REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 10
ARRÊT DU 29 AVRIL 2024
(n° , 7 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/05338 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CFOS3
Décision déférée à la Cour : Jugement du 25 Janvier 2022 - TJ de PARIS RG n° 19/00677
APPELANT
LE DIRECTEUR RÉGIONAL DES FINANCES PUBLIQUES D'ILE DE FRANCE Le Directeur Régional des Finances Publiques d'Ile de France et du département de Paris
En ses bureaux du Pôle Fiscal Parisien
1, Pôle Juridictionnel Judiciaire,
[Adresse 1]
[Localité 6]
Représenté par Me Guillaume MIGAUD de la SELARL ABM DROIT ET CONSEIL AVOCATS E.BOCCALINI & MIGAUD, avocat au barreau de VAL-DE-MARNE, toque : PC129
INTIMEE
Madame [U] [T]
[Adresse 5]
[Localité 7]
Représentée par Me Leopold LEMIALE de l'AARPI L2M AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : C0955
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 01 Février 2024, en audience publique, devant la Cour composée de :
Madame Christine SIMON-ROSSENTHAL, Présidente
Monsieur Xavier BLANC, Président
Monsieur Jacques LE VAILLANT, Conseiller
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur Jacques LE VAILLANT, Conseiller, dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Madame Sylvie MOLLÉ
ARRÊT :
- contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Christine SIMON-ROSSENTHAL, et par Sylvie MOLLÉ, Greffier, présent lors de la mise à disposition.
FAITS ET PROCÉDURE
Aux termes d'un testament olographe en date du 29 septembre 2009, [P] [R] a institué ses deux enfants, [E] et [J] [R], légataires universels et a légué à Mme [U] [T] la jouissance gratuite pendant deux années d'un appartement sis [Adresse 4] à [Localité 9].
[P] [R] est décédé le [Date décès 2] 2016. Maître [W] [Z], notaire de la SCP Le Breton & Associés, en charge des opérations de partage de la succession de [P] [R], s'est rapproché les 16 mai et 28 août 2017 de Mme [U] [T] afin d'organiser la délivrance du legs.
Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception de son conseil, Maître [I] [M], adressée au notaire en charge de la succession le 13 octobre 2017, Mme [U] [T] a indiqué renoncer à son legs.
Sous la même forme et le même jour, Maître [M] a informé la Direction générale des finances publiques, FI [Adresse 10], de la renonciation de Mme [T] au legs fait par [P] [R].
A défaut de dépôt d'une déclaration de succession dans le délai de six mois à compter du décès, le pôle de contrôle revenus patrimoine de [Adresse 10] de la Direction générale des finances publiques a notifié à Mme [U] [T], par lettre du 4 mai 2018, une taxation d'office au titre des droits de mutation à titre gratuit pour 39 998 euros, soit 27 815 euros au titre des droits et 12 183 euros au titre des majorations. Un avis de mise en recouvrement a été émis à son encontre le 31 juillet 2018.
Mme [U] [T] a contesté cette taxation d'office par lettres des 23 juillet et 17 septembre 2018. Le 10 octobre 2018, la Direction générale des finances publiques a rejeté la contestation élevée par Mme [T], en considérant qu'elle a tacitement accepté son legs.
Par acte en date du 11 décembre 2018, Mme [T] a fait assigner l'administration fiscale devant le tribunal de grande instance de Paris (devenu tribunal judiciaire de Paris) aux fins d'infirmation de la décision de rejet du 10 octobre 2018 et de décharge de l'imposition, des intérêts et des majorations taxés d'office.
Par jugement du 25 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Paris a statué comme suit :
'- Infirme partiellement la décision de rejet de l'administration fiscale du 10 octobre 2018 ;
- Prononce la décharge des impositions mises à la charge de Mme [U] [T] ;
- Condamne l'administration fiscale aux dépens ;
- Dit qu'il sera fait application à son encontre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur de 1 200 euros.'
Par déclaration en date du 10 mars 2022, le directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France a interjeté appel de ce jugement.
Par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 8 juin 2022, le directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de Paris demande à la cour de :
'- Recevoir M. le directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de Paris en son appel et l'y déclarer fondé ;
- Infirmer le jugement du tribunal judiciaire du 25 janvier 2022 en ce qu'il a ordonné la restitution ;
- Déclarer fondés les rappels effectués par l'administration ;
- Confirmer la décision de rejet du 10 octobre 2018 ;
- Condamner Mme [T] aux entiers dépens de première instance et d'appel.'
Par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 21 juillet 2022, Mme [U] [T] demande à la cour de :
'Vus les articles L 199, L 199B, L 199C et R* 202-1 à R* 202-6 du livre des procédures fiscales, les articles 56 et 757 du code de procédure civile et les articles 804 et 782 du code civil.
'- Confirmer le jugement entrepris dans toutes ses dispositions
Y ajoutant,
- Condamner Monsieur le Directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de [Localité 8] à verser à Mme [T] la somme de 3 000 euros au titre de son abus d'ester en justice.
- Condamner Monsieur le Directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de [Localité 8] à verser à Mme [T] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 CPC ainsi qu'aux entiers dépens d'instance.'
MOTIFS DE LA DÉCISION
1.- Sur la taxation d'office au titre des droits de mutation par décès
Enoncé des moyens
Le directeur régional des finances publiques d'Ile-de-France et de Paris expose qu'en application de l'article 641 du code général des impôts et d'une jurisprudence constante de la Cour de cassation, l'administration fiscale est fondée à actionner le légataire particulier en paiement des droits dus sur le legs dont il est gratifié à l'expiration du délai de six mois à compter du décès dont il dispose pour effectuer une déclaration de succession.
L'administration fiscale soutient que Mme [U] [T] est redevable des droits de succession dès lors qu'elle a accepté le legs tacitement. Elle fait valoir que cette acceptation tacite est caractérisée par le fait que Mme [T] avait accès à l'appartement après le décès de [P] [R], qu'elle en a conservé les clés pendant vingt et un mois après le décès et qu'elle a été désignée comme l'occupante du logement par la fille du défunt.
En réponse Mme [U] [T] fait valoir que les formalités prévues par l'article 804 du code civil pour la renonciation au legs universel ou à titre universel ne sont pas applicables au legs particulier. Elle en déduit qu'en tant que légataire particulier, elle pouvait renoncer sans forme au legs qui lui avait été fait par [P] [R], de sorte que la notification de cette renonciation faite par lettre recommandée avec demande d'avis de réception adressée au notaire en charge de la succession est valable et est opposable à l'administration fiscale à laquelle elle l'a dénoncée concomitamment.
Mme [U] [T] conteste qu'en présence d'une telle renonciation expresse valable, l'administration fiscale puisse lui opposer une acceptation tacite du legs particulier aux motifs qu'elle possédait un jeu de clés lui permettant d'accéder à la boite aux lettres de l'appartement mais pas à celui-ci puisque les serrures avaient été changées et que la fille du défunt a déclaré qu'elle occupait les locaux, déclaration qu'elle conteste et à laquelle il ne peut être apporté aucun crédit en raison du conflit l'ayant opposée aux héritiers réservataires de [P] [R]. Mme [T] fait valoir qu'en tout état de cause, quand bien même elle aurait continué à jouir de l'appartement, seule pourrait lui être opposée une occupation sans droit ni titre par les héritiers mais pas l'acceptation tacite du legs par l'administration.
Réponse de la cour
En application des articles 641 et 800 du code général des impôts, les héritiers, légataires ou donataires sont tenus de souscrire une déclaration de succession détaillée dans le délai de six mois à compter du jour du décès survenu en France métropolitaine.
En l'occurrence, [P] [R] est décédé le [Date décès 2] 2016 à son domicile situé [Adresse 3] à [Localité 9]. Le délai de dépôt de la déclaration de succession par ses héritiers et légataires expirait donc le 29 mai 2017.
Par testament olographe fait le 29 septembre 2009, [P] [R] a institué ses deux enfants, Mme [E] [R] et M. [J] [R], légataires universels 'à charge pour eux de délivrer à Mlle [U] [T] (...) demeurant [Adresse 3] à [Localité 9], la jouissance gratuite de l'appartement que nous occupons (...), pendant deux années après mon décès. Le mobilier meublant restera dans l'appartement pendant la durée de cette jouissance gratuite. Un inventaire sera fait conformément à la loi. En revanche, les charges courantes de l'appartement seront à la charge de ma légataire à titre particulier et mes enfants en supporteront les charges de copropriété habituellement supportées par les propriétaires.'
Cette stipulation institue donc Mme [U] [T] légataire particulier d'un usufruit temporaire de l'appartement à usage d'habitation situé [Adresse 3] à [Localité 9], qui constituait le domicile du défunt, et des meubles meublants qui s'y trouvent au jour du décès.
Un tel usufruit est assujetti aux droits de mutation à titre gratuit au taux de 60 % pour un légataire particulier n'ayant aucun lien de parenté avec le défunt en application des articles 750 ter 1° et 777 du code général des impôts, dûment visés par l'administration fiscale dans la notification de taxation d'office qu'elle a adressée à Mme [U] [T] le 4 mai 2018.
Les modalités de renonciation à une succession ou à un legs prévues à l'article 804 du code civil ne s'appliquent qu'au legs universel ou à titre universel mais pas au legs particulier, comme les premiers juges l'ont exactement rappelé, précisant à raison qu'il convient de faire application des dispositions de l'article 1014 du code civil en matière de legs particulier.
L'article 1014 du code civil dispose que : 'Tout legs pur et simple donnera au légataire, du jour du décès du testateur, un droit à la chose léguée, droit transmissible à ses héritiers ou ayants cause.
Néanmoins le légataire particulier ne pourra se mettre en possession de la chose léguée, ni en prétendre les fruits ou intérêts, qu'à compter du jour de sa demande en délivrance, formée suivant l'ordre établi par l'article 1011, ou du jour auquel cette délivrance lui aurait été volontairement consentie.'
A défaut de disposition légale imposant l'accomplissement de formalités spécifiques, l'acceptation du legs particulier comme la délivrance volontaire de ce legs peuvent être tacites et résulter de la jouissance par le légataire particulier de l'objet du legs.
En l'espèce, il est constant que Mme [U] [T] n'a pas formellement demandé aux héritiers réservataires et légataires universels de [P] [R] la délivrance de son legs particulier. Il est également établi qu'elle a manifesté son intention d'y renoncer par lettre recommandée avec demande d'avis de réception adressée au notaire en charge de la succession le 13 octobre 2017, reçue le 18 octobre 2017.
Toutefois, il est établi que Mme [U] [T] a conservé la jouissance des locaux d'habitation après le décès de [P] [R] et il n'est justifié d'aucun acte des enfants du défunt s'opposant à la délivrance du legs. Au contraire, il résulte du courriel adressé à Mme [U] [T] le 16 mai 2017 par le notaire chargé de la succession, Maître [W] [Z], intitulé en objet 'Succession de M. [P] [R]' (pièce n°3 de l'intimée) que ce dernier lui a confirmé expressément l'intention des héritiers de [P] [R] de délivrer le legs puisqu'il indique : 'Les héritiers de M. [R] souhaiteraient organiser la délivrance de legs à votre profit pour clôturer la succession.' A défaut de réponse de Mme [T], Maître [Z] l'a relancée par courriel du 28 août 2017 pour convenir d'une date de signature d'un acte de délivrance du legs. Il est acquis que Mme [T] a bien reçu ces deux courriels puisque la pièce n° 3 qu'elle verse aux débats est une impression de fichier provenant de sa messagerie électronique personnelle dans lequel les messages reçus et envoyés figurent dans un ordre antéchronologique.
L'absence d'opposition des héritiers de [P] [R] à la délivrance du legs particulier est caractérisée en outre par les réponses apportées par Mme [E] [R] à la demande de renseignements de l'administration fiscale pour l'établissement de la taxe d'habitation de l'année 2018, faites le 31 mars 2018, puisque cette dernière a déclaré que le bien était occupé par un tiers, en l'occurrence Mme [U] [T] depuis 1998. Contrairement à ce que soutient Mme [T], cette déclaration est recevable dans la mesure où elle porte sur une situation de fait corroborée par d'autres pièces n'émanant pas de Mme [E] [R].
Il est également établi que Mme [U] [T] a conservé la jouissance de l'appartement d'habitation en ayant connaissance du legs particulier fait à son profit par [P] [R] puisque le courriel de Maître [Z] du 16 mai 2017 fait non seulement expressément référence au legs et à sa délivrance par les enfants du défunt mais qu'il précise également ce qui suit : 'Par ailleurs, j'attire votre intention sur la nécessité de déposer une déclaration de succession au titre du legs reçu dans les 6 mois du décès (soit avant la fin du mois de mai) et d'acquitter les droits de succession afférents.'
La libre jouissance par Mme [U] [T] de l'appartement d'habitation ayant constitué le domicile du défunt de son vivant est établie par le fait qu'elle y a résidé après le décès puisque la lettre recommandée avec demande d'avis de réception de mise en demeure de produire une déclaration de succession que lui a adressée l'administration fiscale le 28 juin 2017 au [Adresse 3], lui a été présentée le 30 juin 2017 et distribuée le 1er juillet 2017.
Mme [T] soutient qu'elle ne disposait que des clés permettant l'accès à la boîte aux lettres de l'appartement mais cette affirmation est contredite par l'attestation établie par M. [D] [F], gardien de l'immeuble sis [Adresse 3], le 2 octobre 2018 qui déclare que les clés de l'appartement de [P] [R] lui ont remises par Mme [U] [T] le 4 septembre 2018 et que ces clés étaient différentes de celles du défunt car il y avait de nouvelles serrures.
Il en résulte que le changement de serrure invoqué par Mme [R] n'a pas été de nature à l'empêcher de jouir du bien immobilier puisqu'elle disposait des clés y donnant accès.
Les conditions dans lesquelles Mme [T] a exercé son usufruit du bien immobilier en cause, de façon permanente ou temporaire, sont indifférentes pour apprécier son acceptation tacite du legs particulier qui lui a été fait par [P] [R]. Seule est déterminante la libre jouissance du bien dont elle disposait et qu'elle a effectivement exercée. Il convient à cet égard de relever que la remise des clés à laquelle elle a procédé est intervenue le 4 septembre 2018, soit peu de temps avant l'expiration de l'usufruit temporaire qui lui a été léguée par [P] [R], ce qui à nouveau atteste de son acceptation tacite de ce legs particulier.
Cette acceptation tacite du legs avec délivrance volontaire tacite par les héritiers de [P] [R] est irrévocable et ne pouvait plus être remise en cause par une renonciation au legs particulier formalisée onze mois après le décès de [P] [R]. Il en résulte que la répudiation ultérieure du legs opérée par Mme [U] [T] par lettre de son conseil du 17 octobre 2017 est sans effet et inopposable à l'administration fiscale.
Par suite, le jugement déféré doit être infirmé en ce qu'il a fait droit à la demande de Mme [T] d'infirmation de la décision de rejet de l'administration fiscale du 10 octobre 2018 et de décharge des droits de mutation par décès, des intérêts de retard et majorations mis à la charge de Mme [T],
La décision de rejet du 10 octobre 2018 sera donc confirmée et Mme [U] [T] sera déboutée de toutes ses demandes formées à titre principal
2. Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive
Dès lors que Mme [U] [T] échoue en sa contestation de la taxation d'office qui lui a été notifiée par l'administration fiscale le 4 mai 2018, sa demande indemnitaire pour cause de procédure d'appel abusive de l'administration fiscale est sans objet. Elle en sera donc déboutée.
3.- Sur les frais du procès
En considération de l'infirmation intervenue au principal, la décision déférée sera également infirmée en ses dispositions relatives aux dépens de première instance et à l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
Partie perdante au procès, Mme [U] [T] sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel, en application des articles 695 et suivants du code de procédure civile.
Pour ce motif, elle sera déboutée de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
INFIRME le jugement déféré en toutes ses dispositions
Statuant à nouveau,
CONFIRME la décision de rejet de la réclamation de Mme [U] [T] prise par le pôle de contrôle revenus patrimoine [Adresse 10] de la Direction générale des finances publiques le 10 octobre 2018,
DÉBOUTE Mme [U] [T] de toutes ses demandes,
Y ajoutant,
DÉBOUTE Mme [U] [T] de sa demande de dommages et intérêts pour cause de procédure d'appel abusive de l'administration fiscale,
CONDAMNE Mme [U] [T] aux dépens de première instance et d'appel,
DÉBOUTE Mme [U] [T] de sa demande formée en appel au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER, LA PRÉSIDENTE
S.MOLLÉ C.SIMON-ROSSENTHAL