La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

14/06/2023 | FRANCE | N°20/06465

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 6, 14 juin 2023, 20/06465


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 6 - Chambre 6



ARRET DU 14 JUIN 2023



(n° 2023/ , 10 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/06465 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCOHS



Décision déférée à la Cour : Jugement du 07 Septembre 2020 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° 19/04323





APPELANTE



S.A. CNP ASSURANCES

[Adresse 2]

[Localité 3]



Rep

résentée par Me Bruno REGNIER, avocat au barreau de PARIS, toque : L0050





INTIME



Monsieur [I] [J]

[Adresse 1]

[Localité 4]



Représenté par Me Olivier BONGRAND, avocat au barreau de PARIS,...

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 6

ARRET DU 14 JUIN 2023

(n° 2023/ , 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/06465 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCOHS

Décision déférée à la Cour : Jugement du 07 Septembre 2020 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° 19/04323

APPELANTE

S.A. CNP ASSURANCES

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représentée par Me Bruno REGNIER, avocat au barreau de PARIS, toque : L0050

INTIME

Monsieur [I] [J]

[Adresse 1]

[Localité 4]

Représenté par Me Olivier BONGRAND, avocat au barreau de PARIS, toque : K0136

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 18 avril 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :

Monsieur Christophe BACONNIER, Président de chambre

Madame Nadège BOSSARD, Conseillère

Monsieur Stéphane THERME, Conseiller

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Madame Nadège BOSSARD, Conseillère, dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier : Madame Julie CORFMAT, lors des débats

ARRÊT :

- contradictoire,

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

- signé par Monsieur Christophe BACONNIER, Président de chambre et par Madame Julie CORFMAT, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE :

La société CNP Assurances a engagé M. [I] [J] selon contrat de travail à durée indéterminée à compter du 16 septembre 1991.

Par avenant en date du 20 janvier 2015 et à compter du 1er octobre 2015, M. [J] a occupé les fonctions de manager à la direction des risques Groupe - département risques opérationnels et contrôle interne (ANRO), avec le statut de cadre de direction.

M. [J] encadrait une vingtaine de collaborateurs.

Fin 2018, plusieurs collaborateurs du département risques opérationnels et contrôles internes ont fait part à CNP Assurances de difficultés à travailler avec M. [J] et de la dégradation de leurs conditions de travail et de leur état de santé.

Par courrier remis en main propre contre décharge daté du 25 janvier 2019, la société CNP Assurances a convoqué M. [J] à un entretien préalable à une éventuelle sanction disciplinaire pouvant aller jusqu'au licenciement pour faute et l'a mis à pied à titre conservatoire.

Par courrier recommandé avec accusé de réception du 18 février 2019, la société CNP Assurances a notifié à M. [J] son licenciement pour faute grave aux motifs d'une dévalorisation de ses collaborateurs, de difficultés de M. [J] à travailler avec les femmes, d'un climat de crainte au sein de l'équipe de M. [J], de la dégradation des conditions de travail des collaborateurs de M. [J] et d'un déficit d'accompagnement managérial.

Le 16 avril 2019, la commission des « bons offices » de la branche Assurances, a rendu un avis dans les termes suivants :

« [Les membres] :

- constatent que l'analyse des documents fournis ainsi que les remarques formulées par les parties, s'ils traduisent de la part de [I] [J] une attitude managériale inadaptée, constitutive d'un mal-être au travail des salariés du département risques opérationnels et contrôle interne (ANRO), ne permettent pas de s'assurer d'éléments probants justifiant un licenciement pour faute grave avec mise à pied immédiate,

- remarquent que c'est à la suite d'une intervention d'alerte émise le 22 janvier par le médecin du travail, lui-même salarié de l'entreprise, intervention ne faisant toutefois pas référence à des carences managériales précises, par peur, est-il dit (de représailles), que [I] [J] a été convoqué dès le 25 janvier pour répondre d'une accusation de faute grave avec mise à pied immédiate,

- notent que depuis son embauche dans l'entreprise, en septembre 1991, [I] [J] n'avait fait l'objet d'aucune remarque, par sa hiérarchie, relative à son comportement managérial,

- s'interrogent, en conséquence, sur un éventuel effet du contexte de réorganisation lié à l'évolution capitalistique actuelle de l'entreprise.

Les soussignés, dans le cadre de leur mission de bons offices s'estiment en conséquence dans l'impossibilité de se prononcer valablement sur la justification d'une faute grave avec mise à pied immédiate.

Une mission de rapprochement des parties leur paraissant, de ce fait, exclue, ils considèrent donc leur mission de bons offices terminée et en informent leurs mandats respectifs. »

M. [J] a saisi le conseil de prud'hommes de Paris le 21 mai 2019 afin de voir juger son licenciement nul et à défaut sans cause réelle et sérieuse.

Par jugement du 7 septembre 2020, le conseil de prud'hommes de Paris a :

- débouté M. [J] de sa demande de dommages et intérêts pour licenciement nul ;

- requalifié le licenciement de M. [J] en licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

- fixé le salaire de référence à la somme de 11.360 euros ;

- condamné la société CNP Assurances à verser à M. [J] les sommes suivantes :

o 68 163 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis ;

o 6 816 euros au titre des congés payés afférents ;

o 5 680 euros au titre de rappel de salaires sur mise à pied conservatoire ;

o 568 euros au titre des congés payés afférents ;

o 227 654 euros à titre d'indemnité de licenciement

avec intérêts au taux légal à compter de la date de réception par la partie défenderesse de la convocation devant le bureau de conciliation

o 136 320 euros pour licenciement sans cause réelle et sérieuse avec intérêts au taux légal à compter du jour du prononcé du jugement ;

- condamné la société CNP Assurances à verser à Monsieur [J] la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- ordonné l'affichage de la décision dans les locaux de l'entreprise ;

- débouté Monsieur [J] du surplus de ses demandes ;

- débouté la société CNP Assurances de ses demandes ;

- condamné la société CNP Assurances aux dépens de l'instance engagée.

Le 6 octobre 2020, la société CNP Assurances a interjeté appel.

Selon ses dernières conclusions, remises au greffe, notifiées par le réseau privé virtuel des avocats le 7 novembre 2022, auxquelles la cour se réfère expressément, la société CNP Assurances demande de :

- recevoir CNP Assurances en son appel et en ses conclusions et les dire bien fondées ;

- infirmer le jugement du conseil de prud'hommes de Paris, sauf en ce qu'il a débouté M. [J] de :

' sa demande de dommages et intérêts pour licenciement nul,

' sa demande de réintégration,

' sa demande d'annulation de procédure de licenciement vexatoire,

' sa demande de dommages et intérêts pour licenciement vexatoire,

' sa demande de remise de documents sociaux conformes ;

En conséquence,

Statuant à nouveau :

- débouter Monsieur [J] de l'intégralité de ses demandes ;

- ordonner la restitution à CNP Assurances des sommes versées au titre de l'exécution provisoire ;

- condamner M. [J] à verser à CNP Assurances la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner M. [J] aux entiers dépens.

Selon ses dernières conclusions remises au greffe, notifiées par le réseau privé virtuel des avocats le 6 novembre 2022, auxquelles la cour se réfère expressément, M. [J] demande de :

Infirmer le jugement en ce qu'il l'a débouté de la nullité du licenciement ;

Annuler le licenciement de M. [J] ;

' Ordonner sa réintégration ;

' Condamner la société CNP Assurances à verser M. [J] la somme de 511 200 € à titre d'indemnité forfaitaire correspondant au montant des salaires dus depuis la rupture du contrat jusqu'à la réintégration effective (montant arrêté provisoirement au 25 novembre 2022), ainsi que la somme de 51 120 € à titre de congés payés y afférents ;

Subsidiairement, à défaut de réintégration :

' Condamner la société CNP Assurances à verser M. [J] la somme de 400 000 € à titre d'indemnité pour licenciement nul

' Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné CNP Assurances à verser au salarié :

- 68 163 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis

- 6 816 euros au titre des congés payés afférents

- 5 680 euros au titre de rappel de salaires sur mise à pied conservatoire

- 568 euros au titre des congés payés afférents

- 227 654 euros à titre d'indemnité de licenciement

Très subsidiairement :

- Confirmer le jugement en ce qu'il a jugé le licenciement sans cause réelle ni sérieuse et l'infirmer sur le quantum de l'indemnité de licenciement sans cause,

- Condamner la société CNP Assurances à verser à M. [J] la somme de 400 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

- Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné CNP Assurances à verser au salarié :

- 68 163 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis ;

- 6 816 euros au titre des congés payés afférents ;

- 5 680 euros au titre de rappel de salaires sur mise à pied conservatoire ;

- 568 euros au titre des congés payés afférents ;

- 227 654 euros à titre d'indemnité de licenciement

En tout état de cause,

- Infirmer le jugement ayant débouté le salarié des dommages et intérêts pour circonstances vexatoires au licenciement ;

- Condamner la société à verser à M. [J] la somme de 11 360 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement vexatoire ;

- Confirmer les dispositions du jugement sur l'article 700 du code de procédure civile et sur l'affichage de la décision dans les locaux de l'entreprise ;

- Condamner CNP Assurances à verser à M. [J] 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile au titre des frais d'appel et aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 8 novembre 2022.

L'affaire a été plaidée le 3 janvier 2023.

Par arrêt en date du 18 janvier 2023, la cour a ordonné une médiation avec l'accord des parties.

L'affaire a été rappelée à l'audience du 18 avril 2023 après abandon de la mesure de médiation.

MOTIFS :

Sur la nullité du licenciement :

Le salarié invoque d'une part une violation de sa liberté d'expression considérant que la lettre de licenciement oppose au salarié un grief consistant à avoir exprimé son désaccord concernant les motifs qui lui étaient reprochés dans le cadre de l'entretien préalable.

Il soutient d'autre part avoir subi une discrimination à raison de l'âge, pour avoir été licencié à 55 ans pour un motif infondé alors que le motif réel consisterait dans le souhait de se séparer d'un collaborateur ayant un statut senior et se situant en fin de carrière.

- sur l'atteinte la liberté d'expression et à la vie privée :

Il résulte des articles L. 1121-1 du code du travail et 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression , à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.

Le licenciement prononcé par l'employeur pour un motif lié à l'exercice non abusif par le salarié de sa liberté d'expression est nul.

M. [J] fait grief à son employeur de lui avoir reproché non seulement sa manière d'être et de s'exprimer à travers le terme de 'mollesse' mais aussi la manière dont il s'exprime auprès de ses collaborateurs.

La lettre de licenciement reproche à M. [J] d'avoir tenu des propos dévalorisants et désobligeants à l'égard des membres de son équipe. Le grief ne concerne donc pas sa liberté d'expression mais l'abus de celle-ci par la tenue de propos qui ne se limitent pas à exprimer une opinion mais exprime des positions qui portent atteinte à la dignité de ses collègues.

Quant à la vie privée de M. [J], elle n'est nullement mise en cause, dans la mesure où les propos qui lui sont reprochés ont été exprimés au cours de son activité professionnelle.

Si la lettre de licenciement fait référence à la dénégation par M. [J] au cours de l'entretien préalable des faits qui lui sont reprochés, ce fait ne lui est pas reproché au titre d'un grief de licenciement lesquels sont au nombre de cinq distinctement énumérés, mais comme un élément de contexte.

Aucune atteinte à la liberté d'expression et à la vie privée n'est démontrée.

- sur la discrimination :

Selon article L1132-1 du code du travail ,aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l'article L. 3221-3, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses moeurs, de son orientation ou identité sexuelle, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou en raison de son état de santé ou de son handicap.

L'article L1134-1 prévoit que lorsque survient un litige en raison d'une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

M. [J] soutient que son licenciement est injustifié et avait pour seul motif la volonté de son employeur de se séparer d'un salarié âgé de 55 ans.

Il ne fait toutefois référence à aucun événement autre que son licenciement et ne produit ni échange de courriel ni témoignage de conversation, ni déclaration de l'employeur, de nature à faire présumer l'existence d'une discrimination.

Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de nullité du licenciement.

Sur la faute grave :

La faute grave est celle qui résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputables au salarié qui constituent une violation des obligations résultant du contrat de travail ou des relations de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise.

L'employeur qui invoque la faute grave pour licencier doit en rapporter la preuve.

Sur le fondement des articles L 1232-1 et L 1235-3 du code du travail dans leur rédaction applicable à l'espèce, la cour, à qui il appartient de qualifier les faits invoqués et qui constate l'absence de faute grave, doit vérifier s'ils ne sont pas tout au moins constitutifs d'une faute de nature à conférer une cause réelle et sérieuse au licenciement.

La lettre de licenciement pour faute grave est rédigée dans les termes suivants:

« Vous avez été convoqué à un entretien préalable fixé au 8 février 2019 en vue d'une éventuelle sanction disciplinaire pouvant aller jusqu'au licenciement pour faute.

Compte tenu de la nature des faits en cause, vous avez été mis à pied jusqu'à la décision définitive à intervenir.

Nous vous avons également rappelé, conformément aux dispositions de l'article 10 de l'Accord des cadres de direction des sociétés d'assurances du 3 mars 1993, la faculté dont vous disposez de demander que votre cas soit examiné dans le cadre de la procédure des « bons offices » prévue par cet accord.

Dans le courrier que nous vous avons adressé le 5 février 2019 en réponse à votre courrier du 30 janvier 2019, nous vous avons précisé que la remise de la convocation à entretien préalable, accompagnée d'une mise à pied conservatoire, a été effectuée dans le respect des règles fixées en la matière et qu'à l'occasion de l'entretien préalable, l'entreprise souhaitait recueillir vos explications et entendait leur donner toute la considération nécessaire avant de se positionner.

Lors de l'entretien préalable du 8 février 2019, au cours duquel vous étiez assisté par Monsieur [Z] [V], représentant du personnel, nous vous avons exposé les motifs qui nous ont contraints à envisager votre licenciement et avons recueilli vos explications. Les explications recueillies ne nous ont pas permis de modifier notre appréciation des faits.

Par courrier du 11 février 2019, vous avez sollicité la mise en 'uvre de la procédure des bons offices au niveau de la branche professionnelle de la FFSA. Il s'agit d'un dispositif extérieur à CNP Assurances, qui suit son cours sans incidence sur la présente procédure.

Aussi, nous vous notifions par la présente un licenciement pour motif personnel pour les raisons ci-après exposées.

Vous avez été embauché à compter du 16 septembre 1991 et occupez depuis le 1er octobre 2015 le poste de Responsable du département Risques opérationnels et Contrôle Interne (ANRO) au sein de la BU Direction des risques Groupe.

Dans ce cadre, vous managez plusieurs équipes, soit plus d'une vingtaine de collaborateurs au total.

Fin 2018, nous avons été alertés par différents collaborateurs de votre département qui nous ont fait part de difficultés à travailler à vos côtés. Dans le cadre de leur démarche, les collaborateurs concernés ont souhaité être accompagnés par une représentante du personnel.

En outre, le médecin du travail a doublé cette alerte en nous écrivant sur la situation au travail des collaborateurs du département Risques opérationnels et contrôle interne. Le médecin du travail précise avoir effectué, concernant ce département, 49 visites depuis janvier 2017 concernant 21 personnes. Le médecin du travail indique qu'une large majorité de ces personnes présentait des symptômes de mal-être au travail et évoquaient la même origine, à savoir le manager du département.

Nous avons rencontré, de manière individuelle, les collaborateurs concernés. La plupart d'entre eux souffre de troubles et vous craint.

Si la position de manager peut, par nature, conduire à créer des ressentiments ou des aigreurs au sein des équipes, la situation que nous avons découverte à votre sujet est d'une toute autre nature et intensité.

En effet, les entretiens que nous avons menés ont abouti aux constats suivants d'agissements de votre part :

1) Un déficit d'accompagnement managérial

Les membres de vos équipes ne se voient pas fixer de priorités claires par vos soins. De fait, il n'y aucune mesure de leur charge de travail.

Vos collaborateurs évoquent également des objectifs à atteindre irréalistes, des échéances difficiles à respecter et une absence de décision de votre part sur des sujets qui les concerne. Vous n'apportez pas les confirmations et validations attendues, empêchant ainsi vos équipes de mener à bien leurs missions et d'atteindre leurs objectifs.

Vos collaborateurs indiquent que vous ne répondez pas à leurs mails, que vous remettez en cause vos propres demandes et que vous manquez de précision dans vos demandes et dans les réponses qui vous sont demandées, de sorte que vous ne permettez pas à vos collaborateurs de s'assurer de leur bonne compréhension.

A titre d'illustration, le médecin du travail a indiqué que les propos suivants lui ont été rapportés vous concernant : « on arrive avec une question, on repart souvent sans la réponse, mais avec d'autres questions à traiter et des reproches du type « tu n'as pas compris », dits sur un ton méprisant ».

2) Une dévalorisation de vos collaborateurs

Les collaborateurs entendus ont tous fait état d'un dénigrement permanent de votre part, parfois sous couvert d'humour, devant des collègues ou en point bilatéral. Ils indiquent que vous formulez des remarques déstabilisantes, favorisant la compétition entre les membres de vos équipes. Ils décrivent des jugements dévalorisants et un travail de sape continuel. Plusieurs de vos collaborateurs ont indiqué qu'en raison de vos critiques inexpliquées et incessantes, ils doutaient de leurs compétences et se sentaient « décrédibilisés ».

A titre d'illustrations :

- Un collaborateur nous a rapporté des propos qu'il vous a entendu tenir : « Je te croyais capable de mieux. », « [Localité 5] que tu remplaces avait compris; tu devrais faire mieux qu'elle. »,

- Une collaboratrice s'est plainte des remarques que vous formulez concernant son temps partiel.

Une autre collaboratrice indique que vous formulez des remarques déplacées sur son activité syndicale. Toutes deux indiquent que vous leur avez dit à plusieurs reprises « Ah tiens, tu es là, toi. »,

- Un collaborateur a fait état de réflexions désobligeantes, d'humiliation, de dévalorisation récurrente et d'une « autorité dissimulée sous forme de mollesse ». Il vous a entendu lui tenir les propos suivants en réunion devant des collègues : « On sait très bien que tu ne rends pas ton travail dans les délais », « On te connaît, tu es toujours en retard sur tes dossiers. ».

Ces éléments sont corroborés par le médecin du travail, Dr [U], qui indique que les personnes reçues en visites médicales et qui travaillent avec vous ont un sentiment d'isolement et font l'objet d'une « usure mentale » avec perte de confiance dans leurs compétences professionnelles.

3) Des difficultés à travailler avec les femmes.

Outre les remarques désobligeantes que vous avez formulées à plusieurs reprises à une collaboratrice concernant son temps partiel, il nous a été rapporté que :

' vos critiques sont en priorité ciblées sur vos collaboratrices,

' vous avez cautionné un changement de prestataire femme par un prestataire homme, prestataire que vous avez encouragé à ne pas travailler avec vos collaboratrices.

4) Un climat de crainte au sein de votre équipe.

Les personnes entendues évoquent de manière quasi unanime un état de stress anormal engendré par le fait de travailler à vos côtés. Certains collaborateurs ont fait état de leur peur de travailler avec vous et ont décrit l'angoisse au quotidien de savoir « sur qui cela va tomber aujourd'hui ».

Les collaborateurs entendus craignent des représailles de votre part (ce qui nous a été confirmé par le médecin du travail) :

' Un salarié en arrêt maladie indique craindre à son retour une déstabilisation accrue de votre part,

' Dans le cadre des auditions mentionnées ci-avant, les collaborateurs qui ont souhaité s'exprimer ont demandé à ce que les échanges soient confidentiels par crainte de mesures de rétorsion, sachant que tous ont fait part vous concernant d'un comportement rancunier, tenace et potentiellement nuisible à leur carrière.

A titre d'illustration, une collaboratrice a décrit le fort état d'angoisse à travailler avec vous, elle parle de « boule au ventre », de tremblements et de pleurs et indique souffrir de ce fait d'insomnies. Elle fait état de réunions où elle subit un « acharnement » dans le dénigrement par de « petites piques acerbes » devant des collègues puis des remarques continuelles et négatives en entretien bilatéral.

5) Une dégradation des conditions de travail de vos collaborateurs.

Des collaborateurs ont évoqué le fort mal-être (confirmé par le médecin du travail) qu'ils ressentaient en raison de vos agissements et que vous avez été à l'origine de leurs arrêts de travail pour maladie. Pour illustrations :

' Une collaboratrice a fait l'objet d'un arrêt de travail pendant un mois en décembre 2017 et a dû demander un accompagnement psychologique via le service de santé au travail car elle était très affectée par la situation et s'est vue prescrire des anxiolytiques dans ce cadre par son médecin,

' Un collaborateur a indiqué être en arrêt maladie depuis plus de deux semaines car il lui était insupportable tant physiquement que psychologiquement de travailler à vos côtés,

' Une collaboratrice a indiqué préférer quitter votre équipe pour « se préserver ».

Compte tenu des fonctions que vous occupez, de votre statut et du niveau de responsabilités qui est le vôtre, une telle situation ne peut perdurer.

Lors de l'entretien préalable, vous avez réfuté les faits qui vous sont reprochés, sans apporter la moindre justification. Ainsi, vous avez déclaré : « C'est hallucinant, c'est insensé, je ne comprends aucun des mots prononcés, je ne suis pas responsable de cette situation, j'ai vécu l'inverse ». Vous n'avez pas craint, au contraire, d'indiquer que vous êtes un bon manager, que vous êtes parvenu à établir un climat de confiance au sein de vos équipes, allant même jusqu'à nier les propos recueillis auprès de vos équipes : « Je nie tout de A à Z, ils ont tout inventé, j'ignore ce qui les motive. ».

Compte tenu de la teneur, du nombre et de la convergence des témoignages de vos collaborateurs, confirmés par le médecin du travail, de la gravité et de la répétition de vos agissements, de leurs conséquences sur l'état de santé de vos équipes et le fonctionnement du département, il est impossible que cette situation se soit développée sans que vous en ayez connaissance. Vos manquements sont donc délibérés.

En conséquence, nous vous notifions un licenciement pour faute grave à effet immédiat, sans préavis ni versement d'indemnité de rupture. Vous cessez donc de faire partie de notre entreprise à compter de ce jour. La mise à pied à titre conservatoire ne sera pas rémunérée. »

La société produit l'alerte formalisée par Mme [N], chargée de recrutement, mobilité et gestion des carrières, au sein de la CNP, adressée le 27 décembre 2018 à ses supérieurs après avoir reçu les membres de l'équipe des risques opérationnels, accompagnés d'une représentante du personnel, qui lui ont chacun indiqué dans le cadre d'un entretien individuel, subir un dénigrement permanent de la part de M. [J] soit à la cantonade en réunion, soit en point bilatéral, une déstabilisation, un comportement malveillant et manipulateur, et ressentir de la crainte.

Il est justifié par l'employeur du courrier que lui a adressé le médecin du travail le 22 janvier 2019 dans lequel il expose avoir reçu 21 salariés du département risques opérationnels et contrôle interne dont 'une large majorité' présentait des symptômes de mal être au travail et évoquait la même origine à savoir le management du responsable du département. Il a précisé que 'tout ce vécu a eu pour conséquence de développer, chez une large majorité de personnes des troubles assez prégnant ayant nécessité de consulter un médecin et pour certains ayant entraîné un arrêt maladie.'

Il résulte des attestations concordantes versées aux débats que M. [J] dévalorisait les collaboratrices du contrôle interne au cours des réunions et en usant d'un ton et de termes agressifs lors d'entretiens bilatéraux tels que 'tu ne comprends rien', 'tu n'es bonne à rien' et qu'il était conciliant avec un prestataire de sexe masculin dont les compétences étaient selon les attestants en deçà du niveau requis. Il n'est toutefois pas démontré que M. [J] ait eu un impact sur l'affectation de ce prestataire au sein de son service.

Il résulte également des attestations concordantes que M. [J] n'était pas aidant avec ses collaborateurs, ne leur proposant pas de solutions ni d'éclairages lorsqu'il était sollicité par eux.

Si les évaluations annuelles de M. [J] ne faisaient pas référence à des manquements du salarié, cela résulte de la dénonciation postérieure de son attitude par ses subordonnés. Pour autant, il lui était demandé lors de l'évaluation de janvier 2018 de progresser sur les aspects managériaux.

Le fait que la société n'ait pas mené d'enquête contradictoire, dont il n'est pas démontré que les procédures internes officielles de l'entreprise le prévoyaient, ne fait pas obstacle à la prise en considération du courriel d'alerte du service DRH, du médecin du travail et des attestations des salariés pour apprécier la matérialité et l'imputabilité de la faute reprochée. M. [J] a en outre été mis en mesure de discuter du bien fondé de ces éléments lors de l'entretien préalable et au cours de la procédure judiciaire.

Si M. [J] justifie de 30 ans d'ancienneté au sein de la CNP et n'a pas présenté avant son arrivée au service du contrôle interne de difficultés relationnelles, il est établi par les attestations produites que son mode de management brutal est allé de pair avec une difficulté pour lui-même à fixer des objectifs clairs à ses subordonnés.

Si l'objectif des réunions de service était que les managers de son équipe accordent aux collaborateurs une attention renforcée, il résulte des attestations produites que ces réunions étaient au contraire le lieu de propos dévalorisants tenus par M. [J] envers les membres de l'équipe.

L'écart allégué par M. [J] entre le niveau requis et le niveau réel des équipes comme source du stress au travail est nullement démontré.

Par ailleurs, si une réorganisation de l'entreprise a été mise en oeuvre, elle n'a été annoncée que postérieurement aux alertes des collaborateurs de M. [J] qui datent de fin 2018 et à l'alerte du médecin du travail de janvier 2019.

Les griefs de dévalorisation de ses collaborateurs, de difficultés à travailler avec les femmes, d'instauration d'un climat de crainte au sein de l'équipe, de dégradation des conditions de travail des collaborateurs et de déficit d'accompagnement managérial sont établis par les cinq attestations circonstanciées de salariés membres de l'équipe de M. [J], l'alerte formalisée le 28 décembre 2018 et le courrier du médecin du travail de janvier 2019.

Les faits fautifs imputés à M. [J] sont ainsi caractérisés et au regard de leur impact sur la santé des salariés placés sous son autorité, dont il est justifié des arrêts de travail, la faute commise rendait impossible la poursuite du contrat de travail. Le licenciement pour faute grave est ainsi justifié.

Le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il jugé le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et a condamné la société CNP assurances à payer à M. [J] les sommes de 68 163 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis, 6 816 euros au titre des congés payés afférents, 5 680 euros au titre de rappel de salaires sur mise à pied conservatoire, 568 euros au titre des congés payés afférents, 227 654 euros à titre d'indemnité de licenciement et 136 320 euros pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Sur les dommages-intérêts pour circonstances vexatoires de la rupture :

M. [J] fait valoir qu'il a été licencié pour des motifs vexatoires sans avoir eu la possibilité de préparer sa défense.

Il a toutefois été entendu lors de l'entretien préalable.

M. [J] n'invoque pas d'autres éléments s'agissant des circonstances de la rupture de son contrat de travail.

Le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il a rejeté cette demande.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :

M. [J] est condamné aux dépens de première instance et d'appel et au paiement de la somme de 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Confirme le jugement en ce qu'il a rejeté la demande de nullité du licenciement et la demande de dommages-intérêts pour circonstances vexatoires de la rupture,

L'infirme en ses autres dispositions,

Statuant sur les chefs infirmés,

Juge que le licenciement pour faute grave est justifié;

Rejette les demandes au titre de l'indemnité compensatrice de préavis, de rappel de salaires sur mise à pied conservatoire, des congés payés afférents, de l'indemnité de licenciement et de l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

Rejette la demande d'affichage de la décision dans les locaux de l'entreprise,

Condamne M. [J] à payer la société CNP Assurance la somme de 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ,

Condamne M. [J] aux dépens de première instance et d'appel.

LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 6
Numéro d'arrêt : 20/06465
Date de la décision : 14/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-14;20.06465 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award