RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 4 - Chambre 13
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 30 JANVIER 2023
(n° , pages)
N°de répertoire général : N° RG 20/15670
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assistée de Mme Nora BENDERRADJ, Greffière, lors des débats et assistée de Mme Camille LEPAGE, greffière lors de la mise à disposition, avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 15 Octobre 2020 par :
M. [W] [P] :
né le [Date naissance 1] 1983 à [Localité 4], demeurant [Adresse 2] ;
non comparant, représenté par Me Clément DIAKONOFF, avocat au barreau de SEINE SAINT DENIS, toque : 46
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 12 Décembre 2022 ;
Entendus :
Me [R] [O] représentant M. [W] [P],
Me Virginie METIVIER, avocate au barreau de PARIS, toque : B0045 représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat,
Madame Anne BOUCHET, Subtitute générale,
les débats ayant eu lieu en audience publique, le conseil du requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [W] [P] a été mis en examen le 23 novembre 2015 pour infractions à la législation sur les stupéfiants et écroué à la maison d'arrêt de Seine-Saint-Denis/[Localité 5] du 23 novembre 2015 au 19 mai 2016.
Suivant ordonnance du 8 septembre 2020, il a bénéficié d'un non-lieu. Cette décision est devenue définitive selon certificat de non appel en date du 18 septembre 2020.
Le 15 octobre 2020, M. [P] a adressé une requête au premier président de la cour d'appel de Paris, en vue d'être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l'article 149 du code de procédure pénale.
Il sollicite dans sa requête et ses dernières conclusions remises le 3 mai 2022, soutenues oralement, les sommes suivantes :
- 96 036 euros en réparation de son préjudice matériel,
- 53 400 euros en réparation de son préjudice moral,
- 5 200 au titre des frais d'avocat,
- 2 400 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
outre l'exécution provisoire de la décision à intervenir.
Par écritures déposées le 11 juillet 2022, reprises à l'audience, l'agent judiciaire de l'Etat demande au premier président de la cour d'appel de ramener l'indemnité qui sera allouée à M. [P] en réparation de son préjudice moral à la somme de 13 800 euros, le débouter de ses demandes au titre de la perte de revenus et de la perte d'exploitation future, ramener l'indemnité qui lui sera allouée au titre de ses frais d'avocat à la somme de 600 euros et à de plus justes proportions sa demande au titre des frais irrépétibles.
Le procureur général, dans ses conclusions déposées le 26 octobre 2022, développées oralement, conclut à la recevabilité de la requête pour une détention d'une durée de cinq mois et vingt-six jours, à l'indemnisation du préjudice moral proportionnée à la durée de détention subie en prenant en compte les circonstances personnelles particulières soulignées, l'éloignement de sa fille et les conditions difficiles de détention à la maison d'arrêt de Seine-Saint-Denis/[Localité 5] comme fiché S, mais au rejet de sa demande d'indemnisation du préjudice économique et à l'indemnisation partielle des frais d'avocat. Enfin, il s'en rapporte sur les frais irrépétibles.
Le requérant a eu la parole en dernier.
SUR CE,
Sur la recevabilité
Au regard des dispositions des articles 149-1, 149-2 et R26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.
A cette fin, il lui appartient de saisir, dans les six mois de cette décision, le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel.
Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée, et toutes indications utiles prévues à l'article R.26 du même code.
M. [P] a présenté sa requête aux fins d'indemnisation le 15 octobre 2020, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de non-lieu est devenue définitive. Cette requête est signée par son avocat et la décision n'est pas fondée sur un des cas d'exclusion visé à l'article 149 du code de procédure pénale.
La demande de M. [P] est donc recevable au titre d'une détention provisoire indemnisable du 23 novembre 2015 au 19 mai 2016 soit pour une durée de cinq mois et vingt-six jours.
Sur l'indemnisation
- Le préjudice moral
M. [P], qui rappelle n'avoir jamais été condamné ou incarcéré auparavant, allègue d'un choc carcéral aggravé par la vindicte de codétenus du fait d'une 'étiquette de terroriste' injustifiée, de mauvaises conditions de détention du fait de la surpopulation carcérale et l'éloignement d'avec sa fille unique âgée de 13 ans.
L'agent judiciaire de l'Etat soutient que M. [P] ne démontre pas avoir personnellement subi des conditions de détention particulièrement difficiles puisqu'il a bénéficié d'une formation en plomberie, a fait du sport, essayé d'écrire un livre et reçu des visites. Il ajoute que le fait d'être fiché 'S' ne présente pas de lien direct avec la détention.
Agé de 32 ans au moment de son incarcération d'une durée de cinq mois et vingt-six jours, M. [P], qui n'avait jamais connu l'univers carcéral, a subi un choc carcéral certain, aggravé par la séparation d'avec sa fille alors âgée de 13 ans ainsi que par des conditions de détention rendues plus compliquées en raison d'une part du signalement dont il a fait l'objet par le juge d'instruction comme il en justifie et, d'autre part, par l'état de vétusté et de surpopulation chronique de la maison d'arrêt de [Localité 5], parfaitement notoire et régulièrement dénoncé par divers rapports, notamment celui du CGLPL de 2017.
Le préjudice moral de celui-ci sera indemnisé par l'allocation d'une somme de 20 000 euros.
- Le préjudice matériel
* Pertes de revenus et d'exploitation future
M. [P] explique qu'au moment de son incarcération il était le chef d'une entreprise créée en 2014 et immatriculée en 2015 spécialisée dans la livraison de repas à domicile ; que le chiffre d'affaires était de 8 793,40 euros pour le mois d'octobre soit 293 euros par jours et une perte de revenus de 52 154 euros (293 x 178); que le chiffre d'affaires 2015, impacté par son placement en garde à vue puis en détention, a été de 30 027,65 euros ; que l'analyse des comptes de résultats prévisionnels fait ressortir un résultat net comptable pour l'exercice 2018 de 60 344 euros et un revenu mensuel moyen sur huit mois et demi de 1692 euros ; qu'il est fondé par conséquent à réclamer une somme de 16 036 euros au titre de sa perte de revenus ; qu'il doit également être indemnisé pour la perte d'exploitation future qui est liée à la perte d'opportunité de bénéficier d'un événement qui s'est révélé favorable à savoir la très forte croissance du secteur de la livraison des repas à domicile ; que du fait de son absence il n'a pas pu faire face à la concurrence et que sa société a dû être fermée en décembre 2016 ; que s'il n'avait pas été incarcéré, il aurait pu gérer efficacement sa société en sorte qu'il s'estime fondé à réclamer à ce titre une somme de 80 000 euros. Il invoque en tout état de cause une perte de chance.
L'agent judiciaire de l'Etat et le ministère public s'opposent à ces demandes faute pour M. [P] de justifier de ses revenus, soulignant qu'une diminution du chiffre d'affaires ne peut pas donner lieu à indemnisation et qu'aucun lien n'est établi entre la détention et la fermeture de la société intervenue en décembre 2016.
M. [P] produit notamment :
- les statuts de la SASU [3], au capital social de 1000 euros, créée le 6 novembre 2014 et immatriculée au registre du commerce et des sociétés à compter du 6 mai 2015,
- un document presque illisible intitulé 'statistique livraison [3]", dont l'auteur n'est pas connu, qui indique un nombre de livraisons de 1313 soit un chiffre d'affaires de 30 027,65 euros via Alloresto.fr pour une période comprise entre mars et novembre 2015,
- un bilan pour l'exercice du 1er mars au 30 novembre 2015 établi le 24 novembre 2016 par Mme [F], expert-comptable, qui mentionne un capital social négatif de 7 535 euros, un chiffre d'affaires de 30 028 euros, un résultat de 16 844 euros et aucune rémunération,
- un compte de résultats prévisionnels pour les exercices 2016, 2017 et 2018 faisant état de résultats nets de 34 500, 45 203 et 60 344 euros.
Ces documents ne permettent pas de déterminer quels étaient les revenus éventuellement tirés de cette activité par M. [P].
Si M. [P] a perdu une chance de poursuivre l'activité de la société qu'il avait créée, il ne justifie pas, au regard du marché concurrentiel sur lequel la société intervenait, comme il le démontre lui-même, la réalité de la perte d'exploitation alléguée, étant observé que le prévisionnel établi, qui prévoit 20 livraisons par jour sur 300 jours dès la première année, est, comparé au nombre de livraisons réalisées en 2015, manifestement très optimiste et qu'il n'est pas justifié d'un lien de causalité entre la détention du dirigeant et la cessation de l'activité de l'entreprise survenue en décembre 2016.
Dans ces conditions, la demande formulée à ce titre ne peut qu'être rejetée.
* Les frais de défense
M. [P] sollicite le remboursement d'une facture établie par maître [O], datée du 11 février 2018, d'un montant de 5 200 euros, pour des prestations directement liées à la privation de liberté.
L'agent judiciaire de l'Etat considère que doivent être déduites de celle-ci toutes les diligences autres que celles liées à la rédaction et au dépôt d'une demande de mise en liberté, soulignant que les autres portent sur le fond du dossier sans qu'il soit procédé à une ventilation et que les visites en détention et les déplacements au tribunal ne sont pas étayées par des pièces justificatives.
Le ministère public indique qu'il convient d'accueillir la demande à hauteur des seuls frais de défense pénale liés à la détention.
S'agissant des honoraires d'avocat, seule la part des frais dont il est prouvé qu'ils sont en rapport direct avec la détention peut donner lieu à réparation.
En l'espèce, il ressort de la facture produite qu'à l'exception de deux déplacements au tribunal de Bobigny et d'un à la maison d'arrêt, les diligences y figurant sont en relation directe avec la détention et la demande de mise en liberté, en sorte qu'il convient de faire droit à la demande à ce titre à hauteur de 4 000 euros.
Les décisions accordant une réparation sont assorties de plein droit de l'exécution provisoire par application de l'article R.40 du code de procédure pénale de sorte qu'il n'y a pas lieu de l'ordonner.
PAR CES MOTIFS
Déclarons la requête de M. [W] [P] recevable ;
Allouons à M. [W] [P] les sommes suivantes :
- 20 000 euros au titre du préjudice moral ;
- 4 000 euros au titre du préjudice matériel ;
- 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Laissons des dépens à la charge de l'Etat.
Décision rendue le 30 Janvier 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ