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22/03/2024 | FRANCE | N°22/06163

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 13, 22 mars 2024, 22/06163


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 13



ARRÊT DU 22 Mars 2024



(n° , 10 pages)





Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 22/06163 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CF6KA



Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 03 Juin 2022 par le Pole social du TJ de MELUN RG n° 20/00375





APPELANTE

S.A.R.L. [5]

[Adresse 1]

[Localité 3]

représentée par Me Maud EGLOFF-CAHEN,

avocat au barreau de PARIS, toque : C1757 substitué par Me Raphael LALLIOT, avocat au barreau de PARIS, toque : E2261



INTIME

Monsieur [H] [M]

[Adresse 6]

[Adresse 6]

[Adresse 6]

[Localité ...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 13

ARRÊT DU 22 Mars 2024

(n° , 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 22/06163 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CF6KA

Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 03 Juin 2022 par le Pole social du TJ de MELUN RG n° 20/00375

APPELANTE

S.A.R.L. [5]

[Adresse 1]

[Localité 3]

représentée par Me Maud EGLOFF-CAHEN, avocat au barreau de PARIS, toque : C1757 substitué par Me Raphael LALLIOT, avocat au barreau de PARIS, toque : E2261

INTIME

Monsieur [H] [M]

[Adresse 6]

[Adresse 6]

[Adresse 6]

[Localité 2]

représenté par Me Frédérick JUNGUENET, avocat au barreau de MELUN, toque : M30

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE SEINE ET MARNE

[Localité 4]

représentée par Me Amy TABOURE, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 18 Décembre 2023, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant M. Gilles REVELLES, Conseiller, chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Carine TASMADJIAN, présidente de chambre

Monsieur Gilles REVELLES, conseiller

Monsieur Christophe LATIL, Conseiller

Greffier : Mme Fatma DEVECI, lors des débats

ARRET :

- CONTRADICTOIRE - prononcé

par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

-signé par Madame Carine TASMADJIAN, présidente de chambre et par Madame Fatma DEVECI, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La cour statue sur l'appel interjeté par la S.A.R.L. [5] (la société) d'un jugement rendu le 3 juin 2022 par le pôle social du tribunal judiciaire de Melun dans un litige l'opposant à [H] [M] (l'assuré), en présence de la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-et-Marne (la caisse).

EXPOSÉ DU LITIGE

Les faits de la cause ayant été correctement rapportés par le tribunal dans son jugement au contenu duquel la cour entend se référer pour un plus ample exposé, il suffit de rappeler que l'assuré, salarié de la société depuis le 1er juin 2000 en qualité de chef d'équipe en déménagement, a déclaré le 9 mai 2018 une maladie professionnelle à l'appui d'un certificat médical initial établi le 7 mai 2018 mentionnant une « rupture de la coiffe des rotateurs transfixiante (sus-épineux et sub-capulaire) épaule droite », laquelle a été prise en charge par la caisse le 30 janvier 2019 au titre du tableau n° 57 de la législation sur les risques professionnels ; que l'état de santé de l'assuré a été déclaré consolidé au 29 mars 2019 avec un taux d'incapacité permanente de 13 % notifié le 26 juin 2019 au titre de : « Séquelles indemnisables d'une tendinopathie de l'épaule droite traitée médicalement chez un assuré droitier travailleur manuel consistant à une limitation douloureuse de la mobilité et une diminution de la force. L'ensemble entraîne un retentissement professionnel important » ; qu'ensuite, l'assuré a été victime d'un accident du travail le 8 octobre 2018 ; que le certificat médical initial établi le 10 octobre 2018 faisait état d'une « chute sur l'épaule gauche de la hauteur d'une chaise, depuis l'imitation douloureuse : Abd et anté P 100° » ; que la caisse a pris en charge cet accident au titre de la législation professionnelle par décision du 19 novembre 2018 ; que l'état de santé de l'assuré a été déclaré consolidé au 15 mars 2019 avec un taux d'incapacité permanente de 10 % par décision du 9 mai 2019 au titre de : « Séquelles indemnisables du traumatisme de l'épaule gauche chez un droitier avec rupture partielle du sus-épineux consistant en douleur persistante et limitation des amplitudes » ; que le 20 juin 2019, l'assuré à saisi la caisse d'une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de la société au titre de l'accident du travail du 8 octobre 2018 et de la maladie professionnelle du 7 mai 2018 ; qu'un procès-verbal de non conciliation a été dressé le 24 janvier 2020 ; que le 8 septembre 2020, l'assuré a porté le litige devant le tribunal de grande instance de Melun afin de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur dans la survenance de sa maladie professionnelle du 7 mai 2018 et de son accident du travail du 8 octobre 2018 ; que le tribunal de grande instance est devenu le tribunal judiciaire de Melun.

Par jugement du 3 juin 2022, le tribunal judiciaire de Melun a :

- déclaré l'assuré recevable en son action ;

- dit que la maladie professionnelle déclarée par l'assuré le 9 mai 2018 est due à une faute inexcusable de la société, son employeur ;

- dit que l'accident du travail dont l'assuré a été victime le 8 octobre 2018 est due à une faute inexcusable de la société, son employeur ;

- dit que l'intégralité des conséquences financières des fautes inexcusables sera supportée par la société ;

- dit que les rentes accordées à l'assuré seront majorées à leur taux maximum, calculées et revalorisées suivant les dispositions de l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale ;

Avant dire droit sur la liquidation des préjudices subis par l'assuré,

- ordonné une expertise médicale judiciaire et désigné pour y procéder le docteur [P] [Y] ;

- dit que l'expert aura pour mission contradictoirement à l'égard de l'ensemble des parties et dans le respect des dispositions des articles 232 et suivants du code de procédure civile de :

1. convoquer les parties et recueillir leurs observations ;

2. se faire communiquer par les parties tous documents médicaux relatifs aux lésions subies, en particulier le certificat médical initial, pour la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et pour l'accident du travail du 8 octobre 2018 ;

3. fournir le maximum de renseignements sur l'identité de la victime et sa situation familiale, son niveau d'étude ou de formation, sa situation professionnelle antérieure et postérieure à la maladie et à l'accident ;

4. à partir des déclarations de la victime et des documents médicaux fournis, décrire en détail pour leur maladie professionnelle du 9 mai 2018 pour l'accident du travail du 8 octobre 2018 les lésions initiales, les modalités du traitement, en précisant le cas échéant en tant que possible les durées exactes d'hospitalisation et, pour chaque période d'hospitalisation, la nature et le nom de l'établissement, le ou les services concernés et la nature des soins ;

5. pour la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et pour l'accident du travail du 8 octobre 2018, retranscrire dans son intégralité le certificat médical initial et, si nécessaire, reproduire totalement ou partiellement les différents documents médicaux permettant de reconnaître les lésions initiales et les principales étapes de l'évolution ; prendre connaissance et interpréter les examens complémentaires produits ;

6. décrire un éventuel état antérieur en interrogeant la victime et en citant les seuls antécédents qui peuvent avoir une incidence sur les lésions ou leurs séquelles ;

7. procéder dans le respect du contradictoire à un examen clinique détaillé en fonction des lésions initiales pour la maladie professionnelle du 9 mais 2018 et pour l'accident du 8 octobre 1018 et des doléances exprimées par la victime ;

8. décrire les souffrances physiques, psychiques ou morales endurées pour la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et pour l'accident du travail du 8 octobre 2018 (avant consolidation) du fait des lésions, de leur traitement, de leur évolution et des séquelles, les évaluer selon l'échelle de sept degrés ;

9. donner un avis sur l'existence la nature et l'importance du préjudice esthétique résultant de la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et de l'accident du travail du 8 octobre 2018, en précisant s'il est temporaire (avant consolidation) ou définitif ; l'évaluer selon l'échelle de sept degrés ;

10. lorsque la victime allègue une impossibilité ou des difficultés pour se livrer à des activités spécifiques sportives ou de loisirs, donner un avis médical sur cette impossibilité ou cette gêne et son caractère définitif à la suite de la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et de l'accident du travail du 8 octobre 2018, sans prendre position sur l'existence ou non d'un préjudice afférant à cette allégation ;

11. dire s'il existe un préjudice sexuel résultant de la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et de l'accident du travail du 8 octobre 2010 et l'évaluer ; le décrire précisément s'il recouvre l'un ou plusieurs des trois aspects pouvant être altérés séparément ou cumulativement, partiellement ou totalement : la morphologie, l'acte sexuel proprement dit (difficultés, perte de libido, impuissance ou frigidité) et la fertilité (fonction et reproduction) ;

12. lorsque la victime allègue une répercussion dans l'exercice de ses activités professionnelles, recueillir les doléances et les analyser ; étant rappelé que pour obtenir l'indemnisation du préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle, la victime devra rapporter la preuve que de telles possibilités préexistaient ;

13. établir un état récapitulatif de l'ensemble des postes énumérés dans la mission distincte pour la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et pour l'accident du travail du 8 octobre 2008 ;

- dit que les dates de consolidation fixées par la caisse au 29 mars 2019 s'agissant de la maladie professionnelle du 9 mai 2018 et du 15 mars 2019 s'agissant de l'accident du 8 octobre 2018 sont définitives ;

- fixé le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert désigné à la somme de 1 200 euros ;

- dit que la caisse devra faire l'avance de cette somme, qu'elle récupérera sur l'employeur, et la payer à l'expert désigné, dans un délai d'un mois à compter du consentement de la mission par l'expert ;

- dit qu'en cas d'empêchement de l'expert, il sera pourvu à son remplacement par ordonnance rendue par le président du tribunal sur simple requête ;

- dit que la mesure d'instruction sera mise en 'uvre sous le contrôle du magistrat qui l'a ordonnée ;

- dit que l'expert devra déposer le rapport de ses opérations au secrétariat de la juridiction dans le délai de 3 mois à compter de la saisine ;

- accordé à l'assuré une provision d'un montant de 10 000 euros à valoir sur l'indemnisation à venir ;

- dit qu'il appartient à la caisse de verser cette provision ;

- dit que la caisse pourra recouvrer le montant des indemnisations à venir et la provision accordée à l'assuré auprès de la société ;

- condamné la société à payer à l'assuré une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné la société aux dépens ;

- dit que les parties seront de nouveau convoquées à l'audience après dépôt du rapport d'expertise ;

- ordonné l'exécution provisoire.

Pour statuer ainsi, le tribunal a retenu en substance que la société aurait dû avoir conscience du danger auquel elle exposait son salarié en le maintenant à son poste de chef d'équipe déménageur sans aménagement alors que celui-ci avait reçu des contre-indications au port de charges de plus de 10 kilos et que n'ayant pris aucune mesure pour l'en préserver, ses manquements sont en lien causal direct avec la maladie de l'assuré. Ensuite, le tribunal a retenu que malgré les contre-indications du médecin du travail à la manutention de charges lourdes, l'assuré n'a bénéficié d'aucun aménagement de son poste de travail et que le jour de l'accident il était affecté à une opération de livraison et de déménagement, opération réalisée par deux personnes, et que cette circonstance a directement conduit à l'accident du travail du 8 octobre 2018.

La société a interjeté appel le 10 juin 2022 de ce jugement qui lui avait été notifié le 9 juin 2022.

L'affaire a été fixée à l'audience du conseiller rapporteur du 18 décembre 2023, date à laquelle les parties étaient présentes ou représentées.

Par ses conclusions écrites soutenues oralement et déposées à l'audience par son conseil, la société demande à la cour de :

- la déclarer bien fondée en son appel ;

- infirmer le jugement du pôle social du tribunal judiciaire de Melun du 3 juin 2022 et, statuant à nouveau, de débouter l'assuré de l'ensemble de ses demandes ;

- condamner l'assuré à lui verser la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.

Par ses conclusions écrites soutenues oralement et déposées à l'audience par son conseil, l'assuré demande à la cour, au visa des articles L. 452-1 et suivants du code de la sécurité sociale, de :

- confirmer le jugement rendu par le pôle social du tribunal judiciaire de Melun en date du 3 juin 2022 ayant reconnu la faute inexcusable de l'employeur, sauf à rectifier l'erreur matérielle quant à la date de la maladie professionnelle du 7 mai 2018 et non du 9 mai 2018 ;

- ordonner le renvoi du dossier devant le pôle social du tribunal judiciaire de Melun afin qu'il soit statué sur ses préjudices à la suite du dépôt du rapport en date du 6 octobre 2022 par l'expert désigné ;

Y ajoutant,

- condamner la société à lui payer la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Par ses conclusions écrites déposées à l'audience par son conseil qui les a développées et complétées oralement à l'audience, la caisse demande à la cour, au visa des articles L. 452-1 et suivants du code de la sécurité sociale, de :

- statuer ce que de droit sur les mérites de l'appel interjeté par la société ;

En cas de confirmation du jugement quant à la faute inexcusable de l'employeur,

- rappeler qu'elle avancera les sommes éventuellement allouées à l'assuré dont elle récupérera le montant sur l'employeur, y compris les frais d'expertise ;

- condamner tout succombant aux entiers dépens.

Pour un exposé complet des moyens et arguments des parties la cour renvoie expressément à leurs conclusions écrites reprise oralement par leur conseil à l'audience puis déposé après avoir été visé par le greffe à la date du 18 décembre 2023.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la faute inexcusable

Moyens de parties

La société soutient en substance que qu'elle a respecté les préconisations du médecin du travail et que l'assuré n'a jamais été contraint de porter des charges de plus de 10 kilos. La société fait valoir que l'assuré se prévaut de « prime piano » qu'il a perçu en décembre 2017 et avril 2018 pour affirmer qu'il aurait été contraint de porter des charges de plus de 10 kilos. Toutefois, l'assuré a omis d'indiquer que si ces primes sont effectivement versées pour certains déménagements, elle sous-traite systématiquement ce type de manutention à une société spécialisée. Elle soutient qu'après 2016, l'assuré n'a jamais eu à faire de la manutention de plus de 10 kilos et a fortiori pour un piano. En outre ces primes sont versées non personnellement mais parce que l'équipe de déménagement a réalisé la manutention. La société rappelle que l'assuré exerçait les fonctions de chef d'équipe de déménagement et que c'est à ce titre qu'il percevait les « primes piano ». Si après 2017, elle ne lui avait pas versé ces primes conformément aux préconisations du médecin du travail, l'assuré n'aurait pas manqué de faire part d'une modification de sa rémunération d'origine discriminatoire liée à son état de santé. Si avant le mois de juin 2017, il a pu participer à des déménagements réalisés à deux cela n'a plus été le cas ensuite. Les attestations n'affirment d'ailleurs pas le contraire. Les équipes de déménagement auxquelles l'assuré était affecté étaient systématiquement composées de plusieurs déménageurs afin de respecter les préconisations du médecin du travail.

En outre, la Société relève que l'accident du travail n'est absolument pas dû à la manutention de la charge de plus de 10 kilos mais à une chute sur l'épaule gauche de la hauteur d'une chaise. Il est indéniable que cette chute n'a rien à voir avec les préconisations du médecin du travail. Elle conteste les allégations de l'assuré selon lesquelles l'accident serait intervenu alors qu'il remettait en place une corniche sur une armoire lui imposant de lever les bras au-dessus de la ligne des épaules mais indique qu'en tout état de cause un acte isolé ne constitue pas la démonstration d'une faute inexcusable pour le non-respect d'une préconisation du médecin du travail qui contre-indiquait « l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules ».

La société conclut que l'assuré ne rapporte donc pas la preuve d'un manquement de sa part à son obligation de sécurité. Elle rappelle qu'en sa qualité de chef d'équipe l'assuré devait coordonner les actes des différents déménageurs et qu'il ne lui était donc pas imposé de porter une charge de plus de 10 kilos ni de procéder à l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules.

En réplique, l'assuré rappelle qu'il a été victime de deux accidents du travail les 4 octobre 2016 et 18 mai 2017 à la suite desquels ses médecins étaient d'avis qu'il pouvait poursuivre son travail à la condition « d'éviter le port de charge et les actions répétées en élévation du membre supérieur droit ». Il soutient qu'il avait informé son employeur de ces avis médicaux. Il rappelle qu'en tout état de cause, le médecin du travail a confirmé à l'issue de ses différents examens les restrictions évoquées par les médecins traitants. Le 22 juin 2017, le médecin du travail a fait ressortir la contre-indication à la manutention de charges lourdes (plus de 10 kilos) pour une durée de deux mois, le 16 octobre 2017 il a maintenu cette contre-indication pour une durée de trois mois et le 23 janvier 2018 il a précisé que la contre-indication à la manutention de charges lourdes était durable tout comme celle relative à l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules.

L'assuré soutient que la société n'a cependant pas respecté ces restrictions et n'a pris aucune mesure pour aménager son poste de travail afin de les respecter. Ainsi il était contraint de continuer à porter des charges de plus de 10 kilos ce dont attestent ses bulletins de paie émis pour les mois de décembre 2017 et avril 2018 mentionnant à ce titre le versement d'une « prime piano » comme antérieurement à juin 2017. C'est ainsi que son état s'est aggravé et qu'il a dû déclarer une maladie professionnelle. Le 8 octobre 2018 il a été victime d'un nouvel accident du travail affectant son épaule gauche alors qu'il remettait en place une corniche sur une armoire grimpé sur une simple chaise lui imposant de lever les mains au-dessus de la ligne des épaules. La description de l'accident n'est pas fallacieuse et correspond exactement à la déclaration d'accident du travail. Le médecin du travail le 13 décembre 2018 a confirmé qu'il souffrait d'une pathologie chronique des membres supérieurs et pas seulement de l'épaule droite.

L'assuré observe que le plan de prévention des risques de la société interdisait de porter à bras une charge ou un report de charge supérieur à 55 kilos, mais que cette interdiction n'a jamais été respectée comme l'établit le versement des primes pour le déménagement de piano. Il observe que la société se garde bien de communiquer les conditions d'octroi de ladite « prime piano » qui était versée lors de la manipulation de charges lourdes et pas seulement de pianos. Il rappelle également que le montant de ces primes qui n'étaient pas versées tous les mois, était variable en fonction des charges qui avaient dû être portées pendant le mois. L'assuré observe que l'argument de la société selon lequel il se serait plaint si on ne lui avait pas versé ses primes ne peut pas convaincre car il aurait été normal de ne pas percevoir ces primes s'il n'avait pas dû porter des charges lourdes. L'assuré fait valoir que la société ne justifie pas que les équipes étaient composées de plusieurs déménageurs et non pas de deux personnes seulement ce qui contraignait nécessairement la manipulation et le port de charges lourdes qu'implique tout déménagement.

L'assuré soutient qu'il n'a donc pas bénéficié d'un aménagement de son poste afin de lui éviter de porter des charges lourdes et que dans le cas contraire la société ne manquerait pas d'en produire les justificatifs. Il soutient que le fait de ne pas prendre en compte les contre-indications du médecin du travail dont la société avait bien connaissance permet de retenir que celle-ci s'est rendue coupable d'une faute inexcusable. Il demande seulement la rectification d'une erreur matérielle contenue dans le jugement en ce que la maladie est du 7 mai 2018 et non du 9 mai 2018.

La caisse s'en rapporte sur le mérite de l'action en reconnaissance de la faute inexcusable.

Réponse de la cour

Il résulte de l'application combinée des articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale, L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail que le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié ou de la maladie l'affectant. Il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire, même non exclusive ou indirecte, pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, étant précisé que la faute de la victime, dès lors qu'elle ne revêt pas le caractère d'une faute intentionnelle, n'a pas pour effet d'exonérer l'employeur de la responsabilité qu'il encourt en raison de sa faute inexcusable.

A) Sur la maladie professionnelle

En l'espèce, il est constant que l'assuré a été engagé le 1er juin 2000 en qualité de déménageur et occupait en 2018 la fonction de chef d'équipe en déménagement.

Il ressort des éléments du dossier que l'assuré a été victime d'un premier accident du travail le 4 octobre 2016. Alors qu'il portait un meuble, il s'est blessé au coude droit et à l'épaule droite. Le certificat médical initial faisait état de « douleurs mécaniques coude et épaule droit ». Le 18 mai 2017, l'assuré était victime d'un deuxième accident du travail, toujours en portant un meuble, qui provoquait une douleur aiguë de l'épaule droite. Le certificat médical initial faisait état de « douleur aiguë de l'épaule droite lien au travail - Abd 90° antépulsion 100° - Douleurs noct' ».

Par courriel du 19 mai 2017, à 10:57, la société sollicitait un rendez-vous urgent à la médecine du travail pour un examen de son salarié. Par courriel de réponse en retour, le même jour, à 11:31, la médecine du travail répondait qu'elle ne pourra rien faire de plus que de mettre l'assuré inapte à son poste temporairement et le renvoyer vers son médecin traitant.

Le médecin traitant de l'assuré établissait par certificat du 9 juin 2017 que l'état de santé de son patient ne lui permettez plus de porter des charges. La société ne conteste pas avoir eu connaissance de ce certificat

Par deux certificats du 22 novembre 2017, le docteur [F] [Z], chirurgien de la main, du membre supérieur et de l'épaule, faisait état qu'une IRM de l'épaule droite de l'assuré confirmait la rupture de la coiffe qui avait été déjà diagnostiquée par un arthroscanner en juin 2017, lésion qui ne peut pas se réparer spontanément et entraîne un risque d'agrandissement de rupture accentuée par les travaux de force. Il contre-indiquait en conséquence les travaux de force avec le membre supérieur droit et l'autorisait à poursuivre son travail à condition d'éviter le port des charges et les actions répétées en élévation du membre supérieur droit. La société ne conteste pas avoir eu connaissance de cet avis.

Le médecin du travail, le 22 juin 2017 a établi une fiche de suivi individuel dans laquelle il note : « L'état de santé de l'assuré permet la reprise du travail, il existe une contre-indication à la manutention de charges lourdes (plus de 10 kilos) pour une durée de 2 mois, il n'existe pas de contre-indication à la conduite des véhicules poids lourds. »

Le 16 octobre 2017, dans sa fiche de suivi individuel, le médecin du travail écrit : « Maintien pour une durée de 3 mois de la contre-indication à la manutention de charges lourdes (plus de 10 kilos). Il n'existe pas de contre-indication à la conduite des véhicules poids lourds. »

Dans la fiche d'attestation de suivi du 23 janvier 2018, le médecin du travail écrit : « État de santé compatible avec la reprise du poste. Contre-indication durable à la manutention de charges lourdes (plus de 10 kilos) et à l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules. Il n'existe pas de contre-indication à la conduite des véhicules poids lourds. »

Par ailleurs la société a établi un document d'évaluation des risques professionnels dans lequel il est prévu l'interdiction « de porter à bras une charge ou un report de charge supérieur à 55 kilos », de sorte qu'il n'est pas discutable que la société avait conscience ou aurait dû avoir conscience du danger que constitue, dans le cadre d'une activité de déménagement, en général, le port de charges lourdes supérieures à 55 kilos et, en particulier, de plus de 10 kilos au sujet de l'assuré concerné.

Le 8 mai 2018 l'assuré a déclaré une maladie professionnelle au titre d'une « rupture transfixiante du tendon du supra épineux de l'épaule droite et de la coiffe » en produisant un certificat médical du 7 mai 2018 faisant état d'une « rupture de la coiffe des rotateurs transfixiante (sus-épineux et sub-capulaire) épaule droite ». Cette pathologie a été prise en charge au titre du tableau n°57 des maladies professionnelles.

Le caractère professionnel de cette maladie n'est pas contesté par la société. Les parties s'opposent sur le respect ou non des préconisations médecins du travail par l'employeur et qui serait à l'origine de la maladie professionnelle.

Pour établir que les préconisations du médecin du travail et les alertes des médecins traitants n'ont pas été suivies d'effets et que son poste n'a pas été aménagé en conséquence par son employeur, l'assuré se prévaut de diverses attestations et de ses bulletins de paie qui font apparaître une « prime piano » qui établit qu'il a bien été exposé au port de charges lourdes.

Sept des douze bulletins de paie établis entre le mois de janvier 2017 et le mois d'avril 2018, versés au débat, comportent une « prime piano » dont le montant varie entre 25 et 100 euros.

La société soutient que la prime n'était versée que pour certains déménagements, que l'assuré ne la percevait qu'en sa qualité de chef d'équipe et non pour indemniser la manutention de charges lourdes et que par ailleurs elle sous-traitait systématiquement le déménagement des pianos par une société spécialisée. S'il se déduit que l'absence de la « prime piano » sur cinq bulletins de paie que celle-ci n'était pas automatique, pour autant la société n'établit pas les conditions d'octroi de ladite prime versée lors de la manipulation de charges lourdes, peu important que des pianos aient été éventuellement déménagés par une société tierce, la société ne démontrant pas par ailleurs que cette pratique a été utilisée pour tous les déplacements de pianos.

L'argument selon lequel l'assuré se serait plaint de ne pas percevoir, à la suite des préconisations du médecin du travail, la « prime piano » est inopérant dans la mesure où, n'étant pas automatique, la prime correspond nécessairement à la contrepartie d'une tâche effectivement réalisée par l'assuré. En outre, il ne peut pas être sérieusement soutenu qu'elle n'était versée qu'en sa qualité de chef d'équipe dès lors que cette qualité n'existait pas seulement quand le déménagement comportait la nécessité de manipulation de charges lourdes et qu'elle aurait dû, dans ces conditions être systématiquement versée.

Ensuite, la société conteste que l'assuré ait été placé en situation de devoir réaliser des déménagements avec un seul autre salarié mais qu'au contraire les équipes étaient constituées de plusieurs déménageurs.

Néanmoins, l'assuré verse trois attestations qui démontrent que les déplacements et les livraisons étaient effectués par des équipes de deux personnes ce qui les contraignait nécessairement à la manipulation et au port de charges lourdes inhérents à tout déménagement.

La première attestation établie le 9 septembre 2020, par [A] [X], secrétaire comptable de la société du 1er octobre 1994 au 12 septembre 2019, indique que l'assuré réalisait des déménagements locaux, régionaux mais surtout nationaux, et qu'il partait en déplacement avec un aide déménageur, les déchargements s'effectuant donc à deux (camion-remorque complet, à savoir 100 m3).

La deuxième attestation établie le 2 septembre 2020, par [W] [C], chauffeur poids-lourds et super-lourds, fait état de livraisons de buffet en chêne massif de plus de 150 kilos, de piano en étage de plus de 200 kilos, de tables « style de ferme » en bois de rose de plus de 150 kilos et d'un billard formé de trois plaques d'ardoise de 120 kilos chacune, toutes livraisons qui ont été effectuées en déplacement à deux personnes.

La troisième établie le 2 septembre 2020, par [L] [O] [G], ancien salarié, confirme les déménagements effectués en équipe de deux personnes avec des charges trop lourdes et des camions éloignés des lieux de déchargement.

Il se déduit de ses différents éléments que malgré les dénégations de la société qui ne sont fondées sur aucune pièce, il est établi que l'assuré à travailler avec une seule autre personne pour des déménagements complets comprenant nécessairement le port de charges lourdes soit seul soit avec son collègue.

Ainsi, malgré la conscience du danger dont elle avait connaissance par les multiples alertes et préconisations des médecins traitants et des médecins du travail, la société n'a pas en l'espèce pris de mesure efficace pour y remédier en veillant à ce que son salarié ne soit pas mis en situation de devoir porter des charges lourdes de plus de 10 kilos notamment en l'affectant à des équipes de déménageurs supérieures à deux personnes.

Le manquement de la société, en sa qualité d'employeur, à son obligation de sécurité exposant son salarié à un danger dont il avait ou aurait dû avoir conscience est ainsi établi, tout comme le fait et qu'elle n'a pas pris toutes les mesures nécessaires pour le préserver efficacement de ce danger.

La faute inexcusable de l'employeur participant à l'apparition de la maladie professionnelle est ainsi caractérisée.

Le jugement sera en conséquence confirmé sur ce point.

Ensuite, l'assuré a été victime d'un accident du travail le 8 octobre 2018. Le certificat médical initial établi le 10 octobre 2018 fait état d'une « chute sur l'épaule gauche de la hauteur d'une chaise, depuis l'imitation douloureuse : Abd et anté P 100°. » La déclaration d'accident du travail fait état de « déménagement + livraison, remise en place d'une corniche sur une armoire », « déséquilibre et geste pour retenir la corniche ».

Pour rétablir la faute inexcusable de son employeur, l'assuré se prévaut des mêmes moyens et arguments, à savoir les préconisations des médecins médecin traitants et du travail ainsi que les attestations de ses collègues.

Néanmoins, aucune information n'est donnée sur le poids de la corniche et les circonstances exactes de l'accident ne ressortent d'aucune pièce du dossier mais seulement des écritures des parties. Même à supposer que l'assuré se soit effectivement hissé sur une chaise pour remettre une corniche au sommet d'une armoire, cela ne permet pas d'établir qu'il ait levé les bras au-dessus de la ligne des épaules. En outre, il s'agirait là d'un seul et unique acte qui ne permettrait pas d'établir que la société n'a pas respecté la contre-indication médicale qui interdisait « l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules ».

Il ressort des rares éléments objectifs du dossier sur l'accident que ni le port de charges lourdes de plus de 10 kilos ni l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules ne sont caractérisés.

Il s'ensuit que si la société avait conscience des dangers que constituent le port de charges lourdes de plus de 10 kilos et l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules, pour autant il n'est pas établi qu'elle n'a pas pris les mesures nécessaires pour préserver son assuré contre le risque de l'élévation répétée des mains au-dessus de la ligne des épaules, étant noté que le poids de la corniche est inconnu et que l'assuré ne se prévaut pas d'une violation à cet endroit de la contre-indication du port de charges lourdes de plus de 10 kilos.

En conséquence sur ce point le jugement sera infirmé.

Les autres points du jugement seront confirmés

Chaque partie conservera la charge de ses dépens et les demandes formées au titre de l'article 700 d code de procédure civile seront rejetées.

PAR CES MOTIFS :

LA COUR

DÉCLARE l'appel recevable ;

INFIRME le jugement du 3 juin 2022 en ce qu'il a dit que l'accident du travail dont [H] [M] a été victime le 8 octobre 2018 était due à une faute inexcusable de la S.A.R.L. [5], son employeur, et que la rente attribuée à ce seul titre sera majorée à son taux maximum ;

CONFIRME le jugement déféré en toutes ses autres dispositions ;

RECTIFIE l'erreur matérielle quant à la date de la maladie professionnelle, laquelle et du 7 mai 2018 et non du 9 mai 2018 ;

Et statuant à nouveau sur le seul chef infirmé,

DÉBOUTE [H] [M] de ses demandes en reconnaissance de la faute inexcusable de la S.A.R.L. [5] au titre de l'accident dont il a été victime le 8 octobre 2018 et de majoration de la rente y afférente à son taux maximum ;

ORDONNE le renvoi du dossier devant le pôle social du tribunal judiciaire de Melun afin qu'il soit statué sur les préjudices de [H] [M] à la suite du dépôt du rapport de l'expertise médicale en date du 6 octobre 2022 par le médecin désigné par le jugement du 3 juin 2022, abstraction faite des conséquences de l'accident du 8 octobre 2018 ;

DIT n'y avoir lieu d'appliquer les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

DIT que chaque partie conservera la charge de ses dépens.

La greffière La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 22/06163
Date de la décision : 22/03/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 30/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-03-22;22.06163 ?
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