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05/07/2023 | FRANCE | N°21/02141

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 6, 05 juillet 2023, 21/02141


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 6 - Chambre 6



ARRET DU 05 JUILLET 2023



(n° 2023/ , 11 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/02141 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDIUS



Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Février 2021 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° 19/03262





APPELANTE



S.C.A. AVRIL

[Adresse 1]

[Localité 3]



Représentée p

ar Me Florence FROMENT MEURICE, avocat au barreau de PARIS, toque : R245





INTIMÉE



Madame [J] [R]

[Adresse 2]

[Localité 4]



Représentée par Me Nathalie LESENECHAL, avocat au barreau de P...

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 6

ARRET DU 05 JUILLET 2023

(n° 2023/ , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/02141 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDIUS

Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Février 2021 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° 19/03262

APPELANTE

S.C.A. AVRIL

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée par Me Florence FROMENT MEURICE, avocat au barreau de PARIS, toque : R245

INTIMÉE

Madame [J] [R]

[Adresse 2]

[Localité 4]

Représentée par Me Nathalie LESENECHAL, avocat au barreau de PARIS, toque : D2090

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 23 mai 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :

Madame Christine DA LUZ, Présidente de chambre

Madame Nadège BOSSARD, Conseillère

Monsieur Stéphane THERME, Conseiller

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Madame Christine DA LUZ, Présidente de chambre, dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier : Madame Julie CORFMAT, lors des débats

ARRÊT :

- contradictoire,

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

- signé par Madame Christine DA LUZ, Présidente de chambre et par Madame Julie CORFMAT, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

FAITS ET PROCÉDURE :

Le 28 avril 2017, Mme [J] [R] a été engagée par la société Avril suivant un contrat à durée indéterminée, en qualité de directrice générale des domaines transformation animale et nutrition animale, statut cadre, coefficient 900.

Le 29 août 2017, Mme [R] a pris ses fonctions et percevait à ce titre une rémunération mensuelle brute de 25 555 euros.

La société Avril est un groupe agro-industriel-financier français spécialisé dans le biodiesel, l'alimentation humaine, l'alimentation animale et la chimie renouvelable employant 7 600 salariés.

Le 28 janvier 2019, Mme [R] a été convoquée à un entretien préalable au licenciement.

Le 14 février 2019, la société Avril a notifié à Mme [R] son licenciement pour faute grave en raison d'agissements procédant d'un harcèlement moral à l'égard de plusieurs salariés de la société et d'un comportement managérial inadapté dans l'ensemble.

Le 18 avril 2019, Mme [R] a saisi le conseil de prud'hommes de Paris afin de contester la régularité de son licenciement et afin de voir condamner la société Avril au paiement de diverses sommes et indemnités.

Par jugement du 1er février 2021, le conseil de prud'hommes de Paris a :

- fixé le salaire brut mensuel de Mme [R] à la somme de 25 555 euros ;

- condamné la société Avril à verser à Mme [R] les sommes suivantes :

. 76 665 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,

. 7 666,50 euros à titre de congés payés afférents,

. 15 899,75 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement,

. 22 680 euros à titre de rappel de bonus 2018,

. 2 268 euros à titre de congés payés afférents.

Avec intérêts au taux légal à compter de la date de réception par la partie défenderesse de la convocation devant le bureau de conciliation et d'orientation soit le 6 mai 2019 et jusqu'au jour du paiement.

- rappelé qu'en vertu de l'article R.1454-28 du code du travail, ces condamnations sont exécutoires de droit à titre provisoire, dans la limite de neuf mois de salaire calculés sur la moyenne des droits derniers mois de salaire et a fixé cette moyenne à la somme de 25 555 euros brut.

. 76 665 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

. 20 000 euros à titre de dommages et intérêts pour circonstance vexatoire,

Avec intérêts au taux légal à compter du jour du prononcé du jugement.

. 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté Mme [R] du surplus de ses demandes ;

- débouté la société Avril de sa demande reconventionnelle et de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné la société Avril aux dépens.

Par déclaration du 22 février 2021, la société Avril a interjeté appel de ce jugement.

Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA le 21 mars 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, la société Avril demande de :

- infirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions.

Ce faisant :

A titre principal,

- dire et juger que le licenciement de Mme [R] qui repose sur une faute grave n'encourt pas la nullité ;

- constater que Mme [R] n'établit pas la matérialité de faits précis et concordants pouvant laisser présumer l'existence d'un harcèlement à son encontre ;

- constater que Mme [R] n'a subi aucun harcèlement moral.

A titre subsidiaire,

- dire et juger que le licenciement de Mme [R] repose sur une faute grave.

En conséquence :

- débouter Mme [R] de l'intégralité de ses demandes.

En tout état de cause :

- débouter Mme [R] de sa demande de rappel de bonus ;

- condamner Mme [R] au paiement de la somme de 76 665 euros à titre de dommages et intérêts pour le préjudice moral subi par la société ;

- condamner Mme [R] à verser à la société la somme de 25 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner Mme [R] aux entiers dépens.

Dans ses dernières conclusions notifiées par RPVA du 30 mars 2023, auxquelles la cour se réfère expressément, Mme [R] forme les demandes suivantes :

A titre principal :

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté Mme [R] de sa demande au titre de la nullité du licenciement ;

statuant à nouveau sur ce point,

- dire et juger nul le licenciement de Mme [R] ;

en conséquence,

- condamner la société Avril à verser à Mme [R] les sommes suivantes :

. 600 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul,

. 20 000 euros à titre de dommages intérêts pour préjudice moral,

. 15 899,79 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement

. 76 665 euros à titre d'indemnité de préavis, outre 7 666,50 euros de congés payés afférents.

A titre subsidiaire :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé le licenciement de Mme [R] sans cause réelle et sérieuse et intervenu dans des conditions vexatoires ;

- l'infirmer sur le quantum de l'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

Statuant à nouveau sur ce point,

- dire et juger que les barèmes prévus à l'article L.1235-3 du code du travail ne respectent pas l'article 24 de la Charte sociale européenne du 3 mai 1996, ratifiée par la France le 7 mai 1999, les articles 4 et 10 de la convention 158 de l'OIT ainsi que la jurisprudence européenne (Comité européen des droits sociaux 8 septembre 2016 n°106/2004// Finisch Society Social Right contre Finlande), la jurisprudence française et le droit au procès équitable ;

en conséquence,

- condamner la société Avril à verser à Mme [R] la somme 600 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

- ordonner la remise des documents de fin de contrat conformes au jugement à intervenir, sous astreinte de 500 euros par jour de retard et par document à compter de la notification de l'arrêt.

En tout état de cause :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Avril à verser à Mme [R] la somme 22 680 euros à titre de rappel de bonus 2018, outre 2 268 euros de congés payés y afférents ainsi qu'à la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- rejeter l'ensemble des demandes, fins et prétentions de la société Avril ;

- condamner la société Avril au paiement de la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;

- dire que les sommes allouées qui correspondent à des créances salariales porteront intérêts à compter de la date de réception par l'employeur de la convocation devant le bureau de conciliation et d'orientation ;

- dire que les sommes qui correspondent à des dommages - intérêts porteront intérêts au taux légal, à compter de la date de prononcé du jugement ;

- ordonner la capitalisation des intérêts dans les conditions prévues par l'article 1343-2 du code civil ;

- condamner la société Avril aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 4 avril 2023.

MOTIFS

Sur le licenciement

Mme [R] fait valoir que son licenciement est entaché de nullité d'une part en raison du harcèlement moral qu'elle a subi et d'autre part en ce qu'il a violé les droits de la défense.

- Sur le harcèlement moral

Selon l'article L1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

En vertu de l'article L1154-1 du code du travail, lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

Mme [R] soutient avoir subi des faits de harcèlement moral répétés dans un bref délai qu'elle détaille comme suit:

- Le jeudi 24 janvier 2019, elle a été convoquée par le directeur général, M. [T] pour un entretien fixé le lendemain, sans aucune précision sur l'objet de ce dernier et sans que son supérieur hiérarchique ne réponde à ses mails tendant à obtenir des explications.

- Le vendredi 25 janvier 2019, elle s'est présentée à cet entretien au cours duquel M. [T] lui a annoncé que la société Avril entendait rompre son contrat de travail au prétexte qu'elle n'aurait pas entrepris assez rapidement la transformation du domaine AFE et qu'elle serait « trop maternelle » vis-à-vis de ses collaborateurs. Celui-ci lui a alors demandé de signer une lettre datée du 14 janvier 2019, de convocation à entretien préalable en vue d'une rupture conventionnelle ainsi qu'un formulaire de rupture conventionnelle (qu'elle n'a pas signé), et une lettre de dispense d'activité.

- Le vendredi 25 janvier 2019, elle a fait l'objet d'une mise à l'écart et d'une absence de fourniture de travail sans motif valable car elle s'est vue imposer une dispense d'activité à effet immédiat. Parallèlement, il lui a été fait interdiction d'utiliser ses accès informatiques internes et externes.

- A la suite de cet entretien du 25 janvier 2019, Mme [R] a appris que, dans la journée, M. [T] avait annoncé son départ aux membres du Comex, sans qu'elle y soit conviée ni prévenue et alors même qu'aucun accord n'avait été signé.

- Dès le lundi 28 janvier 2019 matin, elle a été soumise à une pression afin de valider un projet de communication relatif à son départ puisque M. [T] lui a envoyé plusieurs SMS afin qu'elle valide ce projet (réalisé par ses soins et sans concertation préalable). Ce dernier lui a notifié (par message laissé sur son répondeur) dans l'après-midi sa mise à pied à titre conservatoire en précisant : « nous communiquerons comme bon nous semble ».

- ces faits avaient porté atteinte à sa réputation et à sa dignité au sein du groupe Avril dès lors que l'annonce de son départ immédiat avait entraîné son dénigrement en public et avait laissé ses collaborateurs incrédules et sidérés.

Elle produit un certificat médical de son médecin traitant faisant état de son 'état anxio dépressif réactionnel à son licenciement en début d'année 2019" qui n'évoque pas de harcèlement moral.

Les éléments présentés par Mme [R] sont des faits qui se sont déroulés sur trois jours relatifs à une situation unique, la procédure de licenciement. Aucune conséquence sur l'état de santé n'est avérée. Pris dans leur ensemble, ils ne laissent pas supposer un harcèlement moral, qui ne sera pas retenu.

La demande aux fins de nullité du licenciement sur ce fondement sera rejetée; le jugement entrepris étant confirmé de ce chef.

- Sur la violation d'une liberté fondamentale caractérisée par l'atteinte portée aux droits de la défense

Mme [R] expose que la procédure d'enquête ayant conduit au licenciement critiqué a violé gravement les droits de la défense car:

- les représentants du personnel n'ont pas été informés et/ou impliqués dans la réalisation de l'enquête

- les deux personnes des Ressources Humaines ayant recueilli et dactylographié les comptes-rendus rapportent à la direction Centrale du Groupe. Leur objectivité et impartialité sont sujettes à caution.

- l'enquête a été conduite à charge, seuls certains collaborateurs (7 sur 25), triés sur le volet, ayant été auditionnés par la direction.

- aucune vérification n'a été faite par la société Avril sur la réalité et l'imputabilité des faits allégués.

- Mme [R] n'a jamais été invitée, dans le cadre de l'enquête, à s'expliquer sur les allégations de ses collègues.

- aucun des collaborateurs directs, N-1 ou N-2, qui a témoigné son adhésion au nouveau projet depuis septembre 2018 n'a été interrogé par la direction.

- aucun rapport d'enquête n'a été établi.

- même lors de son entretien préalable, la direction a refusé de communiquer à Mme [R] l'identité des personnes auditionnées.

- elle a été privée, soudainement et sans motif légitime de tout accès à sa messagerie professionnelle et à son disque dur; ce qui constitue un moyen déloyal pour l'empêcher de se défendre.

Elle en déduit que son licenciement doit être déclaré nu

Selon l'article L. 1153-5 du code du travail, l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d'y mettre fin et de les sanctionner. Selon l'article L. 1152-4 du même code, l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement moral.

Il résulte des textes susvisés et du principe de liberté de preuve en matière prud'homale qu'en cas de licenciement d'un salarié à raison de la commission de faits de harcèlement sexuel ou moral, le rapport de l'enquête interne, à laquelle recourt l'employeur, informé de possibles faits de harcèlement sexuel ou moral dénoncés par des salariés et tenu envers eux d'une obligation de sécurité lui imposant de prendre toutes dispositions nécessaires en vue d'y mettre fin et de sanctionner leur auteur, peut être produit par l'employeur pour justifier la faute imputée au salarié licencié.

A défaut de texte de loi régissant cette enquête, l'accord national interprofessionnel du 26 mars 2010 sur le harcèlement moral et la violence au travail, a exhorté les entreprises à mettre en place une 'procédure appropriée' en cas de harcèlement et notamment des enquêtes systématiques suite aux plaintes.

Il appartient aux juges du fond, dès lors qu'il n'a pas été mené par l'employeur d'investigations illicites, d'en apprécier la valeur probante, au regard le cas échéant des autres éléments de preuve produits par les parties.

Il a été jugé qu'en dehors des hypothèses d'alerte lancées par un membre de CSE en cas d'atteinte aux droits des personnes ou de danger grave et imminent, le CSE n'avait pas à être associé à l'enquête.

Dans le cas d'espèce, les institutions représentatives du personnel n'avaient pas à être informées ni même impliquées par l'enquête, contrairement aux dires de Mme [R].

Il a été jugé également que l'employeur pouvait choisir de n'entendre qu'une partie des collaborateurs potentiellement victimes, l'exigence d'impartialité et d'exhaustivité de l'enquête n'étant pas nécessairement remise en cause par une telle décision. De même, l'enquête peut se faire à l'insu du salarié mis en cause, ce qui ne constitue pas un mode de preuve déloyal. En toute hypothèse, ce dernier n'a pas nécessairement à être auditionné.

À défaut d'audition, des attestations peuvent être recueillies dans le cadre d'une enquête.

En outre, au regard des résultats de l'enquête, compte-tenu de la sensibilité du sujet, il y a lieu de limiter toute communication, sauf auprès des victimes qui auraient été identifiées.

Enfin, il n'est nullement démontré que Mme [E] au seul motif qu'elle aurait été nommée en 2019, quelques mois après le départ de Mme [R], sur un poste de DRH dans le secteur NA+TA (dont relevait cette dernière) ainsi que Mme [M], directeur des ressources Humaines Groupe support, en ce qu'elle reporterait directement à la DRH Groupe, se seraient montrées partiales dans le recueil et la dactylographie des comptes-rendus d'enquête.

Il résulte de tout ce qui précède qu'aucune violation des droits de la défense n'apparaît objectivée et tout moyen contraire sera rejeté.

- Sur le licenciement verbal

Mme [R] soutient avoir fait l'objet d'un licenciement verbal, en tant que tel dépourvu de cause réelle et sérieuse. Il est constant que tout acte formalisant sa décision prise de mettre un terme au contrat ou de considérer le contrat comme rompu vaut licenciement verbal ou licenciement de fait.

Il est justifié aux débats de ce que M. [T] a remis à Mme [R] le vendredi 25 janvier 2019, un courrier de convocation préalable pour une rupture conventionnelle ainsi qu'une lettre de dispense d'activité avec effet immédiat de même qu'un formulaire de rupture conventionnelle pré-complété par ses soins . Si Mme [R] a accusé réception de deux de ces documents en y apposant sa signature, elle n'a en revanche pas signé le formulaire de rupture conventionnelle.

Pour autant, il est justifié au travers d'un message émanant d'un salarié de la société, M. [L] [P], de ce que celui-ci venait de recevoir le jour même 'un call Comex (l')informant de l'évolution du management d'AFE', ceci induisant que le départ de Mme [R] avait d'ores et déjà été annoncé.

Il est également démontré que le lundi 28 janvier 2019, M. [T] a envoyé deux SMS (à 9h05 et 10h11) et un mail à Mme [R] lui demandant de valider la communication interne et externe officialisant son départ; ce que cette dernière n'a nullement fait.

A cette même date, M. [T] a notifié à Mme [R] une lettre de convocation à entretien préalable en vue d'un licenciement et l'a mise à pied à titre conservatoire.

Si la notification d'une mise à pied conservatoire ou d'une dispense d'activité dans l'attente de la décision à intervenir ne constituent pas un licenciement de fait, il reste que la communication anticipée de la rupture contractuelle auprès des collaborateurs de la société révèle assurément un acte formalisant la décision prise de mettre un terme au contrat ou de considérer le contrat comme rompu.

Il apparaît ainsi démontré que la décision de rompre le contrat de travail de Mme [R] a été prise antérieurement à la notification de son licenciement par courrier recommandé du 14 février 2019 et avant même l'entretien préalable du 11 février 2019.

Dès lors, ce licenciement verbal a été prononcé en méconnaissance des dispositions de l'article L 1232-6 du code du travail, et se trouve dépourvu de cause réelle et sérieuse sans qu'il y ait lieu d'examiner les griefs énoncés à l'appui du licenciement notifié postérieurement et ouvre droit à l'allocation d'indemnités de préavis et de licenciement mais également à l'indemnisation de l'absence de cause réelle et sérieuse.

Sur les préjudices subis

Sur l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse

Selon l'article L1235-3 du code du travail, si le licenciement d'un salarié survient pour une cause qui n'est pas réelle et sérieuse, le juge peut proposer la réintégration du salarié dans l'entreprise, avec maintien de ses avantages acquis.

Si l'une ou l'autre des parties refuse cette réintégration, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l'employeur, dont le montant est compris entre les montants minimaux et maximaux fixés pour 15 ans d'ancienneté entre 3 et 13 mois de salaire.

Mme [R] demande à la cour de juger que les barèmes prévus à l'article L.1235-3 du code du travail ne respectent pas l'article 24 de la Charte sociale européenne du 3 mai 1996, ratifiée par la France le 7 mai 1999, les articles 4 et 10 de la convention 158 de l'OIT ainsi que la jurisprudence européenne (Comité européen des droits sociaux 8 septembre 2016 n°106/2004// Finisch Society Social Right contre Finlande), la jurisprudence française et le droit au procès équitable.

Il est de droit que sous réserve des cas où est en cause un traité international pour lequel la Cour de justice de l'Union européenne dispose d'une compétence exclusive pour déterminer s'il est d'effet direct, les stipulations d'un traité international, régulièrement introduit dans l'ordre juridique interne conformément à l'article 55 de la Constitution, sont d'effet direct dès lors qu'elles créent des droits dont les particuliers peuvent se prévaloir et que, eu égard à l'intention exprimée des parties et à l'économie générale du traité invoqué, ainsi qu'à son contenu et à ses termes, elles n'ont pas pour objet exclusif de régir les relations entre Etats et ne requièrent l'intervention d'aucun acte complémentaire pour produire des effets à l'égard des particuliers.

Les dispositions de la Charte sociale européenne selon lesquelles les Etats contractants ont entendu reconnaître des principes et des objectifs poursuivis par tous les moyens utiles, dont la mise en oeuvre nécessite qu'ils prennent des actes complémentaires d'application et dont ils ont réservé le contrôle au seul système spécifique visé par la partie IV, ne sont pas d'effet direct en droit interne dans un litige entre particuliers.

L'invocation de son article 24 ne peut dès lors pas conduire à écarter l'application des dispositions de l'article L. 1235-3 du code du travail, dans leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017.

Les stipulations de l'article 10 de la Convention n° 158 de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui créent des droits dont les particuliers peuvent se prévaloir à l'encontre d'autres particuliers et qui, eu égard à l'intention exprimée des parties et à l'économie générale de la convention, ainsi qu'à son contenu et à ses termes, n'ont pas pour objet exclusif de régir les relations entre Etats et ne requièrent l'intervention d'aucun acte complémentaire, sont d'effet direct en droit interne.

Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse.

Les dispositions des articles L. 1235-3, L. 1235-3-1 et L. 1235-4 du code du travail, dans leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, qui permettent raisonnablement l'indemnisation de la perte injustifiée de l'emploi et assurent le caractère dissuasif des sommes mises à la charge de l'employeur, sont de nature à permettre le versement d'une indemnité adéquate ou une réparation considérée comme appropriée au sens de l'article 10 de la Convention n° 158 de l'Organisation internationale du travail ( OIT ).

Il en résulte que les dispositions de l'article L. 1235-3 du code du travail sont compatibles avec les stipulations de l'article 10 de la Convention précitée.

En conséquence, il appartient seulement au juge d'apprécier la situation concrète de la salariée pour déterminer le montant de l'indemnité due entre les montants minimaux et maximaux déterminés par l'article L. 1235-3 du code du travail.

Le tableau qui fixe le nombre de mois de salaire pouvant être alloués au titre de l'indemnité est établi sur la base de périodes d'ancienneté qui sont constituées par des années complètes.

Mme [R] avait une ancienneté de 1 an, 5 mois et 16 jours et sa rémunération mensuelle brute moyenne des 12 derniers mois précédant le licenciement s'élevait à 25 555,55 euros. Par conséquent et conformément au barème de l'article L. 1235-3 du code du travail, elle peut prétendre à une indemnité dont le montant sera compris entre 1 et 2 mois de salaire brut.

Compte tenu de ces éléments, de l'âge et de la situation professionnelle de Mme [R] , tels que justifiés aux débats, la société Avril doit être condamnée à lui verser la somme de 51 111,10 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le jugement entrepris sera infirmé en son quantum.

- Sur le caractère vexatoire du licenciement

Les circonstances dans lesquelles l'employeur a proposé à Mme [R] une rupture conventionnelle dont il a pré-rempli les mentions, pour la licencier quelques jours plus tard en lui infligeant de manière brusque une mise à pied infondée ainsi qu'une coupure de tous ses accès internes et internes conjugués à une communication précipitée et humiliante auprès des salariés et partenaires de la société justifient la demande indemnitaire présentée.

Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la SCA Avril à payer à Mme [R] la somme de 20 000 euros au titre du caractère vexatoire du licenciement.

- Sur le rappel de bonus

Selon les dispositions de l'article 4 de son contrat de travail, Mme [R] avait le droit, en sus de sa rémunération fixe, de percevoir un bonus d'un montant brut maximum de 35 % de sa rémunération annuelle brute forfaitaire, soit la somme de 94.500 euros. En l'espèce, la société Avril n'a versé à Mme [R] que 76% de son bonus, soit la somme de 71.820 euros.

La SCA Avril s'y oppose en faisant valoir que Mme [R] était parfaitement informée des modalités de calcul de sa prime sur objectifs 2018, et de la date de son versement, M. [T] les lui ayant confirmées par courrier du 30 août 2018. La société soutient que Mme [R] ne démontre pas que ses objectifs aient été atteints à 100 %.

Il reste néanmoins que la charge de la preuve de l'atteinte ou non des objectifs repose sur l'employeur. Il a en outre été jugé que lorsque le calcul de la rémunération dépend d'éléments détenus par l'employeur, ce dernier doit les produire en vue d'une discussion contradictoire.

Tel n'est nullement le cas en l'espèce. Du reste, Mme [R] conteste avoir été destinataire du courrier d'explication sur les objectifs 2018 du 30 août 2018 (pièce adverse 28) si ce n'est à l'occasion de la production de ses pièces par la société dans le cadre de la procédure judiciaire. Il sera observé qu'aucune justification n'est donnée quant à la réception effective par la salariée de ce courrier, dont la date se révèle au demeurant indéterminée.

Ainsi, la société Avril étant défaillante dans l'administration de la preuve, il convient de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a condamnée à verser à Mme [R] la somme de 22.680 euros , outre les congés payés y afférents, correspondant au solde dû au titre du bonus 2018.

- Sur les autres demandes

La SCA Avril sera condamnée aux dépens et au paiement de la somme de 3000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au profit de Mme [R].

Le jugement entrepris sera également confirmé en ce qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de la SCA Avril en dommages et intérêts pour préjudice moral; celle-ci succombant en son appel.

Il y a lieu d'ordonner la remise des documents de fin de contrat conformes au présent arrêt mais il n'y a pas lieu de prononcer une quelconque astreinte de ce chef.

Il y a lieu enfin d'ordonner la capitalisation des intérêts.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement entrepris sauf en ce qui concerne le quantum de l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Statuant à nouveau de ce seul chef, condamne la société Avril SCA à payer à Mme [R] la somme de 51 111,10 euros.

Ajoutant,

Condamne la SCA Avril à payer à Mme [J] [R] la somme de 3000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles d'appel.

Ordonne la remise des documents de fin de contrat conformes au présent arrêt mais dit n'y avoir lieu à prononcer une quelconque astreinte de ce chef.

Ordonne la capitalisation des intérêts.

Condamne la SCA Avril aux dépens.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 6
Numéro d'arrêt : 21/02141
Date de la décision : 05/07/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-07-05;21.02141 ?
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