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13/06/2023 | FRANCE | N°20/03168

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 13, 13 juin 2023, 20/03168


Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS







COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13



ARRET DU 13 JUIN 2023



(n° , 10 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/03168



Décision déférée à la Cour : Jugement du 06 Janvier 2020 - Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 18/06305





APPELANTE



L'AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT

[Adresse 3]

[Localité 4]

Représ

entée par Me Alexandre DE JORNA, avocat au barreau de PARIS, toque : C0744



INTIMES



Monsieur [O] [K] en qualité de liquidateur judiciaire de la SARL LA JOLY

[Adresse 2]

[Localité 6]

Représ...

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRET DU 13 JUIN 2023

(n° , 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/03168

Décision déférée à la Cour : Jugement du 06 Janvier 2020 - Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 18/06305

APPELANTE

L'AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT

[Adresse 3]

[Localité 4]

Représentée par Me Alexandre DE JORNA, avocat au barreau de PARIS, toque : C0744

INTIMES

Monsieur [O] [K] en qualité de liquidateur judiciaire de la SARL LA JOLY

[Adresse 2]

[Localité 6]

Représenté par Me Rémi BAROUSSE de la SELASU TISIAS, avocat au barreau de PARIS, toque : C2156

Monsieur [M] [N]

[Adresse 1]

[Localité 5]

Représenté par Me Rémi BAROUSSE de la SELASU TISIAS, avocat au barreau de PARIS, toque : C2156

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 11 Avril 2023, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre, et devant Mme Estelle MOREAU, Conseillère, chargée du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre

Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

Mme Estelle MOREAU, Conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Florence GREGORI

MINISTERE PUBLIC : dont l'affaire a été communiqué le 25 janvier 2022 et qui a fait connaître son avis le 03 mars 2023.

ARRET :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 13 juin 2023, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre, pour la Première Présidente de chambre empêchée, et par Florence GREGORI, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

L'EURL La Joly, dont M. [M] [N] était le gérant, avait pour activité l'exploitation de mines aurifères en Guyane.

Par deux arrêtés du 15 novembre 2020 et un du 2 décembre 2002, le préfet de Guyane lui a délivré trois autorisations d'exploitation sur la commune de [Localité 9] portant respectivement sur les sites de :

- [Localité 8] (arrêté n°19/2000),

- [Localité 7] (arrêté n°37/2000),

- [Localité 10] (arrêté n°28/2002).

Suite à un rapport dressé par les services de la direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (DRIRE/DREAL), considérant que la société La Joly n'avait pas respecté l'ensemble des prescriptions prévues par ces arrêtés, le préfet de Guyane lui en a retiré le bénéfice le 14 janvier 2004.

Par ordonnance du 28 avril 2004, le juge des référés du tribunal administratif de Cayenne a refusé de suspendre cet arrêté de retrait.

En parallèle, le ministère public a ouvert une enquête sur les faits constatés par les services de la DRIRE/DREAL, des chefs d'infractions à la législation sur le travail, les étrangers et au code minier, le retrait des autorisations d'exploiter ayant entrainé le non-renouvellement des autorisations de travail des personnels de nationalité étrangère.

Le 27 juillet 2004, le préfet a demandé à la gendarmerie de détruire les installations de la société La Joly sur les sites exploités considérant que l'activité se poursuivait illégalement.

Le même jour, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Cayenne a requis la gendarmerie pour procéder à la destruction des moyens servant à commettre les infractions au code des mines.

La gendarmerie a procédé aux opérations le 28 juillet 2004.

La société La Joly a été placée en redressement puis en liquidation judiciaire par jugements du tribunal mixte de commerce de Cayenne des 25 mai et 28 septembre 2005, la procédure étant clôturée pour insuffisance d'actif le 27 septembre 2006.

Le 4 octobre 2007, le tribunal administratif de Cayenne a rejeté la requête en annulation de l'arrêté du 14 janvier 2004.

Par arrêt du 6 avril 2009, rectifié le 16 février 2010, la cour administrative d'appel de Bordeaux a annulé partiellement le jugement et annulé la décision du préfet en ce qu'il a retiré les autorisations n°19/2000 et 37/2000 concernant les sites [Localité 7] et [Localité 8].

Par jugement du 14 décembre 2011, le tribunal mixte de commerce de Cayenne a ordonné la réouverture de la liquidation judiciaire.

Saisie en indemnisation et sur appel d'un jugement de rejet rendu le 19 février 2015 par le tribunal administratif de Cayenne, la cour administrative de Bordeaux a déclaré l'ordre administratif incompétent pour connaître du litige par arrêt du 14 novembre 2017.

C'est dans ces circonstances que, par acte du 28 mai 2018, la société La Joly, représentée par son liquidateur judiciaire, et M. [N] ont fait assigner l'agent judiciaire de l'Etat aux fins d'indemnisation de la voie de fait subie devant le tribunal de grande instance de Paris sur le fondement de l'article L.141-1 du code de l'organisation judiciaire.

Par ordonnance du 4 décembre 2018, le juge de la mise en état a saisi le tribunal des conflits qui par décision du 11 mars 2019, a déclaré la juridiction judiciaire compétente pour connaître de l'action et renvoyé l'affaire devant le tribunal de grande instance de Paris.

Par jugement rendu le 6 janvier 2020, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal judiciaire de Paris a :

- déclaré recevable la fin de non recevoir soulevée par l'agent judiciaire de l'Etat mais l'a rejetée,

- déclaré l'action de M. [N] et de la société La Joly, représentée par son liquidateur judiciaire, maître [O] [K], recevable,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer à la société La Joly représentée par son liquidateur judiciaire, les sommes de :

* 83 327,08 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel,

* 90 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier,

* 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer à M. [N] les sommes de :

* 20 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral,

* 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat aux dépens,

- rejeté le surplus des demandes.

Par déclaration du 12 février 2020, l'agent judiciaire de l'Etat a interjeté appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 14 mars 2023, l'agent judiciaire de l'Etat demande à la cour de :

- le recevoir en ses demandes et l'y déclarer bien fondé,

- infirmer le jugement,

statuant à nouveau,

à titre principal sur la prescription,

- déclarer irrecevable l'action des requérants, car prescrite,

à titre subsidiaire, sur les demandes au fond,

- débouter la société La Joly et M. [N] de toutes leurs demandes,

en tout état de cause,

- les condamner au paiement d'une somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens dont distraction est requise au profit de maître Alexandre de Jorna conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Dans leurs dernières conclusions, notifiées et déposées le 4 mars 2023, la société La Joly, représentée par son liquidateur judiciaire maître [O] [K], et M. [M] [N] demandent à la cour de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté l'exception de prescription soulevée par l'agent judiciaire de l'Etat,

- le réformer s'agissant de la réparation des préjudices subis et, statuant à nouveau, condamner l'agent judiciaire de l'Etat à payer à :

- Maître [K] (Scp [K]-[D]), ès qualités, la somme de 5 973 453 euros,

- M. [N], la somme de 300 000 euros.

- à titre subsidiaire, ordonner une mesure d'expertise pour déterminer les préjudices subis et leur allouer à titre de provision respectivement à maître [K], ès qualités, la somme de 173 327,08 euros, et à M. [N] celle de 20 000 euros,

- le confirmer s'agissant des indemnités allouées au titre des frais irrépétibles, et, pour la procédure d'appel, condamner l'agent judiciaire de l'Etat à leur payer le somme de 5 000 euros chacun au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner l'agent judiciaire de l'Etat aux dépens.

Par avis signifié le 3 mars 2023, le ministère public est d'avis que la cour infirme partiellement le jugement, dise recevable mais mal fondée l'action de M. [N] et de la société La Joly et rejette la totalité des demandes.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 21 mars 2023.

SUR CE,

Sur la fin de non recevoir tirée de la prescription

Pour juger que l'action était recevable et non prescrite, le tribunal a retenu que :

- l'ordre administratif ne s'étant pas prononcé in fine sur le fond en raison de l'annulation du jugement du 19 février 2015, la fin de non recevoir tirée de la prescription soulevée par l'agent judiciaire de l'Etat était recevable,

- le fait générateur de la créance litigieuse étant l'opération de destruction menée par les forces de l'ordre le 28 juillet 2004, le délai de prescription a commencé à courir le 1er janvier 2005 pour expirer le 31 décembre 2008,

- il a été interrompu par la requête en annulation de l'arrêté de retrait des autorisations devant le tribunal de Cayenne et a recommencé à courir ensuite de la décision de la cour administrative d'appel de Bordeaux rendue le 6 avril 2009, soit le 1er janvier 2010 pour expirer le 31 décembre 2013,

- la demande d'indemnisation adressée par la société La Joly et M. [N] au préfet de Guyane le 19 décembre 2012 a été implicitement rejetée, en sorte que la prescription n'était pas acquise lorsque la procédure en indemnisation a été intentée devant les juridictions administratives,

- le délai a recommencé à courir après l'arrêt d'incompétence de la cour administrative d'appel de Bordeaux, soit le 1er janvier 2018, pour s'achever le 31 décembre 2021,

- l'exploit introductif a été délivré le 28 mai 2018, soit au cours de ce délai.

L'agent judiciaire de l'Etat soutient que l'action est prescrite sur le fondement de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968, en ce que :

- seule une procédure portant sur le fait générateur, l'existence, le montant ou le paiement de la créance est susceptible d'interrompre la prescription quadriennale au sens de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968,

- comme l'a constaté le tribunal des conflits, les opérations de police réalisées le 28 juillet 2004 ne résultent pas d'une voie de fait, qui est nécessairement commise par une autorité administrative, mais se rattachent à la procédure judiciaire diligentée par le procureur de la République de Cayenne pour des infractions à la législation sur le travail, les étrangers et le code minier,

- si le préfet a ordonné le 27 juillet 2004, la destruction des matériels d'exploitation, seul le parquet a le pouvoir de faire procéder à cette destruction en application de l'article 140 du code minier, en sorte que le fait générateur du dommage allégué résulte exclusivement des opérations de police qui se sont déroulées le 28 juillet 2004,

- le délai de la prescription quadriennale, qui a commencé à courir le 28 juillet 2004, a expiré le 31 décembre 2008,

- la prescription n'a pas été interrompue par la procédure intentée devant les juridictions administratives en excès de pouvoir, cette procédure ne portant ni sur le fait générateur, ni sur l'existence, ni sur le montant ou le paiement de la créance alléguée contre l'Etat, mais uniquement sur la légalité de l'arrêté de retrait des autorisations d'exploitation,

- un recours contre un acte administratif antérieur au fait générateur ne saurait être compris dans l'article 2 de la loi de 1968, même s'il présente un lien indirect avec le fait générateur survenu postérieurement,

- les termes de l'article 2 excluent que la demande indemnitaire préalable faite auprès du préfet de Guyane le 19 décembre 2012 puisse être interruptive de prescription car il ne s'agit pas d'un recours formé devant une juridiction,

- seule la procédure juridictionnelle intentée le 10 février 2014 devant le tribunal administratif de Cayenne est susceptible d'avoir interrompu la prescription, mais à cette date celle-ci était déjà acquise depuis le 31 décembre 2008,

- l'application de la prescription quadriennale n'est pas contraire à l'article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamnetales car la Cour européenne des droits de l'homme a déjà jugé que les délais de prescription avaient plusieurs finalités importantes et que le 'délai de prescription de quatre années ne lui semblait pas, en tant que tel, excessivement court' (Loste C/ France 3 novembre 2022),

- les intimés ne démontrent pas qu'ils étaient dans l'impossibilité d'agir en responsabilité contre l'Etat avant la date à laquelle ils ont introduit leur requête devant le tribunal administratif.

Maître [K], ès qualités, et M. [N] répliquent que :

- l'exception (sic) tirée de la prescription est irrecevable en application de l'article 7 de la loi du 31 décembre 1968, au motif que l'instance devant le tribunal de grande instance n'est que la poursuite des demandes indemnitaires formées devant les juridictions administratives, or l'administration n'a soulevé la prescription ni devant le tribunal administratif ni devant la cour d'appel administrative,

- l'opération de police en cause n'est que la conséquence de la décision du préfet de retrait des autorisations administratives, qui est le fait générateur de la créance,

- le délai de prescription a été interrompu par le recours formé dès 2004 qui constitue une réclamation adressée à l'autorité administrative ayant trait au fait générateur de la créance,

- le nouveau délai qui a commencé à courir le 1er janvier 2010 à la suite de l'arrêt de la cour administrative d'appel du 6 avril 2009 a été interrompu par la demande préalable d'indemnisation formée le 17 décembre 2012 par la société La Joly et M. [N],

- un nouveau délai a commencé à courir à la suite de l'arrêt de la cour administrative d'appel du 14 novembre 2017 et a été interrompu par l'assignation du 28 mai 2018,

- subsidiairement, le délai de prescription a été suspendu en ce que l'action en indemnisation d'une décision administrative illégale a bien été portée dans le délai de quatre ans suivant la décision de la cour administrative d'appel déclarant les décisions du préfet illégales, et ce n'est que parce que cette juridiction a soulevé, à tort selon le Tribunal des conflits, l'existence d'une voie de fait que la juridiction judiciaire a été saisie, que les demandes ont été requalifiées en action en responsabilité du service public de la justice et que leur action se retrouve sous le coup d'une prescription,

- il doit être légitimement considéré qu'ils étaient ignorants de l'existence d'une créance au titre de la responsabilité du service public de la justice jusqu'à la décision du Tribunal des conflits, à défaut cela équivaudrait à un déni de justice,

- l'application de la déchéance quadriennale en raison de la nouvelle qualification donnée en 2019 par le Tribunal des conflits porterait une atteinte disproportionnée au juste équilibre entre le souci légitime d'éteindre les dettes publiques anciennes afin d'assurer la sécurité juridique, et le droit d'accès au juge à des parties qui n'ont pas été négligentes en agissant en indemnisation dans le délai légal de quatre ans.

Le ministère public reprend le raisonnement juridique du tribunal pour conclure à la recevabilité de l'action.

Selon l'article 1er de la loi n°68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics, sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la même loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis.

L'article 2 de cette même loi prévoit que 'La prescription est interrompue par :

- Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement ;

- Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ;

- Toute communication écrite d'une administration intéressée, même si cette communication n'a pas été faite directement au créancier qui s'en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance ;[...]

Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée.'

L'article 3 de cette loi précise que la prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance.

L'article 7 dispose que l'administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond.

Si le tribunal administratif de Cayenne, saisi par la société La Joly et M. [N] aux fins d'annulation de la décision implicite de refus par laquelle l'Etat a refusé d'indemniser maître [K], ès qualités, a statué au fond en rejetant leurs demandes par jugement du 19 février 2015, sans que le Préfet n'ait invoqué la prescription, il est constant que cette décision a été annulée par arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 14 novembre 2017, en sorte qu'il doit être considéré qu'aucune juridiction saisie du litige au premier degré ne s'est prononcée sur le fond.

La fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action est donc recevable.

Le point de départ de la prescription quadriennale des créances sur l'Etat et les collectivités publiques est constitué par la date du fait générateur de la créance.

S'il est établi que le 27 juillet 2004 le Préfet de la région de Guyane a demandé au colonel commandant les forces de gendarmerie de détruire les aménagements, matériels et objets laissés sur le site de la société La Joly, il résulte des procès-verbaux dressés le 28 juillet 2004 dans le cadre d'une enquête de flagrance que la gendarmerie a agi sur réquisitions prises en application de l'article 78-6 du code de procédure pénale délivrées la veille par le procureur de la République de Cayenne aux fins de rechercher les auteurs d'infractions à la législation sur le travail, les étrangers et au code minier.

La date du fait générateur de la créance est le 28 juillet 2004, date à laquelle il a été procédé à la destruction des installations appartenant à la société La Joly.

Le délai de prescription a donc commencé à courir le 1er janvier 2005 pour expirer le 31 décembre 2008.

La décision du procureur de la République a été prise après que celui-ci a constaté l'existence d'infractions qui sont la conséquence directe de la décision du Préfet de retrait des autorisations d'exploitation. Dans ces conditions, la procédure intentée par la société Joly devant les juridictions administratives aux fins d'annulation de cet arrêté, qui a trait au fait générateur de la créance indemnitaire et qui s'est terminée par l'arrêt du 6 avril 2009, a interrompu le délai de prescription.

Il a repris le 1er janvier 2010 et a de nouveau été interrompu par la demande en paiement formée le 19 décembre 2012 par la société La Joly et M. [N] auprès du Préfet de Guyane, qui a été implicitement rejetée faute de réponse, celle-ci ayant également trait au fait générateur.

La prescription n'était donc pas acquise lors de l'introduction devant le tribunal administratif, le 10 février 2014, de la procédure en indemnisation qui a abouti à l'arrêt du 14 novembre 2017.

Le délai ayant recommencé à courir le 1er janvier 2018 pour expirer le 31 décembre 2021, l'action introduite par acte du 28 mai 2018 est recevable, le jugement étant confirmé de ce chef.

Sur la responsabilité de l'Etat

Après avoir relevé que dans sa décision du 11 mars 2019, le tribunal des conflits ne lui avait pas imposé d'examiner les demandes sur le fondement de l'article L.141-1 du code de l'organisation judiciaire mais s'était borné à établir la compétence de l'ordre judiciaire sans caractériser la qualité d'usagers du service public de la justice des demandeurs et que ces derniers n'avaient été ni parties à la procédure pénale ni entendus ni nommément visés par les actes de la procédure, le tribunal a jugé que l'Etat avait engagé sa responsabilité au titre de l'égalité des citoyens devant les charges publiques en ce que  :

- les destructions sont intervenues en application des dispositions de l'article 140 du code minier,

- les réquisitions de destruction du procureur de la République se sont fondées sur les infractions résultant de l'exploitation malgré le retrait de l'autorisation administrative de la mine d'or des sites [Localité 7] et [Localité 8],

- par décision du juge administratif, l'autorisation d'exploitation a ensuite été restaurée,

- les destructions opérées constituent donc in fine un préjudice spécial qui excède manifestement les charges normales liées au fonctionnement du service public de la justice.

L' agent judiciaire de l'Etat soutient que :

- c'est à tort que la société La Joly et M. [N] ont été considérés comme des tiers au service public de la justice pouvant engager une action en responsabilité sans faute de l'Etat aux motifs que les procès-verbaux du 28 juillet 2004 attestent que les intimés étaient directement visés par l'opération de police et, a minima, directement concernés par cette procédure à l'occasion de laquelle ils estiment avoir subi un préjudice et ce quand bien même ils n'étaient pas expressément désignés comme partie, n'auraient pas été entendus ou nommément désignés, ceux-ci précisant que M. [N] a été prévenu mais qu'il n'était ni présent ni représenté, et qu'ils en ont nécessairement eu copie puisque des biens leur appartenant ont été saisis et placés sous scellés,

- sur le fondement de l'article L.141-1 du code de l'organisation judiciaire, la jurisprudence considère que la faute lourde doit s'apprécier non au regard des évènements postérieurement survenus et non prévisibles à la date des décisions incriminées mais dans le contexte soumis aux magistrats et aux enquêteurs et que dans le même sens la qualité d'usager ou de tiers au service public de la justice doit être appréciée au jour de l'opération litigieuse,

- le fait que cette procédure n'ait pas entrainé de poursuites à leur encontre et que l'arrêté du préfet a été partiellement annulé postérieurement par les juridictions administratives n'a aucune incidence sur le fait que le jour de l'opération de police les intimés pratiquaient l'orpaillage de façon illégale, alors même que leur référé suspension contre l'arrêté du préfet avait été rejeté,

- les intimés ne justifient pas que les conditions de cette responsabilité sans faute sont réunies en ce qu'ils ne rapportent pas la preuve d'un préjudice anormal et spécial excédant, par sa gravité, les charges qui doivent normalement être supportées par les particuliers,

- le préjudice, qui résulte de la faute des intimés, ne présente pas le caractère de spécialité exigée en ce que les saisies et destructions proviennent de l'application d'une législation pénale interdisant l'orpaillage illégal qui s'applique sans distinction de façon similaire à tout administré qui s'adonne à faire perdurer une telle activité illégale, et il est indéniable que l'exploitation était illégale au 28 juillet 2004, jour de l'opération judiciaire fait générateur du dommage,

- le préjudice n'est pas anormal en ce qu'il résulte exclusivement du fait que les intimés ont continué l'exploitation malgré l'arrêté d'interdiction du préfet et le rejet de leur référé suspension et qu'ils n'ont pas interrompu leur activité dans l'attente de leur recours au fond,

- ils ont ainsi pris le risque qu'une procédure pénale soit diligentée à leur encontre et que le procureur fasse procéder à la destruction d'une partie du matériel en sorte que l'opération critiquée était prévisible.

Maître [K], ès qualités, et M. [N] soutiennent que l'Etat a engagé sa responsabilité et invoquent à titre principal le régime de responsabilité sans faute pour rupture de l'égalité devant les charges publiques et à titre subsidiaire le régime de responsabilité de l'Etat pour fonctionnement défectueux du service public de la justice pour faute lourde.

Ils font valoir, en premier lieu, que :

- la société La Joly et M. [N] ont la qualité de tiers au service public de la justice en ce que les réquisitions aux fins de destruction ne les visaient pas nominativement mais seulement la recherche d'infractions sur un lieu déterminé,

- M. [N] n'était pas sur place et n'a été entendu par la gendarmerie que le 2 août 2004,

- il n'a fait l'objet d'aucune poursuite pénale et ne peut être considéré comme usager qu'à compter du 2 août 2004, date de son audition en tant que mis en cause,

- la société La Joly n'a jamais été mise en cause en tant que personne morale,

- leurs préjudices sont spéciaux dès lors qu'ils sont les seuls à avoir subi la destruction de leur installation et de leurs affaires personnelles,

- leurs préjudices sont anormaux en ce que la situation irrégulière ne justifiait nullement la destruction, l'équité impose la réparation des préjudices et parce que la décision du Préfet a été annulée car il s'agissait d'une décision arbitraire qui ne reposait sur aucune pièce.

Il soutient en deuxième lieu, que la réquisition aux fins de destruction des installations caractérise une faute lourde en ce que :

- le ministère public n'avait pas l'obligation d'exécuter l'ordre du préfet le jour même et aurait dû prendre le temps d'examiner la situation, la société La Joly ne pouvant être assimilée aux orpailleurs clandestins,

- le ministère public savait ou aurait dû savoir que la décision du préfet était contestée par la société La Joly devant la juridiction administrative, ce qui aurait pu inciter à une certaine prudence au regard de la parfaite légalité de son activité jusqu'aux décisions administratives contestées,

- avant d'envisager une mesure aussi radicale et définitive portant une atteinte aussi considérable au droit de propriété, le ministère public se devait de faire auditionner au préalable M. [N] afin de respecter le principe du contradictoire,

- le ministère public a requis la destruction le 27 juillet 2004 sur la base d'un procès-verbal de renseignement qui n'a jamais été communiqué et les infractions au code minier ont été constatées en même temps qu'a été réalisée la destruction des installations, alors qu'aucune infraction n'avait été judiciairement constatée avant cette opération comme l'exige l'article 140 du code minier, ce procès-verbal de constatations ayant été établi postérieurement aux destructions,

- la destruction n'était qu'une simple possibilité offerte au ministère public qui ne devait être envisagée qu'en dernier recours,

- ils auraient pu être mis en demeure de mettre en suspens l'activité, M. [N] aurait pu être placé en garde à vue après la constatation des infractions, et l'activité aurait pu être arrêtée en mettant les moteurs des engins à l'arrêt par le retrait d'une pièce,

- le préfet dans son ordre du 27 juillet 2004 envisageait seulement la destruction des biens abandonnés et la mise sous scellés des autres, en sorte que le ministère public a été au-delà des demandes du préfet,

- les réquisitions aux fins de destruction du ministère public sont établies sur un formulaire type utilisé pour mettre fin aux orpaillages clandestins avec des motifs inadaptés à la situation et factuellement faux,

- le domicile de M. [N] qui était situé sur le chantier de la mine a été entièrement détruit par le feu comme le reste des installations, de sorte qu'il s'est retrouvé sans domicile et sans affaires personnelles du jour au lendemain.

Le ministère public considère que la société La Joly et M. [N] ont la qualité de tiers au service public de la justice et reconnaît qu'ils ont subi un préjudice spécial, mais pas anormal, dès lors que les destructions résultant de l'exploitation illégale des sites miniers ne sont pas disproportionnées au regard des conséquences prévisibles sanctionnant l'exploitation sans titre d'un site minier, et ce quand bien même la suspension de l'autorisation d'exploitation a été annulée par la suite.

Il souligne qu'aucune faute lourde de l'Etat n'est caractérisée sur le fondement de l'article 141-1 du code de l'organisation judiciaire, en ce que :

- les intimés ne disposent pas de la qualité d'usager du service public de la justice permettant l'engagement de la responsabilité de l'Etat pour faute lourde,

- les réquisitions aux fins de destruction des installations des intimés ont été prises au moment où ils exploitaient des sites miniers sans autorisation administrative, et en toute légalité en application des prescriptions et prérogatives octroyées au procureur de la République par l'article 140 du code minier.

Contrairement à ce qui est soutenu par les intimés ceux-ci doivent être considérés comme des usagers du service public de la justice même si M. [N] n'a pas été entendu dans le cadre de la procédure pénale avant le 2 août 2004 ou qu'ils n'ont pas fait l'objet de poursuites. En effet, même si les réquisitions du procureur de la République de Cayenne, au demeurant non produites, ne les visent pas expressément comme auteurs d'infractions, le procès-verbal de constatations, saisies et destructions établi par la gendarmerie le 28 juillet 2004, indique la découverte d'un site d'orpaillage actif qui est celui de M. [N], que la société La Joly ne détient plus de titres miniers depuis le 15 janvier 2004 et détaille un certain nombre de constatations réalisées sur ce site. Il y est précisé que M. [N] n'est pas présent, qu'il n'a pu désigner un représentant, ce qui laisse présumer qu'il avait été averti de l'opération et que des biens appartenant à la société ont été saisis.

Le procès-verbal de perquisition établi le même jour montre qu'il a été procédé à une perquisition dans le domicile de M. [N].

Ces mesures constituent une action de police judiciaire qui relève du domaine du service public de la justice dont M. [N] et la société La Joly sont ainsi devenus les usagers.

Ils ne peuvent donc, contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, engager la responsabilité de l'Etat que sur le fondement de l'article L.141-1 du code de l'organisation judiciaire.

Aux termes de cet article, l'Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice, la faute lourde consistant en une déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.

Les conditions de mise en oeuvre de l'article L.141-1 du code de l'organisation judiciaire doivent être appréciées à la date à laquelle le dysfonctionnement est intervenu sans qu'il puisse être tenu compte d'événements survenus depuis lors.

Il n'est pas contesté que lors de l'opération litigieuse, il a été constaté la commission d'infractions en ce que la société La Joly poursuivait sur son site une activité d'orpaillage d'or pour laquelle elle n'avait plus d'autorisation d'exploitation depuis le 14 janvier 2014.

Si la destruction concomitante d'une partie du matériel d'exploitation appartenant à la société La Joly sans qu'il ait été procédé à l'audition préalable de son gérant, laquelle aurait notamment permis de recueillir des informations sur l'existence d'un recours introduit devant le tribunal administratif depuis le 28 mars 2004, soit avant la décision de rejet du référé suspension, est disproportionnée en ce qu'elle porte une atteinte irréversible au droit de propriété alors qu'il existait d'autres moyens de mettre fin à l'exploitation (saisies, mise en panne des appareils...) et constitue par conséquent une faute, elle ne caractérise pas pour autant une faute lourde du service public de la justice de nature à engager la responsabilité de l'Etat dès lors que M. [N] ne s'est pas présenté lors des opérations et qu'il ressort de l'audition réalisée le 23 août 2004 de M. [L], chef technicien de l'Office national des forêts, que lors d'une visite qu'il avait effectuée le 8 juillet 2004, M. [N] avait reconnu 'être dans l'illégalité totale', avait été informé qu'il risquait la destruction de son site mais qu'il avait 'répondu qu'au vu de sa situation financière il ne pouvait pas faire autrement.'

En l'absence de faute lourde du service public de la justice, maître [K], ès qualités, et M. [N] seront déboutés de l'intégralité de leurs demandes, le jugement étant infirmé de ces chefs.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement sauf en ce qu'il a déclaré recevable la fin de non-recevoir soulevée par l'agent judiciaire de l'Etat et l'a rejetée,

Statuant à nouveau,

Déboute maître [K], ès qualités, et M. [N] de toutes leurs demandes,

Déboute l'agent judiciaire de l'Etat de sa demande d'indemnité procédurale,

Condamne in solidum maître [K], ès qualités, et M. [N] aux dépens de première instance et d'appel avec droit de recouvrement au profit de maître de Jorna, avocat, pour les frais dont il aurait fait l'avance, conformément à l'article 699 du code de procédure civile

LA GREFFIERE, POUR LA PRÉSIDENTE EMPÊCHÉE,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 20/03168
Date de la décision : 13/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-13;20.03168 ?
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