REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 10
ARRÊT DU 24 OCTOBRE 2022
(n° , 12 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/15908 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEJXH
Sur renvoi après un arrêt de la Cour de Cassation de PARIS RG n° D19-12.407 prononcé le 23 Juin 2021 emportant cassation d'un arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris du 21 Janvier 2019 - 17/14847 sur appel d'un jugement rendu le 6 juillet 2017 TGI DE BOBIGNY RG 16/01067
DEMANDEURS A LA SAISINE
MONSIEUR LE DIRECTEUR REGIONAL DES DOUANES DE ROISSY FRET
Monsieur Le Directeur Régional des Douanes et des Droits Indirects de Roissy Fret
Ayant ses bureaux au [Adresse 10]
[Adresse 6]
[Localité 5]
Représenté par Me Claire LITAUDON de la SARL CM & L AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : C1844
MONSIEUR LE RECEVEUR REGIONAL DES DOUANES DE ROISSY FRET
Ayant ses bureaux au [Adresse 2]
[Adresse 7]
[Localité 5]
Représenté par Me Claire LITAUDON de la SARL CM & L AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : C1844
LA DIRECTRICE GENERALE DES DOUANES ET DES DROITS INDIRECTS
Ayant ses bureaux au [Adresse 1]
[Localité 4]
Représenté par Me Claire LITAUDON de la SARL CM & L AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : C1844
DEFENDEURS A LA SAISINE
S.A.S. DUTYFLY SOLUTIONS
N°SIRET : 443 014 527
Ayant son siége social
[Adresse 11],
[Adresse 3]
[Adresse 8]
[Localité 5]
Prise en la personne de son représentant légal
Représentée par Me Belgin PELIT-JUMEL de la SELEURL BELGIN PELIT-JUMEL , avocat au barreau de PARIS, toque : D1119
Représentée par Me Karim SOUSSI, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 05 Septembre 2022, en audience publique, devant la Cour composée de :
Madame Brigitte BRUN-LALLEMAND, Présidente de chambre
Monsieur Jacques LE VAILLANT, conseiller
Madame Nadège BOSSARD, Conseillère
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur Jacques LE VAILLANT dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Mme Sylvie MOLLÉ
ARRÊT :
- contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signée par Brigitte BRUN-LALLEMAND, Présidente de chambre et par Sylvie MOLLÉ, Greffier présent lors du prononcé.
FAITS ET PROCÉDURE
La société Dutyfly solutions (ci-après désignée 'la société Dutyfly') est une société spécialisée dans la vente et la préparation des produits sous douane pour mise à bord des avions des compagnies aériennes.
Elle stocke, dans un entrepôt de Roissy, du tabac manufacturé et des boissons alcooliques en suspension de droits d'accise.
Le 4 décembre 2013, la société Dutyfly a subi un vol dans son entrepôt.
Le bureau avitaillement de la Direction régionale des douanes de Roissy Fret a procédé à un contrôle afin de recensement des alcools et tabacs le 5 décembre 2013.
Le 16 décembre 2013, l'administration des douanes a notifié à la société Dutyfly un avis préalable de taxation d'un montant de 423 490 euros au titre du droit de consommation sur les cigarettes en vertu des articles 575 et 575 A du code général des impôts.
Par courrier du 23 janvier 2014, la société Dutyfly a sollicité la décharge totale des taxes réclamées au motif qu'il agissait de marchandises volées.
Un avis de mis en recouvrement (AMR) lui a été notifié le 7 février 2014, pour un montant de 423 490 euros.
Par lettre recommandée datée du 13 mars 2014, le receveur régional a accusé réception de la contestation de l'AMR du 7 février 2014 et déclaré que le directeur régional des douanes de Roissy répondrait à la contestation d'AMR.
La société Dutyfly a saisi le tribunal de grande instance de Bobigny du litige.
Par jugement du 6 juillet 2017, le tribunal de grande instance de Bobigny a :
- annulé la décision implicite de rejet de la demande de décharge formulée par la société Dutyfly le 23 janvier 2014,
- annulé la décision implicite de rejet de contestation de l'avis de mise en recouvrement du 7 février 2014,
- annulé l'avis de mise en recouvrement n°783/14C13 du 7 février 2014 visant une somme de 423 490 euros de décharge formulée par la société Dutyfly le 23 janvier 2014,
- ordonné la remise des droits et taxes pour un montant de 423 490 euros au bénéfice de la société Dutyfly,
- condamné la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret à payer à la société Dutyfly la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Il a motivé sa décision sur le fondement de l'article 302 D 2° du code général des impôts, en faisant valoir que le vol subi par la société Dutyfly devait être considéré comme un cas de force majeure, remplissant les caractères d'extériorité, d'imprévisibilité et d'irrésistibilité requis, lequel devait entraîner une exonération de droits d'accise.
L'administration des douanes a interjeté appel de la décision.
Par arrêt du 21 janvier 2019, la cour d'appel de Paris a confirmé la décision qui lui était déférée dans toutes ses dispositions et a condamné la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret et monsieur le receveur régional des douanes de Roissy fret à verser la somme de 5 000 euros à la société Dutyfly au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par arrêt du 23 juin 2021, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé l'arrêt d'appel en toutes ses dispositions et a renvoyé les parties devant la cour autrement composée. La cassation est prononcée, sur moyen relevé d'office, pour violation de l'article 7 de la directive 2008/118/CE du Conseil du 16 décembre 2008 relative au régime général d'accise et des articles 302 D et 302 K, I du code général des impôts, ayant transposé cette directive, en retenant que le vol revêtait les conditions de la force majeure alors qu'il 'n'avait rendu les marchandises inutilisables que pour la société Dutyfly, mais non pour les auteurs du vol, de sorte que cette société ne pouvait bénéficier de l'exonération des droits prévue pour les pertes résultant d'un cas de force majeure'.
Par déclaration du 12 août 2021, le directeur régional des douanes et droits indirects de Roissy fret, le receveur régional des douanes et droits indirects de Roissy fret et la directrice générale des douanes et des droits indirects ont saisi la cour d'appel de renvoi.
Par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 11 août 2022, les appelants demandent à la cour de :
'- Infirmer le jugement du 6 juillet 2017 rendu par la 9ème chambre du tribunal de grande instance de Bobigny en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau :
- Juger que la décision implicite de rejet de la demande de décharge, la décision implicite de rejet de la contestation de l'avis de mise en recouvrement et l'avis de mise en recouvrement n°783/14 C13 du 7 février 2014 sont bien fondés ;
- Juger que l'avis de mise en recouvrement n°783/14 C13 du 7 février 2014 est régulier et le confirmer ;
- Débouter la société Dutyfly Solutions de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions plus amples et contraires ;
- Condamner la société Dutyfly Solutions à payer à la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret la somme de 6.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance ;
En tout état de cause :
- Condamner la société Dutyfly Solutions à payer à la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel ;
- Condamner la société Dutyfly Solutions à payer à la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret aux entiers dépens de l'instance d'appel.'
Par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 1er septembre 2022, la SAS Dutyfly solutions demande à la cour de :
'Vu la directive 2008/118/CE du 16 décembre 2008, l'article 302 D du code général des impôts, les articles L 199, R 199-1, L 256 et R 256-1 du livre des procédures fiscales,
Vu la circulaire du 31 décembre 2012 publiée au Bulletin Officiel des Douanes n°6960 du 31 décembre 2012 ;
Vu le bulletin Officiel des Finances Publiques n°10-10-20 du 15 juillet 2015
Vu le Bulletin Officiel des douanes n°6551 du 29 mai 2002
Vu le Bulletin Officiel des douanes n°6555 du 2 juillet 2002
- Confirmer le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Bobigny en date du 6 juillet 2017 en son dispositif en ce qu'il a annulé la décision implicite de rejet de la demande de décharge formulée par la société Dutyfly Solutions le 23 janvier 2014, annulé la décision implicite de rejet de la demande de décharge formulée par la société Dutyfly Solutions le 23 janvier 2014, annulé l'avis de mise en recouvrement n°783/14CI3 du 7 février 2014 visant une somme de 423 490 euros et ordonné la remise des droits et taxes pour un montant de 423 490 euros au bénéfice de la société Dutyfly Solutions ;
- Juger que la société Dutyfly Solutions n'est pas redevable des droits d'accises à la suite de la sortie irrégulière des marchandises du régime suspensif dès lors que les auteurs du recel ayant participé à la sortie irrégulière des marchandises ont été identifiés ;
- Débouter les appelants de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions ;
En toute hypothèse,
- Condamner les appelants à verser à la Société Dutyfly Solutions la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de ses frais irrépétibles en cause d'appel.'
MOTIVATION
1.- Sur l'exigibilité des droits d'accise à l'égard de la société Dutyfly
1.1.- Sur l'exonération de droits d'accise pour cause de perte irrémédiable de tabacs manufacturés placés sous le régime de suspension de droits
Enoncé des moyens
L'administration douanière fait valoir qu'au sens de l'article 302 D du code général des impôts, un produit ne peut être exonéré de droits d'accise que si sa perte est irrémédiable et est imputable à une cause dépendant de la nature même des produits ou à un cas de force majeure. Elle soutient que les produits litigieux ne peuvent être considérés comme irrémédiablement perdus au sens de l'article 302 D du code général des impôts et du droit communautaire. Elle rappelle qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes que la juridiction nationale doit interpréter le droit national à la lumière des objectifs de la directive, qu'en l'espèce les droits d'accise deviennent exigibles au moment de la mise à la consommation et dans l'Etat membre où celle-ci s'effectue et qu'un produit est considéré totalement détruit ou irrémédiablement perdu lorsqu'il est rendu inutilisable en tant que produit soumis à accise et que le vol commis dans l'entrepôt suspensif de droits d'accise ne rend pas le produits inutilisables mais constitue une sortie irrégulière.
En réponse à l'intimée, l'administration des douanes conteste que les décisions administratives citées par la société Dutyfly retiennent une interprétation divergente de la perte irrémédiable de marchandises sous douane en cas de vol et qu'elles soient applicables ou pertinentes en l'espèce.
La société Dutyfly réplique que les Etats membres sont libres de définir largement la notion de perte pour cas de force majeure ouvrant droit à décharge au visa de l'article 7 de la directive n°2008/118. Elle soutient que la position de l'administration des douanes n'est pas conforme aux dispositions de l'article 302 D du code général des impôts et qu'elle a précédemment admis, dans sa doctrine administrative et dans une affaire similaire, qu'un vol pouvait constituer une perte irrémédiable dans un contexte de force majeure. Elle soutient que les tabacs manufacturés suivent le même régime juridique que les boissons alcooliques.
Réponse de la cour
Il n'est pas contesté qu'en l'espèce, les produits litigieux soient soumis à accise dès lors qu'ils ont été fabriqués ou importés dans l'Union européenne. Toutefois, ce droit avait été suspendu et il n'était pas exigible tant que le produit n'était pas mis à la consommation.
Afin d'assurer la pleine efficacité du droit de l'Union européenne lorsqu'une juridiction nationale tranche un litige qui lui est soumis, cette juridiction doit appliquer le droit national, et notamment les dispositions d'une loi de transposition d'une directive européenne, à la lumière du texte et de la finalité de la directive applicable (CJCE affaire 14/83 du 10 avril 1984 Von Colson et Kaman).
Le texte gouvernant l'exigibilité des droits d'accise sur les alcools, boissons alcooliques et tabacs manufacturés est l'article 302 D du code général des impôts pris dans sa version en vigueur à la date des impositions litigieuses et issu de l'article 36 (V) de la loi n°2009- 1674 du 30 décembre 2009 de finances rectificative pour 2009 emportant transposition de la directive 2008/118/CE du Conseil relative au régime général d'accise, entrée en vigueur le 15 janvier 2009 et devant être transposée en droit interne par les Etats membres avant le 1er janvier 2010.
L'article 302 D du code général des impôts pris dans sa rédaction applicable en l'espèce dispose que :
'I.-1. L'impôt est exigible :
1° Lors de la mise à la consommation. Le produit est mis à la consommation :
a. Lorsqu'il cesse de bénéficier du régime suspensif des droits d'accises prévu au II de l'article 302 G ou de l'entrepôt mentionné au 8° du I de l'article 570 ;
(...)
2° Lors de la constatation de déchets ou de pertes de produits soumis à accise placés sous un régime de suspension de droits.
Par dérogation au premier alinéa du présent 2° sont exonérés de droits :
a. Les alcools, les boissons alcooliques et les tabacs manufacturés dont la destruction totale est intervenue à la suite d'une autorisation donnée par l'administration des douanes et droits indirects ou dont la destruction totale ou la perte irrémédiable est imputable à une cause dépendant de la nature même des produits ou à un cas fortuit ou de force majeure ;
(...)
2° bis Lors de la constatation de manquants.
Sont considérés comme manquants les produits soumis à accise placés sous un régime de suspension de droits, autres que ceux détruits ou perdus en cours de fabrication, de transformation ou de stockage, qui ne peuvent être présentés aux services des douanes et droits indirects alors qu'ils figurent dans la comptabilité matières tenue par l'entrepositaire agréé ou qu'ils auraient dû figurer dans celle-ci ;
(...)'.
Plus spécifiquement, concernant la notion de perte de marchandises en entrepôt fiscal, l'article 302 K, I, du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige, dispose que :
'Les pertes, constatées dans les conditions prévues en régime intérieur et, le cas échéant, les limites fixées par l'Etat membre de destination, de produits circulant en suspension de droits vers un entrepositaire agréé ou un destinataire enregistré ne sont pas soumises à l'impôt, s'il est justifié auprès de l'administration qu'elles résultent d'un cas fortuit ou d'un cas de force majeure, ou qu'elles sont inhérentes à la nature des produits.'
En l'espèce, les droits d'accise mis en recouvrement le 7 février 2014 et contestés en totalité par la société Dutyfly ont pour fait générateur le constat de perte de tabacs manufacturés qui étaient placés sous le régime de suspension de droits, effectué par l'administration des douanes le 5 décembre 2013 dans l'entrepôt fiscal de la société Dutyfly situé à [Localité 9] à la suite de la déclaration de vol par effraction survenu le 4 décembre 2013 faite par cette dernière.
En application de l'article 302 D I.-1 2° du code général des impôts susvisé, les droits d'accise sont exigibles sur ces tabacs manufacturés perdus, sauf si cette perte est irrémédiable en raison d'un vice propre ou d'un cas fortuit ou de force majeure.
La perte irrémédiable de marchandises placées sous le régime de la suspension de droits doit être comprise conformément aux dispositions et à la finalité de la directive 2008/118/CE que la loi n°2009-1674 du 30 décembre 2009 dont est issue l'article 302 D du code général des impôts a pour objet de transposer en droit interne.
S'agissant des règles gouvernant l'exigibilité des droits d'accise, l'exposé préalable de la directive précise en son huitième considérant ce qui suit : 'Étant donné qu'il reste nécessaire, pour le bon fonctionnement du marché intérieur, que la notion d'exigibilité de l'accise et les conditions y afférentes soient identiques dans tous les États membres, il importe de préciser au niveau communautaire à quel moment les produits soumis à accise sont mis à la consommation et qui est le redevable de la taxe.'
L'article 7 de la directive dispose, en ses paragraphes 4 et 5, que :
'(...)
4. La destruction totale ou la perte irrémédiable de produits soumis à accise placés sous un régime de suspension de droits, pour une cause dépendant de la nature même des produits, par suite d'un cas fortuit ou de force majeure ou à la suite d'une autorisation émanant des autorités compétentes de l'État membre, ne sont pas considérées comme une mise à la consommation.
Aux fins de la présente directive, un produit est considéré totalement détruit ou irrémédiablement perdu lorsqu'il est rendu inutilisable en tant que produit soumis à accise.
La destruction totale ou la perte irrémédiable des produits soumis à accise en question sont prouvées à la satisfaction des autorités compétentes de l'État membre du lieu où la destruction totale ou la perte irrémédiable s'est produite ou, lorsqu'il n'est pas possible de déterminer où la perte s'est produite, là où elle a été constatée.
5. Chaque État membre fixe ses propres règles et conditions relatives à la détermination des pertes visées au paragraphe 4.'
Il en résulte, en vertu des dispositions des articles 302 D et 302 K, I du code général des impôts, que pour qu'il y ait exonération de droits d'accise pour des produits perdus alors qu'ils étaient placés sous le régime de suspension de droits, le caractère irrémédiable de la perte de ces produits est un préalable à l'examen de la cause de cette perte, qu'il s'agisse d'un vice propre des produits ou d'un cas de force majeure.
Aux termes de l'article 7 paragraphe 4 de la directive 2008/118/CE, des tabacs manufacturés ne deviennent irrémédiablement perdus que lorsqu'ils sont rendus inutilisables en tant que produits soumis à accise.
Or, l'article 7 paragraphes 1 et 2 a) de la directive 2008/118/CE prévoit que la mise à la consommation de produits soumis à accise s'entend de leur sortie du régime de suspension de droits, y compris lorsque cette sortie est irrégulière.
Il en résulte que le vol de tabacs manufacturés alors qu'ils étaient stockés en entrepôt fiscal, comme cela était le cas en l'espèce dans les entrepôts de la société Dutyfly, n'emporte pas leur perte irrémédiable au sens du droit fiscal puisqu'ils demeurent utilisables sur le territoire des Etats membres de l'Union européenne en tant que produits soumis à accise, en dépit du caractère frauduleux de leur sortie du régime de suspension de droits lequel n'affecte en rien cependant la potentialité de leur mise à la consommation.
La société Dutyfly soutient à tort que la doctrine administrative contient une autre admission de la notion de perte irrémédiable de tels produits.
En effet, la décision administrative relative à l'entrepôt douanier (BOD n°6551 du 29 mai 2002) ne régit pas spécifiquement les produits soumis à accise, notamment les alcools, boissons alcoolisées et tabacs manufacturés, qui font l'objet d'une réglementation propre issue de la directive 2008/118/CE contenant des définitions spécifiques notamment des notions de mise à la consommation et de perte de marchandises placées en entrepôt fiscal.
Au demeurant, cette décision administrative rappelle, pour les situations auxquelles elle s'applique, que le principe est que 'la soustraction d'une marchandise soumise à la surveillance douanière placée sous le régime de l'entrepôt fait naître une dette douanière et fiscale' , ce qui est concordant avec les dispositions des articles 302 D et 302 K, I du code général des impôts qui conditionnent l'exonération de droits pour cause de perte de produits au caractère irrémédiable de cette perte.
La décision administrative relative aux contributions indirectes (BOD n°6555 du 2 juillet 2002) ne vise pas les tabacs manufacturés placés en régime de suspension de droits. Au surplus, elle n'exclut pas l'exigence première d'une perte présentant un caractère irrémédiable pour qu'une exonération de droits puisse survenir, étant rappelé que les dispositions de droit fiscal sont d'interprétation stricte et que la doctrine administrative ne peut ni ajouter ni retrancher au texte fiscal applicable, en l'occurrence les articles 302 D et 302 K, I du code général des impôts.
Enfin, la circonstance que la société Dutyfly ait pu bénéficier d'une exonération de droits lors d'un autre événement de vol de marchandises dans ses entrepôts n'est pas pertinent dès lors que la décision de l'administration des douanes prise dans cette autre espèce est une décision unilatérale n'ouvrant aucun droit acquis pour la société Dutyfly.
Par suite, le vol de tabacs manufacturés survenu dans les entrepôts de la société Dutyfly le 4 décembre 2013 n'ayant pas rendu les produits volés inutilisables en tant que produits soumis à accise, la perte survenue n'est pas irrémédiable. Elle n'est donc pas exonératoire de droits d'accise, sans qu'il y ait lieu d'examiner au surplus si le vol présentait les caractères de la force majeure pour la société Dutyfly.
1.2.- Sur la contestation de la société Dutyfly de sa qualité de redevable des droits d'accise
Enoncé des moyens
L'administration des douanes rejette l'argumentation de la société Dutyfly selon laquelle elle ne serait pas redevable des droits d'accise en rappelant que la dette fiscale est née non pas suite à une mise à la consommation des produits, mais suite à une constatation de manquants, et qu'en vertu de l'article 302 D du code général des impôts, le débiteur est l'entrepositaire agréé. Elle soutient que si l'article 8 de la directive 2008/118/CE déclare également redevable toute personne ayant participé à la sortie irrégulière de marchandises placées en entrepôt fiscal, en l'espèce cette disposition ne peut recevoir application dès lors que les auteurs du vol n'ont pas été identifiés, les personnes condamnées par le tribunal correctionnel de Pontoise par jugement du 22 novembre 2016 ayant été reconnus coupables des faits de recel de la marchandises volées.
Elle ajoute qu'à supposer qu'elle puisse recouvrer les sommes contre les auteurs du vol, la société Dutyfly, en qualité d'entrepositaire agréé, reste solidairement tenue à la dette d'accise.
La société Dutyfly demande à la cour de confirmer le jugement par substitution de motifs en retenant qu'elle n'était pas redevable des droits d'accise sur les produits volés dans son entrepôt le 4 décembre 2013. Elle fait valoir que les droits d'accise sont exigibles en l'espèce en raison d'une mise à la consommation intervenue par sortie irrégulière, par vol, des marchandises qui étaient entreposées dans ses locaux sous le régime de la suspension de droits et conteste que ces droits d'accise soient devenus exigibles à la suite d'une constatation de manquants au sens de l'article 302 D du code général des impôts, comme le soutient l'administration des douanes.
Elle plaide qu'en application de l'article 302 D du code général des impôts, de l'article 8 de la directive 2008/118/CE, de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE 17 octobre 2019, affaire C-579/18) et par comparaison avec les règles applicables en matière de dette douanière en vertu des dispositions de l'article 203 du code des douanes communautaire, en cas de sortie irrégulière de marchandises d'un entrepôt fiscal, le titulaire du régime douanier ne peut être recherché que dans l'hypothèse où les personnes qui ont participé à la soustraction de la marchandise ne sont pas identifiées ou identifiables.
La société Dutyfly soutient que la personne visée par les textes est tout autant la personne qui a soustrait la marchandise que celle qui est reconnu coupable du recel de vol de cette marchandise. Elle fait valoir qu'en l'occurrence la mise à la consommation n'a pas été faite par la société Dutyfly, ni pour son compte, mais par des malfaiteurs identifiés qui ont été reconnus coupables des faits de recel des marchandises volées dans son entrepôt le 4 décembre 2013 et qui, au vu des constatations effectuées dans le cadre de l'enquête pénale, ont participé à la soustraction de la marchandise. Elle en conclut que l'ensemble des personnes condamnées pour ces faits par jugement du tribunal correctionnel de Pontoise du 22 novembre 2016, sont seuls redevables des droits d'accise sur les produits volés.
Enfin, la société Dutyfly conteste être tenue solidairement à la dette d'accise aux motifs que la solidarité ne se présume pas et qu'elle n'est pas expressément prévue à l'article 302 D du code général des impôts et qu'en cas de sortie irrégulière de marchandises soumises à accise de l'entrepôt fiscal, l'article 8 de la directive 2008/118/CE ne prévoit une solidarité qu'entre les personnes ayant participé à cette sortie, ce qui l'exclut en l'espèce.
Réponse de la cour
L'article 302 D I.2 du code général des impôts dispose que :
'(...)
2. L'impôt est dû :
1° Dans les cas visés aux a, a bis et b du 1° du 1, par la personne qui met à la consommation ;
2° Dans le cas de déchets ou de pertes qui ne sont pas exonérés de droits, par la personne chez laquelle ces déchets ou ces pertes ont été constatés ;
2° bis Dans le cas de manquants, par la personne chez laquelle les manquants sont constatés ;
3° (abrogé)
4° Dans les cas mentionnés au 4° du 1, par la personne qui détient ces produits.
(...).'
L'article 8 de la directive 2008/118/CE, dont l'article 302 D du code général des impôts est un des textes de transposition en droit interne, dispose que :
'1. La personne redevable des droits d'accise devenus exigibles est:
a) en ce qui concerne la sortie de produits soumis à accise d'un régime de suspension de droits visée à l'article 7, paragraphe 2, point a):
i) l'entrepositaire agréé, le destinataire enregistré ou toute autre personne procédant à la sortie des produits soumis à accise du régime de suspension de droits ou pour le compte de laquelle il est procédé à cette sortie ou, en cas de sortie irrégulière de l'entrepôt fiscal, toute autre personne ayant participé à cette sortie;
ii) en cas d'irrégularité lors d'un mouvement de produits soumis à accise sous un régime de suspension de droits, telle que définie à l'article 10, paragraphes 1, 2 et 4: l'entrepositaire agréé, l'expéditeur enregistré ou toute autre personne ayant garanti le paiement des droits conformément à l'article 18, paragraphes 1 et 2, ou toute personne ayant participé à la sortie irrégulière et qui était consciente ou dont on peut raisonnablement penser qu'elle aurait dû être consciente du caractère irrégulier de la sortie;
b) en ce qui concerne la détention de produits soumis à accise visée à l'article 7, paragraphe 2, point b): la personne détenant les produits soumis à accise ou toute autre personne ayant participé à leur détention;
c) en ce qui concerne la production de produits soumis à accise visée à l'article 7, paragraphe 2, point c): la personne produisant les produits soumis à accise ou, en cas de production irrégulière, toute autre personne ayant participé à leur production;
d) en ce qui concerne l'importation de produits soumis à accise visée à l'article 7, paragraphe 2, point d): la personne qui déclare les produits soumis à accise ou pour le compte de laquelle ils sont déclarés au moment de l'importation, ou, en cas d'importation irrégulière, toute autre personne ayant participé à l'importation.
2. Lorsque plusieurs débiteurs sont redevables d'une même dette liée à un droit d'accise, ils sont tenus au paiement de cette dette à titre solidaire.'
Il convient de préciser que les dispositions de l'article 203 du code des douanes communautaire visé par l'administration des douanes et la société Dutyfly, ne régissent que la dette douanière à l'importation et non les droits d'accise. Il en résulte également que la jurisprudence européenne et nationale rendue au visa de dispositions du code des douanes communautaire n'est pas pertinente en matière de litige strictement relatif à l'exigibilité de droits d'accise.
Il est retenu en l'espèce, conformément aux constatations faites par l'administration des douanes le 5 septembre 2013 et aux actes de la procédure de taxation aux droits d'accise mise en oeuvre à la suite de ce constat, que les droits d'accise sur les marchandises perdues par suite du vol survenu le 4 décembre 2013 dans l'entrepôt fiscal de la société Dutyfly sont devenus exigibles du fait de leur mise à la consommation ayant résulté de leur sortie irrégulière du régime de suspension de droits sous lequel elles étaient placées, la perte de ces marchandises ne présentant pas un caractère irrémédiable.
Les dispositions applicables à la mise en exigibilité des droits d'accise en l'espèce sont donc l'article 7 paragraphe 2 sous a) de la directive 2008/118/CE, les dispositions du paragraphe 4 de cet article n'étant pas applicable à défaut de perte irrémédiable des marchandises volées, et l'article 302 D I.-1 2° du code général des impôts qui rend les droits d'accise exigibles en cas de perte non exonératoire de produits placés sous un régime de suspension de droits.
Il en résulte que l'administration des douanes n'est pas fondée à présent à qualifier de manquants au sens de l'article 302 D I.-1 2°bis du code général des impôts les pertes pour cause de vol constatées le 4 décembre 2013.
Le redevable des droits d'accise est donc identifié en l'espèce par application des dispositions de l'article 302 D I.-2 2° du code général des impôts, à savoir l'entrepositaire agréé chez qui les pertes non exonératoires de produits soumis à accise ont été constatées. Il s'agit bien en l'espèce de la société Dutyfly.
L'article 8 paragraphe 1 sous a) i) de la directive 2008/118/CE donne la faculté de prévoir en droit interne d'autres redevables que l'entreprise agréé, cet article procédant à une énumération alternative des personnes pouvant être déclarées redevables des droits d'accise en cas de sortie irrégulière de produits placés sous un régime de suspension de droits. Or, le texte de droit interne de transposition n'a pas prévu de désignation alternative du redevable des droits d'accise en cas de perte de produits non exonératoire de droits.
Par ailleurs, si l'article 8 paragraphe 1 sous a) i) de la directive 2008/118/CE est d'application directe comme le soutiennent implicitement les parties en l'espèce, il ne peut être appliqué comme définissant un unique redevable des droits d'accise en cas d'identification d'une ou plusieurs personnes ayant participé à la sortie irrégulière des produits placés sous le régime de suspension de droits. En effet, aucune disposition de l'article 8 de la directive 2008/118/CE n'autorise une telle interprétation. Au contraire, l'article 8 paragraphe 1 sous a) i) de la directive 2008/118/CE ouvre une option à l'administration des douanes, tant l'entrepositaire agréé que la personne ayant participé à la sortie irrégulière des marchandises étant redevable de l'intégralité des droits d'accise. Rien dans ce texte n'exclut l'entrepositaire agréé de la charge de l'impôt en cas d'identification d'une personne ayant participé à la sortie irrégulière de marchandises. L'utilisation de la conjonction de coordination 'ou' signifie au contraire que tant l'entrepositaire agréé que l'auteur de la sortie irrégulière de marchandises est intégralement tenu à paiement. Il en résulte que la charge conjointe des droits d'accise est exclue, l'administration n'ayant pas à diviser ses poursuites.
Par suite, la société Dutyfly est redevable des droits d'accise sur les alcools et tabacs manufacturés qui étaient placés dans son entrepôt sous le régime de suspension de droits et qui sont sortis de ce régime par l'effet du vol dont ils ont été l'objet le 4 décembre 2013, la société Dutyfly ayant la faculté dès lors d'inclure les droits qu'elle doit ainsi acquitter dans la demande d'indemnisation de ses préjudices pouvant être formée à l'encontre des auteurs des faits de recel des marchandises volées déclarés coupables par jugement du tribunal correctionnel de Pontoise du 22 novembre 2016.
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Il se déduit de ce qui précède que le jugement déféré doit être infirmé en toutes ses dispositions; la société Dutyfly sera, en conséquence, déboutée de toutes ses demandes.
2.- Sur les frais du procès
Partie perdante au procès, la société Dutyfly sera condamnée aux dépens de première instance et des instances d'appel, en application des articles 695 et suivants du code de procédure civile.
L'équité ne commande pas qu'il soit fait droit à la demande d'indemnité de procédure formée par la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret à l'encontre de la société Dutyfly sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, tant en ce qui concerne les frais irrépétibles exposés en première instance que ceux exposés dans les instances d'appel. L'administration douanière sera donc déboutée de ses demandes formées à ce titre.
PAR CES MOTIFS
INFIRME le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau :
DÉBOUTE la société par actions simplifiée Dutyfly solutions de toutes ses demandes,
CONDAMNE la société par actions simplifiée Dutyfly solutions aux dépens de première instance,
DÉBOUTE la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles de première instance,
Y ajoutant,
CONDAMNE la société par actions simplifiée Dutyfly solutions aux dépens exposés par le directeur régional des douanes et droits indirects de Roissy fret, le receveur régional des douanes et droits indirects de Roissy fret et la directrice générale des douanes et des droits indirects dans la première instance d'appel et dans la présente instance,
DÉBOUTE la Direction régionale des douanes et droits indirects de Roissy fret de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais irrépétibles qu'elle a exposés dans les instances d'appel,
LA GREFFIÈRE, LA PRÉSIDENTE
S.MOLLÉ B.BRUN LALLEMAND