RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 4 - Chambre 10
ARRÊT DU 06 AVRIL 2023
(n° , 11 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/01179 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CBJSJ
Décision déférée à la Cour : Jugement du 11 Décembre 2019 -Tribunal de Commerce d'EVRY RG N° 2019F00126
APPELANTES
FIRMENICH BELGIUM, société de droit belge, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[Adresse 3]
[Adresse 5]
LOUVAIN-LA-NEUVE (BELGIQUE)
ET
FIRMENICH SA société de droit suisse, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[Adresse 2]
[Localité 1] (SUISSE)
Représentées par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Assistées à l'audience de Me Aurélien CONDOMINES de la SELARL ARAMIS, avocat au barreau de PARIS, toque : K0186
INTIMÉE
SAS CHR [E] FRANCE, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés ès qualités audit siège
[Adresse 6]
[Localité 4]
Représentée par Me Anne-marie MAUPAS OUDINOT, avocat au barreau de PARIS, toque : B0653
Assisté à l'audience de Me Gilles BOIN, avocat au barreau de PARIS, toque : C2191
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été plaidée le 16 Février 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :
Mme Florence PAPIN, Présidente
Mme Valérie MORLET, Conseillère
M. Laurent NAJEM, Conseiller
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Madame Florence PAPIN, Présidente dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Mme Ekaterina RAZMAKHNINA
ARRÊT :
- contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Florence PAPIN, Présidente et par Ekaterina RAZMAKHNINA, greffier, présent lors de la mise à disposition.
***
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
La société CHR [E] France fabrique et commercialise des colorants, des enzymes et des ferments alimentaires.
Les sociétés Firmenich SA, société de droit suisse et Firmenich Belgium, société de droit belge, sont des sociétés du groupe Firmenich, qui est spécialisé dans la conception et la fabrication de parfums et d'arômes.
La société Firmenich Belgium agit en tant que sous-traitante de la société Firmenich SA pour la fabrication de certains produits, dont des arômes colorés, que cette dernière vend à ses clients.
La société Firmenich Belgium achetait à la société CHR [E] France un colorant rouge E 120 sous la référence CO 20.000 WS ARP qu'elle incorporait dans ses propres produits.
Le 5 décembre 2016, la société CHR [E] France informait les sociétés Firmenich de la suspension de la vente du produit concerné.
Par courrier du 20 janvier 2017, adressé notamment au NATCOL, organisation professionnelle du secteur, aux fins de diffusion à ses membres, la Commission européenne, direction générale Santé et Sécurité alimentaire, a déclaré l'additif non conforme au règlement (UE) no 231/2012 en date du 9 mars 2012 et dès lors non autorisé.
Aux termes d'un règlement européen du 28 septembre 2018, applicable à compter du 23 octobre 2019, le produit fabriqué par la société CHR [E] France ne répond pas aux normes, la quantité maximale autorisée étant de 3%.
Les sociétés Firmenich ont introduit une instance devant le tribunal de commerce d'Evry qui par un jugement en date du 11 décembre 2019, a :
- débouté la société CHR [E] France de son exception de nullité,
- dit la prescription acquise à l'encontre des sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA,
- les a déboutées en conséquence de toutes leurs demandes,
- condamné les sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA solidairement à verser à la société CHR [E] France la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté la société CHR [E] France de l'excédent de sa demande concernant l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné solidairement les sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA aux dépens, en ce compris les frais de greffe liquidés à la somme de 84,48 euros TTC.
Le tribunal a considéré que le point de départ de la prescription était le 5 décembre 2016, date de l'envoi par la société CHR. [E] de la lettre circulaire informant de la suspension de la vente de produits avec du 4-ACA.
Les sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA ont interjeté appel le 7 janvier 2020.
Par leurs conclusions signifiées par voie électronique (RPVA) le 27 janvier 2023, les sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA demandent à la cour d'appel de :
Vu les articles 1641 et 1648 du code civil,
- confirmer le jugement du tribunal de commerce d'Évry en ce qu'il déboute la société CHR [E] France de son exception de nullité,
- infirmer le jugement du tribunal de commerce d'Évry pour le surplus,
Statuant à nouveau,
- dire et juger que les demandes des sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA ne sont pas prescrites, et, par conséquent, les déclarer recevables,
- constater que les produits vendus par la société CHR [E] France sont atteints par un vice caché,
- condamner la société CHR [E] France à verser à la société Firmenich Belgium la somme de 2 548,97 euros au titre de la valeur des produits détruits du fait du vice caché,
- condamner la société CHR [E] France à verser à la société Firmenich SA la somme de 570 000 euros au titre des réparations dues par Firmenich SA à ses propres clients du fait du vice caché, sous réserve de l'aggravation de ce préjudice en cas de nouvelles indemnisations dues par Firmenich à d'autres clients,
- condamner la société CHR [E] France à verser aux sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA la somme de 100 000 euros au titre de leur préjudice d'image,
Y ajoutant,
- condamner la société CHR [E] France à verser aux sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA la somme de 20 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société CHR [E] France aux entiers dépens dont distraction au profit de la Selarl Lexavoué Paris-Versailles.
Par ses conclusions signifiées par voie électronique (RPVA) le 17 janvier 2023, la société CHR [E] France demande à la cour d'appel de :
Vu les articles 112, 122 et 855 du code de procédure civile, vu l'article L.110-4 du code de commerce, vu les articles 1641 et suivants du code civil,
- faire droit à l'appel incident de la société CHR [E] France,
ln limine litis,
- infirmer le jugement du tribunal de commerce d'Evry en ce qu'il a débouté la société CHR [E] France de son exception de nullité,
Statuant à nouveau,
- prononcer la nullité de l'assignation des sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA pour défaut d'élection de domicile en France des demanderesses et non-respect des mentions obligatoires de l'assignation à peine de nullité,
- par conséquent, de prononcer la nullité du jugement entrepris, et de renvoyer les parties à mieux se pourvoir,
A titre subsidiaire,
- de dire les sociétés Firmenich non fondées en leur appel,
- de confirmer le jugement du tribunal de commerce d'Evry en ce qu'il a dit la prescription acquise à l'encontre des sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA et les a déboutés en conséquence de toutes leurs demandes,
A titre très subsidiaire,
- dire et juger que le colorant « CO 20.000 WS ARP '' vendu par la société CHR [E] France n'est pas atteint d'un vice caché et débouter en conséquence les sociétés Firmenich de toutes leurs demandes,
A titre infiniment subsidiaire,
- dire et juger que les préjudices allégués par les sociétés Firmenich ne sont pas établis et les débouter de toutes leurs demandes d'indemnisation ou, à défaut, les réduire à de plus justes proportions.
MOTIFS
Sur la nullité de l'assignation :
La société CHR. [E] fait valoir que l'assignation est nulle en ce qu'elle ne comporte pas l'adresse de la personne chez qui les sociétés Firmenich ont élu domicile en France conformément aux dispositions de l'article 855 du code de procédure civile et que les difficultés d'identification qui en résultent caractérisent le grief.
En outre, elle soutient que l'assignation ne l'informerait pas correctement de ses droits en matière de délais de paiement en renvoyant à l'article 1244-1 du code civil qui a été abrogé.
Les sociétés Firmenich répliquent qu'aucun grief résultant du vice de forme soulevé n'est démontré, la société CHR. [E] étant en mesure de les identifier, que ce vice a été régularisé par conclusions ultérieures puisqu'elles élisent domicile au cabinet de leur avocat, que le défaut de mention des dispositions de l'article 861-2 du code de procédure civile ne peut entrainer la nullité de l'assignation pour vice de forme et qu'il n'y a pas de grief.
Sur ce,
Selon l'article 855 du code de procédure civile, lorsque le demandeur réside à l'étranger, l'assignation devant le tribunal de commerce doit contenir à peine de nullité, outre les mentions prescrites par l'article 56, les nom, prénoms et l'adresse de la personne chez qui il a élu domicile en France.
En application de l'article 114 du code de procédure civile, un acte de procédure ne peut être déclaré nul pour vice de forme que si l'adversaire qui l'invoque rapporte la preuve du grief que lui cause l'irrégularité.
Il n'est pas rapporté la preuve par la société CHR. [E] du grief que lui aurait causé l'absence dans l'assignation d'élection de domicile en France alors que les adresses des sociétés Firmenich, assistées de leur conseil la société d'avocats Aramis, étaient valides et donc que les demanderesses étaient identifiables.
En outre, il est admis aux débats que l'élection de domicile a été régularisée par les sociétés Firmenich par conclusions du 3 septembre 2019 comme l'article 115 du code de procédure civile le permet.
L'article 855 du code de procédure civile prévoit que l'assignation mentionne lorsqu'elle contient une demande en paiement les dispositions de l'article 861-2 du code de procédure civile.
En l'espèce, l'assignation cite les dispositions précitées mais elles renvoient de façon erronée à un texte abrogé l'article 1244-1 du code civil au lieu de l'article 1345-5 du même code.
La société CHR. [E] ne rapportant pas la preuve du grief qui en aurait résulté pour elle alors que l'assignation mentionnait bien la possibilité de demander des délais de paiement, et qu'elle était assitée d'un avocat connaissant les textes applicables, la décision déférée est confirmée en ce qu'elle l'a déboutée de sa demande de nullité de l'assignation.
Sur la prescription :
Les sociétés Firmenich soutiennent :
-qu'il est étonnant de la part de la société CHR. [E] de prétendre qu'elle aurait dû connaitre l'existence du vice alors que la société CHR. [E] déclare à l'époque qu'elle ne connaissait pas cette interdiction de la présence de 4-ACA dans le colorant E120 et qu'elle mentionne dans un courrier d'avril 2017 que la communication de la Commission européenne du 20 janvier 2017 indiquant que la présence d'acide 4 amino-carminique dans le colorant E120 le rendait non conforme à la législation européenne était soudaine et imprévisible,
-que cette position était également contraire à celle de l'ensemble de l'industrie, énoncée dans son courrier de décembre 2016,
-qu'il résulte d'un email du 13 janvier 2017 que les parties n'étaient pas informées de l'étendue complète de cette interdiction qui n'aurait concerné que la France,
-que la seule certitude du vice résulte du courrier de la Commission européenne qui leur a été communiqué le 24 janvier 2017 par la société CHR. [E], point de départ de la prescription,
-qu'en matière d'action récursoire, le délai ne court qu'à partir du jour où le demandeur à l'action a été lui-même assigné, et qu'elles ont fait l'objet de réclamations et d'actions en justice en mai 2017 de la part de leur client la société SCHReiber et novembre 2017, de la part de leur client la société Lactalis (règle prétorienne),
-que le raisonnement du tribunal est contraire au principe de responsabilité civile qui ne permet la réparation que d'un préjudice certain et à l'article 2233 du code civil qui indique que la prescription ne court pas à l'égard d'une action en garantie jusqu'à ce que l'éviction ait lieu,
-qu'aucune décharge de responsabilité les empêcherait d'agir, l'email dont la société CHR. [E] se prévaut ne concernant que les recours de tiers contre lui.
La société CHR. [E] fait valoir :
-qu'elle a informé le 5 décembre 2016 le groupe Firmenich de la suspension de la vente du produit carmin qui contient du 4-ACA comme actif colorant, en raison des discussions en cours sur la réévaluation des colorants dans l'Union européenne et lui a confirmé les pays concernés,
-qu'elle avait dès cette date connaissance des doutes quant à l'interprétation des spécifications du E120,
-que le groupe Firmenich a malgré tout souhaité passer une commande supplémentaire et accepté de renoncer à agir en réparation,
-que cette décharge de responsabilité démontre sa connaissance du vice allégué,
-que le groupe Firmenich est un professionnel des ingrédients fonctionnels et des additifs et maitrise parfaitement leur règlementation, ainsi que le fonctionnement des procédures de réévaluation des additifs,
-que leurs échanges non contestés démontrent qu'il a bien analysé les conséquences opérationnelles au 13 janvier 2017 au plus tard et les risques de sa décision de suspendre par précaution la vente de colorant ce qui vaut découverte du vice, qu'elle lui a communiqué les informations lui permettant de se faire un avis sur le produit,
- que les jurisprudences invoquées concernant l'action récursoire ne jouent qu'en faveur de celui qui découvre l'existence du vice caché avec la réclamation du sous-acquéreur et pas en faveur de celui qui avait connaissance de l'existence du vice caché avant.
Sur ce,
Il résulte de l'article 1648 du code civil que le délai de prescription en matière de vice caché est de deux ans à compter de la découverte du vice.
L'acquéreur a une connaissance certaine du vice lorsqu'il découvre le vice dans toute son ampleur et ses conséquences.
Le vice est que le colorant vendu par la société CHR. [E] au groupe Firmenich contient du 4-ACA (acide 4 amino-carminique) en contrariété avec la règlementation européenne.
Par email du 5 décembre 2016, la société CHR. [E] informe le groupe Firmenich qu'elle ne leur fournira plus 'avec effet immédiat' le produit carmin contenant du 4-ACA.
La lettre circulaire en date du 6 décembre 2016 de la société CHR. [E] fait état de discussions en cours sur le processus de réévaluation d'additifs colorants dans l'UE et de la suspension de la vente de produits 'avec 4-ACA comme principe colorant jusqu'à ce que des clarifications soient obtenues'.
Elle mentionne que la position de l'industrie et de l'organisation professionnelle du secteur (NATCOL) est que 'le 4-ACA était de facto inclus dans la définition de l'E120".
Dans un email du 4 janvier 2017 émanant d'un salarié du groupe Firmenich, Monsieur [U] (pièce 10 H de la société CHR. [E]), il est indiqué : ' il n'est toujours pas clair pour nous si nous pouvons utiliser le produit pour gagner du temps et être capable de tester les alternatives proposées. Notre département de toxicologie est actuellement en train de regarder le produit pour voir s'il pourrait y avoir un sujet de sécurité d'où la question de savoir si CHR.[E] a des données ou de la littérature pouvant être partagées avec Firmenich'.
Le 9 janvier, Monsieur [Z] de la société CHR. [E] transmet aux sociétés Firmenich l'avis d'un toxicologue le Dr [X] qui fait état de l'absence de modification du règlement UE 231/2012 et de l'absence de valeur limite fixée ainsi que des discussions en cours au niveau européen. Il ne mentionne pas de prohibition et selon lui l'E120 pourrait contenir du 4-ACA 'à hauteur de 98 % pour les extraits et moins de 50% dans les formes chélatées'. Il conclut que 'les éléments disponibles ne montrent pas de dangers qui n'auraient pas été déjà évalués'.(souligné par l'auteur).
Selon un email du 12 janvier 2017 de Monsieur [U], salarié de Firmenich: ' Firmenich s'est réuni pour discuter des enjeux auxquels nous faisons face et des solutions possibles pour gagner du temps afin de tester les solutions alternatives'. Il demande ' un écrit sur les données que [E] utilise pour soutenir la sécurité du produit (par exemple un certificat de sécurité)'.
L'email du 13 janvier 2017 évoqué par la société CHR. [E] dans ses conclusions démontre que Firmenich continue à s'interroger avant de passer une nouvelle commande demandant si la nature des tests mentionnés par le toxicologue peut être partagée pour être validée et si la société CHR. [E] peut spécifier que la problématique ne concerne que la France et non les autres pays européens.
Il résulte de ces échanges que la société CHR. [E] a été rassurante vis-à -vis du groupe Firmenich en lui communiquant la position de la profession et du toxicologue le Dr [X] et que les sociétés Firmenich n'avaient pas de connaissance du vice dans toute son ampleur géographique et matérielle, un doute demeurant sur la prohibition du 4-ACA dans le colorant E120 ainsi que sur une possible autorisation.
La pièce 20 de la société CHR. [E], un email émanant de Monsieur [P], son chef du service juridique, fait état d'une commande de Firmenich antérieure à la connaissance par cette dernière du courrier de la Commission européenne.
La décharge de responsabilité, au profit de CHR. [E], qui y est mentionnée et qui conditionnerait cette livraison, en cas de plainte quant à la présence de 4-ACA dans le produit, est trop imprécise quant aux éventuels plaignants, qui selon les sociétés Firmenich seraient des tiers, ne peut constituer une renonciation de la part de celles-ci à agir à l'encontre de CHR. [E] en l'absence d'écrit plus formel autre que l'échange de mails et ne peut démontrer en tout état de cause une connaissance du vice.
Le point de départ de la prescription ne peut être fixé antérieurement au courrier de la Commission européenne en date du 20 janvier 2017 déclarant l'usage de l'additif alimentaire 4-ACA non conforme à la législation de l'UE et dès lors non autorisé, date à laquelle les sociétés Firmenich ont eu connaissance du vice dans toute son ampleur et ses conséquences.
L'action engagée par les sociétés Firmenich par assignation en date du 17 janvier 2019 n'est par conséquent pas prescrite.
Sur le vice caché :
Les sociétés Firmenich soutiennent que la présence de 4-ACA dans le colorant le rend impropre à l'usage auquel il était destiné, cette présence le rendant non conforme à la législation européenne alors qu'il a vocation à être intégré dans des denrées alimentaires et empêchant la mise sur le marché de denrées le contenant. Elles rajoutent que la fiche de spécifications techniques ne mentionnait pas que le colorant contenait du 4-ACA (caractère caché du vice) et qu'elles n'avaient pas moyen de savoir que son utilisation était non conforme à la législation européenne.
La société CHR. [E] fait valoir :
-que la preuve n'est pas rapportée d'un défaut technique intrinsèque du colorant qui l'aurait rendu impropre à son usage normal, que la prétendue non-conformité d'un produit à une règlementation ne suffit pas à caractériser une atteinte à son usage normal et un vice caché,
-que la définition large des spécifications des colorants E120 applicables à la date des faits ainsi que les incohérences scientifiques et règlementaires de la position de la Commission européenne ne permettent pas d'établir sa non-conformité à la règlementation.
Sur ce,
En application de l'article 1641 du code civil, le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine ou qui diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise ou n'en aurait donné qu'un moindre prix s'il les avait connus.
Le manquement à l'obligation de délivrance conforme résulte d'un défaut de conformité de la chose vendue aux spécifications convenues par les parties. Le vice caché résulte quant à lui, du vice rendant la chose impropre à sa destination normale.
Dès lors que la chose ne remplit pas l'usage qu'on en attendait, elle est considérée comme étant affectée par un vice caché.
Par courrier précité du 20 janvier 2017, la Commission européenne a déclaré l'additif non conforme au règlement (UE) no 231/2012 du 9 mars 2012 et dès lors non autorisé.
Ce courrier précise que la Commission établit une liste positive d'additifs autorisés auxquels un numéro E est attribué, en indiquant les aliments dans lesquels ils peuvent être ajoutés et les doses maximales à utiliser. Seuls les additifs présents sur cette liste peuvent être ajoutés dans les denrées alimentaires. Le colorant 4-ACA n'étant pas référencé, son utilisation est prohibée.
Il conclut que 'de plus, il n'y a pas de preuve scientifique suggérant que la molécule ne constitue pas un problème de sécurité pour la santé des consommateurs aux niveaux en usage'.
Ce courrier constitue un rappel d'une interdiction qui existait depuis l'entrée en vigueur du règlement no 231/2012, le 11 avril 2012, définissant les spécifications des additifs alimentaires.
La destination normale du colorant étant d'être intégré à des denrées alimentaires destinées à être vendues puis consommées, il y a bien un vice caché du produit puisqu'il ne peut être incorporé à ces denrées, son usage étant prohibé par la règlementation européenne en vigueur à la date des faits.
La fiche de spécifications techniques établie par les soins de la société CHR. [E] (pièce 3 des appelantes) ne mentionnait pas que le colorant CO 20.000 ARP décrit comme ' une poudre sombre rougeâtre, ( ...) un sel d'ammoniaque provenant d'extrait de cochenille stable à ph acide. Le pigment principal est l'acide carminique. Sa caractéristique principale est la stabilité de sa teinte rouge malgré le changement de ph' contenait du 4-ACA ce dont il se déduit que le vice avait bien un caractère caché.
Dès lors le colorant vendu par la société CHR. [E] était affecté d'un vice caché au sens de l'article 1641 du code civil précité.
Sur la connaissance par le vendeur du vice :
Les sociétés Firmenich effectuent dans leurs conclusions une traduction libre non contestée par l'intimée d'un passage d'un brevet WO 2015/4275 A1 versé en pièce 27 déposé le 11 juillet 2014 portant sur une « Composition colorée comprenant un pigment carmin et des ions ferreux » dont il résulte que la société CHR. [E] avait connaissance à cette date bien antérieure aux faits litigieux que le 4-ACA ne respectait pas les spécifications européennes.
En effet, elle y indique expressément que le 4-ACA n'est pas conforme à la réglementation européenne :
« De plus, il s'avère que ce produit peut être utilisé en substitut des carmins stables aux acides rouges, qui sont considérés aujourd'hui comme des colorants pour denrées alimentaires non conformes parce qu'ils contiennent un sel citroammonique d'acide carminique (acide 4 amino-carminique, formé par la combinaison d'acide carminique et de sels d'ammonium) qui ne respecte pas les spécifications européennes de l'acide carminique et des carmins (E120, E121) et qui n'est pas mentionné dans les spécifications de la directive 2008/128/CE. »
En application des dispositions de l'article 1645 du code civil, les sociétés Firmenich ont droit outre la restitution du prix à tous dommages et intérêts.
Sur le préjudice :
- sur la destruction du stock :
Les sociétés Firmenich produisent une seule commande en date du 25 octobre 2016 qui est insuffisante pour justifier du préjudice de la société Firmenich Belgium au titre de la destruction de stocks. Il y a lieu de les débouter de leur demande de ce chef.
- sur le dédommagement des clients de la société Firmenich SA :
La société Firmenich SA a droit à l'indemnisation intégrale de son préjudice. L'inopposabilité des protocoles alléguée par la société CHR. [E] au motif qu'elle n'y aurait pas été partie importe donc peu.
La société Firmenich SA a conclu avec la société Shreiber Foods Espana, à qui elle fournissait des solutions d'arômes colorées avec du E 120 contenant la molécule 4-ACA, dont la réclamation initiale en date du 22 mai 2017 s'élevait à 262 674,17 euros, un protocole d'accord signé les 5 juin et 6 juillet 2018 prévoyant :
- un dédommagement pour couvrir ses pertes causées par la fourniture et l'arrêt de l'arôme à hauteur de 95 000 euros,
-une réduction de prix à hauteur de 35 000 euros applicable à toutes les commandes faites entre le 1er juillet 2018 et le 30 juin 2019.
La société Firmenich SA a dû s'acquitter de ces sommes en raison de la fourniture par la société CHR. [E] d'un colorant vicié. Le lien de causalité est direct et certain.
Il y a lieu au vu du protocole conclu avec la société Shreiber Foods Espana de fixer le préjudice de la société Firmenich SA à la somme de 130 000 euros (95 000+ 35 000) au paiement de laquelle la société CHR. [E] est condamnée.
Ensuite de commandements de payer notifiés le 23 novembre 2017 et d'une réclamation initiale à hauteur de 1 349 483,28 euros liée à la destruction de produits livrés et finis contenant un taux important de la molécule 4-ACA, la société Firmenich SA a conclu le 22 juin 2020 un protocole transactionnel avec la société Lactalis Nestlé produits frais agissant pour le compte de toutes les sociétés du groupe mettant à sa charge une indemnité de 440 000 euros.
L'analyse de la réclamation par le cabinet d'expertise CDH Corporate concluait que la réclamation était justifiée à hauteur de 304 387,65 euros. Cependant, menacée d'une action en justice, elle a dû à l'évidence consentir au versement transactionnel d'une somme supérieure.
Les livraisons concernées ont eu lieu entre le 29 août 2016 et le 10 janvier 2017. Cette dernière livraison est critiquée par la société CHR. [E]. Cependant à cette date, la société Firmenich avait reçu, comme indiqué ci-dessus, plusieurs communications rassurantes de sa part sur la conformité du produit au règlement européen et cette livraison ne peut dès lors être considérée comme fautive.
Par conséquent, la société Firmenich SA devant être indemnisée de son entier préjudice constitué par le versement à la société Lactalis Nestlé produits frais de la somme de 440 000 euros, il y a lieu de condamner la société CHR. [E] à lui payer cette somme à titre de dommages et intérêts.
Au titre du dédommagement de ses clients, la société CHR. [E] est donc condamnée à payer à la société Firmenich SA la somme totale de 570 000 euros à titre de dommages et intérêts.
- sur le préjudice d'image :
Les sociétés Firmenich ont été contraintes d'alerter leurs clients auxquels elles ont vendu des arômes contenant le E120 non conforme. Deux clients importants la société Shreiber Foods Espana et le groupe Lactalis ont demandé d'importantes réparations ce qui a porté atteinte à l'image du groupe, la sécurité des produits étant essentielle dans le secteur alimentaire.
Ce préjudice sera justement indemnisé par l'allocation d'une somme de 20 000 euros de dommages et intérêts au paiement de laquelle la société CHR. [E] est condamnée.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :
La décision déférée est infirmée en ce qui concerne les dépens et l'article 700 du code de procédure civile.
Il y a lieu de condamner la société CHR. [E] France aux dépens qui seront recouvrés par le conseil de la partie adverse conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile et à verser aux sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA une indemnité de 2 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Infirme la décision déférée, sauf en ce qu'elle a débouté la la société CHR. [E] de son exception de nullité de l'assignation,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Déclare les demandes des sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA recevables car non prescrites,
Condamne la société CHR. [E] France à verser à la société Firmenich SA la somme de 570 000 euros de dommages et intérêts au titre des réparations dues par elle à ses propres clients du fait du vice caché,
Condamne la société CHR. [E] France à verser aux sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA la somme totale de 20 000 euros au titre de leur préjudice d'image,
Déboute les sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA du surplus de leur demande,
Condamne la société CHR. [E] France à verser aux sociétés Firmenich Belgium et Firmenich SA une indemnité de 2 000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société CHR. [E] France aux dépens qui seront recouvrés par le conseil de la partie adverse conformément aux dispositions de l 'article 699 du code de procédure civile,
Déboute les parties de toutes demandes plus amples ou contraires.
LE GREFFIER, LA PRÉSIDENTE,