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14/06/2024 | FRANCE | N°21/09757

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 6, 14 juin 2024, 21/09757


Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 6



ARRET DU 14 JUIN 2024



(n° /2024, 12 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/09757 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDXFQ



Décision déférée à la Cour : Jugement du 6 Avril 2021 -Tribunal judiciaire de PARIS - RG n° 19/11642



APPELANTES



S.A.R.L. [I] & ASSOCIES venant aux droits du Cabinet [I] ARCHITECTES prise

en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 3]

[Localité 7]



Représentée par Me Anne-Marie MAUPAS OUDINOT, avocat ...

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 6

ARRET DU 14 JUIN 2024

(n° /2024, 12 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/09757 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDXFQ

Décision déférée à la Cour : Jugement du 6 Avril 2021 -Tribunal judiciaire de PARIS - RG n° 19/11642

APPELANTES

S.A.R.L. [I] & ASSOCIES venant aux droits du Cabinet [I] ARCHITECTES prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 3]

[Localité 7]

Représentée par Me Anne-Marie MAUPAS OUDINOT, avocat au barreau de PARIS, toque : B0653

Ayant pour avocat plaidant Me Antoine TIREL, avocat au barreau de Paris

MUTUELLE DES ARCHITECTES FRANCAIS, agissant en la personne de son Directeur Général domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 5]

Représentée par Me Anne-Marie MAUPAS OUDINOT, avocat au barreau de PARIS, toque : B0653

Ayant pour avocat plaidant Me Antoine TIREL, avocat au barreau de Paris

INTIMEES

SCI DE LA COMPAGNIE agissant poursuites et diligences en la personne de son gérant, domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 4]

[Localité 8]

Représentée par Me Stéphane FERTIER de la SELARL JRF AVOCATS & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : L0075

Ayant pour avocat plaidant Me Anne-Laure DENIZE, substituée à l'audience par Me Marie FOUACE, avocats au barreau de Paris

Société CRAMA PARIS VAL DE LOIRE - GROUPAMA, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Localité 9]

Représentée par Me Vincent RIBAUT de la SCP GRV ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : L0010

Ayant pour avocat plaidant Me Kérène RUDERMANN, substituée à l'audience par Me Aristide CAPRA, avocats au barreau de Paris

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 28 Mars 2024, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Laura TARDY, conseillère chargée du rapport et Madame Viviane SZLAMOVICZ, conseillère.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Laura Tardy, conseillère faisant fonction de présidente

Viviane Szlamovicz, conseillère

Laure Aldebert, conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Céline RICHARD

ARRET :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Laura TARDY, et par Alexandre DARJ, greffier, présent lors de la mise à disposition.

EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE

La SCI de la Compagnie a entrepris, en qualité de maître d'ouvrage, après démolition de la construction existante, la réalisation d'un immeuble à usage de bureaux sur un terrain situé [Adresse 6] à [Localité 9] (92), au-dessus d'une ancienne carrière souterraine de gypse.

Elle a confié à la société Ates, assurée auprès de la société Groupama, la réalisation de travaux d'injection des carrières de gypse, suivant devis du 4 janvier 2012, revu le 31 janvier 2012.

Le 10 janvier 2012, un contrat d'architecte pour maîtrise d''uvre a été conclu entre la SCI de la Compagnie et la société [I] & Associés (la société [I]), assurée auprès de la Mutuelle des Architectes Français (la société MAF).

Les travaux de consolidation souterraine de la carrière ont été réalisés par la société ECL, sous-traitant de la société Ates.

La société Ates a réalisé des sondages et essais in situ en juillet 2012 et dressé rapport de sa mission d'investigations de contrôle de la qualité des injections.

Par courrier en date du 10 septembre 2012, la SCI de la Compagnie a transmis ce rapport à l'Inspection générale des carrières afin d'obtenir le récépissé de dépôt du dossier de récolement complet des travaux confiés à la société Ates.

Par courrier en réponse en date du 12 septembre 2012, l'Inspection générale des carrières a indiqué à la SCI de la Compagnie que le dossier technique réalisé par la société Ates n'était pas recevable et a demandé que lui soit communiqué, en plus du rapport des forages de contrôle des injections réalisées, un certain nombre de documents.

Après avoir vainement tenté d'obtenir de la société Ates les documents sollicités par l'Inspection générale des carrières, la SCI de la Compagnie a confié à la société Roc Sol une mission de forages de contrôle.

Cette société a établi un rapport de ses investigations le 10 juin 2013, dans lequel elle a conclu à l'existence de vides résiduels et à une pression insuffisante des bourrages, et a préconisé la reprise des travaux de consolidation souterraine selon la prescription initiale de l'IGC. 

A la requête de la SCI de la Compagnie, le juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre a, par décision en date du 6 août 2013, ordonné une mesure d'expertise et désigné M. [M] en qualité d'expert.

Celui-ci a été remplacé par M. [U] [B] par ordonnance de référé du 24 septembre 2013.

Par jugement en date du 4 février 2014, le tribunal de commerce de Versailles a placé la société Ates en redressement judiciaire. Cette procédure a été convertie en liquidation judiciaire le 4 mars 2014.

Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 30 juillet 2014, la SCI de la Compagnie a déclaré sa créance à M. [P] [E], liquidateur judiciaire de la société Ates.

L'ordonnance de référé du 6 août 2013 a été rendue commune à M. [E] et à la société Groupama le 17 octobre 2014, puis à la société [I] et à la société MAF le 7 décembre 2015.

L'expert judiciaire a clos son rapport le 20 février 2017.

Par actes d'huissier en date du 19 septembre 2019, la SCI de la Compagnie a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Paris les sociétés Groupama, [I] et MAF pour les voir condamner in solidum à lui payer la somme de 144 044 euros HT au titre des travaux de reprise et des frais y afférents ainsi que des frais d'expertise.

Par jugement en date du 6 avril 2021, le tribunal judiciaire de Paris a statué en ces termes :

- rejette la fin de non-recevoir comme étant non fondée,

- dit que la société Ates, la société Cabinet [R] [I] et la SCI de la Compagnie ont commis des fautes qui ont contribué à la réalisation du dommage ;

- dit que la MAF doit sa garantie à la société [I] dans les termes et limites de son contrat d'assurance ;

- dit que Groupama ne doit pas sa garantie à la société Ates ;

- condamne in solidum la société [I] et Associés Architectes et la MAF à payer à la SCI de la Compagnie la somme de 129 639,20 euros HT, avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision ;

- condamne in solidum la société [I] et Associés Architectes et la MAF aux dépens, comprenant les frais d'expertise, lesquels pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

- condamne in solidum la société [I] et Associés Architectes et la MAF à payer à la SCI de la Compagnie la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamne la SCI de la Compagnie à payer à Groupama la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- ordonne l'exécution provisoire ;

- déboute les parties de leurs autres demandes.

Par déclaration en date 25 mai 2021, la société [I] & Associés et la société MAF ont interjeté appel du jugement, intimant la SCI de la Compagnie et la société Groupama devant la cour d'appel de Paris.

EXPOSE DES PRÉTENTIONS DES PARTIES

Dans leurs conclusions notifiées par voie électronique le 10 février 2022, la société [I] & Associés et la société MAF demandent à la cour de :

- dire la société [I] & Associés venant aux droits du Cabinet [I] Architectes et la société MAF recevables et fondées en leur appel,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a écarté le caractère décennal des désordres,

- infirmer le jugement en ce qu'il est entré en voie de condamnation à l'encontre de la société [I] & Associés, venant aux droits du cabinet [I] Architectes, et de la société MAF, et les mettre hors de cause,

- infirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société [I] & Associés et la société MAF de leur appel en garantie à l'encontre de la société Groupama,

Par conséquent

- débouter la SCI de la Compagnie de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de la société [I] & Associés, venant aux droits du cabinet [I] Architectes et de la société MAF,

- débouter la société Groupama de ses demandes à l'encontre de la société [I] & Associés et de la société MAF,

Subsidiairement :

- rejeter toutes demandes au titre d'une condamnation in solidum,

- dire et juger que la société [I] & Associés, venant aux droits du cabinet [I] Architectes et la société MAF ne sauraient supporter une condamnation supérieure à 20 % de la demande de la SCI de la Compagnie,

- condamner la SCI de la Compagnie à conserver une part de responsabilité qui ne saurait être inférieure à 20 %,

- condamner la société Groupama, recherchée en qualité d'assureur de la société Ates, à relever et garantir indemne la société [I] & Associés, venant aux droits du cabinet [I] Architectes, et la société MAF, de toute condamnation qui pourrait être prononcée à leur encontre,

En tout état de cause,

- condamner la SCI de la Compagnie ou tout autre succombant à verser aux concluantes la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, avec le bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.

Dans ses conclusions notifiées par voie électronique le 9 février 2022, la SCI de la Compagnie demande à la cour de :

- confirmer le jugement du 6 avril 2021 (RG 19/11642) en ce qu'il a :

- reconnu l'existence de désordres constitués par la non-conformité des travaux d'injection,

- retenu la responsabilité de l'entreprise Ates et de la société [I] & Associés Architectes, venant aux droits du cabinet [I], dans la survenance des désordres,

- condamné in solidum la société [I] & Associés Architectes, venant aux droits du cabinet [I], et son assureur, la société MAF,

- fixé à la somme de 144 044 euros HT le coût des travaux de reprise réclamé par la SCI de la Compagnie (II.1.3. et II.1.4.),

- infirmer le jugement du 6 avril 2021 (RG 19/11642) en ce qu'il a :

- retenu une part de responsabilité de la SCI de la Compagnie à hauteur de 10 %,

- fixé à la somme de 129 639,60 euros HT le montant des condamnations prononcées au profit de la SCI de la Compagnie,

- écarté la nature décennale des désordres,

- débouté la SCI de la Compagnie de ses demandes à l'encontre de la société Groupama,

- condamné la SCI de la Compagnie au titre de l'article 700 du code de procédure civile au bénéfice de la société Groupama,

Et statuant à nouveau,

A titre principal,

- dire et juger que la SCI de la Compagnie n'est pas responsable des désordres,

- ordonner la mobilisation de la garantie décennale de société Groupama,

- condamner in solidum la société Groupama, la société [I] & Associés Architectes, venant aux droits du cabinet [I] et son assureur, la société MAF, à payer à la SCI de la Compagnie la somme de 144 044 euros HT, outre les intérêts au taux légal à valoir sur cette somme à compter des mises en demeure leur ayant été adressées au titre du coût des travaux de reprise et des frais y afférents,

A titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour retenait une part de responsabilité à l'encontre de la SCI de la Compagnie,

- condamner la SCI de la Compagnie à conserver une part de responsabilité qui ne saurait excéder 10 %,

- condamner in solidum la société Groupama, la société [I] & Associés Architectes, venant aux droits du cabinet [I] et son assureur, la société MAF, à payer à la SCI de la Compagnie la quote-part du coût des travaux de reprise mise à leur charge qui ne saurait être inférieure à la somme de 129 639,60 euros HT correspondant à une part a minima de 90 %, outre les intérêts au taux légal à valoir sur cette somme à compter des mises en demeure leur ayant été adressées,

En tout état de cause

- condamner tout succombant à régler à la SCI de la Compagnie la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise dont le montant s'élève à la somme de 9 840 euros, dont distraction au profit de Maître Anne-Laure Denize, en application de l'application de l'article 699 du code de procédure civile.

Dans ses conclusions notifiées par voie électronique le 31 janvier 2022, la société Groupama demande à la cour de :

A titre principal,

- confirmer le jugement de première instance en ce qu'il a écarté la mobilisation des garanties de la société Groupama ;

- débouter en conséquence la société [I] & Associés Architecture et la société MAF de leur appel en garantie à l'encontre de la société Groupama, ainsi que toute demande qui serait formée à l'encontre de la société Groupama,

A titre subsidiaire,

- confirmer le jugement du 6 avril 2021 en ce qu'il a limité le montant des condamnations prononcées au bénéfice de la SCI de la Compagnie eu égard à la propre faute de la SCI de la Compagnie,

- confirmer le jugement du 6 avril 2021 en ce qu'il a retenu que la responsabilité du cabinet [I] & Associés Architecture était engagée ;

- infirmer le jugement du 6 avril 2021 en ce qu'il n'a retenu qu'un pourcentage de responsabilité de 20 % à l'encontre du cabinet [I] & Associés Architecture,

Et statuant à nouveau,

- condamner in solidum la société [I] & Associés Architecture et son assureur la société MAF à garantir la société Groupama de toute condamnation qui serait prononcée à son encontre pour une part qui ne saurait être inférieure à 30 % du montant des condamnations prononcées,

En tout état de cause,

- confirmer le jugement du 6 avril 2021 en ce qu'il a condamné la SCI de la Compagnie à payer à la société Groupama la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles,

- confirmer le jugement du 6 avril 2021 en ce qu'il a condamné la société [I] & Associés Architecture aux entiers dépens,

- condamner la société [I] & Associés Architecture à payer à la société Groupama la somme de 4 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel ainsi qu'aux entiers dépens d'appel qui seront directement recouvrés par Maître Ribaut, avocat au barreau de Paris.

La clôture a été prononcée par ordonnance du 29 février 2024.

MOTIVATION

A titre liminaire, la cour constate que le chef du jugement rejetant la fin de non-recevoir tirée de l'absence de saisine préalable du Conseil régional de l'ordre des architectes d'Île-de-France n'est pas contesté et qu'il est dès lors définitif.

Sur la demande d'indemnisation de la SCI de la Compagnie

Moyens des parties :

La SCI de la Compagnie se prévaut des conclusions de l'expert qui a retenu la responsabilité de la société Ates dont les travaux n'ont pas été exécutés conformément aux prescriptions minimales de l'IGC et aux règles de l'art. Elle soutient que la société [I] engage également sa responsabilité pour avoir manqué à son devoir de conseil et d'alerte à son égard et fait preuve de négligence dans la conduite du projet, devant, en tant que concepteur, proposer un projet réalisable tenant compte des contraintes du sol. Elle sollicite la condamnation in solidum des sociétés [I], MAF et Groupama en qualité d'assureur de la société Ates à lui verser la somme de 144 044 euros HT au titre des travaux réparatoires, montant inférieur à celui retenu par l'expert. Elle conteste toute faute de sa part dans la survenance du dommage dès lors que sont intervenus sur le chantier un géotechnicien et des entreprises spécialisées, et rappelle que la responsabilité du maître d'ouvrage ne peut être engagée qu'en cas d'immixtion fautive de sa part ou d'acceptation du risque, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Elle soutient que les travaux d'injection relèvent des dispositions de l'article 1792 du code civil, que le vice de construction expose à un risque et constitue une impropriété à destination, et indique que l'expert a reconnu l'existence d'un risque puisqu'il a prescrit la reprise des travaux d'injection. Elle conteste l'effet de purge de la réception du bâtiment édifié au-dessus de la carrière, déniant avoir eu connaissance du vice en laissant les travaux se poursuivre. Elle en conclut à la garantie de la société Groupama, assureur de responsabilité civile décennale de la société Ates, et à l'inapplication de la clause exclusive de solidarité stipulée dans le contrat d'architecte de la société [I].

Les sociétés [I] et MAF font valoir que la société Ates a participé à la réalisation d'un ouvrage par des travaux utilisant des techniques du bâtiment et que les dispositions de l'article 1792 du code civil trouvent à s'appliquer. Elles soutiennent que le défaut de comblement des carrières par la société Ates constitue un risque pour les personnes et les bâtiments et rend de ce fait l'ouvrage impropre à sa destination. Elles se prévalent des conclusions de l'expert au titre de la faute de la société Ates et du maître d'ouvrage mais contestent la responsabilité attribuée à la société [I], indiquant que l'architecte n'a assuré aucune maîtrise d'oeuvre sur les travaux préalables à la construction et que le contrat est postérieur à celui conclu avec la société Ates. Subsidiairement, si sa faute était retenue sur un terrain autre que décennal, la société [I] rappelle la clause exclusive de solidarité stipulée dans le contrat de maîtrise d'oeuvre. Les sociétés [I] et MAF appellent en garantie la société Groupama sur le fondement de la responsabilité délictuelle en raison des fautes de son assurée.

La société Groupama indique assurer la société Ates au seul titre de sa responsabilité civile décennale obligatoire et conclut à la confirmation du jugement qui a écarté sa garantie en l'absence de désordres de nature décennale. Elle fait valoir que selon l'expert il n'y a aucun désordre ni sur le sous-sol ni sur le bâtiment érigé au-dessus, et qu'il n'y a aucune certitude de la survenance de désordre dans le délai d'épreuve. Subsidiairement, elle indique que les injections de coulis dans la carrière réalisées par la société Ates ne sont pas des travaux du bâtiment constitutifs d'un ouvrage et que la société est intervenue préalablement à l'édification de l'ouvrage. De même, si les conditions de la responsabilité décennale étaient remplies, elle soutient que l'ouvrage a été accepté sans réserve alors que la SCI de la Compagnie connaissait ses vices. A titre subsidiaire, elle se prévaut des conclusions de l'expert qui a retenu la faute des sociétés de la Compagnie et [I], le maître d'ouvrage en raison de sa négligence à désigner un géotechnicien et le maître d'oeuvre pour manquement à son devoir de conseil, en n'alertant pas le maître d'ouvrage sur le rôle de la société Ates et l'absence de désignation d'un géotechnicien, et sollicite que la part de responsabilité de la société [I] soit portée à 30 %. En raison des fautes commises, si elle devait garantie, elle appelle en garantie les sociétés [I] et de la Compagnie.

Réponse de la cour :

1) Sur la nature des responsabilités

L'article 1792 du code civil dispose que tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination. Une telle responsabilité n'a point lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d'une cause étrangère.

Relèvent de la garantie décennale les travaux qui incorporent des matériaux dans le sol au moyen de travaux de construction (Cass., 3e Civ., 10 novembre 2021, n° 20-20.294).

En l'espèce, il résulte des pièces fournies par les parties que la SCI de la Compagnie a acquis un terrain à [Localité 9] pour y construire un bâtiment R+2 sur sous-sol à usage de bureaux, terrain situé dans une zone de carrières de gypse en sous-sol, la présence d'une carrière dans le sous-sol au droit du terrain ayant été attestée par un rapport de 1997 établi par la société Etudesol. La SCI a sollicité la société Ates pour la consolidation souterraine de la carrière de gypse, les travaux ayant été réalisés par la société ECL et contrôlés par la société Ates.

Selon le devis de la société Ates, les travaux consistaient en des forages préalables puis l'injection de mortier de remplissage et coulis de clavage ou traitement. Ces travaux de consolidation de carrière souterraine consistent donc en l'incorporation de matériaux dans le sol au moyen de techniques de construction. Ils constituent par conséquent un ouvrage au sens de l'article 1792 précité.

L'expert a précisé, et n'est pas contredit utilement par les parties, que les travaux réalisés étaient affectés de non-façons et malfaçons, mais que 'le sous-sol n'a subi aucun désordre dû à un fontis par exemple' et que 'la stabilité et la pérennité du bâtiment ne peuvent pas être remises en cause à ce stade.' Il n'a identifié aucun risque susceptible d'affecter la solidité du sous-sol après injection, ni aucun désordre le rendant insusceptible de satisfaire à son usage, savoir supporter le poids d'une construction à venir au sol sur plusieurs niveaux.

Par conséquent, les intervenants à la construction ne sont pas tenus à la garantie décennale de l'article 1792 du code civil faute de désordre entrant dans le champ de la garantie de cet article.

En revanche, en raison des non-façons et malfaçons constatées par l'expert, ils sont susceptibles d'engager leur responsabilité civile de droit commun.

2) Sur la responsabilité civile de droit commun

L'article 1147 du code civil, dans sa version antérieure au 1er octobre 2016, applicable au présent litige, énonce que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.

Selon le devis de la société Ates, la société devait réaliser des forages préalables sur 1344 mètres linéaires, tuber les forages et y injecter du mortier de remplissage ou du coulis de clavage ou traitement selon les résultats des forages préalables, puis solliciter de la société Batigéoconseil deux sondages de contrôle avec rapport de mission selon la norme NFP 94-500 conforme à la notice IGC de mai 2003.

Il résulte des pièces des parties et de l'expertise que les travaux sont affectés de non-façons, faute pour la société Ates d'avoir procédé à des sondages préalables aux injections avec enregistrement continu des paramètres de forage, comme préconisé par l'IGC dans sa notice technique de 2003 expressément visée par la société Ates dans son devis, mais aussi de mal-façons par présence de vides résiduels et insuffisance des caractéristiques mécaniques au sein des bourrages (cf. pièce 12 de la SCI de la Compagnie, rapport de la société Roc Sol pour contrôle conformément à la demande de l'IGC), et une insuffisance des forages préalables (130 mètres linéaires au lieu de 1344 contractuellement prévus). En outre, la société Ates devait solliciter un contrôle des travaux par un tiers, la société Batigéoconseil, mais il s'avère qu'elle a procédé elle-même au contrôle (pièce 6 de la SCI), dont elle a attesté, à tort, la conformité. Enfin, elle n'a pas fourni à la SCI de la Compagnie les pièces requises à déposer à l'IGC, celle-ci ayant réclamé notamment, par courrier du 13 septembre 2012 (pièce 7 de la SCI), un plan de maillage des forages et non un croquis comme il lui a été fourni, les diagraphies des enregistrements des paramètres de forage, le détail de l'équipement des forages pour les travaux, les documents relatifs à la composition du coulis. L'IGC a également sollicité un rapport de contrôle postérieur aux injections par un géotechnicien missionné sous l'égide du maître d'oeuvre et du bureau de contrôle. Malgré les mises en demeure des 17 janvier et 28 mars 2013, il n'est pas justifié de la remise par la société Ates des documents requis par l'IGC, conduisant la SCI de la Compagnie à missionner la société Roc Sol pour le contrôle des travaux.

En raison de ces fautes, la société Ates engage sa responsabilité contractuelle pour manquements à son obligation de résultat.

S'agissant de la société [I], les pièces fournies par la SCI de la Compagnie démontrent l'existence de relations entre ces deux sociétés dès 2010, la société [I] ayant par courrier du 6 décembre 2010 accepté de réaliser une étude de faisabilité pour le projet de la SCI (pièce 17 de la SCI), puis ayant convenu avec elle d'un contrat pour l'établissement du permis de construire (pièce 3 de la SCI). Dès le courrier de décembre 2010, la société [I] a attiré l'attention de la SCI de la Compagnie sur la nécessité des 'confortations de sols liés à la présence des carrières.' La demande de permis de construire a été déposée auprès de la mairie d'[Localité 9] le 3 mai 2011 et le permis a été accordé (pièce 1 de la SCI) avec comme obligation énoncée à l'article 6 de respecter impérativement les prescriptions de l'inspection générale des carrières, soit, conformément à la note jointe à l'arrêté, au titre des consolidations souterraines, de procéder à des injections de coulis dans la carrière conformément aux prescriptions minimales énoncées dans la notice technique du 10 janvier 2003.

Il appartenait donc à la société [I], chargée d'une mission de maîtrise d'oeuvre complète pour la construction du bâtiment, de s'assurer de l'état des sols et de vérifier leur résistance à la construction projetée (Cass., 3e Civ., 15 janvier 2008, n° 06-21.344), ce qui incluait ici de s'assurer du respect des opérations préalables d'injection de mortier et coulis dans la carrière en sous-sol conformément aux prescriptions de l'IGC, d'en solliciter la justification auprès du maître d'ouvrage et d'attirer son attention sur toute non-conformité à ces prescriptions.

Ainsi, en ne signalant pas à la SCI de la Compagnie, non-sachant, l'absence de réalisation préalable par un géotechnicien de sondages mécaniques préliminaires avec enregistrement continu des paramètres de forage, l'impossibilité pour la société Ates d'attester elle-même de la conformité des travaux qui lui avaient été confiés et l'absence de désignation d'un géotechnicien tiers pour procéder à un tel contrôle, la société [I] a manqué à ses obligations de conseil issues du contrat de maîtrise d'oeuvre complète et engage sa responsabilité contractuelle à l'égard de la SCI de la Compagnie.

Quant à cette dernière, il résulte des pièces produites qu'elle était avisée de la nécessité du contrôle final des travaux d'injection par un géotechnicien différent de la société Ates (sa pièce 16) conformément aux prescriptions de l'IGC, et de ce que la société Batigéoconseil avait été retenue pour ce faire, selon courriel de la société Ates du 31 janvier 2012 en réponse au sien. Quant elle a été rendue destinataire du rapport de contrôle établi par la société Ates, elle ne pouvait donc ignorer que ce rapport n'était pas conforme aux prescriptions de l'IGC, ni aux stipulations du contrat conclu avec la société Ates, et qu'en adressant ce rapport, établi par la société en charge des travaux eux-mêmes, elle ne pourrait obtenir le récépissé de l'inspection.

Cependant, son inertie à ce titre est sans lien de causalité avec le dommage subi, à savoir la nécessité de refaire les travaux d'injection et leur contrôle a posteriori, dommage résultant de l'absence de contrôle initial et de la mauvaise exécution desdits travaux.

Par conséquent, le jugement doit être infirmé en ce qu'il a retenu la faute de la SCI de la Compagnie et un partage de responsabilité entre les sociétés Ates, [I] et SCI de la Compagnie.

3) Sur l'indemnisation de la SCI de la Compagnie

A titre liminaire, la cour constate que les parties ne discutent pas l'estimation établie par l'expert au titre des travaux réparatoires, évaluée à la somme de 144 044 euros HT.

La société Ates, en liquidation, n'est pas comparante. La SCI de la Compagnie a recherché la garantie de son assureur, la société Groupama, par voie d'action directe.

Cependant, la société Groupama a justifié n'assurer la société Ates qu'au titre de la garantie décennale obligatoire, à l'exclusion de sa responsabilité civile de droit commun. Par conséquent, faute pour l'assureur de devoir sa garantie à la société Ates pour les fautes contractuelles commises par celle-ci, les demandes formées contre la société Groupama seront rejetées.

La société MAF ne conteste pas devoir sa garantie à son assurée, la société [I], dans les limites de son contrat d'assurance, ce qui n'est pas discuté par les parties.

La société [I] oppose les termes de son contrat de maîtrise d'oeuvre, paragraphe 2.6, responsabilités, qui stipule que 'l'architecte ne peut, même à titre subsidiaire, être rendu responsable des fautes du maître d'ouvrage, des entreprises et des tiers, à quelque titre qu'ils interviennent.' Elle soutient qu'il s'agit d'une clause exclusive de solidarité opposable au maître d'ouvrage, excluant toute condamnation in solidum de la société [I], et donc de la société MAF qui doit garantie.

Une telle clause ne limite pas la responsabilité de l'architecte tenu de réparer les conséquences de sa propre faute, le cas échéant in solidum avec d'autres constructeurs. Elle ne saurait avoir pour effet de réduire le droit à réparation du maître d'ouvrage contre l'architecte, quand sa faute a concouru à la réalisation de l'entier dommage (Cass., 3e Civ., 19 janvier 2022, n° 20-15.376).

Dès lors que la faute de la société [I] a concouru à causer le dommage tout entier, la société doit être condamnée à la réparation de l'entier dommage dont le maître d'ouvrage est victime, sans qu'il y ait lieu de tenir compte d'un éventuel partage de responsabilités entre les coauteurs, lequel n'affecte que les rapports réciproques de ces derniers, mais non le caractère et l'étendue de leur obligation à l'égard de la victime du dommage.

Par conséquent, les sociétés [I] et MAF seront condamnées in solidum à verser à la SCI de la Compagnie la somme de 144 044 euros HT outre intérêts au taux légal à compter du jugement.

Sur les frais du procès

Le sens de l'arrêt conduit à confirmer le jugement sur la condamnation aux dépens et sur celle au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

En cause d'appel, les sociétés [I] et MAF, parties succombantes, seront condamnées in solidum aux dépens et à payer la somme de 4 000 euros à la SCI de la Compagnie et celle de 1 500 euros à la société Groupama, au titre des frais irrépétibles. La demande du même chef formée par les sociétés [I] et MAF sera rejetée.

Le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile sera accordé aux avocats en ayant fait la demande et pouvant y prétendre.

PAR CES MOTIFS

La cour,

CONFIRME le jugement en ses dispositions soumises à la cour sauf en ce qu'il a :

- dit que la SCI de la Compagnie a commis des fautes qui ont contribué à la réalisation du dommage,

- condamné in solidum la société [I] et Associés Architectes et la MAF à payer à la SCI de la Compagnie la somme de 129 639,20 euros HT, avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision,

Statuant à nouveau,

CONDAMNE in solidum la société [I] et la Mutuelle des Architectes français à payer à la SCI de la Compagnie la somme de cent quarante-quatre mille quarante-quatre euros (144 044 euros) HT, avec intérêts au taux légal à compter du jugement en date du 6 avril 2021,

Y ajoutant,

CONDAMNE in solidum la société [I] et la Mutuelle des Architectes français aux dépens d'appel,

ADMET les avocats qui en ont fait la demande et peuvent y prétendre au bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,

CONDAMNE in solidum la société [I] et la Mutuelle des Architectes français à payer la somme de quatre mille euros (4 000 euros) à la SCI de la Compagnie et celle de mille cinq cent euros (1 500 euros) à la société Groupama, au titre des frais irrépétibles,

REJETTE la demande formée par la société [I] et la Mutuelle des Architectes français au même titre.

Le greffier, La conseillère faisant fonction de présidente,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 6
Numéro d'arrêt : 21/09757
Date de la décision : 14/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 22/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-06-14;21.09757 ?
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