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06/12/2022 | FRANCE | N°19/12873

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 13, 06 décembre 2022, 19/12873


Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS







COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13



ARRET DU 06 DECEMBRE 2022



(n° , pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 19/12873 - N° Portalis 35L7-V-B7D-CAGIK



Décision déférée à la Cour : Jugement du 12 Juin 2019 - Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 18/01763



APPELANTS



Monsieur [R] [W]

[Adresse 3]

[Localité 8]
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Madame [K] [T] ÉPOUSE [W]

[Adresse 3]

[Localité 8...

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRET DU 06 DECEMBRE 2022

(n° , pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 19/12873 - N° Portalis 35L7-V-B7D-CAGIK

Décision déférée à la Cour : Jugement du 12 Juin 2019 - Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 18/01763

APPELANTS

Monsieur [R] [W]

[Adresse 3]

[Localité 8]

Représenté par Me Philippe PERICAUD de la SCP JEAN-FRANCOIS PERICAUD ET PHILIPPE PERICAUD, avocat au barreau de PARIS, toque : P0219

Madame [K] [T] ÉPOUSE [W]

[Adresse 3]

[Localité 8]

Représentée par Me Philippe PERICAUD de la SCP JEAN-FRANCOIS PERICAUD ET PHILIPPE PERICAUD, avocat au barreau de PARIS, toque : P0219

INTIMES

Monsieur [F] [S], Notaire, en sa qualité d'administrateur provisoire de l'Etude notariale [Y], elle-même successeur de Maître [C] [P], notaire

[Adresse 9]

[Localité 7]

Représenté par Me Thomas RONZEAU de la SCP RONZEAU ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0499

Madame [U] [Y] sous administration de Maître [F] [S], Notaire

[Adresse 9]

[Localité 7]

Représentée par Me Thomas RONZEAU de la SCP RONZEAU ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0499

Monsieur [C] [P]

[Adresse 9]

[Localité 7]

Représenté par Me Thomas RONZEAU de la SCP RONZEAU ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0499

Monsieur [I] [Z], notaire

[Adresse 4]

[Localité 7]

Représenté par Me Thomas RONZEAU de la SCP RONZEAU ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0499

Monsieur [E] [N], notaire

[Adresse 2]

[Localité 7]

Représenté par Me Thomas RONZEAU de la SCP RONZEAU ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0499

MMA IARD SA, représentée par son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Localité 6]

Représentée par Me Thomas RONZEAU de la SCP RONZEAU ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : P0499

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 18 Octobre 2022, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente, et devant Mme Estelle MOREAU, conseillère chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre

Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

Mme Estelle MOREAU, conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Florence GREGORI

ARRET :

- Contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 06 décembre 2022, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Mme Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre et par Florence GREGORI, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

Par acte authentique du 10 octobre 2003 reçu par M. [C] [P], notaire - auquel a succédé Mme [U] [Y], ensuite placée sous l'administration provisoire de M. [S] -, avec la participation de M. [I] [Z], notaire - auquel a succédé M. [E] [N]-, Mme [A] [V] a vendu à M. [R] [W] et Mme [K] [T] épouse [W] une propriété située à [Localité 11], cadastrée section AB numéro [Cadastre 5] et [Cadastre 10], soit un ensemble de 80 ares et 66 centiares comprenant une maison d'habitation, une maison de gardien et un jardin, ce moyennant un prix de 609 796,07 euros. L'acte précise, au titre des dispositions d'urbanisme, 'Nature des servitudes publiques applicables au terrain (...) : Espace boisé - Espace vert protégé'.

Ce bien était affecté en espace boisé classé (EBC) depuis 1973 et avait fait l'objet en 1979 d'une décision de la commune le rendant non divisible (ND) et non constructible (NC) sur le fondement de l'article L.130-1 du code de l'urbanisme.

Les époux [W] éprouvant des difficultés financières à compter de 2006, ont souhaité revendre tout ou partie du bien. Ils ont ainsi tenté d'obtenir la modification de la servitude EBC/N par différentes procédures notamment en sollicitant en 2008 la révision du plan local d'urbanisme (PLU), puis à nouveau en 2013 dans l'objectif de diviser le lot en trois parties dont deux lots à bâtir d'une superficie de 1500 m² chacun dans l'optique de les revendre à des opérateurs immobiliers. Par jugement du 2 février 2016, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a confirmé le rejet implicite de cette demande par la commune d'[Localité 11].

Par courrier du 30 novembre 2017, la commune a confirmé le classement intégral du domaine en zone naturelle EBC/N (espace boisé classé /zone verte).

C'est dans ces circonstances que, par actes des 2, 5 février, 22 octobre, 6, 14 et 15 novembre 2018, les époux [W] ont fait assigner Mme [Y], M. [F] [S] en sa qualité d'administrateur provisoire de l'étude notariale [Y], M. [P], M. [Z], M. [N] et la société Mutuelles du Mans assurance (MMA) en responsabilité civile profesionnelle.

Par jugement du 12 juin 2019, le tribunal de grande instance de Paris :

- a déclaré irrecevable l'action engagée par M. [W] et Mme [T],

- les a condamnés in solidum aux dépens,

- les a condamnés in solidum à payer aux défendeurs les sommes de 800 euros chacun,

- a ordonné l'exécution par provision du présent jugement,

- a débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Par déclaration du 25 juin 2019, M. [W] et Mme [W], ont interjeté appel de ce jugement.

L'ordonnance de clôture a été révoquée le 5 avril 2022 et la clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 20 septembre 2022.

Dans leurs dernières conclusions notifiées et déposées le 11 avril 2022, M. [R] [W] et Mme [K] [T] épouse [W] (ci-après, les époux [W]) demandent à la cour de :

- les juger recevables et bien fondés en leur appel,

- infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré irrecevable leur action, les a condamnés in solidum aux dépens et à payer aux défendeurs les sommes de 800 euros chacun, et a débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,

et statuant à nouveau,

- déclarer recevable leur action et leurs demandes bien fondées,

- juger que leur action n'est pas prescrite,

- juger que les notaires ont engagé leur responsabilité du fait de leur défaillance dans leurs obligations d'information, de prudence et de conseil à leur égard à l'occasion de la vente,

- juger que les notaires cessionnaires, M. [Y] et M. [N], ayant repris le passif des études qui leur ont été cédées, doivent en répondre et qu'il en est de même de M. [S], en qualité d'administrateur provisoire de l'étude de M. [Y], à charge pour les intimés d'exercer toute éventuelle action récursoire et en garantie,

- les débouter de l'intégralité de leurs demandes à leur encontre,

en conséquence,

- condamner in solidum les intimés à leur payer la somme de 1 310 000 euros à titre de dommages et intérêts compensatoires, en réparation du préjudice patrimonial que les fautes des notaires leur ont causé, ne pouvant disposer du bien,

- les condamner in solidum à leur payer la somme de 150 000 euros à titre de dommages et intérêts compensatoires, en réparation du préjudice patrimonial, ne pouvant faire fructifier le bien, que les fautes des notaires leur ont causé,

- les condamner in solidum à leur payer la somme globale et forfaitaire de 19 500 euros en remboursement des frais et débours irrépétibles des nombreuses procédures antérieures,

- les condamner in solidum à leur payer la somme de 80 000 euros en remboursement de la taxe foncière prélevée depuis 2004 jusqu'en 2019 incluse, au titre de la propriété du bien,

- les condamner in solidum à leur payer la somme de 7 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- juger la décision à intervenir commune à M. [S], en sa qualité d'administrateur provisoire de l'étude notariale [Y], et que celui-ci devra prendre les dispositions nécessaires -et en justifier- aux fins d'obtenir des défendeurs (sic) susvisés l'exécution des condamnations prononcées à leur encontre.

Dans leurs dernières conclusions notifiées et déposées le 2 septembre 2022, M. [F] [S], notaire, en sa qualité d'administrateur provisoire de l'étude notariale [Y], elle-même successeur de M. [C] [P], notaire, Mme [U] [Y] sous administration de M. [F] [S], M. [C] [P], M [I] [Z], M. [E] [N], notaire, et la société MMA Iard SA demandent à la cour de :

- confirmer le jugement entrepris,

- dire et juger les demandes des époux [W] irrecevables comme étant prescrites,

en tout état de cause,

- déclarer irrecevables toutes les demandes formulées pour la première fois devant la cour par les époux [W],

- débouter les époux [W] de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions,

- les condamner solidairement à leur verser à chacun la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel,

- les condamner aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de M. [O].

La cour, soulevant d'office la question de la perte de chance s'agissant de la mise en cause de la responsabilité des notaires pour manquement à leur obligation d'information et devoir de conseil, a invité les parties à présenter leurs observations sur ce point par note en délibéré. Les appelants ont déposé une note en délibéré dans les délais impartis, le 24 octobre 2022.

SUR CE

Sur la prescription

Le tribunal a jugé sur le fondement de l'article 2224 du code civil que la prescription était acquise en retenant que :

- les demandeurs reprochent aux notaires de ne pas avoir appelé leur attention sur les conséquences du classement du domaine acquis en espace boisé classé,

- au vu des mentions de l'acte et de la note d'urbanisme y annexée, les demandeurs connaissaient dès la signature de l'acte le 10 octobre 2003, le classement du bien en espace boisé,

- il n'est pas établi qu' ils étaient alors pleinement informés des conséquences du classement, à savoir que le bien n'était ni constructible, ni divisible, la seule mention générale à l'acte par laquelle ils reconnaissent avoir bénéficié des 'éclaircisessements sur la portée, l'étendue et les effets des charges, prescriptions et limitations' ne permettant pas de contrôler la teneur des informations et conseils délivrés,

- le courrier de M. [H], expert mandaté pour évaluer le bien, daté du 20 janvier 2008, précise clairement aux époux [W] que ' Le bien immobilier considéré dépend d'une parcelle arborée et entièrement clôturée [...] en zone verte protégée, non constructible et non divisible', de sorte qu'ils étaient, au plus tard à cette date, parfaitement informés des conséquences du classement du bien,

- l'acte introductif d'instance étant intervenu plus de 5 ans après l'entrée en vigueur de la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 instaurant la prescription quinquennale, l'action est prescrite.

Les époux [W] font valoir que :

- l'étendue et les conséquences juridiques du classement du bien en 'zone verte' et 'espace boisé classé' ne leur ont été révélées qu'au moment où ils ont eu connaissance du jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 2 février 2016, rendu sur la base des conclusions du rapporteur public [D] dévoilant l'étendue juridique de la servitude, classant l'intégralité du bien en zone naturelle, ainsi que son intangibilité,

- le courrier de l'expert [H] du 20 janvier 2008 mentionnant 'en zone verte protégée, non constructible et non divisible' n'alerte que sur de simples servitudes d'urbanisme, alors que le grief soulevé porte sur l'intangibilité du classement intégral et cumulatif du bien en 'zone verte' et 'espace boisé classé' quel que soit l'usage auquel ils le destinaient à l'avenir,

- le dommage leur ayant été révélé par le jugement du 2 février 2016, cette date constitue le point de la prescription quinquennale, qui n'était donc pas acquise au moment de l'assignation.

Les intimés répondent que :

- l'acte reçu par M. [P] avec la participation de M. [Z] est complet puisqu'il reprend en page 3 l'ensemble des servitudes d'urbanisme, qu'il est précisé en page 9 que l'acquéreur déclare 'en ce qui concerne l'élargissement de la [Adresse 12], s'être renseigné auprès des Services de l'Urbanisme de la commune d'[Localité 11]', et en page 12 que 'les acquéreurs doivent souffrir les servitudes passives apparentes ou occultes, continues ou discontinues, pouvant grever les biens ou l'immeuble' et qu'il est annexé à l'acte la note de renseignements d'urbanisme du 18 juillet 2003 signée par les époux [W],

- les appelants reconnaissent dans leurs dernières écritures avoir entrepris des démarches dès 2006 pour revendre le bien, que les refus opposés par les acquéreurs résultaient des informations obtenues sur 'la nature et les conséquences juridiques' du classement et qu'ils ne sont pas parvenus à obtenir une partition de leur bien ni à le vendre à compter de 2008,

- les pièces produites aux débats établissent que les appelants étaient informés des conséquences du classement en zones protégées à tout le moins depuis 2006, date à laquelle ils ont entrepris leur projet de division parcellaire,

- dès lors, les appelants avaient connaissance des faits permettant d'engager une action à compter de 2006, sinon en 2008,

- leur action est donc prescrite depuis, au plus tard, le 18 juin 2013, soit cinq ans après l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008,

- leur action est prescrite même en retenant le courrier du 20 janvier 2008 comme constituant le point de départ du délai de prescription.

Selon l'article 2224 du code civil, 'Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant de l'exercer'.

Le point de départ de la prescription de l'action en responsabilité délictuelle exercée à l'encontre du notaire est la date à laquelle le dommage s'est manifesté.

Les appelants recherchent la responsabilité des notaires pour les avoir insuffisamment informés des conséquences, sur le droit de propriété du bien acquis, de la classification cumulative du bien en 'Espace boisé classé' et 'espace vert protégé' qui revêt un caractère intangible et intégral et qui, selon eux, soumet de facto le bien aux règles de la domaniabilité publique et le rend hors de commerce, le droit de propriété étant réduit au seul droit d'usage.

Le caractère intangible du classement ne ressort ni de l'acte, ni du courrier de l'expert [H] précisant 'en zone verte protégée, non constructible et non divisible'.

Si les appelants ont engagé des démarches aux fins de modification du PLU et de 'déclassement du bien' et si M. [W] a indiqué dans un courrier du 14 avril 2014 avoir été assisté par un confrère 'parfaitement au fait de la législation des zones EBC' et avoir lui-même 'rédigé un mémoire sur ce sujet', ce n'est que par jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 2 février 2016, ayant rejeté leur demande aux fins de supression de la servitude espace boisé grevant leurs parcelles AB n°[Cadastre 5] et [Cadastre 10] et du classement de celles-ci en zone N et de reclassement en zone UG, que les époux ont eu connaissance de l'étendue du dommage allégué.

Quand bien même les appelants précisent dans leur assignation que les différents acquéreurs potentiels qui se sont succédés à compter de 2008 n'ont pas donné suite à leur projet d'acquisition 'après s'être rendus en mairie et/ou avoir obtenu l'avis d'un conseil éclairé sur la nature et les conséquences juridiques du classement intégral en zone naturelle ECN/N, rappelées par le courrier de la commune d'[Localité 11] du 30 novembre 2017", le dommage allégué n'a été entièrement matérialisé qu'à l'occasion du jugement du 2 février 2016 passé en force de chose jugée les ayant déboutés de leur demande de révision du PLU.

Le délai de prescription a donc couru à compter de ce jugement, en sorte que l'action, introduite par actes des 2, 5 février, 22 octobre, 6, 14 et 15 novembre 2018 n'est pas prescrite.

Le jugement est donc infirmé.

Sur la responsabilité des notaires

Sur la faute

Les époux [W] font valoir que les notaires ont manqué à leurs obligation d'information, de prudence et de conseil en ce que :

- ils n'ont pas été informés de la nature et de l'étendue du classement intégral en 'zone verte' et 'EBC/N' autrement que par la mention sibylline à l'acte 'Espace boisé classé-espace vert protégé' se limitant à indiquer les simples servitudes d'urbanisme, alors que ce classement a pour conséquence de placer ce bien hors commerce et une réduction du droit de propriété du bien au seul droit d'usage,

- ils n'ont pas été informés des conséquences de la localisation du bien en 'zone verte' et du classement intégral du bien dans un 'EBC/N', et surtout de l'étendue dans l'espace et dans le temps (intégral et intangible) de ce classement sur le droit de propriété,

- M. [P] et M. [Z], et leurs successeurs, ont donc failli à leurs obligations d'information, de conseil et de prudence :

- en ne les informant pas de l'impact du classement intégral et intangible du bien en 'zone verte' et 'espace boisé classé', soit un bien relevant de la catégorie des biens environnementaux soumis au régime de la domanialité publique au même titre que les parcs nationaux,

- en procédant à la rédaction d'un acte de vente en pleine propriété d'un bien alors que celui-ci est susceptible de relever des règles de la domanialité publique,

- en ne s'abstenant pas de procéder à la vente en pleine propriété du seul droit d'usage en contrariété avec le principe du droit des biens, selon lequel un droit d'usage ne se vend pas, mais se concède,

- il appartenait au notaire instrumentaire qui était également leur conseil de les informer des conséquences exorbitantes de droit commun sur le droit de propriété du bien qu'ils envisageaient d'acquérir au regard de la destination d'habitation qu'ils lui réservaient, soit loger une grande famille et constituer un complément de retraite lors d'une revente au terme d'une carrière professionnelle,

- les notaires n'auraient pas dû procéder à la vente du bien au risque que soient opposées aux acquéreurs les règles de domanialité, mais leur proposer un bail emphythéotique ou tout autre forme jurdique de concession du droit d'usage résultant des classements du bien,

- M. [P] a en outre failli à ses obligations en n'enregistrant pas et en ne publiant pas l'acte d'insaisissabilité du bien dressé par ses soins le 3 juin 2004, conformément à la demande de M. [W], avocat libéral.

Les intimés répondent que :

- ils ont rempli leur devoir de conseil et d'information en rédigeant un acte clair et compréhensible par les appelants, M. [W] étant avocat, l'acte précisant que l'acquéreur 'reconnaît au surplus que le notaire soussigné lui a fourni tous éclaircissements complémentaires sur la portée, l'étendue et les effets desdites charges, prescriptions et limitations',

- si le classement fait peser des obligations et contraintes sur le propriétaire, notamment le caractère indivisible de la parcelle, il n'est pas démontré que le bien serait hors commerce ou inaliénable et que les appelants auraient disposé d'un simple droit d'usage, la procédure d'adjudication s'étant déroulée sans difficulté,

- les appelants n'ont pas soumis la vente à une condition suspensive de division de la propriété ou fait état d'un projet en ce sens préalablement à la signature de l'acte authentique.

Le notaire rédacteur d'acte doit s'assurer de l'efficacité de l'acte qu'il reçoit et informer les parties sur la portée de leurs engagements et ce quelles que soient les compétences des parties. Le notaire est également tenu à un devoir de conseil envers la partie qu'il assiste et/ou représente à l'acte.

L'acte mentionne, au titre des dispositions d'urbanisme, 'Nature des servitudes publiques applicables au terrain (...) : Espace boisé - Espace vert protégé', sans plus de précisions sur les obligations et contraintes que ce classement fait peser sur le propriétaire, et en particulier le caractère indivisible de la parcelle.

Le notaire étant tenu d'informer l'acquéreur sur l'ensemble des caractéristiques du bien acquis et de le mettre en garde sur la portée de son engagement quelles que soient ses compétences en la matière, les intimés, auxquels incombent cette obligation, ne démontrent pas avoir attiré l'attention des époux [W] par le seul contenu de l'acte et les pièces qui y sont annexées. En particulier, est inopérante la mention générale selon laquelle l'acquéreur 'reconnaît au surplus que le notaire soussigné lui a fourni tous éclaircissements complémentaires sur la portée, l'étendue et les effets desdites charges, prescriptions et limitations', la teneur exacte de l'information livrée n'étant pas précisée.

En revanche, les appelants échouent à établir que la double classification du bien vendu aurait pour conséquence de le rendre hors du commerce et l'impossibilité de le vendre en pleine propriété.

A ce titre, le rapport de M. [D] devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, favorable au rejet de la requête des époux [W] aux fins de déclassement des parcelles maintenues en zone N et EBC dans le nouveau plan local d'urbanisme adopté par la commune d'[Localité 11] le 2 avril 2013, rappelle le caractère limité du contrôle juridictionnel de zonage par le juge administratif, qui n'a pas à juger de l'opportunité des choix d'urbanisme. S'il reconnaît que conformément à la demande des époux [W], il y a lieu d'examiner le niveau d'urbanisation, de desserte, d'équipement et de réseaux qui remettraient concrètement en cause le caractère naturel de la zone, il est d'avis que tel n'est pas le cas en l'espèce puisque les deux parcelles appartiennent à une zone identifiée comme zone naturelle depuis les années 70 et classé N depuis le POS approuvé en 1979, qui forme un ensemble cohérent, que le maintien de ce classement et des EBC est justifié par le PLU et notamment par le PADD qui a pour objectif la préservation du cadre paysager et environnemental, 'qu'au demeurant le rapport de présentation identifie cet espace comme boisé et comportant des espaces verts remarquables et réitère la volonté d'assurer leur protection' et les requérants ne contestent pas la qualité paysagère du site.

Le jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise sur lequel les époux [W] fondent également leurs prétentions, a écarté le moyen tiré d'une erreur manifeste d'appréciation au motif notamment qu' 'Il ressort des pièces du dossier que le secteur où se trouvent les parcelles en cause fait l'objet d'une protection constante dans tous les documents d'urbanisme qu'a connus la commune depuis environ 40 ans, qu'il est constitué d'une superficie d'un seul tenant d'environ 50 000 m² en zone N, dont 37 247 m² en espace boisé classé, qu'il est également protègé au titre de la loi du 8 janvier 1993 en raison de la qualité des essences qui le composent et le constituent, par suite, une zone à protèger de toute urbanisation ; que ce secteur a été très peu urbanisé, seules 6 constructions ayant été autorisées, la dernière en date ayant été édifiée au cours des années 1950, soit à une date antérieure aux mesuresde protection susmentionnées ; que si, à proximité du terrain d'assiette de la propriété des requérants, deux terrains ont fait l'objet d'une suppression de la protection liée à l'espace boisé classé, l'un l'a été pour permettre la réalisation d'une opération d'intérêt général pour la construction d'un amphithéâtre mortuaire à l'hôpital [13] pour 1200 m² déclassés et 1800 m² de compensation et l'autre concerne une étroite bande de terrain située de l'autre côté de la [Adresse 12] et donc très séparée du secteur en cause entourée de part et d'autre de secteurs totalement ouverts à l'urbanisation et pour permettre une construction comprenant au moins 30% de logements sociaux ; qu'enfin, ce secteur est en relation avec un secteur protégé plus vaste d'une superficie d'environ 115 000m² et dont il est à peine séparé'.

Si cette décision passée en force de chose jugée a rejeté la demande de révision du POS formée par les appelants aux fins de déclassement de leur bien, suivant en cela l'avis du rapporteur, il n'en résulte aucunement le caractère intangible de la double classification du bien puisqu'un déclassement a déjà été prononcé pour la réalisation d'une opération d'intérêt général. La communue a d'ailleurs informé les époux [W] qu'elle n'avait pas l'intention 'd'acquérir votre terrain ni aujourd'hui ni demain afin de le déclasser pour des opérations immobilières car nous souhaitons préserver les ilots verts de notre commune'.

De même, il n'infère ni de ce jugement, ni des autres pièces sur lesquelles les appelants fondent leurs prétentions, que le bien faisant l'objet de cette double classification serait hors de commerce et que le droit de propriété serait réduit à l'usage. La contrainte induite par cette double classification consiste en l'impossibilité de changer l'affectation du bien à défaut de modification du POS et par voie de conséquence l'impossibilité de diviser le bien en différents lots constructibles, ainsi qu'ont projeté de le faire les époux [W], mais non pas de le vendre dans son intégralité. Les caractéristiques du bien, maintenues dans les POS successifs, n'ont d'ailleurs pas fait obstacle à la vente par adjudication du bien d'un seul tenant, le 5 mars 2019.

Le manquement des notaires à leur obligation d'information et à leur devoir de conseil en leur qualité de rédacteur et d'intervenant à l'acte du 10 octobre 2003 est donc circonscrit au caractère indivisible du bien eu égard à ses caractéristiques.

Selon déclaration d'insaisissabilité dressée le 3 juin 2004 par M. [P], M. [W] a indiqué que sa résidence principale était située dans la propriété litigieuse. Alors que l'acte mentionne que la déclaration 'sera publiée à la conservation des hypothèques', tout en rappelant que 'l'insaisissabilité ne produira effet qu'à compter de cette publication', le jugement rendu par le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Pontoise le 20 novembre 2018 a retenu qu'il n'était pas justifié des conditions de publicité de cet acte. M. [P] ne produisant aucune pièce établissant la publication de cet acte, son manque de diligence à ce titre est caractérisé.

Sur le le lien de causalité et le préjudice

Les époux [W] font valoir que :

- les fautes des notaires ont des conséquences d'une particulière gravité puisque s'ils avaient été correctement informés, ils n'auraient pas pu financer le bien ni l'acquérir, de même que les notaires n'auraient pas pu le leur vendre, étant tenus de leur proposer un bail emphytéotique ou tout autre formule juridique de concession du droit d'usage résultant des classements, soit un acte qui en tout état de cause n'aurait pu être financé,

- ils ont subi comme préjudices :

- une perte de 1 310 000 euros du fait de la vente aux enchères du bien pour un montant de 600 000 euros, alors qu'il avait été valorisé à 1 970 000 euros, dès lors que sans l'intangibilité de ces classements, ils auraient eu la possibilité de céder une partie de leur propriété et cette vente aux enhères ne serait pas intervenue s'ils avaient eu la possibilité de modifier le classement de leur propriété afin d'en céder une partie,

- les frais qu'ils ont été contraints de supporter au titre des charges d'entretien et de maintien du bien qu'ils occupaient, alors qu'ils n'étaient que locataires, privés du droit d'exploiter leur bien et de le faire fructifier,

- à titre subsidiaire, l'évaluation des préjudices ne saurait être inférieure au montant de leur endettement échu auprès de la société BNP personal finance, soit 959 032,58 euros pour un bien qu'ils n'auraient jamais dû pouvoir acquérir en 2003,

- les frais de conseil et de procédures engagés pour un montant de 19 500 euros depuis l'action devant le tribunal administratif de Pontoise,

- les taxes foncières acquittées depuis l'acte authentique litigieux, à raison d'une somme arrondie à 5 000 euros par année, jusqu'au 31 décembre 2019, soit une somme de 80 000 euros.

Dans leur note en délibéré, ils maintiennent avoir subi des préjudices actuels et certains.

Les intimés répondent que :

- à aucun moment les appelants n'ont soumis la vente à une condition suspensive de division de la propriété ou fait état d'un projet en ce sens préalablement à la signature de l'acte authentique,

- il n'est justifié d'aucun lien de causalité entre les manquements allégués et les préjudices dont il est sollicité réparation, dès lors que seule la situation financière difficile des demandeurs les a amenés, dès 2006, à envisager une division qu'ils savaient impossible dès cette époque.

- les appelants ne justifient d'aucun préjudice indemnisable et en particulier n'expliquent pas en quoi l'état de leur endettement bancaire leur serait imputable,

- les appelants ont modifié le quantum de leurs demandes en formant des demandes nouvelles en cause d'appel de sorte que la cour devra s'interroger sur leur recevabilité,

- en tout état de cause, ces demandes doivent être rejetées, n'étant pas justifiées ni dans leur principe, ni dans leur quantum,

- les appelants n'expliquent pas en quoi ils devraient rembourser les taxes foncières d'un bien dont ils ont été propriétaires jusqu'en 2019,

- il n'est pas démontré que le bien était inaliénable, celui-ci ayant été vendu aux enchères.

Les conséquences d'un manquement à un devoir d'information et de conseil ne peuvent s'analyser qu'en une perte de chance dès lors qu'il n'est pas certain que mieux informé, le créancier de l'obligation d'information et de conseil se serait trouvé dans une situation différente et plus avantageuse.

Le manquement des notaires à leur obligation d'information et à leur devoir de conseil n'a pu causer aux acquéreurs qu'une perte de chance de ne pas acquérir l'ensemble immobilier ou de l'acquérir dans des conditions différentes, et non pas un préjudice certain. Si une perte de chance même faible est indemnisable, la perte de chance doit être raisonnable et avoir un minimum de consistance. La preuve de la perte de chance incombe à celui qui s'en prévaut et la réparation de celle-ci doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.

Les préjudices que les époux [W] invoquent sont sans lien de causalité avec les fautes retenues, puisqu'ils se bornent à faire valoir qu'ils n'auraient pas pu acquérir le bien qui, selon eux, ne pouvait être vendu en pleine propriété, alors que ses caractéristiques ne font pas obstable à sa cession mais uniquement à la division du bien à défaut d'obtenir une modification du POS. En outre, les appelants n'invoquent aucune perte de chance de ne pas acquérir le bien en connaissance de son caractère indivisible et n'en démontrent aucune, puisqu'il n'est pas contesté qu'à aucun moment les appelants ont soumis la vente à une condition suspensive de division de la propriété ou fait état d'un projet en ce sens préalablement à la signature de l'acte authentique, et que M. [W] était parfaitement informé de cette caractéristique du bien, ayant fait valoir auprès de la mairie d'[Localité 11] avoir rédigé un mémoire sur la législation des zones EBC.

Les appelants doivent en conséquence être déboutés de l'ensemble de leurs demandes.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :

Les dispositions du jugement relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile sont confirmées.

Les époux [W] échouant en leurs prétentions sont condamnés aux dépens d'appel, avec les modalités de recouvrement de l'article 699 du code de procédure civile. La faute des notaires étant caractérisée, aucune considération d'équité ne justifie le bénéfice d'une indemnité de procédure supplémentaire en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement en toutes ses dispositions, sauf en ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile,

Statuant de nouveau,

Dit recevable l'action,

Déboute M. [R] [W] et Mme [K] [T] épouse [W] de leurs demandes,

Déboute M. [F] [S], notaire, en sa qualité d'administrateur provisoire de l'étude notariale [Y], elle-même successeur de M. [C] [P], notaire, Mme [U] [Y] sous administration de M. [F] [S], M. [C] [P], M [I] [Z], M. [E] [N], notaire, et la société MMA IARD SA de leur demande au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,

Condamne M. [R] [W] et Mme [K] [T] épouse [W] aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés selon les modalités de l'article 699 du code de procédure civile.

LA GREFFIERE, LA PRESIDENTE,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 19/12873
Date de la décision : 06/12/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-12-06;19.12873 ?
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