qui ne s'imposent pas à un avocat russe inscrit dans un barreau français puisqu'il n'est ressortissant ni français ni d'un Etat membre de l'Union européenne ;

- les avocats de nationalité française sont en outre soumis aux restrictions de déplacement notamment aérien consécutives à l'invasion de l'Ukraine et à celles affectant les paiements qui ne peuvent plus s'effectuer qu'en roubles, ces dispositions contraignantes pesant sur eux seuls n'étant pas compatibles avec un exercice normal de la profession d'avocat ;

- le fait dont se prévaut l'appelant que des avocats français demeurent affiliés au barreau de [Localité 5] ne suffit pas en soi à caractériser qu'ils y ont un exercice effectif de la profession d'avocat en Fédération de Russie et encore moins 'sous les mêmes conditions' que celles dont bénéficierait un avocat russe qui exercerait en France, d'autant que dans les noms figurant dans la liste fournie, certains ne sont manifestement pas ceux de ressortissants français d'origine, lesquels n'exercent désormais plus à [Localité 5], mais soit sont revenus en France, soit ont migré vers des structures délocalisées, notamment dans les Emirats, par un mouvement qui coïncide avec le déplacement de nombre d'activités entrepreneuriales russes vers les pays du Golfe.

Le ministère public adhère à la position du CNB, considérant qu'il existe en Fédération de Russie des restrictions d'exercice effectives et que les conditions accordées en cas de succès à l'examen de l'article 100 ne sont pas les mêmes que celles d'un exercice en Russie, en sorte qu'il n'est pas possible de parler d'une réciprocité en l'absence de laquelle la demande ne peut être admise.

L'article 11 de la loi 71-1130 du 31 décembre 1971 prévoit les conditions d'accès en France à la profession d'avocat, le postulant devant notamment :

'1° Etre français, ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen, ou ressortissant d'un Etat ou d'une unité territoriale n'appartenant pas à l'Union ou à cet Espace économique qui accorde aux Français la faculté d'exercer sous les mêmes conditions l'activité professionnelle que l'intéressé se propose lui-même d'exercer en France,...

2° Etre titulaire,..., d'au moins une maîtrise en droit ou de titres ou diplômes reconnus comme équivalents pour l'exercice de la profession par arrêté conjoint du Garde des sceaux, ministre de la justice, et du ministre chargé des universités ;

3° Etre titulaire du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, sous réserve des dispositions réglementaires mentionnées au 2°, ou, dans le cadre de la réciprocité, de l'examen prévu au dernier alinéa du présent article..."

S'agissant des avocats "ressortissant d'un Etat ou d'une unité territoriale n'appartenant pas à l'Union européenne ou à l'Espace économique européen", ce même article en son alinéa final prévoit que "sans préjudice des dispositions du titre VI, s'il n'est pas titulaire du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, [l'avocat concerné] doit subir, pour pouvoir s'inscrire à un barreau français, les épreuves d'un examen de contrôle des connaissances en droit français selon des modalités fixées par décret en Conseil d'Etat....'.

Quant à cette modalité spécifique, l'article 100 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 dispose que " la candidature à l'examen de contrôle des connaissances prévu au dernier alinéa de l'article 11 de la loi du 31 décembre 1971 ... est adressée par téléprocédure au Conseil national des barreaux sur le site internet de celui-ci", les modalités et le programme de cet examen de contrôle des connaissances étant fixés par arrêté du garde des Sceaux, ministre de la justice, après avis du Conseil national des barreaux.

C'est dans ce contexte que M. [T] a adressé au CNB la demande d'inscription dont le rejet fait l'objet du présent débat.

Il n'est pas contesté que M. [T] soit titulaire des diplômes requis, ayant, après obtention en Russie de ses premiers diplômes universitaires - licence et master 1 - suivi avec succès un DU puis un Master 2 en droit international privé à l' Université [6]. Tout en restant résider en France où il a effectué deux stages en cabinet d'avocats, le second ayant débouché sur son intégration en qualité de juriste dans le département arbitrage du cabinet qui l'accueillait - Squire Patton Boggs - à compter du 1er octobre 2022, il justifie par la production d'une attestation datée du 27 janvier 2022 émanant du président du Conseil du barreau de [Localité 5] de sa qualité de membre du barreau de cette ville à compter de cette même date, qualité qui ne lui est pas davantage contestée.

Dès lors le débat ne porte que sur la condition de réciprocité posée à l'alinéa 1° de l'article 11 de la loi du 31 décembre 1971 susvisée et en premier lieu sur l'existence ou non de la présomption en ce sens dont prétend bénéficier M. [T], son Etat d'origine n'étant membre ni de l'Union européenne ni de l'Espace économique européen.

Sur l'existence d'une présomption de réciprocité tirée de la clause de la nation la plus favorisée prévue par l'Accord général sur le commerce et les services de l'OMC et par l'Accord de partenariat et de coopération établissant un partenariat entre les communautés européennes et leurs Etats membres et la Fédération de Russie

En sa première partie qui en fixe les principes généraux, l'article II de l'AGCS prévoit que ses Membres sont tenus d'accorder immédiatement et sans condition aux services et fournisseurs de services de tout autre Membre "un traitement non moins favorable que celui qu'il accorde aux services similaires et fournisseurs de services similaires de tout autre pays", cette clause de la nation la plus favorisée ayant pour objectif d'interdire les arrangements préférentiels entre groupes de Membres dans des secteurs déterminés ou les clauses de réciprocité avantageant l'accès de certains partenaires à tel ou tel marché national. L'accord se décline ensuite en deux autres parties, l'une comportant les accords complémentaires et annexes contenant des prescriptions spéciales relatives à des secteurs ou questions spécifiques, l'autre -la dernière- les listes des engagements contractés par chaque pays pour permettre aux fournisseurs étrangers de marchandises ou de service de connaître le degré d'accès accordé.

La Russie comme la France sont partie prenantes à cet accord négocié pour le compte de ses Etats membres, dont la France par l'Union européenne, et signé en 1994 au terme des négociations commerciales multilatérales dites "du cycle d'Uruguay" qui ont abouti à l'accord final instituant l'Organisation mondiale du commerce.

La décision d'adhésion CE 94/800 de l'Union européenne du 22 décembre 1994 mentionne dans son préambule que 'par sa nature, l'accord instituant l'Organisation mondiale du commerce, y compris ses annexes, n'est pas susceptible d'être invoqué directement devant les juridictions communautaires et des États membres' et toute la jurisprudence consécutive de la CJCE/CJUE, en excluant en principe tout contrôle de la légalité d'un acte des institutions communautaires au regard des normes OMC, a confirmé cette absence d'effet direct en droit interne de l'AGCS comme de tous les accords de l'OMC, ce dont il découle notamment que la clause de la nation la plus favorisée, édictée en tant que principe général, ne peut avoir en soi de conséquences juridiques.

C'est cette situation qu'a consacrée la cour de Cassation en décidant, dans son arrêt du 6 décembre 2023, que "le ressortissant d'un Etat n'appartenant pas à l'Union européenne ou n'étant pas partie à l'accord sur l'Espace économique européen doit, au soutien d'une demande d'inscription fondée sur l'article 11 alinéa 1° de la loi du 31 décembre 1971, prouver que la condition de réciprocité prévue à l'article 11 est remplie".

Dès lors qu'elle est fondée sur l'exclusion par la jurisprudence européenne de tout effet direct de l'ensemble des accords de l'OMC sur le droit de l'Union et sur les droits internes de ses Etats membres, cette décision, quand bien même elle concerne en particulier l'article VII des principes généraux de l'AGCS relatif à la reconnaissance des autorisations, licences ou certificats, s'applique également tant à l'article II de ces mêmes principes généraux relatif à la clause de la nation la plus favorisée, qu'à la disposition équivalente figurant dans l' accord de partenariat et de coopération antérieurement conclu entre l'Union Européenne et ses Etats membres et la Fédération de Russie.

En effet, conclu sous l'égide de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce - GATT- précurseur de l'OMC, qui lui a succédé en 1994 et a depuis cette date vocation à faire en respecter les principes, cet accord doit être regardé comme faisant partie "l'ensemble des accords OMC" et frappé à ce titre du déni de tout effet direct affirmé par la jurisprudence de la CJUE sus évoquée, en sorte qu'aucune présomption de réciprocité en matière d'accès et d'exercice de la profession d'avocat ne peut davantage en découler.

Il incombe donc à M. [T], se pliant à l'exigence de preuve qui s'impose à lui, de démontrer que la Russie, conformément à l'article 11 suscité, accorde immédiatement et sans condition aux avocats français, fournisseurs de services juridiques sur son territoire, le même traitement que celui qui serait le sien dans l'accès et l'exercice de la profession d'avocat qu'il souhaite exercer en France.

Sur la réciprocité en droit et en fait

Cette réciprocité doit exister tant en droit qu'en fait et permettre aux avocats français d'abord d'accéder en Russie au titre d'avocat puis d'exercer leur profession sans discrimination par rapport aux modalités d'exercice des avocats nationaux.

Quant à la situation en droit, M.[T] se prévaut d'une attestation établie par l'attaché consulaire de l'ambassade de Russie en France, reprenant les termes essentiels de la loi fédérale 63-Fz du 31 mai 2002 sur l'activité des avocats et l'avocature dans la Fédération de Russie, celle-ci spécifiant notamment

- en son article 9, que " le statut d'avocat dans la Fédération de Russie peut être acquis par une personne qui a une formation juridique supérieure...et au moins deux ans d'expérience professionnelle dans la spécialité juridique, à moins d'effectuer un stage dans la formation d'avocat... la décision d'accorder le statut d'avocat est prise par la commission de qualification du barreau d'une entité constitutive de la Fédération de Russie après que la personne qui demande le statut d'avocat a réussi l'examen de qualification" ,

- en son article 10 paragraphe 1, qu'une personne répondant aux exigences des paragraphes 1 et 2 de l'article 9 de la loi "a le droit de s'adresser à la commission de qualification de l'ordre des avocats de la Fédération de Russie avec une demande tendant à l'octroi du statut d'avocat".

Il met en avant par ailleurs l'article 2 de cette loi, selon lequel "les avocats étrangers exerçant des activités d'avocat sur le territoire de la Fédération de Russie sont enregistrés par l'organe exécutif fédéral dans le domaine de la justice, dans un registre spécial", leur inscription requérant, selon l'arrêté administratif qui l'organise, le dépôt d'une demande sur un formulaire ad hoc et des copies d'une pièce d'identité,d'une pièce confirmant le statut d'avocat d'un Etat étranger et du document confirmant la légalité du séjour du demandeur sur le territoire russe.

Ces documents établissent l'existence, pour un avocat étranger, de deux voies d'accès à un barreau russe, l'une exigeant le passage de l' examen d'aptitude auxquels sont soumis les avocats russes, sans qu'en soient précisées ni les modalités ni l'éventualité d'un quelconque aménagement de cette épreuve au bénéfice des candidats qui seraient des avocats étrangers, l'autre requérant l'inscription de l'avocat étranger sur une liste administrative lui ouvrant la possibilité d'un exercice professionnel dont ni la nature ni l'étendue ne sont davantage explicitées.

S'il en résulte la preuve de l'absence formelle d'une condition de nationalité pour pouvoir prétendre à une inscription auprès d'un barreau russe, celle-ci ne vaut démonstration ni de ce que, d'une part, soient en droit offertes à un avocat français des conditions d'accès équivalentes à celles dont M. [T] entend bénéficier pour sa propre inscription au barreau de Paris, ni de ce que d'autre part, à supposer son inscription obtenue, cet avocat français puisse exercer son activité professionnelle en Russie dans les mêmes conditions qu'un avocat russe, ce qui serait la situation de M. [T] en France vis-à-vis de ses confrères français une fois réalisée son inscription au barreau de Paris.

Quant à la situation de fait, sans qu'il soit ni pertinent ni nécessaire de se référer aux restrictions juridiques imposées par l'Union européenne à la fourniture de services à la Russie, lesquelles n'instaurent aucune interdiction d'exercice de la profession d'avocat en Russie pour les avocats des Etats membres de l'Union européenne et ne peuvent en toute hypothèse être invoquées contre la Fédération de Russie qui n'en est pas l'auteur, le simple fait que quelques avocats français - M.[T] en cite deux - continuent de faire figurer sur leur page Linkedin une adresse professionnelle en Russie ne suffit pas à établir qu'ils aient sur le sol russe une activité effective du même ordre que celle qu'aurait M. [T] en France une fois inscrit au barreau de Paris, nécessaire pour établir l'existence d'une réciprocité.

Or M. [T] se borne à tenter d'établir qu'il aurait lui même, dans son exercice en France, en tant qu'avocat russe, les mêmes contraintes et obligations que tout autre avocat français, mais demeure particulièrement discret sur les conditions de l'exercice professionnel effectif d'un avocat français qui serait régulièrement inscrit à un barreau du territoire de la Fédération de Russie.

En l'occurrence, il résulte des circonstances politiques actuelles et de la profonde dégradation des relations entre la Russie et ses partenaires, en particulier l'Union Européenne et ses membres, des restrictions qui, portant notamment sur l'obtention de titres de séjour, la libre circulation des personnes vers et depuis la Russie ou le fonctionnement des flux financiers, sont antinomiques d'un accès et d'un exercice professionnel effectifs, sans que le maintien d'inscriptions auprès d'un barreau russe de quelques rares avocats français ni leur participation à des sociétés d'avocats conservant des liens d'affaires avec la Russie suffisent à asseoir une conviction contraire.

En l'absence de réciprocité démontrée tant en droit qu'en fait, le rejet de la demande de M. [T] par le CNB est confirmé.

Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens

Partie perdante, M. [T] est condamné aux dépens, sans qu'il y ait lieu de faire application au bénéfice du CNB des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ces motifs,

La cour

Confirme la décision de Conseil national des barreaux rejetant la candidature de M. [D] [T] à l'examen de contrôle des connaissances prévu à l'article 100 du décret 91- 1197 du 27 novembre 1991,

Condamne M [D] [T] aux dépens,

Rejette les demandes formées au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

LA GREFFI'RE LA PR''SIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 23/05685
Date de la décision : 20/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 29/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-20;23.05685 ?
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