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29/06/2023 | FRANCE | N°22/19936

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 1 - chambre 2, 29 juin 2023, 22/19936


Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 1 - Chambre 2



ARRÊT DU 29 JUIN 2023



(n° , 10 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/19936 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CGYD2



Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 10 Juin 2022 -Président du TJ de PARIS - RG n° 22/53184





APPELANTES



LA MAPA MUTUELLE D'ASSURANCE, en sa qualité d'assureu

r de la SAS LA GUISSAUME agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 8]

[Localité 4]





S.A.S. LA GUIS...

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 1 - Chambre 2

ARRÊT DU 29 JUIN 2023

(n° , 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/19936 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CGYD2

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 10 Juin 2022 -Président du TJ de PARIS - RG n° 22/53184

APPELANTES

LA MAPA MUTUELLE D'ASSURANCE, en sa qualité d'assureur de la SAS LA GUISSAUME agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 8]

[Localité 4]

S.A.S. LA GUISSAUME agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 3]

[Localité 6]

Représentées et assistées par Me Yoann ALLARD de l'AARPI ABSYS AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : D0152

INTIMEE

Mme [V] [R]

[Adresse 1]

[Localité 2] (SUISSE)

Représentée par Me Michel GUIZARD de la SELARL GUIZARD ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : L0020

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 804, 805 et 905 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 24 mai 2023, en audience publique, les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre

Thomas RONDEAU, Conseiller,

Michèle CHOPIN, Conseillère,

Qui en ont délibéré,

Greffier, lors des débats : Saveria MAUREL

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre et par Saveria MAUREL, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

*****

EXPOSE DU LITIGE

Mme [R] qui dînait avec son fils le 23 octobre 2021 dans les locaux du restaurant Marcore, exploité par la société La Guissaume, assurée par la société MAPA-Mutuelle d'assurance, est tombée dans les escaliers alors qu'elle se trouvait dans les locaux de cet établissement.

Aux termes du compte rendu d'hospitalisation de l'Hôpital [7], il est apparu que Mme [R] souffre d'une fracture du pilon tibial gauche et d'une fracture sous tubérosaire de la malléole gauche. Une rééducation de plusieurs mois lui a été imposée.

Par exploits du 17 mars 2022, Mme [R] a fait assigner la société La Guissaume devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris aux fins de voir :

- désigner un expert afin de se rendre sur place et décrire les conditions dans lesquelles l'accident est intervenu en vérifiant les installations et la sécurité au sein du restaurant ;

- désigner un ou des médecin(s)-expert(s) pour examiner Mme [R], déterminer les conséquences de l'accident dont elle a été victime, fixer la durée de l'I.T.T. ;

- préciser la date de consolidation, évaluer le taux du déficit fonctionnel ;

- qualifier les souffrances endurées, les préjudices financiers subis et les atteintes esthétiques ;

- condamner la société La Guissaume à payer à Mme [R] la somme de 90.632 euros à titre d'indemnité provisionnelle, ainsi qu'en en tous les dépens, et condamner la société La Guissaume au paiement d'une indemnité de 3.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ordonnance contradictoire du 10 juin 2022, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a :

- renvoyé les parties à se pourvoir ainsi qu'elles aviseront sur le fond du litige, tous moyens étant réservés ; mais dès à présent ;

- donné acte des protestations et réserves formulées en défense ;

- ordonné une mesure d'expertise ;

- désigné pour procéder à cette mesure d'instruction Mme [G] [T] née [C], demeurant [Adresse 5], laquelle s'adjoindra si nécessaire tout sapiteur dans une spécialité distincte de la sienne, la cour renvoyant à l'ordonnance rendue pour ce qui est de la mission de l'expert ;

-- fixé à la somme de 1.200 euros le montant de la provision à valoir sur les frais d'expertise qui devra être consignée par Mme [R] à la régie d'avances et de recettes du tribunal judiciaire de Paris au plus tard le 10 août 2022 inclus, sauf prorogation expresse ;

- dit que faute de consignation de la provision dans ce délai impératif, ou demande de prorogation sollicitée en temps utile, la désignation de l'expert sera caduque et de nul effet ;

- rejeté la demande de provision formée par Mme [R] ;

- condamné à titre provisoire Mme [R] aux entiers dépens de l'instance en référé ;

- rappelé que la présente ordonnance est exécutoire de plein droit par provision et nonobstant appel.

Par déclaration du 25 novembre 2022, la société La Guissaume et la société Mapa Mutuelle d'Assurance ont interjeté appel de cette décision en ce qu'elle a :

- débouté la société La Guissaume et la société Mapa Mutuelle d'Assurance en leur demande tendant au débouté de la demande d'expertise formulée par Madame [V] [R] ;

- ordonné une expertise médicale ;

- fixé une mission d'expertise allant au-delà des demandes de Madame [V] [R] ;

- fixé une mission d'expertise allant au-delà de la nomenclature Dinthilac.

Dans leurs dernières conclusions remises et notifiées le 30 mars 2023, la société La Guissaume et la société Mapa Mutuelle d'Assurance demandent à la cour de :

- infirmer la décision attaquée en ce qu'elle a fixé une mission d'expertise allant au-delà de ce qui lui était demandé et contraire à la nomenclature Dintilhac et aux règles applicables ;

Statuant à nouveau,

- dire et juger que la mission d'expertise sera formulée ainsi :

pour la phase préalable à l'expertise,

préalablement à la réunion d'expertise, recueillir dans la mesure du possible, les convenances des parties et de leurs représentants avant de fixer une date et un lieu pour le déroulement des opérations d'expertise. Leur rappeler qu'elles peuvent se faire assister par un médecin conseil et toute personne de leur choix ;

convoquer toutes les parties et se faire remettre le dossier médical de la victime ;

déterminer l'état de la victime avant l'accident et décrire au besoin un état antérieur, mais uniquement s'il est susceptible d'avoir une incidence directe sur les lésions ou leurs séquelles ;

à partir des éléments objectifs du dossier et au besoin avec l'assistance de tout sachant ;

décrire en détail le mode de survenance de l'accident selon les parties, les lésions initiales constatées à la suite de l'accident, les suites immédiates et l'évolution des lésions, les modalités de traitement, en précisant le cas échéant les durées exactes d'hospitalisation et pour chaque période d'hospitalisation le nom d'établissement, les services concernés et la nature des soins, y compris la rééducation ;

recueillir les doléances de la victime ;

procéder en présence, le cas échéant, des médecins conseils mandatés par les parties, à un examen clinique détaillé en fonction des lésions initiales et des doléances exprimées par la victime permettant de décrire les préjudices de la victime dans les termes de la présente mission pour le poste consolidation,

fixer la date de consolidation, qui se définit comme le moment où les lésions se sont fixées et ont pris un caractère permanent tel qu'un traitement n'est plus nécessaire si ce n'est pour éviter une aggravation, et qu'il devient possible d'apprécier l'existence éventuelle d'une atteinte permanente à l'intégrité physique et psychique ;

pour le poste déficit fonctionnel temporaire,

prendre en considération toutes les gênes temporaires subies par la victime dans la réalisation de ses activités habituelles à la suite de l'accident ; en préciser la nature et la durée (notamment hospitalisation, astreinte aux soins, difficultés dans la réalisation des tâches domestiques, privation temporaire des activités privées ou d'agrément auxquelles se livre habituellement ou spécifiquement la victime, retentissement sur la vie sexuelle) ;

en discuter l'imputabilité à l'accident en fonction des lésions et de leur évolution et en préciser le caractère direct et certain ;

en évaluer le caractère total ou partiel en précisant la durée et la classe pour chaque période retenue ;

pour le poste déficit fonctionnel permanent,

décrire les séquelles imputables, fixer par référence à la dernière édition du « Barème indicatif d'évaluation des taux d'incapacité en droit commun », publié par le Concours Médical, le taux éventuel résultant d'une ou plusieurs Atteinte(s) permanente(s) à l'Intégrité Physique et Psychique (AIPP) persistant au moment de la consolidation, constitutif d'un déficit fonctionnel permanent ;

il est rappelé que l'AIPP se définit comme : la réduction définitive du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel résultant d'une atteinte à l'intégrité anatomo-physiologique médicalement constatable donc appréciable par un examen clinique approprié, complété par l'étude des examens complémentaires produits ; à laquelle s'ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques normalement liés à l'atteinte séquellaire décrite ainsi que les conséquences habituellement et objectivement liées à cette atteinte dans la vie de tous les jours pour le poste assistance par tierce personne avant et après consolidation, que la victime soit consolidée ou non,

dresser un bilan situationnel en décrivant avec précision les modalités de réalisation des différents actes de la vie quotidienne et le déroulement d'une journée (24 heures), d'une semaine,

puis, en s'aidant, si besoin des professionnels nécessaires et en tenant compte de l'âge et de l'éventuel état antérieur ;

se prononcer sur les aides matérielles nécessaires :

- aides techniques en précisant leur nature et la fréquence de leur renouvellement,

-adaptation du logement (domotique notamment), étant entendu qu'il appartient à l'expert de se limiter à décrire l'environnement en question, et au professionnel spécialisé de décrire les aménagements nécessaires,

- aménagement d'un véhicule adapté ;

déterminer ensuite, en tenant compte des aides matérielles mentionnées ci-dessus, les besoins en aide humaine que cette aide soit apportée par l'entourage ou par du personnel extérieur, en précisant sa nature, ses modalités d'intervention et sa durée :

- aide active pour les actes réalisés,

- sur la victime hors actes de soins,

- sur son environnement ;

- aide passive : actes de présence ;

dans le cas où les aides matérielles n'ont pas été mises en place, l'expert déterminera l'aide humaine en cours au jour de l'expertise, en décrivant les aides matérielles nécessaires prévues ou prévisibles et leur incidence sur l'autonomie ;

concernant les séquelles neuropsychologiques graves, préciser leurs conséquences quand elles sont à l'origine d'un déficit majeur d'initiative ou de troubles du comportement ;

indiquer si une mesure de protection a été prise ;

pour le poste préjudice d'agrément,

en cas de répercussion dans l'exercice des activités spécifiques sportives ou de loisirs de la victime effectivement pratiquées antérieurement à l'accident, émettre un avis motivé en discutant son imputabilité à l'accident, aux lésions et aux séquelles retenues ;

se prononcer sur l'impossibilité totale ou sa limitation substantielle de pratiquer l'activité, sur son caractère direct et certain et son aspect définitif ;

pour le poste incidence professionnelle,

en cas d'arrêt temporaire des activités professionnelles, en préciser la durée et les conditions de reprise éventuelle. En discuter l'imputabilité à l'accident en fonction des lésions et de leur évolution rapportée à l'activité exercée au moment de l'accident ;

- la confirmer pour les autres postes de préjudice ;

- dire que chaque partie conservera à sa charge ses propres dépens.

Les appelantes exposent notamment que :

- la mission fixée par le premier juge est en réalité celle proposée par l'association nationale de document sur le dommage corporel (ANADOC), laquelle tend à multiplier artificiellement les postes de préjudices,

- s'agissant de la phase préalable, certains passages de la mission sont favorables à la victime et ne correspondent pas aux standards habituels,

- s'agissant de la consolidation, l'évaluation prévisionnelle se fonde sur des standards d'évolution,

- sur le déficit fonctionnel temporaire, le préjudice d'agrément spécifique temporaire n'est pas un poste autonome et en s'écartant de la nomenclature Dintilhac, le premier juge a attribué à l'expert une mission qui a pour conséquence de remettre en cause les méthodes d'indemnisation établies par la jurisprudence,

- sur le déficit fonctionnel permanent, il est demandé à l'expert de l'évaluer en distinguant trois composantes, ce qui ne peut être retenu,

- sur l'assistance par tierce personne avant et après consolidation, la mission ordonnée ne tient pas compte des aides techniques possibles,

- sur le préjudice d'agrément, la gêne dans la pratique d'une activité n'est pas un préjudice à retenir, seule l'impossibilité de pratiquer une activité pouvant être indemnisée,

- sur l'incidence professionnelle, l'expert ne peut se prononcer sur un point futur et incertain,

- sur le préjudice d'établissement, son appréciation échappe à l'expert.

Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 7 avril 2023, Mme [R] demande à la cour de :

- confirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ;

- débouter les appelants du chef de leurs demandes ;

- condamner la société Mapa Mutuelle d'Assurance et la société La Guissaume au paiement d'une somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la société Mapa Mutuelle d'Assurance et la société La Guissaume en tous les dépens.

Elle expose notamment que :

- les parties ont déjà déféré aux convocations de l'expert,

- l'ordonnance rendue correspond à l'accord des parties sur la mission proposée par le premier juge, la mesure ayant été déjà partiellement exécutée.

SUR CE,

Sur la mission confiée à l'expert

Les appelantes soutiennent en substance que la mission ordonnée par la décision entreprise ne correspond pas à la mission « type », conforme à nomenclature dite « Dintilhac », qui était demandée par Mme [R] et à laquelle elle ne s'était pas opposée, mais à la mission proposée par l'association nationale de documentation sur le dommage corporel (ANADOC), qui est très contestable.

Selon elles, cette mission modifie les éléments de définition de certains postes de préjudice de la nomenclature « Dintilhac » en les fragmentant.

Elles soutiennent également que la mission opère une confusion entre le médecin et le juriste en demandant à l'expert de se positionner sur l'existence de postes de préjudice et non d'évaluer les dommages, appréciations juridiques qui sont hors de son domaine de compétence et méconnaissent les dispositions de l'article 238, alinéa 3, du code de procédure civile ainsi que les dispositions de l'article 246 du même code en s'imposant au juge.

Elles estiment que la mission habituelle a fait ses preuves, qu'il s'agit d'un outil utile et familier des experts judiciaires, des avocats et des magistrats, qu'elle est confirmée par la jurisprudence et qu'elle doit donc être conservée.

La cour rappelle que le juge des référés est libre de choisir la mission donnée à l'expert et n'est pas tenu par les propositions des parties. De même, la nomenclature dite « Dintilhac » n'a pas de valeur normative et les juges ne sont donc pas tenus de s'y référer, pas plus qu'ils ne sont tenus d'utiliser les « trames » ou missions « types » qu'ils ont pu établir par le passé, s'agissant de simples outils d'aide à la décision et à la rédaction.

En outre, il résulte de l'article 246 du code de procédure civile que le juge n'est pas lié par les constatations ou les conclusions du technicien, de sorte que le juge du fond éventuellement saisi ne sera pas lié par les conclusions de l'expert, quels que soient les termes de la mission.

Sous ces réserves, il appartient à la cour, statuant en appel de la décision du juge des référés, d'apprécier en fait et en droit l'opportunité et l'utilité des chefs de mission proposés.

Sur la phase préalable

Les appelantes soutiennent que la première partie de la mission en cette phase préalable est révélatrice d'un parti pris gênant consistant à ne convoquer dans un premier temps que la victime.

Ainsi, le premier juge a pris soin de demander à l'expert de "convoquer la victime et son conseil" et "décrire en détail le mode de survenance de l'accident selon la victime à partir de ses déclarations et au besoin de ses proches".

À l'égard des parties, l'expert est tenu de respecter le principe de la contradiction qui impose que les parties aient connaissance en temps utile des moyens de fait sur lesquels sont fondées leurs prétentions respectives, des éléments de preuve produits et des moyens de droit invoqués, afin que chacune soit à même d'organiser sa défense.

Si l'examen médical proprement dit doit se faire dans le respect de l'intimité du corps humain, ce qui implique qu'il puisse avoir lieu en présence du seul médecin expert, ce dernier doit en tous cas communiquer aux parties présentes à la réunion d'expertise le résultat de ses constatations et investigations.

Ainsi, l'entretien de l'expert avec la victime avec son conseil, entretien destiné à recueillir en réalité ses doléances, ne peut être considéré comme révélateur d'un parti pris, l'expert étant tenu de rendre compte ensuite de manière contradictoire. Il en est de même quant aux "documents médicaux fournis", aux "déclarations fournies par la victime" qui en tant que tels sont nécessairement soumis au principe de la contradiction dans le cours des opérations d'expertise.

Il n'y a pas lieu de modifier ce point.

Sur la consolidation

Ce chef de mission est ainsi libellé dans l'ordonnance entreprise :

« Fixer la date de consolidation et en l'absence de consolidation dire à quelle date il conviendra de revoir la victime ;

Préciser dans ce cas les dommages prévisibles pour l'évaluation d'une éventuelle provision».

Les appelantes soutiennent que la mission confiée à l'expert doit être de décrire ce qu'il sait et constate plutôt que ce qu'il estime. Il serait, selon elle, contraire au principe de juste évaluation et réparation des préjudices corporels que l'expert fixe par anticipation des dommages, avec le risque de se sentir lié, ultérieurement, alors que l'état de la victime aurait favorablement évolué et que les préjudices prévus auraient diminué.

Cependant, rien ne s'oppose à ce que les « dommages prévisibles » soient décrits par l'expert, quand bien même ils ne se réaliseraient pas en définitive.

La crainte que l'expert se sente lié par sa première analyse apparaît dénuée de fondement, les médecins experts étant des professionnels, en mesure d'apprécier l'évolution de l'état d'une victime et d'en tirer les conséquences qui s'imposent.

Il n'y a donc pas lieu de modifier ce chef de mission.

Sur le déficit fonctionnel temporaire

Le chef de mission critiqué est ainsi libellé :

« Indiquer les périodes pendant lesquelles la victime a été, du fait de son déficit fonctionnel temporaire, dans l'incapacité totale ou partielle de poursuivre ses activités personnelles habituelles ;

En cas d'incapacité partielle, préciser le taux et la durée ;

Dire s'il a existé une atteinte temporaire aux activités d'agrément, de loisirs, aux activités sexuelles ou à toute autre activité spécifique personnelle (associative, politique, religieuse, conduite ou autres) ».

Les appelantes soutiennent que le poste de déficit fonctionnel temporaire (DFT) est un poste de préjudice large qui regroupe non seulement le déficit de la fonction, à l'origine de la gêne, mais également les troubles dans les conditions d'existence, les gênes dans les actes de la vie courante, le préjudice d'agrément temporaire et le préjudice sexuel temporaire jusqu'à la consolidation. En conséquence, en procédant à un morcellement du poste de DFT en plusieurs composantes, elles estiment que la mission pourrait conduire à une double évaluation de ces préjudices, contraire au principe de réparation intégrale.

S'il est exact que le poste de déficit fonctionnel temporaire, qui répare la perte de qualité de vie de la victime et des joies usuelles de la vie courante pendant la maladie traumatique, intègre le préjudice d'agrément temporaire et le préjudice sexuel subi pendant cette période (2e Civ., 5 mars 2015, pourvoi n° 14-10.758, Bull. 2015, II, n° 51 ; 2e Civ., 11 décembre 2014, pourvoi n° 13-28.774, Bull. 2014, II, n° 247), la mission prévue par le premier juge est conforme à cette définition, dont elle ne fait que préciser le contenu en demandant à l'expert de dire si un préjudice d'agrément ou un préjudice sexuel temporaire a existé.

La mission critiquée ne conduit donc pas à une double évaluation de ces préjudices puisqu'elle n'en fait pas des préjudices autonomes mais les intègre à l'évaluation globale du DFT, étant rappelé qu'en tout état de cause, il appartiendra au juge du fond d'apprécier et d'évaluer ce poste de préjudice.

Sur le déficit fonctionnel permanent

L'ordonnance prévoit sur ce point que l'expert devra :

« Indiquer si, après la consolidation, la victime subit un déficit fonctionnel permanent ;

Dans l'affirmative, évaluer les trois composantes :

- l'altération permanente d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles mentales ou psychiques en chiffrant son taux ;

- les douleurs subies après la consolidation en précisant leur fréquence et leur intensité en utilisant l'échelle d'intensité de 7 degrés ;

- l'atteinte à la qualité de vie de la victime en précisant son degré de gravité ».

Les appelantes soutiennent à nouveau que l'ordonnance scinde un poste qui doit être évalué de manière globale et qu'elle méconnaît ainsi la jurisprudence et le principe de réparation intégrale.

Il est, là encore, exact que le déficit fonctionnel permanent inclut la perte de qualité de vie ainsi que les souffrances endurées (2e Civ., 7 mars 2019, pourvoi n° 17-25.855 ; 2e Civ., 25 janvier 2018, pourvoi n° 17-10.299).

Cependant, en précisant les trois composantes du déficit fonctionnel permanent, la mission ne conduit pas à une double indemnisation de ce préjudice. Elle ne méconnaît donc pas le principe de réparation intégrale.

Sur l'assistance par une tierce personne avant et après la consolidation

Le chef critiqué de l'ordonnance est ainsi libellé :

« Indiquer le cas échéant si l'assistance constante ou occasionnelle d'une tierce personne (étrangère ou non à la famille) est ou a été nécessaire pour accomplir les actes, notamment élaborés, de la vie quotidienne, pour sécuriser la victime et assurer sa dignité et sa citoyenneté ;

Dans l'affirmative, dire pour quels actes, et pendant quelle durée, l'aide d'une tierce personne a été ou est nécessaire ;

Evaluer le besoin d'assistance par une tierce personne, avant et après consolidation, en précisant en ce cas le nombre d'heures nécessaires, leur répartition sur 24 h et pour quels actes cette assistance est nécessaire ».

Les appelantes soutiennent que l'évaluation du poste « tierce personne » doit être effectuée in concreto, en fonction de la nature de l'aide apportée à la victime par rapport à ses besoins, ce qui ne serait pas le cas de la mission arrêtée par le premier juge, qui « déconnecterait » l'évaluation de la perte d'autonomie de l'environnement de la victime.

Elles soutiennent que la détermination des besoins en aide humaine par le médecin expert ne peut se faire qu'après prise en compte de l'environnement de la victime, permettant de mesurer les solutions, temporaires puis définitives, retenues par elle dans son projet de vie.

Mais, ainsi qu'il a été précédemment rappelé, la mission Dintilhac ne s'impose pas au juge.

En outre, la mission arrêtée par le premier juge distingue bien le besoin d'assistance par tierce personne « avant et après consolidation ». Elle est claire et précise et correspond à une évaluation in concreto des besoins de la victime, sans erreur de droit de nature à induire en erreur le juge du fond.

Il n'y a donc pas lieu de la modifier.

Sur l'incidence professionnelle

Le chef de mission est ainsi libellé sur ce point :

« Indiquer si le fait générateur ou les atteintes séquellaires entraînent d'autres répercussions sur l'activité professionnelle actuelle ou future de la victime (obligation de formation pour un reclassement professionnel, pénibilité accrue dans son activité professionnelle, dévalorisation sur le marché du travail).

Dire notamment si l'état séquellaire est susceptible de générer des arrêts de travail réguliers et répétés et/ou de limiter la capacité de travail ».

Les appelantes soutiennent que la dévalorisation sur le marché du travail est une notion juridique qui échappe à la compétence du médecin-expert. Il s'agit selon elle d'appréciations d'ordre socio-économique étrangères à la technique proprement médicale. L'expert ne pourrait pas davantage se prononcer sur l'état séquellaire susceptible de générer des arrêts de travail réguliers et répétés à l'avenir, la réponse à cette question étant très incertaine.

Mais la mission ordonnée, qui tend à prendre en considération tous les aspects de l'incidence professionnelle, relève bien de la compétence des médecins, lesquels connaissent les évolutions prévisibles des préjudices qu'ils constatent, y compris s'agissant des arrêts de travails répétés que ces préjudices sont susceptibles de générer.

Aucun motif ne justifie donc de la modifier.

Sur le préjudice d'établissement

Ce chef de mission demande à l'expert de :

« Dire si la victime subit une perte d'espoir ou de chance de normalement réaliser ou de poursuivre un projet de vie familiale ».

Selon les appelantes, ce poste de préjudice échappe totalement à l'avis de l'expert et ce n'est qu'ultérieurement, au visa des constats et des conclusions du médecin relatives à l'importance des séquelles fonctionnelles de tous ordres que le juriste pourra apprécier ou non l'existence de ce préjudice.

Mais aucun motif ne justifie d'exclure ce poste de préjudice de la mission de l'expert, son expertise étant de nature à éclairer le juge du fond sur l'éventuelle perte de chance, pour la victime, de former un projet de vie familiale normale.

Seul l'expert peut en effet émettre un avis sur les conséquences de certaines séquelles physiques et/ou psychiques de la victime sur sa vie familiale et, dès lors que cet avis se limite à la description d'éléments strictement médicaux, il présente une utilité pour l'évaluation du préjudice subi par le juge ultérieurement saisi.

Sur le préjudice d'agrément

La mission demande notamment à l'expert " de décrire toute impossibilité ou gêne, fonctionnelle ou psychologique dans l'exercice d'activités de sport ou loisirs que la victime indique pratiquer et de donner un avis médical sur cette impossibilité ou cette gêne sans prendre position sur l'existence ou non de cette allégation".

L'appelante soutient pour l'essentiel que la mission est contraire à la jurisprudence qui exige une impossibilité de pratiquer une activité antérieure spécifique.

Le préjudice d'agrément est constitué par l'impossibilité ou la gêne pour la victime de continuer de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs qu'elle pratiquait antérieurement. La victime doit ainsi justifier de la pratique d'une telle activité antérieurement à l'accident ou à la maladie.

Il en résulte que la mission confiée à l'expert peut comporter une référence à la "gêne" dans l'exercice d'activités de sport ou de loisirs de sorte qu'en conséquence, la critique des parties n'est pas fondée sur ce point.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, l'ordonnance rendue sera confirmée en toutes ses dispositions.

Ce qui est jugé en cause d'appel commande de laisser à la charge des appelantes les dépens d'appel.

Elles seront condamnées également à payer à Mme [R] une somme en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS

Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Rejette les autres demandes,

Condamne la société MAPA-Mutuelle d'assurance et la société La Guissaume aux dépens de l'instance d'appel,

Condamne la société MAPA-Mutuelle d'assurance et la société La Guissaume à payer à Mme [R] la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

LA GREFFIERE LA PRESIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 1 - chambre 2
Numéro d'arrêt : 22/19936
Date de la décision : 29/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-29;22.19936 ?
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