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06/07/2023 | FRANCE | N°21/05240

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 5, 06 juillet 2023, 21/05240


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 6 - Chambre 5



ARRET DU 06 JUILLET 2023



(n°2023/ , 11 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/05240 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CD2UV



Décision déférée à la Cour : Jugement du 31 Mai 2021 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de CRETEIL - RG n° 19/00358



APPELANTE



S.A.S. SOCIETE GARAGE DES 2 F

[Adresse 1]

[Localité 3]



Rep

résentée par Me Ludovic BOUCHET, avocat au barreau de TOURS, toque : 114



INTIMÉ



Monsieur [R] [S]

[Adresse 2]

[Localité 3]



Représenté par Me Marlone ZARD, avocat au barreau de PARIS, ...

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 5

ARRET DU 06 JUILLET 2023

(n°2023/ , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/05240 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CD2UV

Décision déférée à la Cour : Jugement du 31 Mai 2021 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de CRETEIL - RG n° 19/00358

APPELANTE

S.A.S. SOCIETE GARAGE DES 2 F

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée par Me Ludovic BOUCHET, avocat au barreau de TOURS, toque : 114

INTIMÉ

Monsieur [R] [S]

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représenté par Me Marlone ZARD, avocat au barreau de PARIS, toque : B0666

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 11 avril 2023 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Séverine MOUSSY, conseillère, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Catherine BRUNET, Présidente de chambre, Présidente de formation,

Madame Marie-José BOU, Présidente de chambre,

Madame Séverine MOUSSY, Conseillère

Greffier : Madame Philippine QUIL, lors des débats

ARRÊT :

- contradictoire,

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

- signé par Madame Catherine BRUNET, Présidente et par Madame Julie CORFMAT, greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

Par contrat de travail à durée indéterminée à compter du 9 octobre 2000, la société Garage des 2F (ci-après la société) a embauché M. [R] [S] en qualité de peintre confirmé, qualification ouvrier employé, niveau 9 coefficient 99.

Par lettre datée du 16 mars 2018 réceptionnée le 19 mars suivant, la société lui a notifié un avertissement pour avoir tenu des propos outranciers et injurieux envers la direction le 14 mars et des menaces de mort le 30 janvier précédent ' avertissement que le salarié a contesté en dénonçant le caractère mensonger des propos qui lui étaient imputés et une situation de harcèlement moral.

Le 19 mars 2018, M. [S] a déposé une main courante dénonçant des pressions et menaces de la part de son employeur pour qu'il démissionne. Le même jour, il a dénoncé à l'inspection du travail les pratiques de son employeur et ses conditions de travail.

M. [S] a présenté un arrêt de travail à compter du 19 mars 2018.

Le 12 juillet 2018, dans le cadre d'une visite de reprise, le médecin du travail a rendu un avis d'inaptitude avec dispense de reclassement et a indiqué que « tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé ».

Par lettre recommandée du 16 juillet 2018, la société a convoqué M. [S] à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé au 23 juillet suivant.

Par lettre recommandée du 26 juillet 2018 réceptionnée le 2 août suivant, la société lui a notifié son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

La relation contractuelle est soumise à la convention collective nationale du commerce et de la réparation de l'automobile, du cycle et du motocycle et des activités connexes, ainsi que du contrôle technique automobile en date du 15 janvier 1981 et la société employait moins de onze salariés lors de la rupture de cette relation.

Estimant avoir été victime de faits constitutifs de harcèlement moral de la part de son employeur à l'origine de son inaptitude et sollicitant ainsi la nullité de son licenciement, M. [S] a saisi le conseil de prud'hommes de Créteil le 13 mars 2019.

Par jugement du 31 mai 2021 auquel il est renvoyé pour l'exposé des prétentions initiales et de la procédure antérieure, le conseil de prud'hommes de Créteil a :

- dit que le licenciement prononcé à l'encontre de M. [S] était nul ;

- condamné la société à payer à M. [S] les sommes de :

* 33 500 euros à titre de dommages intérêts pour licenciement nul ;

* 4 000 euros à titre de dommages intérêts pour non-respect de l'obligation de sécurité ;

avec intérêts aux taux légaux à compter du prononcé du jugement ;

* 5 519,76 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis ;

* 551,97 euros au titre des congés payés afférents ;

avec intérêts au taux légal à compter du 13 mars 2019 ;

* 1 300 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté M. [S] du surplus de ses demandes ;

- ordonné l'exécution provisoire du jugement ;

- débouté la société de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure

civile et l'a condamnée aux dépens, comprenant les éventuels frais d'exécution.

Par déclaration du 14 juin 2021, la société a régulièrement interjeté appel du jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 20 mars 2023 auxquelles la cour renvoie pour plus ample exposé des prétentions et moyens en application de l'article 455 du code de procédure civile, la société demande à la cour de :

- la dire recevable en ses demandes et bien fondée ;

y faire droit,

- dire que M. [S] n'a pas été victime de harcèlement ;

- dire, en conséquence, que le licenciement prononcé à l'encontre de M. [S]

n'est pas frappé de nullité ;

- dire qu'elle n'a pas manqué à son obligation de sécurité ;

- « réformer les chefs d'appel de la décision du conseil de prud'hommes » ;

- débouter M. [S] de l'intégralité de ses demandes à son encontre ;

- condamner M. [S] à lui payer une somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens de première instance et d'appel.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 28 mars 2023 auxquelles la cour renvoie pour plus ample exposé des prétentions et moyens en application de l'article 455 du code de procédure civile, M. [S] demande à la cour de :

à titre principal,

- confirmer le jugement en ce qu'il a dit que le licenciement prononcé à son encontre était nul ;

- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société à lui payer les sommes suivantes :

* 5 519,76 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis,

* 551,97 euros au titre des congés payés y afférents ;

- infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société à lui payer la somme de 33 500 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul ;

- en conséquence, statuant de nouveau, condamner la société à lui payer la somme de 55 197,6 euros (20 mois de salaire) au titre de l'indemnité pour licenciement nul ;

à titre subsidiaire,

- constater que la société a manqué à son obligation de sécurité à son égard ;

- dire et juger que son licenciement pour inaptitude est sans cause réelle et sérieuse ;

- condamner la société au paiement de 38 638,32 euros (14 mois de salaire) au titre de l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

- condamner la société à lui verser 5 519,76 euros (2 mois de salaire) au titre de l'indemnité de préavis et 551,97 euros au titre des congés payés afférents ;

en tout état de cause,

- confirmer le jugement en ce qu'il a jugé que la société avait manqué à son obligation de santé-sécurité ;

- infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société à payer les sommes de :

* 4 000 euros à titre de dommages-intérêts pour non-respect de l'obligation de sécurité,

* 1 300 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

en conséquence, statuant de nouveau,

- condamner la société à lui payer les sommes de :

* 8 000 euros à titre de dommages-intérêts pour non-respect de l'obligation de sécurité,

* 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société aux intérêts légaux sur toutes les sommes qu'elle est condamnée à payer ;

- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société au paiement des dépens ;

- débouter la société de sa demande de le condamner à une somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouter la société de sa demande de le condamner aux dépens.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 29 mars 2023.

MOTIVATION

Sur la rupture du contrat de travail

La lettre de licenciement qui fixe les limites du litige est rédigée dans les termes suivants :

« (') Nous vous avons convoqué à un entretien préalable en date du lundi 23 juillet 2018, auquel vous ne vous êtes pas présenté.

Nous vous informons de notre décision de vous licencier en raison de votre inaptitude à occuper un emploi, qui a été constatée le 28 juin 2018 par le Médecin du Travail, et en raison de l'impossibilité de vous reclasser, compte de sa mention expresse, que votre maintien dans un emploi serait gravement préjudiciable à votre santé.

Votre contrat de travail prend fin à la date d'envoi de cette lettre soit le 26 juillet 2018 ; vous n'effectuerez donc pas de préavis. (') »

* sur le harcèlement moral

M. [S] soutient qu'il a été victime de harcèlement moral à partir du moment où le gérant de la société a informé les salariés de sa décision de « fermer la société », afin de le pousser à démissionner et de ne pas lui verser d'indemnité de licenciement.

Ce que la société conteste.

L'article L. 1152-1 du code du travail dispose :

« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »

L'article L. 1154-1 du même code précise :

« Lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, (') le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. »

A l'appui de son allégation de harcèlement moral, M. [S] invoque :

- des moqueries, des brimades, des « rabaissements » et un sabotage ;

- des reproches incessants alors que son travail était réalisé comme il le faisait depuis de nombreuses années ;

- des sanctions disciplinaires infondées ;

- une dégradation de son état de santé constaté par le corps médical.

A l'appui de ses allégations de moqueries, brimades, « rabaissements » et sabotage ainsi que des reproches incessants, M. [S] verse aux débats une attestation de M. [T] [O] du 2 novembre 2018 ainsi que celle du 29 octobre 2021 dans laquelle M. [O] déclare que la première attestation a certes été écrite de la main de sa femme mais sous sa dictée, ce qui est confirmée par l'intéressée. M. [O] est un ancien salarié de la société, collègue de M. [S] pendant plusieurs années, qui a donné sa démission en décembre 2017. Il déclare avoir constaté la « pression insupportable » exercée par M. et Mme [U], les « employeurs » ; avoir été témoin à plusieurs reprises des moqueries dont M. [S] était l'objet et de comment il était rabaissé par le couple « sans aucun motif ». Il déclare que M. [U] avait fait part depuis un an de son souhait de fermer son établissement et qu'il a présenté cela comme une menace ou un avertissement aux salariés. Il date de ce moment-là la pression quotidienne et croissante exercée par M. [U] prenant la forme de critiques, jugements et un comportement inapproprié. Il précise que M. [U] leur faisait refaire un travail qui était pourtant correctement accompli et ne montrait aucune satisfaction ; que ce contexte l'a amené à prendre la décision de démissionner et de renoncer à ses droits. Il déclare avoir constaté, la dernière année, que M. et Mme [U] faisaient tout pour pousser M. [S] à démissionner et qu'ils ont, pour cela, utilisé M. [V], le carrossier, qui a été jusqu'à saboter le pistolet de peinture utilisé par M. [S] avec du papier mâché afin que la peinture soit mal appliquée et que M. [S] recommence la même tâche ; que, lorsque M. [S] s'est rendu compte du sabotage, Mme [U] et M. [V] ont beaucoup ri. M. [O] ajoute que, pendant son mois de préavis (au cours du mois de janvier 2018) il a vu l'état psychologique de M. [S] se dégrader progressivement avec l'angoisse de subir des moqueries et des remarques injustifiées et que, dans le mois qui a suivi son départ de la société, M. [S] a présenté un arrêt de travail en raison de son état psychologique.

A l'appui de son allégation de sanctions disciplinaires infondées, M. [S] fait valoir qu'un avertissement lui a été notifié le 16 mars 2018 pour un « comportement inacceptable » à savoir des propos outranciers et injurieux qu'il aurait tenus à Mme [U] le 14 mars 2018 et des menaces de mort proférées à l'encontre de M. [V] et de M. [U] le 30 janvier 2018 ' avertissement que M. [S] a contesté le 27 mars 2018 tout en dénonçant une situation de harcèlement moral remontant à presque un an. Il a réitéré sa contestation le 16 avril suivant. La lettre de notification et les lettres de contestation sont versées aux débats.

A l'appui de son allégation relative à la dégradation de son état de santé, M. [S] verse aux débats la lettre de suivi de son médecin traitant au médecin psychiatre auquel il l'adresse pour une prise en charge en date du 26 mars 2018 puis des ordonnances et des avis d'arrêts de travail de ce médecin psychiatre. Il verse également l'avis de contre-visite effectuée à la demande de l'employeur le 16 avril 2018 aux termes duquel le médecin-contrôleur a déclaré que l'arrêt de travail de M. [S] était justifié ainsi que le courrier du médecin du travail à au médecin psychiatre sollicitant que celui-ci prescrive un nouvel arrêt de travail à son patient pendant la durée de la procédure de licenciement pour inaptitude à la suite de l'avis rendu.

Pris dans leur ensemble, ces éléments de fait sont suffisants pour laisser supposer l'existence d'un harcèlement moral.

La société réplique que le conseil de prud'hommes s'est fondé, pour retenir l'existence d'un harcèlement moral, sur une attestation de M. [O] qui est un faux puisque l'attestation n'a manifestement pas été rédigée de la main de M. [O], comme en témoigne l'expertise graphologique effectuée par Mme [P] [Z], experte près la cour d'appel de Paris. Elle souligne que M. [O] qui a présenté sa démission le 22 décembre 2017 n'en a pas indiqué les raisons et qu'il ne s'est jamais plaint d'un quelconque harcèlement moral ; qu'il n'a d'ailleurs pas sollicité la requalification de sa démission en licenciement sans cause réelle et sérieuse. La société fait valoir qu'elle avait octroyé une prime exceptionnelle à M. [O] en juillet puis en décembre 2017 de sorte qu'elle ne peut avoir pousser son salarié à la démission. La société réplique également que c'est M. [S] qui a écrit cette attestation, ce qui l'a conduite à déposer plainte contre celui-ci pour faux et usage de faux.

La société réplique encore que M. [S] n'a évoqué l'existence d'un harcèlement moral qu'à la suite de la notification d'un avertissement justifié par son comportement et le refus de l'employeur de procéder à une rupture conventionnelle. Elle fait valoir que sa lettre du 26 avril 2018 ne peut s'analyser en une manifestation du harcèlement moral allégué par M. [S], contrairement à ce que le conseil de prud'hommes a estimé. Elle fait également valoir qu'elle avait versé à M. [S] une prime exceptionnelle en juillet et en décembre 2017, ce qui n'est pas compatible avec le comportement d'un employeur qui voudrait se débarrasser d'un salarié. Elle souligne qu'elle n'avait jamais eu l'intention de fermer en 2017 ou 2018 et qu'elle exploite toujours son activité à ce jour.

La société réplique enfin qu'il n'est pas établi que les arrêts de travail de M. [S] résultaient d'une dépression liée à ses conditions de travail et relève que le médecin du travail n'a pas considéré que l'inaptitude de M. [S] était liée à un harcèlement de l'employeur.

L'attestation litigieuse dont M. [O] a confirmé être l'auteur et le signataire, à défaut de l'avoir écrite de sa main, est suffisamment circonstanciée pour établir un climat délétère du fait des pressions, brimades, moqueries et reproches allégués au cours de la dernière année ainsi que leur incidence sur l'état psychologique de M. [S]. Le témoignage de M. [O] n'a donc pas lieu d'être écarté. Or, force est de constater que la société se borne à produire une attestation de M. [V] qui est toujours dans un lien de subordination avec elle ' contrairement à M. [O] qui déjà avait quitté la société lorsque la première attestation a été établie ' ou des attestations de personnes qui n'avaient pas vocation à côtoyer, pendant des journées entières, l'employeur et ses salariés et à observer leurs rapports.

L'ensemble de ces éléments permettent d'établir que M. [S] a subi, au cours de la dernière année précédant son avertissement des conditions de travail dégradées par des pressions, brimades, moqueries, reproches de la part du gérant, de son épouse et d'un autre salarié ; que M. [S] a contesté son avertissement en même temps qu'il a dénoncé une situation de harcèlement moral ; que, dans le même temps, un autre salarié, M. [O], a démissionné en raison de la dégradation de ses conditions de travail et a été témoin de la détresse psychologique de M. [S] sur son lieu de travail.

Partant, les éléments produits par la société sont insuffisants à établir que les agissements dénoncés par M. [S] étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral.

* sur la nullité du licenciement pour inaptitude avec impossibilité de reclassement

L'avis d'inaptitude du 12 juillet 2018 est ainsi rédigé :

« Tout maintien du salarié dans un emploi serait gravement préjudiciable à sa santé. 

Dispense de reclassement.

Compte tenu de la dispense de l'obligation de reclassement, il n'y a pas lieu d'indiquer les capacités du salarié à bénéficier d'une formation. »

M. [S] soutient que son licenciement pour inaptitude avec impossibilité de reclassement a pour origine le harcèlement moral qu'il a subi de la part de l'employeur.

Ce à quoi la société réplique que le médecin du travail n'a pas retenu une inaptitude d'origine professionnelle.

En l'espèce, il ressort des développements qui précèdent que l'employeur a commis des agissements de harcèlement moral à l'égard de M. [S] au cours de sa dernière année de travail et que le médecin du travail a conclu à l'impossibilité de reclasser M. [S], après un arrêt de travail de plusieurs mois qui a fait suite à la notification d'un avertissement contesté par le salarié.

Tous les éléments médicaux versés aux débats sont en rapport avec un état psychologique et non une pathologie physique. Or, l'état psychologique s'est dégradé, après dix-sept années d'ancienneté dans l'entreprise sans incident majeur, et la détresse psychologique du salarié s'est cristallisée dans un contexte de dégradation de ses conditions de travail, confirmé par un collègue de M. [S] qui, lui, a fait le choix de démissionner.

Ainsi existe-t-il un faisceau d'éléments concordants permettant d'établir un lien de causalité entre le harcèlement moral et le licenciement pour inaptitude d'origine non professionnelle avec impossibilité de reclassement de M. [S].

Partant, le licenciement de M. [S] est nul.

* sur les conséquences du licenciement nul

* sur l'indemnité compensatrice de préavis 

Le salarié demande la confirmation tandis que l'employeur conclut à la réformation et au débouté.

Suivant l'article L. 1234-1 du code du travail, lorsque le licenciement n'est pas motivé par une faute grave, le salarié a droit :

1° S'il justifie chez le même employeur d'une ancienneté de services continus inférieure à six mois, à un préavis dont la durée est déterminée par la loi, la convention ou l'accord collectif de travail ou, à défaut, par les usages pratiqués dans la localité et la profession ;

2° S'il justifie chez le même employeur d'une ancienneté de services continus comprise entre six mois et moins de deux ans, à un préavis d'un mois ;

3° S'il justifie chez le même employeur d'une ancienneté de services continus d'au moins deux ans, à un préavis de deux mois.

Toutefois, les dispositions des 2° et 3° ne sont applicables que si la loi, la convention ou l'accord collectif de travail, le contrat de travail ou les usages ne prévoient pas un préavis ou une condition d'ancienneté de services plus favorable pour le salarié.

L'article L. 1234-5 du code du travail dispose :

Lorsque le salarié n'exécute pas le préavis, il a droit, sauf s'il a commis une faute grave, à une indemnité compensatrice.

L'inexécution du préavis, notamment en cas de dispense par l'employeur, n'entraîne aucune diminution des salaires et avantages que le salarié aurait perçus s'il avait accompli son travail jusqu'à l'expiration du préavis, indemnité de congés payés comprise.

L'indemnité compensatrice de préavis se cumule avec l'indemnité de licenciement et avec l'indemnité prévue à l'article L. 1235-2.

En application des articles L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail et de la convention collective, l'indemnité compensatrice de préavis due à M. [S] correspond au montant des salaires et avantages que le salarié aurait perçus s'il avait accompli son travail jusqu'à l'expiration du préavis d'une durée de deux mois soit la somme de 5 519,76 euros, outre la somme de 551,97 euros au titre des congés payés afférents.

La décision des premiers juges sera donc confirmée.

* sur l'indemnité pour licenciement nul

Aux termes de l'article L. 1235-3-1 du code du travail, l'article L. 1235-3 n'est pas applicable lorsque le juge constate que le licenciement est entaché d'une des nullités prévues au deuxième alinéa du présent article. Dans ce cas, lorsque le salarié ne demande pas la poursuite de l'exécution de son contrat de travail ou que sa réintégration est impossible, le juge lui octroie une indemnité, à la charge de l'employeur, qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois.

Les nullités mentionnées au premier alinéa sont celles qui sont afférentes à :
(')

2° Des faits de harcèlement moral ou sexuel dans les conditions mentionnées aux articles L. 1152-3 et L. 1153-4 ; (')

Compte tenu de l'effectif de l'entreprise, des circonstances de la rupture, du montant de la rémunération versée au salarié, de son âge - 38 ans - de son ancienneté - plus de dix-sept ans - de sa capacité à trouver un nouvel emploi eu égard à sa formation et à son expérience professionnelle ainsi que des conséquences du licenciement à son égard, tels qu'ils résultent des pièces et des explications fournies - M. [S] faisant valoir qu'il ne peut plus travailler - il sera alloué au salarié, en application de l'article L. 1235-3-1 du code du travail, une somme de 45 000 euros, suffisant à réparer son entier préjudice.

La décision des premiers juges sera infirmée sur le quantum de l'indemnité.

Sur l'exécution du contrat de travail

* sur le manquement à l'obligation de sécurité

M. [S] soutient que l'employeur a manqué à son obligation de sécurité de résultat en ayant causé sa dépression et en l'ayant fait travailler dans des conditions ne correspondant pas aux normes prévues par la législation sociale. A cet égard, il rappelle avoir dénoncé à l'inspection du travail le 19 mars 2018 l'absence de système d'échappement au sein du garage causant un préjudice à sa santé et fait valoir que l'employeur ne justifie de l'installation d'un système d'aération qu'à compter du 13 avril 2018, en dépit de ses demandes réitérées pendant des années ; qu'en outre, il s'agit uniquement d'un système d'aération et non de ventilation et seules les cabines, à l'exclusion du laboratoire de peinture qui n'a été mis aux normes qu'après le passage de la médecine du travail. M. [S] conclut qu'il a travaillé pendant dix-sept ans dans des conditions nuisibles à sa santé en respirant des solvants toxiques tous les jours.

Ce à quoi la société réplique qu'elle a versé aux débats un rapport de vérification de la cabine de projection de peinture établi par le bureau Veritas en date du 14 octobre 2016 dans lequel il est indiqué que la cabine de peinture possède une ventilation verticale et une annexe F comportant un croquis de la cabine avec la matérialisation du conduit de soufflage et du conduit d'extraction. La société réplique également que le conseil de prud'hommes a confondu cabine de peinture et laboratoire de peinture et que la fiche d'entreprise de la médecine du travail indique l'existence d'un système de ventilation dans ledit laboratoire et une extraction des gaz d'échappement ; que la médecine du travail n'a formulé qu'un conseil consistant à équiper le laboratoire d'un système d'aspiration. La société réplique encore qu'elle a suivi ce conseil dans les jours qui ont suivi le passage de la médecine du travail, d'où la mention d'un carottage du mur dans le laboratoire. L'employeur conclut donc à l'absence de tout manquement à son obligation de sécurité.

Aux termes de l'article L. 4121-1 du code du travail dans sa version applicable au litige, 'L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs . Ces mesures comprennent :

1° des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail,

2° Des actions d'information et de prévention,

3° la mise en place d'une organisation et de moyens adaptée.

L'employeur veille à l'adapatation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des mesures existentes.'

Aux termes de l'article L. 4121-2 du code du travail dans sa version applicable au litige, 'L'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1° Eviter les risques ;

2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3° Combattre les risques à la source ;

4° Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5° Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;

6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L.1153-1 ;

8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;

9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs.'

L'article L. 1152-4 prévoit quant à lui que 'l'employeur prend toutes dipositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral.'

L'employeur tenu d'une obligation de sécurité envers ses salariés en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l'entreprise doit en assurer l'effectivité. Le non-respect des règles relatives aux visites médicales qui concourent à la protection de la santé et de la sécurité des salariés constitue un manquement à son obligation de sécurité. Ne méconnait pas son obligation, l'employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les article L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

La cour rappelle que ne méconnaît pas l'obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l'employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les article L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

Pour justifier qu'il a rempli son obligation de sécurité, obligation de moyens renforcée, l'employeur verse aux débats :

- une fiche d'entreprise à la suite d'une visite du médecin du travail sur site le 5 avril 2018;

- un rapport de vérification d'une cabine de projection de peinture réalisé par Bureau Veritas à la suite d'une intervention du 13 octobre 2016.

Il ressort de la description des locaux résultant de la fiche d'entreprise qu'il y a notamment un atelier avec un espace de peinture (cabine) et un laboratoire de peinture. Suivant cette fiche, au titre de l'hygiène générale, il est notamment relevé :

'Ventilation :

Cabine de peinture à flux vertical

Extraction gaz d'échappement à un poste fixe'.

Au titre de la nature et de l'efficacité de la protection collective, il est noté dans les 'vérifications à jour' : 'cabine de peinture à flux vertical' et un conseil a été effectivement formulé : 'mettre en place un sytème d'aspiration dans le laboratoire de peinture'.

Le médecin du travail a encore relevé :

Au sujet des risques chimiques, une 'demande des fiches de données de sécurité auprès du fournisseur en cours afin de réactualiser l'étude du risque chimique effectuée en 2009' et au sujet des mesures de prévention, une 'demande de réactualisation des fiches de donnée de sécurité en cours', un cdrom étant actuellement à disposition pour consultation.

Il ressort encore du rapport de vérification de la cabine de peinture que l'installation d'application de peintures est conforme au référentiel réglementaire en vigueur (arrêté du 3 mai 1990); que la valeur des vitesses d'air en soufflage et en extraction sont supérieures aux valeurs trouvées lors du précédent contrôle : 'à noter que les valeurs mesurées en cabine sont proches de celles mesurées l'année passé et restent conformes aux valeurs réglementaires'.

Ces éléments révèlent que le médecin du travail n'a pas mis en évidence de manquement à la sécurité des salariés au mois d'avril 2018 et que la cabine de peinture munie d'un conduit de soufflage et d'un conduit d'extraction était conforme à la réglementation en 2016 et par déduction en 2015.

Il n'en demeure pas moins que pour la période antérieure à 2015, la société ne produit aucun élément sur la conformité de ses installations à la réglementation alors que M. [S] était salarié depuis 2000.

De plus, la société ne justifie pas avoir pris des mesures pour prévenir les agissements de harcèlement moral au sein de l'entreprise et, en l'occurrence, la cour retient l'existence de tels agissements à l'égard de M. [S].

L'absence d'éléments sur la manière dont la société a rempli son obligation de sécurité entre 2000 et 2015 cause un préjudice à M. [S] de sorte que la société sera condamnée à lui payer la somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts suffisant à réparer son entier préjudice.

La décision des premiers juges sera donc confirmée.

Sur les autres demandes

* sur les intérêts

Les intérêts au taux légal portant sur les condamnations de nature salariale sont dus à compter de la réception par l'employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation et d'orientation et ceux portant sur les condamnations de nature indemnitaire sont dus à compter de la décision qui les prononce.

* sur le remboursement à Pôle emploi

Conformément aux dispositions de l'article. L.1235-4 du code du travail, la cour ordonne à la société de rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage versées à M. [S] du jour du licenciement au jour du présent arrêt, dans la limite de trois mois d'indemnités.

* sur les dépens et sur l'article 700 du code de procédure civile

La société sera condamnée aux dépens en appel et la décision des premiers juges sera confirmée en ce qu'elle a condamné la société aux dépens en première instance.

La société sera également condamnée à payer à M. [S] la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles en première instance. La décision des premiers juges sera donc infirmée sur le quantum alloué au salarié à ce titre. La société sera encore condamnée à payer à M. [S] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en appel.

Enfin, la société sera déboutée de sa demande au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant par arrêt contradictoire et par mise à disposition,

Confirme le jugement sauf en ce qui concerne le quantum des sommes allouées au titre de l'indemnité pour licenciement nul, au titre des dommages-intérêts pour violation de l'obligation de sécurité et au titre des frais irrépétibles de première instance ;

Et statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

Prononce la nullité du licenciement de M. [R] [S] pour inaptitude avec impossibilité de reclassement ;

Condamne la société Garage des 2F à payer à M. [R] [S] les sommes suivantes :

* 45 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul ;

* 5 000 euros au titre des dommages-intérêts pour violation de l'obligation de sécurité ;

Rappelle que les intérêts au taux légal portant sur les condamnations de nature salariale sont dus à compter de la réception par l'employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation et d'orientation et ceux portant sur les condamnations de nature indemnitaire sont dus à compter de la décision qui les prononce ;

Ordonne à la société de rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage versées à M. [R] [S] du jour du licenciement au jour du présent arrêt, dans la limite de trois mois d'indemnités ;

Condamne la société Garage des 2F à payer à M. [R] [S] les sommes suivantes :

* 1 500 euros au titre des frais irrépétibles de première instance ;

* 3 000 euros au titre des frais irrépétibles en appel ;

Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;

Condamne la société Garage des 2F aux dépens en appel.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 5
Numéro d'arrêt : 21/05240
Date de la décision : 06/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-07-06;21.05240 ?
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