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03/04/2024 | FRANCE | N°21/08335

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 4, 03 avril 2024, 21/08335


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 6 - Chambre 4



ARRET DU 03 AVRIL 2024



(n° , 11 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/08335 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEOXT



Décision déférée à la Cour : Jugement du 31 Mars 2021 - Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° F19/07192





APPELANT



Monsieur [T] [H]

[Adresse 2]

[Localité 3]



Représenté pa

r Me William FEUGÈRE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0486



INTIMEE



S.A. ORANGE

prise en la personne de son représentant légal, la directrice générale

[Adresse 1]

[Localité 4]



Représent...

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 4

ARRET DU 03 AVRIL 2024

(n° , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/08335 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEOXT

Décision déférée à la Cour : Jugement du 31 Mars 2021 - Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° F19/07192

APPELANT

Monsieur [T] [H]

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représenté par Me William FEUGÈRE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0486

INTIMEE

S.A. ORANGE

prise en la personne de son représentant légal, la directrice générale

[Adresse 1]

[Localité 4]

Représentée par Me Frédéric-Guillaume LAPREVOTE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0461

MINISTERE PUBLIC :

L'affaire a été communiquée au ministère public, représenté lors des débats par Monsieur l'Avocat général, qui a fait connaître son avis.

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 23 Janvier 2024, en audience publique, devant la Cour composée de :

Monsieur Jean-François DE CHANVILLE, Président de chambre

Madame Florence MARQUES, Conseillère

Madame Sonia NORVAL-GRIVET, Conseillère

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur [W], dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffière, lors des débats : Madame Figen HOKE

ARRET :

- CONTRADICTOIRE

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Monsieur Jean-François DE CHANVILLE, président de chambre et par Madame Figen HOKE, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSÉ DU LITIGE

M. [T] [H] a été engagé par la société Orange en qualité de médecin du travail, statut cadre appartenant au groupe d'emploi F, dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée du 29 août 2006.

La relation de travail était régie par la convention Collective Nationale des Télécommunications.

Une directive de 1995 apporte des précisions sur la rémunération variable. Elle précise que compte tenu de la particularité de leurs fonctions, le contrat des médecins ne prévoit pas de prime variable liée à la performance et aux résultats.

Par courrier du 5 juillet 2017, des médecins de travail employés par Orange ont interrogé l'employeur sur le bénéfice de la part variable managériale désignée sous le sigle PVM, octroyée par l'employeur à ses cadres, mais dont ils étaient exclus.

Par lettre du 5 octobre 2017, Orange a répondu à ces salariés qu'ils n'entraient pas dans le champ d'application de la part variable managériale.

Demandant à en bénéficier, M. [T] [H] a saisi le 31 juillet 2019 le conseil de prud'hommes de Paris en paiement d'un rappel de PVM et de diverses indemnités.

Par jugement du 31 mars 2021, notifié aux parties le 9 septembre 2021, cette juridiction a dit n'y avoir lieu à jonction entre les 43 instances introduites (RG 19/07163 à 19/07201, 19/07703, 19/07704, 19/11552 et 20/01265) par les 43 médecins du travail salariés d'Orange contre Orange, a débouté M. [T] [H] de l'ensemble de ses demandes, la SAS Orange de sa demande reconventionnelle et a condamné M. [T] [H] au paiement des entiers dépens.

Par déclaration du 7 octobre 2021, le salarié a interjeté appel.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées au greffe par voie électronique le 16 novembre 2023, il demande à la cour d'infirmer le jugement du 31 mars 2021 en ce qu'il a rejeté la demande de jonction des 43 procédures introduites par différents médecins du travail d'Orange, l'a débouté de ses demandes et l'a condamné aux dépens.

Il sollicite la jonction des 31 instances enregistrées par les médecins qui ont interjeté appel contre les jugements qui les ont tous déboutés. Revendiquant ce qu'il qualifie d'engagement unilatéral du 16 janvier 2013 et l'accord collectif du 20 février 2017 relatif à la prime variable managériale et subsidiairement une inégalité de traitement par rapport aux autres cadres de 'bande F', il prie la cour d'ordonner à la société Orange de la rétablir dans ses droits en lui octroyant la part variable managériale dans toutes ses composantes et de condamner l'intimée à lui verser les sommes suivantes :

- 85 395,17 euros de rappel des primes variables managériales qui aurait dû lui être versées depuis le 14 septembre 2015, dont 18 090,25 euros, qu'il sollicite subsidiairement, correspondant au versement de la deuxième composante des trois que comporte la PVM ;

- 8 539,52 euros de rappel d'indemnité de congés payés y afférent, dont 1 809,02 euros afférente à la deuxième composante de la PVM,

- 2 958,94 euros en réparation du préjudice financier né de la privation des sommes dues, intégrant la somme de 626,83 euros qu'il sollicite subsidiairement au titre du préjudice financier né de la privation de la deuxième composante de la PVM ;

- 10 000 euros en réparation de son préjudice moral ;

- 5 000 euros de dommages et intérêts pour résistance abusive ;

- 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- et de mettre les dépens à la charge de l'intimée.

Dans ses dernières conclusions notifiées et déposées au greffe par voie électronique le 20 novembre 2023, la société Orange demande à la cour à titre principal de rejeter la demande de jonction des 32 affaires, de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté M. [T] [H] de l'ensemble de ses demandes, mais de l'infirmer en ce qu'il a débouté l'employeur de son exception de prescription et de sa demande au titre des frais irrépétibles. Elle élève sa demande au titre des frais irrépétibles à la somme de 1 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Le Ministère public a notifié aux parties et développé à l'audience ses observations. Il soutient que les médecins du travail n'ont pas de droit à la part variable managériale, en ce que cela n'est justifié, ni par leur contrat de travail, ni par aucun texte interne, ni par la nature de la fonction du médecin du travail dont l'exigence d'indépendance est incompatible avec un tel type de rémunération. Le Ministère public objecte également que le salarié n'apporte pas d'élément de preuve susceptible de caractériser une violation du principe « à travail égal, salaire égal », car les infirmiers auxquels se comparent les médecins ont des fonctions intrinsèquement différentes des leurs.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 19 décembre 2023 et l'audience de plaidoiries a été fixée au 23 janvier 2024.

Autorisé à déposer une note en délibéré en application de l'article 442 du Code de procédure civile sur l'arrêt rendu le 10 janvier 2024 par la cour d'appel de Paris dans un litige sur la même question opposant la société Orange à un autre médecin du travail salarié, M. [T] [H] par son conseil souligne, par un écrit du 2 février 2024, que cette décision est susceptible de pourvoi, et qu'il n'était pas soulevé, dans ce cadre, le droit minimum des médecins à la deuxième composante de la prime, à savoir la contribution du service aux objectifs de l'année, non plus que l'application du principe 'A travail égal, salaire égal' par référence au médecin coordonnateur, qui bénéficie de la PVM, alors même qu'il se trouvait dans une situation comparable puisqu'il avait des salariés à suivre qui lui étaient affectés.

Par note du 6 février suivant, le conseil de la société Orange invoque au contraire la pertinence de cet arrêt et demande que soient écartées des débats les deux nouvelles pièces communiquées par le salarié après l'audience, d'autant plus qu'elles seraient contradictoires avec la pièce 35 versée aux débats avant la clôture et ne concordent pas avec les demandes adverses.

MOTIFS

En application de l'article 445 du Code de procédure civile les pièces numérotées 1 et 2 annexées à la note en délibéré du 2 février 2024 seront écartées des débats.

I-Sur la jonction des affaires

M. [T] [H] soutient que toutes les affaires opposant les médecins du travail salariés à la société Orange devraient être jointes dans la mesure où ces instances reposent sur les mêmes fondements et demandes, seuls les quantums de celles-ci différant en fonction de la rémunération personnelle de chaque appelant. Il ajoute que l'absence de jonction a causé des dysfonctionnements informatiques et favorise le risque de contrariété de décisions.

Au contraire, la société Orange s'oppose à la jonction des instances, motif pris de ce qu'il s'agit d'affaires individuelles.

La demande de jonction doit être rejetée, une bonne administration de la justice ne la justifiant pas.

2 -Sur la part managériale variable

2.1 : Sur l'engagement unilatéral

M. [T] [H] sollicite le bénéfice de la prime variable managériale dite PVM instaurée selon lui par engagement unilatéral du 16 janvier 2013 en faveur de tous les employés de la catégorie F, dont font partie les médecins du travail, sans exception les visant. Il souligne que cet acte remplace la directive de 1995, qui, en tout état de cause, n'excluait les médecins du travail que pour les première et troisième composantes de la prime, toutes deux liées à la performance individuelle et aux résultats économiques annuels, mais non pour la deuxième composante qui est la contribution du service aux objectifs.

Il relève l'absence de dénonciation de l'engagement unilatéral de 2013 dans les conditions prévues par la jurisprudence, à savoir consultation des institutions représentatives du personnel, notification individuelle aux salariés et respect d'un délai de prévenance.

Il conteste l'incompatibilité de l'attribution de la prime aux médecins et de leur statut. Il souligne que l'attribution de primes aux médecins est acceptée d'une manière générale par la pratique et la jurisprudence.

La société Orange objecte que la PVM a été créée par une note interne du 13 février 1995, qui écartait les médecins du travail de son bénéfice et que ne sont intervenus ensuite et notamment en 2013 que des aménagements de portée générale, dont il ne peut être tiré une modification de l'éligibilité de la prime en faveur des médecins. Elle observe que ceci a été confirmé notamment par la note interne du 16 janvier 2016. Elle explique cette exclusion des médecins par l'indépendance, dont ils doivent jouir à l'égard de l'employeur et par la nécessité pour eux de ne pas dépendre de décisions subjectives d'attribution d'une prime variable par la société Orange.

L'employeur ajoute qu'en tout état de cause, le bénéfice de cette prime doit figurer dans le contrat de travail des salariés, ce qui n'est pas le cas des médecins du travail.

Sur ce

L'engagement unilatéral de l'employeur est celui pris vis-à-vis des salariés, soit de faire, soit de ne pas faire. Il résulte de toute manifestation de volonté de l'employeur à l'égard des salariés, comme une note de service ou une clause du règlement intérieur ou encore une décision prise devant le CSE.

Pour dénoncer un usage, un engagement unilatéral ou un accord atypique, l'employeur doit en informer les représentants du personnel et chaque salarié individuellement, suffisamment longtemps à l'avance pour permettre d'éventuelles négociations.

Une note interne de la direction générale des ressources humaines de France Telecom, aux droits de laquelle se trouve la société Orange, datée du 13 février 1995 et intitulée 'La part variable de la rémunération des cadres', dispose que la rémunération globale se compose d'une part fixe et d'une part variable remise en cause chaque année (page 3) dans le but de reconnaître et de valoriser les résultats obtenus par un cadre au cours de l'année de référence (page 4). Elle est définie par trois éléments non permanents liés :

- aux résultats économiques annuels de France Telecom ;

- à la contribution du service aux objectifs majeurs de l'année en cours ;

- aux performances individuelles annuelles.

Ainsi cette prime est évaluée à trois niveaux, individuel, global de la société et intermédiaire du service.

Cette note a valeur d'engagement unilatéral.

Elle dispose, page 3, que la part variable s'applique à tous les cadres, sous la restriction suivante : 'Compte tenu de la particularité de leurs fonctions, le contrat des médecins ne prévoit pas de prime liée à la performance et aux résultats'.

Certes, les mots 'performance' et 'résultats' ne se retrouvent pas dans l'intitulé de la deuxième composante de la prime intitulée 'contribution du service aux objectifs majeurs de l'année en cours'.

Cependant cette deuxième composante se définit par rapport aux objectifs, c'est-à-dire nécessairement par rapport à une performance, qui est mesurée à l'aune des objectifs atteints.

Ainsi, la deuxième composante a trait à la performance, qui est un critère d'exclusion des médecins du travail du bénéfice de la PVM.

C'est de manière générique que l'on exclut les médecins du bénéfice de la prime à travers les mots 'résultat' et 'performance', auxquels s'identifient les trois composantes de la variable.

Cette interprétation est confortée par la continuité de l'exclusion des médecins du travail à travers les notes internes du 22 avril 2008 et du 18 mai 2016, diffusées par la direction des ressources humaines, puisqu'elles rappellent toutes deux qu'ils n'entrent pas dans le champ de la part variable managériale des cadres, sans faire de distinction entre les composantes.

Une note de la direction des ressources humaines du 16 janvier 2013, que le salarié qualifie d'engagement unilatéral instaurant une nouvelle PVM dont doivent bénéficier les médecins du travail, s'intitule 'Orientations et principes de la part variable managériale' sans évocation de la suppression du régime de la prime existante, dont le nom est conservé.

Un document interne intitulé 'La part variable managériale évolue à compter de 2013 questions -réponses' précise en son article 3 :

- 'Les modalités précédentes de la PVM ont été mises en place en 2007 et après 5 ans de mise en 'uvre, il convenait de s'interroger sur les points forts et les points faibles' ;

- 'Les points essentiels, issus des retours terrains ont été :

Le maintien d'une structure 3 composantes ;

L'abandon du budget de la part individuelle calculé sur 65% à 100% d'objectifs atteints, jugé peu lisible (...).

Tous ces travaux ont abouti à faire évoluer le système en place, sans 'révolution', mais avec des améliorations visant à simplifier, clarifier et mieux communiquer.

Les points fondamentaux de la PVM initiée en 2007 sont conservés : définition des cadres éligibles à la PVM, une structure à 3 composantes, des composantes tant individuelles que collectives, un rythme trimestriel'.

Ainsi l'objet de cette note était de réformer la PVM en apportant des modifications, sans changer la définition des cadres éligibles, dont ne faisaient pas parties les médecins du travail, comme le rappelait encore une note interne du 22 avril 2008.

Le chapitre des personnes éligibles expressément écartées de l'objet de la note de 2013 précise 'Sont éligibles à la part variable managériale, les salariés des groupes d'emploi Dbis, E, F, G à l'exclusion des salariés exerçant un métier éligible à une part variable vente (vendeurs et managers de vendeur)'. Elle justifie cette exclusion en indiquant 'Pour une période de référence donnée, un cadre ne peut pas être éligible à la fois à la part variable managériale et à une part variable vente'. Il s'agissait donc d'éviter que l'on puisse cumuler deux types de rémunérations variables.

Il ne peut être déduit d'une annonce isolée du 21 août 2023 portant sur deux offres d'emploi pour un médecin du travail diffusée dans la région Orange Grand sud et mentionnant l'octroi d'une prime variable, l'octroi de celle-ci en contradiction avec tous les documents internes et notamment de la note du 18 mai 2016. Il s'agit manifestement d'une erreur, qui a été reconnue comme telle par attestation du responsable de cette publication.

Ainsi, la note interne du 16 janvier 2013 ne donne pas droit à la prime variable managériale en faveur des médecins.

2.2 : Sur l'égalité de traitement

M. [T] [H] soutient avoir droit à la PVM, sur le fondement du principe 'A travail égal, salaire égal', dès lors que le médecin coordonnateur en bénéficie et que les infirmiers ont obtenu la PVM du seul fait de l'obtention du statut de cadre le 30 juin 2014, alors que comme ceux-ci, les médecins ont des rémunérations fixes prévues dans leur contrat de travail, qu'ils sont soumis au statut d'indépendance dans l'exercice de leur mission et qu'ils relèvent tous deux de la catégorie des cadres professionnels de santé. Il relève que des modalités de calcul des parts variables à l'égard des médecins existent dans le secteur public et sont admises par le Conseil d'Etat, que les salariés protégés bénéficient aussi de primes variables, que le corps médical contribue autant que les autres à la bonne marche de l'entreprise, notamment dans l'organisation du travail et la protection des travailleurs. Le salarié conteste que les avantages financiers dont bénéficient les praticiens aient pu avoir pour but de compenser l'absence de PVM.

La société Orange oppose que les médecins du travail sont des salariés dont la rémunération est fixée par des dispositions distinctes qui leur permettent de voir celle-ci évoluer mieux que celle des autres cadres en bande F, en vertu d'accords collectifs qui préservent leur indépendance. L'employeur souligne que leur spécificité résulte de la faculté d'imposer à l'employeur des mesures contraignantes découlant du droit du travail, du fait de leur rôle de protection de la santé des salariés. Or, selon la société, l'octroi de la prime conduirait même indirectement au contrôle du travail des médecins. Elle ajoute que le médecin coordonnateur, qui reçoit la prime variable à la différence de ses confrères, ne suit pas de salariés, de sorte qu'il ne peut servir d'élément de comparaison au titre de l'application du principe « A travail égal, salaire égal ».

Sur ce

Il résulte du principe 'à travail égal, salaire égal', dont s'inspirent les articles L.1242-14, L.1242-15, L.2261-22.9, L.2271-1.8° et L.3221-2 du code du travail, que tout employeur est tenu d'assurer, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l'égalité de rémunération entre tous ses salariés placés dans une situation identique et effectuant un même travail ou un travail de valeur égale.

Sont considérés comme ayant une valeur égale par l'article L.3221-4 du code du travail les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l'expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse.

En application de l'article 1315 du code civil, s'il appartient au salarié qui invoque une atteinte au principe 'à travail égal, salaire égal' de soumettre au juge les éléments de fait susceptibles de caractériser une inégalité de rémunération, il incombe à l'employeur de rapporter la preuve d'éléments objectifs, pertinents et matériellement vérifiables justifiant cette différence.

Le fait que le salarié qui prétend être victime d'une différence de traitement et le salarié de référence soient classés dans la même catégorie professionnelle prévue par la convention collective applicable à leur emploi n'est pas, à lui seul, suffisant pour conclure que les deux travailleurs concernés accomplissent un même travail ou un travail auquel est attribuée une valeur égale au sens des textes et principes précités ; cette circonstance ne constitue qu'un indice parmi d'autres.

En alléguant la privation du droit à la PVM, M. [T] [H] soumet au juge des éléments de fait susceptibles de caractériser une inégalité de traitement.

Cependant la particularité de la situation des médecins du travail se justifie amplement à la lecture :

- des articles R 4127-83 et R. 4127-97 du code de la santé publique selon lesquels :

'Un médecin ne peut accepter un contrat qui comporte une clause portant atteinte à son indépendance professionnelle ou à la qualité des soins, notamment si cette clause fait dépendre sa rémunération ou la durée de son engagement de critères de rendement' ;

- « un salarié ne peut en aucun cas accepter une rémunération fondée sur des normes de productivité, de rendement horaire ou toute autre disposition qui aurait pour conséquence une limitation ou un abandon de son indépendance ou une atteinte à la qualité des soins ».

Au visa de ces textes, le conseil de l'ordre des médecins énonce que 'les rémunérations complémentaires (octroi de primes ou d'avantages...) ne devront en aucun cas être subordonnées à des objectifs quantitatifs qui ponteraient atteinte à l'indépendance du médecin'.

Sans qu'il importe de rechercher si d'autres entreprises font bénéficier les médecins du travail de prime variable dans des conditions comparables, il ressort de ces textes que les risques de dévoiement subjectif dans l'octroi d'une prime variable la rendent inadaptée à l'indépendance requise du médecin, étant précisé qu'en l'espèce c'est l'employeur, qui fixe la prime dans son montant, ses composantes et ses critères d'attribution. La note intitulée 'questions réponses' de 2013, en particulier, précise que les composantes individuelle et collective sont déterminées par l'employeur chaque année.

Cette exclusion de la part variable des médecins du travail est une garantie de la bonne application du droit du travail, eu égard à leur niveau de responsabilité combiné à leur nécessaire indépendance, tant au regard de l'intérêt du patient qui ne doit pas céder devant l'intérêt purement économique l'entreprise ou les vues des dirigeants, qu'au regard de leurs obligations dictées par le droit du travail qui doit les conduire à pouvoir prendre des décisions déplaisant à l'employeur en matière de déclaration d'inaptitude, de prescriptions de reclassement, d'exigence en matière de santé et de sécurité à l'égard des salariés tant pris collectivement qu'individuellement, de vigilance sur les normes de sécurité et le harcèlement moral.

Les infirmiers, assistantes sociales ou psychologues qui certes bénéficient de la PVM n'ont pas de responsabilité de l'ordre de celles du médecin du travail qui les tient du droit du travail, de sorte que l'exigence d'indépendance des premiers, qu'au demeurant M. [T] [H] ne justifie par aucun texte pertinent, est sans rapport avec celui du demandeur.

Le médecin coordonnateur, qui bénéficie aussi de la PVM, a pour mission, selon sa fiche de poste, la politique et les orientations de la santé et de la sécurité au sein du groupe, la conformité du fonctionnement du service de prévention et de sécurité au regard du code du travail, du code de la santé publique et du code de déontologie médicale, la direction du service de prévention et de santé au travail, l'expertise et l'animation métier pour ce qui est de la santé et de la sécurité, y compris dans le cadre de l'activité du groupe dans ses implications internationales.

Il n'est pas chargé de suivre les salariés individuellement en tant que patients, sauf de manière très limitée.

Les salariés protégés ne sauraient être comparés utilement au regard du problème posé, à celle des médecins du travail, dans la mesure :

- Où d'une part, quand ils n'exercent pas leurs responsabilités de représentant du personnel, notamment lorsqu'ils sont représentants du personnel à temps partiel, ils remplissent une tâche identique à celle de leurs collègues qui ne sont pas médecins ;

- leur indépendance est garantie dans une certaine mesure par le paiement d'une PVM correspondant à la moyenne de leurs collègues, pour le temps consacré à leur mandat ;

- Et enfin, leur mandat est toujours susceptible de disparaître à leur gré ou en fonction des élections.

En outre, le mode de rémunération du salarié est différent des autres collaborateurs en bande F, auxquels il se compare, puisqu'il bénéficie comme les autres praticiens, d'un régime de rémunération spécifique et avantageux :

- Les accords salariaux de la société Orange contiennent un article ainsi qu'une annexe réservés aux médecins du travail, moyennant quoi l'augmentation moyenne de leur salaire de base, entre 2015 et 2023 par exemple, est systématiquement bien supérieure en moyenne à celle des autres salariés et même de plus du double en 2023 ;

- Leur salaire global moyen est supérieur à la moyenne des cadres de la bande F, notamment sur la période de 2015 à 2020, où l'écart de rémunération moyenne des cadres de la bande F et le leur est passé de 37% à 45% toujours en leur faveur ; le salaire global moyen des médecins du travail en 2022 étant de 112 559,46 euros et celui des autres cadres de la bande F de 75 308 euros ;

- Leur ancienneté n'est pas celle acquise au sein de l'entreprise, mais dans l'activité de médecin du travail.

Ainsi l'employeur rapporte la preuve d'éléments objectifs, pertinents et matériellement vérifiables, justifiant l'exclusion des médecins du travail du bénéfice de la PVM.

3 : Sur les demandes financières de M. [T] [H] au titre de la PVM

3.1 : Sur le rappel de PVM

La société Orange soutient que la prescription triennale atteint les demandes au titre des PVM correspondant à la période antérieure au 30 juillet 2016, puisque la saisine du conseil remonte au 31 juillet 2019. Elle soulève donc l'irrecevabilité des demandes en paiement de prime antérieure à celle qui serait échue en septembre 2016.

La société Orange estime que les médecins du travail avaient nécessairement connaissance du dispositif de la PVM avant la signature de l'accord du 20 avril 2017, qui a précisé les contours de cette prime, contrairement à ce qu'ils prétendent, dès lors que ce dispositif existe au sein de l'entreprise depuis 1993, que les principes en ont été redéfinis par une directive du 13 février 1995 et une note du 16 janvier 2013, que leur fonction et leur participation aux institutions représentatives du personnel les conduisaient à être témoins des contestations relatives à la fixation chaque semestre de cette part de rémunération variable et que tant l'intranet de la société que les documents officiels de l'entreprise en font état.

M. [T] [H] répond qu'il n'a eu connaissance de cette prime qu'à travers l'accord portant sur la reconnaissance des compétences et des qualifications du 20 février 2017, conclu entre Orange et les organisations syndicales représentatives. En effet, cet acte se référant à la note du 16 janvier 2013 fait apparaître que tous les salariés de la société ont droit à cette prime, sans prévoir d'exclusion des médecins du travail. Le salarié estime qu'en conséquence, il avait jusqu'au 20 février 2020 pour réclamer la prime due depuis le 20 février 2014.

Sur le fond, il soutient que si la PVM existe depuis 1995, ce n'est qu'à compter de 2013, que les médecins du travail n'en ont plus été écartés.

M. [T] [H] demande le paiement de la PVM échue depuis le 14 septembre 2015, qu'il s'agisse de celle-ci dans ses trois composantes ou subsidiairement dans sa seule deuxième composante.

Sur ce

Aux termes de l'article L. 3245-1 du Code du travail l'action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. La demande peut porter sur les sommes dues au titre des trois dernières années à compter de ce jour ou, lorsque le contrat de travail est rompu, sur les sommes dues au titre des trois années précédant la rupture du contrat.

Il appartient au salarié de prouver la date à laquelle il a pris connaissance de son droit, si cette date n'est pas celle de l'échéance.

Dans ses conclusions de première instance, le salarié a reconnu que les médecins connaissaient 'sans doute l'existence' de cette part variable qui, est-il ajouté à la ligne précédente, existait au moins depuis 1995.

De multiples notes internes et courriels démontrent que la PVM faisait l'objet de larges diffusions par des documents internes ou des négociations.

Ainsi le salarié ne justifie pas qu'il n'a pris connaissance de cette prime qu'à l'occasion de l'accord portant sur la reconnaissance des compétences et des qualifications du 20 février 2017.

Il est constant que la PVM était payable deux fois par an, par trimestre en mars et en septembre.

Le conseil ayant été saisi le 31 juillet 2019, la demande en paiement des PVM antérieures à celle échue en septembre 2016 sont prescrites.

Au vu des motifs qui précèdent, les autres demandes de rappel de primes non prescrites seront rejetées.

3.2 :Sur le préjudice moral

M. [T] [H] sollicite l'allocation de la somme de 10 000 euros en réparation du préjudice moral infligé :

- En les privant de la PVM 'de manière discriminatoire', car l'employeur aurait ainsi méconnu et méprisé la performance des médecins du travail ;

- En leur réservant un traitement vexatoire par un refus de répondre à leurs réclamations pendant plusieurs années ou en répondant en termes dénigrants à leurs demandes d'explication sur la privation de prime.

Il allègue que le préjudice a été amplifié, compte tenu de la période en cause pendant laquelle les médecins du travail ont été confrontés à une crise au sein du personnel avec souffrance au travail, harcèlement moral et suicides.

La société Orange conteste tout comportement de nature à nuire aux médecins du travail dans la gestion de leur demande de PVM et objecte que le salarié ne démontre aucun préjudice personnel se bornant à des appréciations d'ordre général.

Sur ce

Il a été démontré que la différence de traitement entre les médecins du travail et les autres cadres en bande F était justifiée par leurs différences de situation.

Alors que les médecins ont fait valoir leurs arguments pour bénéficier de la PVM par plusieurs lettres dont la première du 5 juillet 2017, l'employeur a répondu par deux fois le 5 octobre 2017 et le 12 décembre 2017, donc dans un délai raisonnable, en expliquant avec mesure sa position.

Il était notamment expliqué, en substance, que les médecins du travail, quoiqu'ils participassent avec un rôle essentiel à la bonne marche de l'entreprise, n'étaient pas intéressés directement à sa rentabilité de laquelle ils devaient se départir lorsqu'elle nuisait à la santé et la sécurité. Dans ces conditions, c'est par une interprétation erronée de la position de l'employeur, qu'ils ont cru devoir estimer que la récompense de la valeur et de l'efficacité des salariés par la PVM les excluait de toute reconnaissance de leur mérite.

Dans ces conditions, ils n'ont subi aucun préjudice indemnisable et leur demande de dommages-intérêts pour préjudice moral doit être rejetée.

4 : Sur la demande de dommages-intérêts pour résistance abusive

M. [T] [H] sollicite la condamnation de l'employeur à lui payer la somme de 5 000 euros de dommages-intérêts pour résistance abusive en relevant les multiples demandes auxquelles il n'aurait pas été répondu et les refus dilatoires empreints de mauvaise foi opposés aux demandes des médecins du travail par la société.

La société Orange répond que la résistance était fondée, que sa mauvaise foi n'est en tout état de cause pas démontrée et qu'enfin le salarié ne justifie pas d'un préjudice distinct.

Au vu de la solution adoptée par la cour, la demande de dommages-intérêts pour résistance abusive ne peut qu'être rejetée.

5 : Sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens

Il est équitable au regard de l'article 700 du code de procédure civile de condamner le salarié qui succombe à verser à la société Orange la somme de 150 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et le même montant au titre des frais irrépétibles d'appel.

Le salarié pour les mêmes motifs sera débouté de sa demande de ces chefs et condamné aux dépens.

PAR CES MOTIFS

Statuant contradictoirement, par mise à disposition au greffe et en dernier ressort ;

Déclare irrecevables les pièces numérotées 1 et 2 annexées à la note en délibéré du 2 février 2024 ; 

Confirme le jugement sauf sur l'exception de prescription ;

Statuant à nouveau ;

Déclare prescrites les demandes de rappel de PVM échues antérieurement à septembre 2016 ;

Condamne M. [T] [H] à payer à la société Orange la somme de 150 euros au titre des frais irrépétibles de première instance ;

Y ajoutant ;

Condamne M. [T] [H] à verser à la société Orange la somme de 150 euros au titre des frais irrépétibles d'appel ;

Rejette la demande de M. [T] [H] au titre des frais irrépétibles d'appel ;

Condamne M. [T] [H] aux dépens qui seront recouvrés par la SCP Flichy Grangé conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 4
Numéro d'arrêt : 21/08335
Date de la décision : 03/04/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 09/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-04-03;21.08335 ?
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