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01/12/2022 | FRANCE | N°22/09623

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 1 - chambre 2, 01 décembre 2022, 22/09623


Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 1 - Chambre 2



ARRÊT DU 01 DECEMBRE 2022



(n° , 8 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/09623 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CF2VJ



Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 11 Mai 2022 -Président du TC de PARIS - RG n° 2022020199





APPELANTES



LES ASSURANCES MUTUELLES LE CONSERVATEUR, numéro SIRENE

311 852 750, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 3]



ASSOCIATIONS MUTUELLES LE CONSERVATEUR, numéro SIRE...

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 1 - Chambre 2

ARRÊT DU 01 DECEMBRE 2022

(n° , 8 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/09623 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CF2VJ

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 11 Mai 2022 -Président du TC de PARIS - RG n° 2022020199

APPELANTES

LES ASSURANCES MUTUELLES LE CONSERVATEUR, numéro SIRENE 311 852 750, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 3]

ASSOCIATIONS MUTUELLES LE CONSERVATEUR, numéro SIRENE 775 687 619, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représentées par Me Francine HAVET, avocat au barreau de PARIS, toque : D1250

Assistées à l'audience par Me Sophie SOUBELET-LAROIT, avocat au barreau de PARIS, toque : B0312

INTIMEE

S.A.S. [M], RCS de PARIS n°522 612 225, agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée et assistée par Me Massimo BUCALOSSI, avocat au barreau de PARIS, toque : R167

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 27 Octobre 2022, en audience publique, les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Thomas RONDEAU, Conseiller et Michèle CHOPIN, Conseillère.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre

Thomas RONDEAU, Conseiller

Michèle CHOPIN, Conseillère

Greffier, lors des débats : Saveria MAUREL

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre et par Saveria MAUREL, Greffier, présent lors de la mise à disposition.

*****

EXPOSE DU LITIGE

Le 5 janvier 2017, les Associations Mutuelles Le Conservateur et les Assurances Mutuelles Le Conservateur (Le Conservateur) ont conclu avec la société [M] un "Contrat de développement au forfait des applications "surcouche CRM" et "Vision 360° : événements clients"", portant sur la réalisation et la mise en oeuvre d'une solution logicielle reposant sur le logiciel Focus de la société [M], destinée au réseau d'agents généraux d'assurance du Conservateur - notamment dans la gestion de leur activité commerciale et de la relation clients - pour un prix forfaitaire de 311.000 euros hors taxes.

Les Associations Mutuelles Le Conservateur et les Assurances Mutuelles Le Conservateur ont en outre conclu avec la [M] le 1er janvier 2018 un contrat cadre d'hébergement, maintenance et assistance de la solution Focus, à durée indéterminée, donnant lieu à quatre contrats d'application successifs pour les années 2018 à 2021, pour un prix forfaitaire annuel de 48.837 euros hors taxes en 2018, de 101.085 euros hors taxes en 2021.

Les Associations Mutuelles Le Conservateur et les Assurances Mutuelles Le Conservateur ont résilié les contrats par courriers du 18 novembre 2021 pour le 31 décembre suivant.

Se plaignant d'une rupture brutale des relations contractuelles, par acte du 22 avril 2022, la société [M] a assigné en référé les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur devant le tribunal de commerce de Paris, à l'effet de leur voir ordonner de reprendre immédiatement les relations contractuelles jusqu'au prononcé de la décision sur le fond et à titre subsidiaire, de les condamner à lui payer des dommages et intérêts provisionnels.

Les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur ont conclu, à titre principal à l'incompétence du tribunal de commerce de Paris au profit du tribunal judiciaire de Paris, à titre subsidiaire à l'existence de nombreuses et sérieuses contestations et en conséquence au débouté.

Par ordonnance de référé contradictoire du 11 mai 2022, le président du tribunal de commerce de Paris :

- s'est dit compétent ;

- a condamné in solidum les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur à payer, par provision, à la société [M] la somme de 234.000 euros payables en 26 échéances hebdomadaires, la première échéance intervenant huit jours après la signification de la présente ordonnance ;

- a condamné in solidum les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur à payer à la société [M] la somme de 3.000 euros en application de l'article 700 code de procédure civile ;

- a rejeté toutes demandes des parties plus amples ou contraires au présent dispositif ;

- a condamné en outre in solidum les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur aux dépens de l'instance, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 58,92 euros TTC dont 9,61 euros de TVA.

Par déclaration du 16 mai 2022, les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur ont relevé appel de cette décision en toutes ses dispositions.

La société [M] a fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire suivant jugement du tribunal de commerce de Paris du 7 juillet 2022.

La SELARL Ascagne, administrateur judiciaire, et la SCP Canet, mandataire judiciaire, sont intervenues volontairement à l'instance.

Dans leurs dernières conclusions remises et notifiées le 10 octobre 2022, les appelantes demandent à la cour, au visa des articles 75 et suivants, 872 et 873 du code de procédure civile, L.442-1 et L.721-3 du code de commerce, L.322-26-1 du code des assurances, de :

A titre principal,

- juger que le président du tribunal de commerce de Paris était manifestement matériellement incompétent pour statuer sur les demandes de la société [M] à l'encontre des Associations Mutuelles Le Conservateur et Assurances Mutuelles Le Conservateur relevant de la compétence exclusive du Président du Tribunal judiciaire de Paris ;

A titre subsidiaire,

- juger que l'indemnité provisionnelle allouée est infondée en droit et en fait ;

- juger que la demande de provision se heurtait à de nombreuses contestations sérieuses tenant à la stabilité de la relation contractuelle, à la brutalité de leur rupture et au quantum de l'indemnité provisionnelle sollicitée ;

En conséquence,

- infirmer l'ordonnance du 11 mai 2022 en toutes ses dispositions ;

- ordonner à la société [M] de restituer aux Associations Mutuelles Le Conservateur et Assurances Mutuelles Le Conservateur l'intégralité des sommes payées en exécution de l'ordonnance susvisée, au jour de l'arrêt à intervenir ;

- débouter la société [M] de sa demande de réévaluation de l'indemnité provisionnelle allouée ;

- condamner la société [M] à payer aux Associations Mutuelles Le Conservateur et aux Assurances Mutuelles Le Conservateur la somme de 8.000 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la société [M] aux entiers dépens.

Dans leurs dernières conclusions remises et notifiées le 17 octobre 2022, la société [M], son administrateur judiciaire et son mandataire judiciaire demandent à la cour de :

- juger recevables et bien fondées les interventions volontaires des sociétés Ascagne et Canet, ès-qualités d'administrateur judiciaire et de mandataire judiciaire de la société [M] ;

Au titre de l'appel principal formé par les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur :

- confirmer l'ordonnance de référé rendue le 11 mai 2022 par le président du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il s'est déclaré compétent pour statuer sur ce litige ;

- débouter les sociétés les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur de leur demande d'infirmation de l'ordonnance susvisées et, plus largement, de l'ensemble de leurs demandes ;

Au titre de l'appel incident formé par la société [M],

- infirmer l'ordonnance de référé rendue le 11 mai 2022 par le président du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a limité le montant de la condamnation prononcée à titre provisionnel à l'encontre des sociétés les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur au paiement d'une somme totale de 234.000 euros en 26 échéances hebdomadaires, ce qui ne compense pas l'intégralité du préjudice subi par la société [M] du fait de la rupture des relations commerciales établies dont cette dernière a été la victime ;

Et, statuant à nouveau,

- condamner in solidum les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur à payer à la société [M] la somme totale de 501.877 euros à titre de dommages-intérêts provisionnels, ventilés de façon hebdomadaire jusqu'à ce qu'une décision exécutoire soit rendue au fond, soit 9.651,48 euros par semaine ;

- condamner solidairement la société les Assurances Mutuelles Le Conservateur et la société Les Associations Mutuelles Le Conservateur à verser à la société [M] la somme de 10.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner solidairement la société les Assurances Mutuelles Le Conservateur et la société Les Associations Mutuelles Le Conservateur aux entiers dépens de l'instance.

Pour l'exposé des moyens des parties, il est renvoyé à leurs conclusions susvisées conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

A titre liminaire, il convient de recevoir en leur intervention volontaire les organes de la procédures collective de la société [M].

Sur l'exception d'incompétence

La société [M] agit sur le fondement de l'article L 442-1 II du code de commerce, se plaignant d'une rupture brutale des relations contractuelles.

Selon les dispositions de l'article L 442-4 I et III du code de commerce, ce contentieux relève de la compétence des juridictions civiles ou commerciales.

Selon l'article L 721-3 du code de commerce, les tribunaux de commerce connaissent, notamment, des contestations relatives entre commerçants et de celles relatives aux actes de commerce entre toutes personnes.

Aux termes de leurs statuts, les Assurances Mutuelles Le Conservateur sont une société d'assurance mutuelle et les Associations Mutuelles Le Conservateur sont une société à forme tontinière, les deux étant régies par le code des assurances.

Selon les dispositions de l'article L 322-26-1 du code des assurances, "les sociétés d'assurance mutuelles sont des personnes morales de droit privé ayant un objet non commercial."

Les sociétés d'assurance mutuelles ayant un objet non commercial, elles n'entrent pas dans la compétence d'attribution du code de commerce fondée sur la personne telle qu'elle est édictée par l'article L 721-3 du code de commerce. Par ailleurs, les prestations de service objet des contrats conclus en l'espèce par les parties ne sont pas des actes de commerce par nature.

S'il est exact qu'aux termes de ses statuts les Assurances Mutuelles Le Conservateur peuvent effectuer des opérations commerciales, ce que ne peuvent en revanche les Associations Mutuelles Le Conservateur dont l'objet social se limite à "la formation et l'administration d'associations collectives d'épargne viagère", cette possibilité offerte aux premières ne l'est qu'à titre accessoire. L'article 9 de ses statuts relatif à l'objet social énonce en effet, in fine, que "La société peut, plus généralement, effectuer toutes opérations financières, commerciales, industrielles, mobilières et immobilières pouvant se rattacher directement ou indirectement à l'objet ci-dessus ou à tout autre objet similaire ou connexe de nature à favoriser son expansion ou son développement dans le respect des dispositions de l'article L 322-2-2 du code des assurances."(souligné par la cour).

Or il résulte des dispositions de l'article L 322-2-2 du code des assurances que ces opérations financières, commerciales, industrielles, mobilières et immobilières pouvant se rattacher directement ou indirectement à l'objet social ne peuvent être effectuées par les sociétés mutuelles d'assurance que si elles demeurent d'importance limitée par rapport à l'ensemble des activités de l'entreprise.

Il s'ensuit que les Associations Mutuelles Le Conservateur n'exerçant pas d'activité commerciale et les Assurances Mutuelles Le Conservateur ne pouvant exercer une telle activité qu'à titre accessoire, il ne peut être soutenu que les appelantes ont été constituées comme des sociétés commerciales.

Le litige ne relève donc pas de la compétence de tribunal de commerce mais du tribunal judiciaire, les contrats conclus entre les parties contenant d'ailleurs une clause d'attribution de juridiction aux termes desquelles "Si un différend qui ne soit pas réglé à l'amiable survenait à l'occasion de l'interprétation ou de l'exécution du contrat, les parties conviennent que le tribunal de grande instance de Paris sera seul compétent, ce y compris en cas de pluralité de défendeurs ou d'appels en garantie."

Le premier juge a donc retenu à tort sa compétence. L'ordonnance sera infirmée de ce chef.

Toutefois, en application des dispositions de l'article 90 du code de procédure civile, le juge s'étant déclaré compétent et ayant statué sur le fond, la décision étant rendue en premier ressort et susceptible d'appel dans l'ensemble de ses dispositions, la cour étant en outre juridiction d'appel du tribunal judiciaire de Paris, juridiction compétente, elle doit statuer sur le fond du litige.

Sur le fond du référé

En application de l'article 873 du procédure civile, le juge des référés peut accorder une provision au créancier dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable.

L'article L. 442-1 II du code de commerce dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.

Au soutien de sa demande d'une indemnité provisionnelle de 501.877 euros, la société [M] soutient en substance :

- que les parties étant en relation d'affaires depuis près de cinq ans, les contrats ayant été constamment renouvelés pendant toute cette période sans la moindre difficulté, la relation commerciale contractuelle présentait donc bien un caractère ancien, régulier, significatif et stable ;

- qu'au vu des relations contractuelles établies depuis près de cinq ans et de la part prépondérante du chiffre d'affaires généré par les appelantes pour [M] (environ 80% de son chiffre d'affaires global), le préavis dont elle aurait dû bénéficier ne pouvait raisonnablement être inférieur à un an, pour permettre à [M] de revoir totalement son modèle économique et d'adapter son organisation ;

- que son préjudice financier correspond à son chiffre d'affaires annuel moyen ; qu'il ne peut lui être reproché sa torpeur commerciale alors qu'elle n'a jamais cessé de démarcher des prospects importants pour trouver de nouveaux débouchés et il est illusoire de penser qu'elle pouvait aisément trouver des nouveaux clients dont les commandes compenseraient la disparition de 80 % de son chiffre d'affaires ; qu'au demeurant cet élément est sans incidence pour déterminer le responsable d'une rupture brutale de relations commerciales établies ;

- qu'elle a en outre subi un préjudice moral, la rupture subie ayant été aussi brutale qu'inattendue et incompréhensible, ne faisant suite à aucun reproche et relevant tout simplement du fait du prince, ayant complètement bouleversé les équipes de [M], les dirigeants comme les salariés qui redoutent désormais la perte de leur emploi.

Les appelantes arguent de contestations sérieuses en ce que :

- si les parties ont bien été en relations contractuelles régulières à compter de 2017, [M] savait cependant, depuis le deuxième trimestre 2021 au moins, que celles-ci étaient vouées à un terme certain et proche en raison de l'abandon de la solution Focus, en sorte que depuis mai 2021 la relation contractuelle était devenue précaire, [M] ne pouvant plus escompter qu'elle se poursuive ;

- que le préavis de douze mois revendiqué va très au-delà des délais fixés par la jurisprudence pour une relation contractuelle de cinq années, alors en outre que [M] ne démontre pas son état de dépendance économique ni le chiffre d'affaires de 80% qu'elle aurait réalisé avec les appelantes, et qu'elle s'est montrée négligente en s'abstenant de travailler à la diversification de sa clientèle, évoluant sur un marché extrêmement dynamique ;

- que sur le préjudice économique, le premier juge a alloué une indemnité de 234.000 euros sans justifier les modalités de son calcul ; qu'il est constant que le préjudice réparable ne peut correspondre au montant du chiffre d'affaires non réalisé mais à la différence entre le chiffre d'affaires dont la société a été privée sous déduction des charges qu'elle n'a pas supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture (marge sur coûts variables) ; que [M] n'apporte pas les éléments de preuve comptables détaillés permettant de déterminer le quantum de son préjudice économique selon ce principe.

L'existence d'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-1 II du code de commerce est incontestablement caractérisée en l'espèce, alors qu'il est constant que les parties étaient en relations contractuelles depuis le 5 janvier 2017 lorsque les appelantes ont résilié les contrats par courriers du 18 novembre 2021.

Sur la brutalité de la rupture, il convient de rappeler que l'article L. 442-1 II du code de commerce vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

En l'espèce, il doit d'abord être constaté, comme l'a relevé le premier juge, que le préavis qui a été observé par les appelantes a été de six semaines alors que le contrat du 1er janvier 2018 prévoit à son article 4.3.1.1 que la résiliation volontaire doit faire l'objet d'un préavis de trois mois.

L'insuffisance du préavis et, par suite, la brutalité de la rupture se trouvent ainsi incontestablement caractérisées à minima par le non respect du délai contractuel, en application duquel Le Conservateur aurait dû notifier la résiliation des contrats le 30 septembre 2021 au plus tard.

Mais au-delà du non respect du délai contractuel de préavis, l'insuffisance alléguée du préavis se heurte à contestation sérieuse dès lors que :

- les appelantes justifient par la production d'une attestation de M. [L], leur consultant en organisation et informatique, dont le contenu n'est pas contesté par les intimés, que lors d'une réunion qui s'est tenue le 27 mai 2021 en présence des dirigeants de [M], M. [L] avait mentionné de manière très explicite l'abandon programmé du logiciel Focus par le Conservateur. Cette annonce augurait effectivement d'une possible résiliation des contrats à plus ou moins long terme, la relation contractuelle devenant ainsi précaire comme le soulignent à juste titre les appelantes, la revendication d'un préavis de douze mois apparaissant dans ces conditions sérieusement contestable ;

- pour revendiquer un préavis supérieur au préavis contractuel nécessaire à la réorganisation de l'entreprise, les intimés ne produisent aucun élément comptable permettant de vérifier que comme ils le soutiennent, la société [M] se trouvait dans une situation de dépendance économique à ses cocontractants et réalisait avec eux 80% de son chiffre d'affaires.

En outre, il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

Or en l'espèce, il n'est fait état par les intimés que du montant annuel moyen du chiffre d'affaires de la société [M], dont le montant allégué est de 481.877 euros HT (en cohérence avec le montant de chiffre d'affaires annuel de 506.989 euros tel que mentionné dans le jugement ayant prononcé l'ouverture du redressement judiciaire de la société le 7 juillet 2022). Les intimés se bornent à solliciter le paiement d'une somme équivalente à douze mois de chiffre d'affaires sans procéder à aucun calcul de la marge sur coût variable. Le premier juge n'a pas non plus détaillé le montant de la provision de 234.000 euros qu'il a allouée, ni d'ailleurs précisé la durée du préavis qu'il a retenue.

Or, le seul montant du chiffre d'affaires est insuffisant pour chiffrer le préjudice économique ,en l'absence d'éléments comptables permettant de calculer la marge sur coûts variables.

L'obligation indemnitaire des appelantes, résultant du non respect du préavis contractuel, ne saurait donc être évaluée, avec l'évidence requise en référé, au-delà de la somme de 160.000 euros qu'elles ont proposé de régler à la société [M] pour mettre fin au litige, par lettre de leur conseil adressée à celui des intimés le 26 avril 2022 (pièce 18), étant précisé que si cette offre transactionnelle n'emporte pas reconnaissance de leur responsabilité, cette responsabilité est reconnue par la cour et la somme proposée tend nécessairement à réparer le préjudice de leur cocontractante tel qu'elles l'estiment.

Compte tenu des éléments de la cause tels que précédemment exposés, notamment de l'annonce en mai 2021 de la fin programmée de la solution logicielle Focus, support des contrats, et donc du caractère prévisible de la fin des relations contractuelles, l'existence du préjudice moral allégué apparaît sérieusement contestable ; il sera dit n'y avoir lieu à référé de ce chef.

Parties perdantes, les appelantes seront condamnées aux entiers dépens de première instance et d'appel et à payer aux intimés la somme de 6.000 euros au titre de leurs frais irrépétibles de première instance et d'appel, en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Reçoit en leur intervention volontaire la SELARL Ascagne et la SCP Canet ès-qualités d'administrateur judiciaire et de mandataire judiciaire de la société [M],

Infirme l'ordonnance entreprise en ce que le premier juge s'est déclaré compétent pour connaître du litige,

Statuant à nouveau de ce chef,

Dit le tribunal de commerce de Paris incompétent au profit du tribunal judiciaire de Paris,

Statuant sur le fond du litige en application de l'article 90 du code de procédure civile,

Condamne in solidum les Assurances Mutuelles Le Conservateur et les Associations Mutuelles Le Conservateur à payer à la société [M] une indemnité provisionnelle de 160.000 euros en réparation de la rupture brutale des relations contractuelles,

Dit n'y avoir lieu à référé sur le surplus des demandes indemnitaires,

Condamne la société [M] aux entiers dépens de première instance et d'appel et à payer aux Assurances Mutuelles Le Conservateur et Associations Mutuelles Le Conservateur la somme de 6.000 euros au titre de leurs frais irrépétibles de première instance et d'appel;

Rejette toute demande plus ample ou contraire.

LE GREFFIER LA PRESIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 1 - chambre 2
Numéro d'arrêt : 22/09623
Date de la décision : 01/12/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-12-01;22.09623 ?
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