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22/03/2024 | FRANCE | N°20/06617

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 13, 22 mars 2024, 20/06617


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 13



ARRÊT DU 22 Mars 2024



(n° , 9 pages)





Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 20/06617 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCPJL



Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 11 Septembre 2020 par le Pole social du TJ de MELUN RG n° 18/00627



APPELANTE

S.A. [5]

[Adresse 7]

[Adresse 7]

[Localité 4]

représentée par Me Hugues

LAPALUS, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND, toque : 8 substitué par Me Adrien BARBAT, avocat au barreau de PARIS, toque : L0097



INTIMES

Monsieur [D] [E]

[Adresse 1]

[Localité 2]

représenté ...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 13

ARRÊT DU 22 Mars 2024

(n° , 9 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 20/06617 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCPJL

Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 11 Septembre 2020 par le Pole social du TJ de MELUN RG n° 18/00627

APPELANTE

S.A. [5]

[Adresse 7]

[Adresse 7]

[Localité 4]

représentée par Me Hugues LAPALUS, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND, toque : 8 substitué par Me Adrien BARBAT, avocat au barreau de PARIS, toque : L0097

INTIMES

Monsieur [D] [E]

[Adresse 1]

[Localité 2]

représenté par Me Isabelle WASSELIN, avocat au barreau de MELUN substituée par Me Florence POIRIER, avocat au barreau de MELUN

CPAM 77 - SEINE ET MARNE

[Adresse 6]

[Localité 3]

représenté par Me Amy TABOURE, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 18 Décembre 2023, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant M. Gilles REVELLES, Conseiller, chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Carine TASMADJIAN, présidente de chambre

Monsieur Gilles REVELLES, conseiller

Monsieur Christophe LATIL, Conseiller

Greffier : Mme Fatma DEVECI, lors des débats

ARRET :

- CONTRADICTOIRE - prononcé

par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

-signé par Madame Carine TASMADJIAN, présidente de chambre et par Madame Fatma DEVECI, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La cour statue sur l'appel interjeté par la S.A. [5] (la société) d'un jugement rendu le 11 septembre 2020 par le pôle social du tribunal judiciaire de Melun dans un litige l'opposant à [D] [E] (l'assuré), en présence de la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-et-Marne (la caisse).

EXPOSÉ DU LITIGE

Les faits de la cause ayant été correctement rapportés par le tribunal dans son jugement au contenu duquel la cour entend se référer pour un plus ample exposé, il suffit de rappeler que l'assuré, salarié de la société en qualité d'assistant production cariste depuis le 2 février 2004, a été victime le 24 novembre 2016 d'un accident du travail, subissant une « contusion cuisse Dte Ex pas de déficit neuro musculaire » selon le certificat médical initial du 24 novembre 2016 ; qu'il ressort de la déclaration d'accident du travail, établie à une date inconnue, que l'assuré conduisait un transpalette électrique de catégorie 1 lorsqu'un chariot élévateur frontal de catégorie 3 conduit par un autre salarié se dirigeant en marche avant dans sa direction, malgré les alertes de sa présence (klaxon, cris), l'a percuté ; que l'assuré est titulaire d'un permis CACES, de même que le salarié conducteur du chariot élévateur responsable de l'accident ; que les pompiers se sont déplacés dans l'entreprise ; que cet accident a été pris en charge le 13 décembre 2016 par la caisse au titre de la législation professionnelle ; que l'état de santé de l'assuré a été déclaré consolidé le 26 mars 2018 avec un taux d'IPP de 3% au titre de « séquelles indemnisables d'une lésion méniscale externe du genou droit consistant en une raideur alléguée et des douleurs chroniques chez un travailleur manuel » ; qu'après vaine tentative de conciliation, l'assuré a intenté le 12 septembre 2018 une action en reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Melun ; que le dossier a été transmis au tribunal de grande instance de Melun le 1er janvier 2019.

Par jugement mixte du 11 septembre 2020, le tribunal a :

- dit que l'accident du travail survenu le 24 novembre 2016 à l'assuré est due à la faute inexcusable de son employeur, la société ;

En conséquence,

- fixé au maximum le montant de la majoration de la rente de l'assuré ;

- dit que la majoration de la rente devra suivre l'évolution du taux d'IPP de l'assuré ;

Avant dire droit sur la réparation des préjudices,

- ordonné une expertise médicale ;

- commis pour y procéder le docteur [Z] [J] avec pour mission contradictoire et après avoir régulièrement convoqué les parties et avisé leur conseil de :

* examiner l'assuré ;

* prendre connaissance de toutes pièces médicales, toutes observations et documents utiles à sa mission, de se faire communiquer tous documents relatifs aux examens, soins, interventions et traitements pratiqués sur la victime et le cas échéant, avec l'accord de ce dernier, le dossier médical détenu par tout tiers ;

* recueillir ses doléances ;

* décrire les lésions imputables l'accident du travail dont l'assuré a été victime et dire si elles sont de nature à évoluer en aggravation ou en amélioration ;

* donner son avis sur l'importance des souffrances physiques et morales endurées avant et après consolidation, du préjudice esthétique et d'agrément, sur le préjudice résultant de la perte de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle et sur le déficit fonctionnel temporaire en précisant si ce déficit a été total ou partiel et le cas échéant en précisant le taux en fonction des périodes postérieures à l'accident ;

* dire s'il existe un préjudice sexuel et le cas échéant de laisser son avis sur son importance ;

* dire si l'assistance d'une tierce personne est ou a été nécessaire ;

* dire si l'aménagement du véhicule est nécessaire ;

* dire si l'aménagement du domicile est nécessaire ;

* dire si des soins postérieurs à la consolidation sont à prévoir ;

- dit que l'expert dressera un rapport détaillé de ses opérations qu'il déposera en six exemplaires au greffe du pôle social du tribunal de Melun dans un délai de trois mois compter de sa saisine ;

- dit qu'en cas de récusation d'empêchement de l'expert, il sera procédé à son remplacement par ordonnance du président du pôle social du tribunal judiciaire de Melun statuant sur simple requête ;

- dit que la caisse fera l'avance des frais d'expertise ainsi ordonnée et que celle-ci devra verser une avance de 700 euros à l'expert désigné ;

- dit que l'intégralité des conséquences financières de la faute inexcusable sera supportée par la société ;

- dit que l'affaire sera de nouveau appelée à l'audience du 15 décembre 2020 à 09h00 pour mise en état, ce jugement valant convocation ;

- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement.

Pour statuer ainsi le tribunal a retenu qu'il ressortait d'une part des attestations produites qu'il n'existait pas de marquage au sol dans l'entrepôt pour organiser la circulation des chariots et d'autre part d'un courriel de la DIRECCTE du 29 novembre 2018 qu'après une visite de l'entrepôt le 5 février 2014 il avait été demandé à la société de réaliser un plan de circulation dans les meilleurs délais mais que lors de la visite d'avril 2018, les voies de circulation étaient toujours inexistantes, de sorte qu'il était démontré qu'aucun plan de circulation n'avait été organisé au sein de l'entrepôt exposant les piétons mais également les conducteurs de chariots à un risque. Le tribunal a jugé qu'il s'en déduisait que la société avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel elle exposait son salarié et n'avait pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

La société a interjeté appel le 7 octobre 2020 de ce jugement qui lui avait été notifié le 17 septembre 2020.

Par ses conclusions écrites soutenues oralement et déposées à l'audience par son conseil, la société demande à la cour de :

- infirmer dans son intégralité le jugement rendu le 11 septembre 2020 ;

- dire que l'accident du travail dont a été victime l'assuré le 24 novembre 2016 découle d'une cause fortuite et non d'une cause inexcusable de l'employeur ;

- en conséquence, débouter l'assuré de toutes ses demandes ;

- condamner l'assuré à lui verser la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner l'assuré aux entiers dépens.

Par ses conclusions écrites soutenues oralement et déposées à l'audience par son conseil, l'assuré demande à la cour de :

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions ;

- condamner la société à lui verser la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par observations orales de son conseil à l'audience, la caisse :

- s'en rapporte à la sagesse de la cour sur l'existence de la faute inexcusable ;

- demande à la cour, en cas de confirmation du jugement, de confirmer son action récursoire.

Pour un exposé complet des moyens et arguments des parties, il est expressément renvoyé aux conclusions écrites reprises oralement à l'audience par leurs conseils puis déposées après avoir été visées par le greffe à la date du 18 décembre 2023.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la faute inexcusable

Moyens des parties

La société fait valoir qu'elle respectait les préconisations réglementaires en matière de maniement d'un chariot automoteur puisque les deux salariés impliqués dans l'accident étaient titulaires du CACES, que des avis médicaux d'aptitude avaient été rendus et que leurs autorisations de conduite avaient été validées par le médecin du travail.

L'accident ayant été matérialisé par la collision de deux chariots automoteurs, la société soutient que la raison de cet accident est due à une erreur humaine et non à un manquement de l'employeur à une quelconque obligation. La faute vient de l'opérateur conduisant le chariot responsable de la collision dès lors qu'il avait conduit en marche avant alors que cette position a été interdite lorsque la charge transportée sur les fourches supprime la visibilité. La société soutient ainsi que ce salarié a commis une imprudence en enclenchant la marche avant et qu'une signalisation au sol n'aurait pas été un frein à l'accident puisqu'il ne voyait pas où il roulait et n'aurait pas vu s'il était dans une zone de circulation ou en dehors.

Elle soutient que les dispositions du code du travail invoquées par l'assuré ne lui sont pas opposables dès lors qu'elles concernent le maître de l'ouvrage qui a construit les locaux.

La société se prévaut de l'arrêt de la 2e chambre civile du 13 octobre 2011, n° 10-24.287, qui retient que la faute d'un salarié tiers dans un accident du travail n'entraîne pas la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur.

La société ajoute que le document unique d'évaluation des risques prend en compte le risque lié à l'utilisation des chariots et que des règles de circulation étaient donc parfaitement définies dans l'entrepôt où a eu lieu l'accident. La société ajoute qu'un plan de circulation stricto sensu était en cours d'élaboration depuis le début 2016, avant l'accident, mais que des contraintes techniques liées à l'implantation des stocks avaient décalé son adoption et qu'elle avait donné mission à une entreprise extérieure de le mettre en place.

La société conclut que l'accident de travail est dû à un élément imprévisible qui ne peut pas lui être reproché.

L'assuré réplique que les dispositions du code du travail relatives à l'aménagement de la circulation des lieux de travail intérieurs et extérieurs sont parfaitement applicables à l'espèce puisque c'est l'entreprise qui a aménagé les locaux pour y accueillir son personnel. L'assuré invoque également les dispositions de l'arrêté du 4 novembre 1993 applicable à l'espèce. L'assuré fait valoir que la société ne pouvait pas ignorer la législation en vigueur dès lors qu'elle exploitait un entrepôt de logistique.

L'assuré rappelle qu'il ressort des procès-verbaux du CHSCT que ce sont bien les services de l'entreprise qui se sont chargés d'établir le plan de circulation. Il observe que la société exploite des entrepôts de grande taille où arrivent, sont triées et sont réparties d'importantes quantités de produits alimentaires en provenance de producteurs et à destination de distributeurs. Au sein de ces entrepôts circulent un nombre important de personnels à pied ou en chariot élévateur.

Pour autant il ressort des photographies de la zone de conditionnement où a eu lieu l'accident qu'il n'existait aucune signalisation horizontale ou même verticale destinée à organiser la circulation des chariots élévateurs au sein de l'entrepôt dont les allées sont elles-mêmes encombrées. Il observe que les procès-verbaux des réunions du CHSCT de 2016, antérieurs à l'accident, évoquent tous la nécessité de mettre en place le plan de circulation et la signalétique. Il en résulte que la société était nécessairement consciente du danger auquel elle exposait ses salariés en permettant la circulation sans plan ni signalisation. L'assuré invoque également diverses attestations, dont celle du conducteur du chariot élévateur à l'origine de l'accident, qui établissent qu'il n'y avait pas de marquage au sol, ni avant ni après l'accident.

L'assuré rappelle que la DIRECCTE au mois de février 2014 avait déjà signalé ce danger à la société et que dans son courriel du 29 novembre 2018, la DIRECCTE confirme qu'elle avait demandé à la société de réaliser dans les meilleurs délais un plan de circulation destiné à protéger les opérateurs des collisions avec les chariots, après avoir constaté que des chariots automoteurs circulaient au sein de l'atelier au contact direct d'équipement de travail et de personnels piétons. Malgré ce rappel, aucun plan de circulation ni aucune signalétique n'ont été encore mis en place en 2016, ce que reconnaît la société dans ses propres écritures. L'assuré soutient que la mise en place de cette signalisation, de ce marquage et d'un plan de circulation incombe bien à la société. Lors du contrôle d'avril 2018, soit un an et demi après l'accident, la DIRECCTE a constaté la persistance de l'absence de toute voie de circulation plus de 4 ans après le premier contrôle. L'assuré soutient que le plan d'action pour la mise en place des voies de circulation date de mai 2018 soit plus d'un an et demi après l'accident. Il soutient que si les voies de circulation avaient existé en novembre 2016 le chariot élévateur responsable de l'accident ne se serait pas trouvé sur la même voie de circulation que la sienne. Il ajoute que la société n'établit pas avoir pris des mesures de sécurité provisoires dans l'attente de la réalisation du plan et du balisage de circulation dans l'entrepôt.

Sur la prétendue erreur humaine de l'opérateur responsable de l'accident, l'assuré fait valoir que nonobstant qu'il ne soit pas établi que ce dernier a été sanctionné disciplinairement, il est incontestable que la signalétique horizontale aurait permis, même en circulant en marche avant, d'éviter l'accident puisque les deux appareils ne se seraient pas trouvés sur la même voie de circulation. En outre, il n'est pas établi que ce salarié a commis une imprudence en déclenchant la marche avant par inadvertance puisqu'il roulait à pleine vitesse depuis déjà plusieurs mètres lorsque la collision a eu lieu. Il est certain que ce salarié a enclenché la marche avant volontairement pour aller plus vite car il avait des délais de prestation à respecter. En tout état de cause, l'erreur commise par ce salarié n'est pas de nature à dédouaner la société de sa responsabilité puisqu'il lui appartenait bien de mettre en place des voies de circulation de nature à éviter toute collision. Il convient de rappeler que la société est responsable de ses préposés et qu'elle ne peut se décharger de sa responsabilité envers la victime d'un accident du travail que lorsque le salarié impliqué dans l'accident s'est substitué à l'employeur. Or en l'espèce, le responsable de l'accident se trouvait sous la subordination de la société et exécutait les missions issues de son contrat de travail sans outrepasser les instructions données ou se placer en dehors de toute subordination. L'assuré ajoute que ce salarié de la société n'avait pas la qualité d'un tiers, ce qui ne n'est pas de nature à écarter la faute de l'employeur. Il rappelle que la faute commise par l'employeur n'a pas besoin d'être la cause déterminante de l'accident. Le fait que le salarié n'ait pas respecté les règles de conduite n'est donc pas de nature à écarter ou réduire la responsabilité de la société, a fortiori lorsque aucune règle de conduite n'avait été mise en place au sein de l'entrepôt.

L'assuré conclut que l'accident ne trouve sa cause que dans l'absence de toute signalétique de circulation au sein de l'entrepôt.

Réponse de la cour

Il résulte de l'application combinée des articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale, L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail que le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié ou de la maladie l'affectant. Il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire, même non exclusive ou indirecte, pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, étant précisé que la faute de la victime, dès lors qu'elle ne revêt pas le caractère d'une faute intentionnelle, n'a pas pour effet d'exonérer l'employeur de la responsabilité qu'il encourt en raison de sa faute inexcusable.

L'article R. 4323-50 du code du travail dispose que :

Les voies de circulation empruntées par les équipements de travail mobiles ont un gabarit suffisant et présentent un profil permettant leur déplacement sans risque à la vitesse prévue par la notice d'instructions. Elles sont maintenues libres de tout obstacle.

L'article R. 4323-51 du même code ajoute que :

Lorsqu'un équipement de travail mobile évolue dans une zone de travail, l'employeur établit des règles de circulation adéquates et veille à leur bonne application.

L'article R. 4214-11 du code du travail dispose que :

Dès que l'importance de la circulation des véhicules ou le danger lié à l'utilisation et à l'équipement des locaux le justifie, le marquage au sol des voies de circulation est mis en évidence.

Ce marquage obéit à la réglementation en vigueur relative à la signalisation dans les lieux de travail.

L'article R. 4224-3 du code du travail dispose que :

Les lieux de travail intérieurs et extérieurs sont aménagés de telle façon que la circulation des piétons et des véhicules puisse se faire de manière sûre.

Enfin, l'arrêté du 4 novembre 1993 relatif à la signalisation de sécurité et de santé au travail prévoit notamment :

- en son article 4 :

Le chef d'établissement détermine, après consultation du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou, à défaut, des délégués du personnel, la signalisation relative à la sécurité ou la santé qui doit être installée ou utilisée en fonction des risques.

- en son article 5 :

Les travailleurs sont informés de manière appropriée sur les indications relatives à la sécurité ou à la santé fournies par la signalisation et la conduite à tenir qui en résulte.

Le chef d'établissement doit faire bénéficier les travailleurs d'une formation adéquate, comportant, en tant que de besoin, des instructions précises concernant la signalisation de sécurité ou de santé qui portent, notamment, sur la signification des panneaux, des couleurs de sécurité, des signaux lumineux et acoustiques. Cette formation doit être renouvelée aussi souvent qu'il est nécessaire.

- en son article 13 :

Lorsqu'en application des articles R. 4214-11 ou R. 4224-3 du code du travail les voies de circulation doivent être clairement identifiées, ces voies doivent être bordées par des bandes continues d'une couleur bien visible, de préférence blanche ou jaune, compte tenu de la couleur du sol.

L'emplacement des bandes doit tenir compte des distances de sécurité nécessaires entre les véhicules qui peuvent y circuler et tout objet pouvant se trouver à proximité et entre les piétons et les véhicules.

Les voies permanentes situées à l'extérieur dans les zones bâties doivent également être marquées, à moins qu'elles ne soient pourvues de barrières ou d'un dallage appropriés.

En l'espèce, le caractère professionnel de l'accident du 24 novembre 2016 n'est pas remis en cause par la société.

Il est constant qu'aucun marquage visible ne balisait la circulation des chariots et du personnel piéton dans les lieux où s'est produit l'accident.

Contrairement à ce que soutient la société les dispositions du code du travail et de l'arrêté du 4 novembre 1993 susvisées sont opposables à l'employeur dans l'organisation du lieu de travail. Peu importe qu'il soit maître de l'ouvrage ou non lors de la construction des locaux, il lui appartient d'aménager les locaux où il fait travailler ses salariés conformément aux règles qui lui sont imposées pour garantir la sécurité de ces derniers, ce que confirment d'ailleurs les deux procès-verbaux de réunions du CHSCT des 24 mars et 22 juin 2016 dont se prévaut la société (pièces n° 14 et 15 de la société).

Il ressort expressément du premier de ces procès-verbaux que le plan de circulation, tant que l'implantation des stocks n'avait pas été fixée définitivement, ne pouvait pas être établi et que la question devait être suivie, et du second de ces procès-verbaux que le plan de circulation devait être établi par l'un des membres du CHSCT qui devait faire intervenir une entreprise extérieure afin de le mettre en place.

Les photographies des lieux, qui ne sont pas contestées par la société, prises le 17 février 2017 (pièces n° 16-1 à 16-11 de l'assuré), démontrent qu'à cette date aucun marquage ni aucune signalisation verticale n'existent au sein de l'entrepôt où a eu lieu l'accident.

Les attestations des salariés (pièces n° 17 à 20 de l'assuré) établissent également qu'aucun marquage horizontal ou vertical n'existait le jour de l'accident.

La société d'ailleurs ne le conteste pas, considérant seulement que cela est sans rapport avec l'accident, et que seul un empêchement technique n'a pas permis de mettre en place le marquage au sol et la signalisation des voies de circulations dans l'entrepôt où a eu lieu l'accident.

Or, le 5 février 2014, l'inspection du travail a pu constater que des chariots automoteurs circulaient au sein de l'atelier au contact d'équipement de travail et du personnel piéton, alors que le code du travail imposait aux employeurs de définir des règles de circulation adéquates afin d'éviter les collisions entre les différents chariots élévateurs, les chariots élévateurs et les équipements de travail, et les chariots élévateurs et les piétons. L'inspection du travail avait pu préciser que le respect de ces exigences devait conduire à la détermination d'un plan de circulation dans l'entreprise et la mise en place de marquages au sol et d'éléments de « barriérages » adaptés et qu'il avait été demandé à la société de réaliser dans les « meilleurs délais » un plan de circulation destiné à protéger les opérateurs des collisions avec les chariots (pièce n° 21 de l'assuré).

Au regard des deux procès-verbaux des réunions du CHSCT précités, il convient de constater que le jour de l'accident la société n'avait pas mis en 'uvre de « plan de circulation », de « marquages au sol et d'éléments de ''barriérages'' adaptés » le jour de l'accident, à savoir le 24 novembre 2016, alors que l'inspection du travail avait attiré son attention sur cette difficulté dès février 2014. Il ressort de la lettre de la DIRECCTE du 26 octobre 2018 (pièce n° 22 de l'assuré) que si un marquage au sol a été réalisé à cette date, il concernait les seuls piétons et n'était toujours pas satisfaisant pour l'inspection du travail.

La société ne pouvait donc pas ne pas avoir conscience du danger né d'une circulation non réglée, sans marquage au sol et sans visualisation horizontale dans un entrepôt où circulaient de nombreux véhicules et piétons.

La société entretient aussi une confusion en faisant valoir qu'il s'agit d'une collision entre deux chariots « élévateurs ». Néanmoins, il convient de rappeler que l'un est un chariot élévateur frontal de catégorie 3 et l'autre un transpalette électrique de catégorie 1. Autrement dit, un véhicule à part entière se propulsant par son propre moteur et un simple engin manipulé par un piéton, de sorte que ces deux véhicules ne devaient pas circuler sur la même voie. Seul un plan de circulation clairement établi et formalisé au sol et par des panneaux aurait été de nature à éviter une collision entre un véritable véhicule et un piéton manipulant un transpalette qui n'aurait pas dû se produire, peu important que le conducteur du chariot élévateur ait commis une imprudence ou même une faute de conduite.

Or, précisément, bien qu'alertée depuis 2014 sur la nécessité de mettre en place ces mesures, la société ne l'avait toujours pas fait en novembre 2016 au seul motif que l'implantation des stocks n'avait pas été fixée définitivement au préalable.

En outre, sur la faute imputée au salarié responsable de la collision, la société ne pouvait pas davantage ne pas avoir conscience de ce danger dans la mesure où elle affirme elle-même que lorsque la charge sur les fourches du chariot élévateur empêche la visibilité, il appartient au conducteur de man'uvrer l'engin en marche arrière. Il s'agit donc d'une règle de sécurité qui doit être respectée sous la surveillance de l'employeur. Ainsi, la société reconnaît elle-même que cette règle n'a pas été respectée par son préposé responsable de l'accident.

La société ne peut donc pas sérieusement se prévaloir ici de la jurisprudence qui exonère un employeur de la faute inexcusable lorsque l'accident a été causé par un geste maladroit, involontaire et imprévisible du collègue de l'assuré victime et qu'aucune formation théorique ou pratique n'était de nature à être dispensée aux salariés afin de permettre d'éviter ce type d'accident imprévisible contre lequel l'employeur ne disposait d'aucune mesure palliative.

En effet, la société explique parfaitement la cause de l'accident et son mécanisme comme un non-respect des règles fixées dans la conduite des chariots élévateurs lorsque la charge des fourches avant empêche la visibilité. Il lui appartenait de faire respecter ces règles afin d'assurer la sécurité de ses salariés, ce à quoi elle a manqué ici. Il ne s'agit ni d'un acte maladroit, involontaire ou imprévisible contre lequel la société était démunie mais, à tout le moins, d'une faute d'encadrement.

En droit, un employeur est responsable de ses préposés et ne peut pas se décharger de sa responsabilité envers la victime d'un accident du travail lorsque son salarié impliqué dans l'accident ne s'est pas substitué à lui. Or, en l'espèce la société n'établit pas que le salarié responsable de l'accident n'exécutait pas une mission issue de son contrat de travail, qu'il avait outrepassé les instructions données ou qu'il s'était placé en dehors de tout lien de subordination. Il s'ensuit que la faute éventuelle de ce salarié, qui n'a pas la qualité d'un tiers, n'est pas susceptible d'écarter la faute inexcusable de la société.

Ainsi, en ne veillant pas au strict respect des règles de la conduite des chariots élévateurs par ses préposés, a fortiori dans des allées dépourvues de marquage au sol et de signalisation verticale, la société n'a pas pris les mesures nécessaires pour préserver l'assuré des dangers liés à la conduite d'un chariot élévateur en cause pour les autres salariés présents sur le lieu de travail dans le contexte d'un entrepôt encombré par des stocks, dès lors que cet encombrement a été la raison invoquée pour un ajournement de la mise en place du plan de circulation stricto sensu selon les propres termes de la société entre 2014 et 2017.

Il incombait en tout état de cause à la société de prévenir un tel risque aussi bien par la mise en place des installations nécessaires, tels que le marquage au sol, la détermination de couloirs de passages suffisants, la mise en place d'un plan de circulation, une signalisation verticale, la formation adéquate de ses salariés et leur encadrement effectif.

Il suffit que la faute commise par l'employeur ait été une cause nécessaire dans la survenance de l'accident pour qu'elle soit qualifiée d'inexcusable, alors même que d'autres fautes auraient concouru au dommage.

La faute inexcusable de l'employeur participant à l'accident est ainsi caractérisée, dès lors que la société n'établit pas, ni même n'allègue, que l'assuré ou l'autre salarié auraient commis une faute intentionnelle.

Le jugement sera en conséquence confirmé.

La société, succombant en appel, sera condamnée à payer à l'assurée une somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés par celui-ci, ainsi qu'aux dépens.

PAR CES MOTIFS :

LA COUR

DÉCLARE l'appel recevable ;

CONFIRME le jugement déféré en toutes ses dispositions ;

CONDAMNE la S.A. [5] à payer à [D] [E] la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles ;

CONDAMNE la S.A. [5] aux dépens.

La greffière La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 20/06617
Date de la décision : 22/03/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 30/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2024-03-22;20.06617 ?
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