RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 4 - Chambre 13
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 13 Mars 2023
(n° , 5 pages)
N°de répertoire général : N° RG 21/05846 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDMDX
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assistée de Justine FOURNIER, greffière, lors des débats et de Victoria RENARD, greffière, lors de la mise à disposition, avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 13 Juillet 2020 par :
M. [W] [N]
né le [Date naissance 1] 1982 à [Localité 3] ([Localité 3]),
demeurant [Adresse 2] ;
Comparant
Assisté par Me Joseph COHEN SABBAN, avocat au barreau de Paris, substitué par Me Stéphane NICOLA'
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 30 Janvier 2023 ;
Entendus :
Me Joseph COHEN SABBAN substitué par Me Stéphane NICOLA' représentant M. [W] [N],
Me Xavier NORMAND BODARD de la SELARL NORMAND & ASSOCIES substitué par Me Hadrien MONMONT, avocat représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat,
Madame Anne BOUCHET, Substitute Générale,
Les débats ayant eu lieu en audience publique, le conseil du requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [W] [N], de nationalité française, mis en examen par un juge d'instruction de Chartres des chefs de trafic d'armes de catégorie A et B en réunion, trafic de stupéfiants et association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un délit puni de dix ans d'emprisonnement, a été placé en détention provisoire à la maison d'arrêt d'[Localité 6] puis de [Localité 4] du 10 novembre 2017 au 9 mars 2018, date à laquelle il a été placé sous contrôle judiciaire.
Le 26 février 2019, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris a annulé l'entière procédure et ordonné la mainlevée totale de son contrôle judiciaire. Cet arrêt est devenu irrévocable en suite du rejet le 29 avril 2019 du pourvoi formé à son encontre.
Le 14 janvier 2020, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris a classé sans suite le dossier et aucune reprise des poursuites n'a été mise en oeuvre après cette date.
Le 13 juillet 2020, M. [N] a adressé une requête au premier président de la cour d'appel de Paris en vue d'être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l'article 149 du code de procédure pénale.
Il sollicite dans celle-ci, soutenue oralement,
- que sa requête soit déclarée recevable,
- le paiement des sommes suivantes :
*10 000 euros au titre de son préjudice moral,
* 22 234, 67 euros au titre de son préjudice matériel,
* 7 740 euros au titre de ses frais d'avocat,
* 2 500 euros en application de l'article 475-1 du code de procédure pénale,
- la condamnation de l'agent judiciaire de l'Etat aux dépens.
Dans ses écritures, déposées le 27 septembre 2021, développées oralement, l'agent judiciaire de l'Etat demande au premier président de juger la requête recevable, de ramener à de plus justes proportions le montant sollicité au titre du préjudice matériel, qui ne saurait excéder la somme de 11 054,08 euros, ainsi que la demande formulée au titre du préjudice moral qui ne saurait excéder la somme de 7 000 euros et celle fondée sur l'article 700 du code de procédure civile.
Le procureur général, reprenant oralement à l'audience les termes de ses conclusions notifiées et déposées le 19 décembre 2022, conclut à la recevabilité de la requête pour une détention d'une durée de quatre mois et à la réparation du préjudice moral et matériel dans les conditions indiquées.
Le requérant a eu la parole en dernier.
SUR CE,
Sur la recevabilité
Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel.
Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l'article R.26 du même code.
Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.
Outre que l'information sur le droit à indemnisation ne parait pas avoir été délivrée à M. [N], ce denier a présenté sa requête aux fins d'indemnisation le 13 juillet 2020, soit dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de relaxe est devenue définitive ; cette requête est signée par son avocat et la décision de relaxe n'est pas fondée sur un des cas d'exclusion visé à l'article 149 du code de procédure pénale.
La demande de M. [N] est donc recevable au titre d'une détention provisoire indemnisable du 10 novembre 2017 au 9 mars 2018, soit pour une durée de quatre mois.
Sur l'indemnisation
- Sur le préjudice moral
M. [N] soutient avoir très mal vécu le fait de ne pas pouvoir être auprès de son épouse et de ses enfants durant son incarcération, avoir subi des conditions de détention particulièrement dégradantes du fait de la surpopulation carcérale à la maison d'arrêt de [Localité 4] et avoir subi un préjudice d'angoisse en raison de la nature et de la qualification de l'infraction.
L'agent judiciaire de l'Etat et le procureur général rappellent que le préjudice moral ne doit être apprécié qu'au regard de l'âge du requérant, de la durée et des conditions de la détention, de son état de santé, de sa situation familiale et d'éventuelles condamnation antérieures, soulignant que la preuve de conditions de détention plus difficiles que celles des autres détenus dans les mêmes circonstances n'est pas rapportée, l'existence d'une précédente incarcération.
A la date de son incarcération, M. [N] était marié et père de deux enfants nés en 2009 et 2013. Le choc carcéral a été aggravé par la séparation familiale subie mais il a également été amoindri par une précédente incarcération du 19 mars 2003 au 11 juin 2003.
Enfin, même si M. [N] ne fait pas état de difficultés spécifiques dont il aurait souffert du fait des conditions de détention plus que médiocres au sein du centre pénitentiaire de [Localité 4], il n'en demeure pas moins que l'état de vétusté et de surpopulation chronique de ce centre, parfaitement notoire et régulièrement dénoncé par divers rapports et décisions administratives, a nécessairement un impact sur le quotidien de chaque détenu que M. [N], ayant été l'un d'eux et en ayant souffert comme tous, est fondé à souligner comme un facteur aggravant le préjudice né de la détention dans le cadre de sa demande indemnitaire. En revanche, la nature et la qualification de l'infraction reprochée ne peuvent être retenues comme un facteur d'aggravation du préjudice moral.
Il lui sera alloué une somme de 9 000 euros en réparation de son préjudice moral.
- Sur le préjudice matériel
* Sur la perte de revenus
M. [N] explique qu'avant son incarcération il était chauffeur livreur au sein de la Sarl [5] depuis le 2 novembre 2015, moyennant un salaire de 2 651 euros brut par mois mais que du fait de celle-ci il est passé du statut de responsable à celui de chauffeur livreur et a vu son salaire mensuel baisser à 1 498 euros bruts.
L'agent judiciaire de l'Etat, qui relève que le déclassement professionnel de l'intéressé peut tout aussi bien résulter de son congé maladie de près d'un an qui a précédé son incarcération, propose à ce titre une somme de 7 859,08 euros arguant que seule la perte de revenus au cours de la détention provisoire peut donner lieu à indemnisation.
Le ministère public relève également que M. [N] ne démontre pas que son déclassement professionnel soit en lien avec la détention et que seule sa perte de revenus durant son incarcération pourra être prise en considération, en fonction du salaire perçu à cette période.
Il est justifié que M. [N] a été en arrêt de travail de mars 2017 au 14 septembre 2017 et qu'en octobre 2017 il percevait une rémunération nette mensuelle de 2 107,54 euros.
Il y a lieu, par suite, de lui allouer la somme de 8 219,40 euros (2 107,54 x 3 + 2107,54/30 x 27) au titre de sa perte de salaire durant son incarcération.
* Sur la perte de chance d'obtenir des points de retraite
M. [N] soutient ne pas avoir pu cotiser pour sa retraite durant son incarcération et sollicite au titre de la perte de chance d'obtenir des points retraite qu'il pouvait escompter la somme de 500 euros.
L'agent judiciaire de l'Etat soutient que M. [N] ne peut prétendre à aucune indemnisation au titre du régime de base mais propose au titre d'un régime de retraite complémentaire une somme de 195 euros.
Le ministère public relève qu'il ne peut solliciter aucune indemnisation au titre de la perte de ses droits à la retraite s'agissant du régime de base mais qu'il est fondé à obtenir une indemnisation liée à une perte de ses droits à un régime de retraite en ce que il n'a pu cotiser à un régime de retraite complémentaire durant sa détention.
En l'absence de justificatif précis, il lui sera alloué la somme de 195 euros à ce titre.
* Sur les frais exposés par le conjoint
M. [N] explique que son épouse a engagé des frais de transport pour lui rendre visite chaque semaine à plus de 70 kilomètres de leur domicile et sollicite 500 euros à ce titre.
Le ministère public et l'agent judiciaire de l'Etat relèvent qu'il ne fournit aucun justificatif, ni concernant son régime matrimonial, ni concernant le montant des frais avancés par son épouse.
Outre que M. [N] a indiqué à l'audience être marié sous le régime de la séparation des biens, il ne produit aucun justificatif des frais de déplacement que son épouse aurait engagé pour lui rendre visite en maison d'arrêt.
La demande est rejetée.
* Sur les frais de réparation de la porte d'entrée de son domicile
M. [N] réclame une somme de 12 371 euros à ce titre expliquant que son épouse a dû s'acquitter des réparations de la porte de leur domicile cassée par les services de police au moment de son interpellation.
Le ministère public et l'agent judiciaire de l'Etat rappellent que seuls les préjudices matériels résultant de la détention provisoire peuvent être indemnisés et qu'aucun lien ne peut être fait entre la facture produite et la détention provisoire.
La facture produite, datée du 15 janvier 2020, est postérieure de plusieurs années à la période de détention provisoire de M. [N] en sorte que comme relevé par l'agent judiciaire de l'Etat aucun lien ne peut être fait entre celle-ci et la détention.
La demande est rejetée.
* Sur les frais de défense
M. [N] sollicite une somme de 7 740 euros exposant que son avocat et ses collaborateurs ont accompli de nombreuses diligences en lien avec la détention et se sont rendus à trois reprises à la maison d'arrêt.
L'agent judiciaire de l'Etat propose à ce titre une somme de 3 000 euros correspondant aux diligences accomplies pour assister M. [N] devant le juge des libertés et de la détention.
Le ministère public relève que M. [N] produit une facture récapitulative du 10 mars 2019 dans laquelle seules les prestations relative à l'assistance aux débats devant le juge des libertés et de la détention pour placement en détention et à la prolongation en détention provisoire peuvent être prises en compte au regard de leur lien direct et exclusif avec la détention.
M. [N] produit une facture récapitulative en date du 10 mars 2018, d'un montant global de 11 940 euros TTC, dans laquelle seules les prestations relatives à l'assistance devant le juge des libertés et de la détention, seules en lien avec la détention provisoire, peuvent être prises en compte.
Il convient, par conséquent, d'accorder à M. [N] la somme de 3 000 euros à ce titre, soit une somme globale de 11 414,40 euros en réparation de son préjudice matériel.
PAR CES MOTIFS :
Déclarons la requête de M. [W] [N] recevable,
Lui allouons les sommes suivantes :
- 9 000 euros en réparation de son préjudice moral,
- 11 414,40 euros en réparation de son préjudice matériel,
- 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Laissons les dépens à la charge de l'Etat.
Décision rendue le 13 Mars 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ