RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 6 - Chambre 12
ARRÊT DU 09 Septembre 2022
(n° , 11 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 17/15117 - N° Portalis 35L7-V-B7B-B4VCJ
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 21 Novembre 2017 par le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale d'AUXERRE RG n° 15/00405
APPELANTE
Me ALLIANCE MJ (SELARL [5]) - Mandataire liquidateur de Société [6]
[Adresse 3]
[Adresse 3]
représentée par Me Juliette BARRE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0141
INTIMES
Madame [I] [A] [S] veuve [V], , agissant tant en son nom personnel ainsi qu'en sa qualité de représentant légal de [N] [R] [J] [V], né le 10/01/2013
[Adresse 2]
[Adresse 2]
représentée par Me France BUREAU POUSSON, avocat au barreau de PARIS, toque : A0777
CPAM 89 - YONNE
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représentée par Me Florence KATO, avocat au barreau de PARIS, toque : D1901
Monsieur [U] [Z] [W] [V]
[Adresse 2]
[Adresse 2]
représenté par Me France BUREAU POUSSON, avocat au barreau de PARIS, toque : A0777
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 02 Juin 2022, en audience publique, devant la Cour composée de :
Mme Sophie BRINET, Présidente de chambre
M. Raoul CARBONARO, Président de chambre
M. Gilles REVELLES, Conseiller
qui en ont délibéré
Greffier : Mme Claire BECCAVIN, lors des débats
ARRÊT :
- CONTRADICTOIRE
- prononcé
par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
-signé par Monsieur Raoul CARBONARO, Président de chambre et Mme Claire BECCAVIN, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
La cour statue sur l'appel interjeté par la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] d'un jugement rendu le 21 novembre 2017 par le tribunal des affaires de sécurité sociale d'Auxerre dans un litige l'opposant à Mme [I] [S], agissant tant en son nom personnel qu'en celui de son fils mineur [N] [V], devenu depuis majeur, M. [U] [V] et la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne.
FAITS, PROCÉDURE, PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Les circonstances de la cause ayant été correctement rapportées par le tribunal dans son jugement au contenu duquel la cour entend se référer pour un plus ample exposé, il suffit de rappeler que que M. [Y] [V] était employé depuis l'année 1990 en qualité d'opérateur traitement de surface par la société [10], devenue par voie de fusion [9], reprise en 2004 par la société [14], devenue en 2013 la Société [6], qui a pour activité l'usinage de précision, le traitement de surface et l'assemblage de pièces destinées à l'industrie aéronautique ; que le 14 avril 2011, M. [Y] [V] a déclaré une maladie professionnelle, au titre d'un cancer au rein droit, constaté pour la première fois le 7 mars 2011 ; qu'il était indiqué que l'exposition au risque avait duré du premier emploi en août 1990 jusqu'à la déclaration, le salarié étant chimiste en charge de la gestion des bains de traitement de surface (vidange, montage des bains par mises en solution de composés chimiques) ; que le certificat médical initial établi le 7 mars 2011 confirmait que M. [Y] [V] était atteint d'un cancer du rein droit ; que le docteur [F] ajoutait par certificat du 6 avril 2011 que cette pathologie pourrait être liée à une exposition professionnelle à des substances cancérogènes (acide chromique, chromates et dérivés) à son poste de travail dans l'entreprise [15] à [Localité 7] ; que ce cancer a entraîné le décès de M. [Y] [V] le 25 mai 2011 ; qu'après avis du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles de [Localité 11], la caisse a notifié à Mme [I] [S] le 26 janvier 2012 un refus de prise en charge au titre de la législation professionnelle de la pathologie déclarée par son conjoint ; que la commission de recours amiable a rendu le 12 mars 2012 une décision dans le même sens ; que par lettre du 10 juillet 2012, Mme [I] [S] a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale d'[Localité 7], qui par jugement du 17 juin 2014 a saisi pour avis le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles d'[Localité 13] sur l'origine professionnelle de la pathologie déclarée par M. [Y] [V] ; que le 30 septembre 2014, le comité a retenu l'existence d'un lien de causalité direct et essentiel entre la pathologie et les activités professionnelles.
Que par jugement du 19 mai 2015, le tribunal des affaires de sécurité sociale d'[Localité 7] a :
- dit que le cancer du rein droit ayant entraîné le décès de M. [Y] [V] était d'origine professionnelle ;
- dit qu'il sera fait application à compter du 25 mai 2011 des conséquences légalement prévues en la matière, et notamment des dispositions des articles L 434-8 à L 434-14, R 434-10 à R 434-18 du code de la sécurité sociale, au bénéfice de Mme [I] [S] et de [U] et [N] [V], enfants de M. [Y] [V], en leur qualité d'ayants droit.
Que la société employeur n'était pas partie à cette instance, que cette décision est définitive entre les consorts [V] et la caisse ; que Mme [I] [S] et ses enfants ont saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale d'[Localité 7] par lettre du 29 juin 2015 aux fins de voir juger que la maladie professionnelle avait pour origine la faute inexcusable de l'employeur.
Que par jugement du 21 novembre 2017 ce tribunal a :
- déclaré recevable l'action des ayants droit de M. [Y] [V],
- déclaré irrecevables les conclusions déposées par la Société [6], le tribunal ayant considéré qu'en application de l'article L 641-9 du code de commerce les droits et actions du débiteur concernant son patrimoine étaient exercés pendant toute la durée de la liquidation judiciaire par le liquidateur, et que la société n'avait plus qualité pour défendre, en l'absence d'intervention de son liquidateur à la procédure ;
- dit que la société [14] aux droits de laquelle se trouve la Société [6] avait commis une faute inexcusable à l'encontre de M. [Y] [V] ;
- fixé au maximum la rente servie à Mme [I] [S] ;
- ordonné la majoration des rentes d'orphelin versées aux deux enfants jusqu'à leur 20ème anniversaire, fixé l'indemnisation du préjudice moral des ayants droit à 35 000 euros pour Mme veuve [V] et à 25 000 euros pour chacun des deux enfants ;
- fixé à la somme de 50 000 euros le préjudice subi par M. [Y] [V] au titre des souffrances physiques et morales ;
renvoyé les consorts [V] devant la caisse primaire d'assurance maladie pour le paiement de ces sommes et dit que cette dernière devrait déclarer auprès du liquidateur judiciaire sa créance au titre des indemnités versées, avec intérêts au taux légal à compter de la date de paiement ;
condamné la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6], à payer aux consorts [V] la somme de 2000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
La Société [6] représentée par son liquidateur judiciaire la Selarl [5], a interjeté appel de ce jugement.
Par arrêt du 17 mai 2019, la cour a :
- déclaré recevable l'appel interjeté par la Société [6] représentée par son liquidateur judiciaire la Selarl [5] ;
- confirmé le jugement déféré en ce qu'il a déclaré irrecevables les conclusions qui lui avaient été adressées par la Société [6] non représentée par son liquidateur judiciaire ;
avant dire droit sur le caractère professionnel de la maladie déclarée,
- désigné le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles de [Localité 12] sis [Adresse 4], afin de recueillir son avis motivé sur le point de savoir si la maladie déclarée par M. [Y] [V] le 14 avril 2011 a été essentiellement et directement causée par son travail habituel.
La cour a retenu que le jugement précité du 19 mai 2015 qui a reconnu le caractère professionnel du cancer du rein droit de M. [Y] [V] n'a pas été rendu au contradictoire de la société employeur. S'il présente un caractère définitif dans les rapports entre les consorts [V] et la caisse, ce jugement est sans effet sur les rapports entre ceux-ci et la société employeur.
Après le dépôt de l'avis du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles de Loire-Atlantique en date du 14 avril 2022, le dossier a été rappelé à l'audience du 2 juin 2022.
Par conclusions écrites visées et développées oralement à l'audience par son avocat, la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] demande à la cour de :
- la recevoir en son appel et en ses conclusions et l'y dire bien fondée ;
- réformer la décision entreprise en toutes ses dispositions, et statuant à nouveau :
- juger que la maladie déclarée par M. [Y] [V] n'est pas professionnelle et que par conséquent, elle ne peut être imputée à la faute inexcusable de l'employeur ;
- débouter par conséquent Mme [I] [S] veuve [V], M. [U] [V], M. [N] [V] de l'ensemble de leurs demandes ;
- à titre subsidiaire, juger que la faute inexcusable n'est pas démontrée et débouter par conséquent Mme [I] [S] veuve [V], M. [U] [V], M. [N] [V] de l'ensemble de leurs demandes ;
- à titre encore plus subsidiaire dans l'hypothèse où il serait fait droit en tout ou partie aux demandes de Me [I] [S] veuve [V], M. [U] [V], M. [N] [V], débouter la caisse primaire d'assurance maladie de l'Yonne de sa demande, cette dernière n'ayant pas déclaré sa créance au passif de la procédure collective, et juger que sa créance est inopposable à la procédure collective ;
- dire n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner Mme [I] [S] veuve [V], M. [U] [V], M. [N] [V] aux dépens.
Par conclusions écrites visées et développées oralement à l'audience par leur avocat, Mme [I] [S], M. [U] [V] et M. [N] [V] demandent à la cour de :
- dire et juger que la maladie dont est décédé M. [Y] [V] le 25 mai 2011 est d'origine professionnelle ;
- dire et juger établie la faute inexcusable de l'employeur ;
- confirmer le jugement rendu le 21 novembre 2017 en ce qu'il a :
- fixé au maximum légal le montant de la majoration de la rente servie à Mme [I] [S]
- ordonné la majoration de la rente d'orphelin dont ont bénéficié [U] et [N] [V] du 14 avril 2011, date de déclaration de la maladie professionnelle, jusqu'à la date anniversaire de leurs 20 ans, respectivement le 20 janvier 2019 et le 10 janvier 2023, au maximum légal ;
- renvoyé Mme [I] [S] et ses enfants [U] et [N] devant la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne pour la liquidation de leurs droits ;
- fixé la réparation du préjudice subi par M. [Y] [V] à la somme de 50 000 euros (cinquante mille euros) au titre des souffrances physiques et morales ;
y ajoutant, vu les justificatifs versés aux débats,
-fixer comme suit l'indemnisation des préjudices des ayants droit de M. [Y] [V] :
- 50 000 euros au titre du préjudice moral de Mme [I] [S] ;
- 50 000 euros au titre du préjudice moral de M. [U] [V] ;
- 50 000 euros au titre du préjudice moral de M. [N] [V] ;
- si la Cour n'augmentait pas l'indemnisation sollicitée, confirmer les montants fixés par le premier juge ;
- les renvoyer devant la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne pour le paiement de ces sommes ;
- dire que la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne devra déclarer auprès du liquidateur judiciaire sa créance au titre des indemnités versées, avec intérêts au taux légal à compter de la date de paiement ;
- condamner la Société [6] et la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6], à leur payer la somme de 2 000 euros (deux mille euros) au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner les appelants aux entiers dépens.
Par conclusions écrites visées et développées oralement à l'audience par son avocat, la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne demande à la cour de :
- dire et juger non fondé en droit l'appel interjeté par la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6]
- débouter la requérante de l'ensemble de ses demandes ;
- confirmer, avec toutes conséquences de droit, la décision critiquée ;
- la dire bien fondée à récupérer auprès du liquidateur de la Société [6] placée en liquidation judiciaire les sommes dues, majoration de rente et préjudices personnels, dont elle a fait l'avance et dire que ces sommes produiront intérêt au taux légal à compter de la date de paiement ;
- en tant que de besoin, condamner la Société [6] et la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] à lui rembourser lesdites sommes.
Pour un exposé complet des prétentions et moyens des parties, la cour renvoie à leurs conclusions écrites visées par le greffe à l'audience du 2 juin 2022 qu'elles ont respectivement soutenues oralement.
SUR CE,
Sur le caractère professionnel de la maladie de M. [Y] [V] dans les rapports Caisse/Employeur
La Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] expose que l'avis du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles d'[Localité 13] n'explique nullement le lien, a fortiori le lien essentiel, entre la prétendue pathologie et le travail, en violation de l'article L 461-1 du code de la sécurité sociale ; qu'il se contente au cas d'espèce de généralités, motivant son avis favorable à la prise en charge aux motifs que M. [Y] [V] aurait été exposé « à de multiples produits chimiques (chrome VI, trichloréthylène') », sans prendre la peine de s'expliquer sur l'exposition qu'il considère comme critique, ni surtout prendre le soin de s'expliquer sur le lien a fortiori essentiel et direct entre une exposition au chrome VI et au trichloréthylène et la maladie développée par son salarié et sans prendre la peine d'expliquer en quoi le facteur personnel, en l'espèce le tabagisme, ne constituerait pas la cause première de la pathologie, alors même que le guide rappelle que le comité doit procéder à l'estimation du degré de l'origine extraprofessionnelle de la maladie et vérifier le caractère « prépondérant » du risque attribuable au facteur professionnel ; que le chrome VI n'est pas connu pour être à l'origine du cancer du rein ; que l'exposition de M. [Y] [V] au trichloréthylène est contredite par la pièce n°3 des ayants droits de ce dernier listant les produits utilisés ; qu'il en est de même des pièces n°8 à 10 de Mme [I] [S], les attestations de collègues de travail versées aux débats visant le chrome, et non le trichloréthylène ; que l'avis du CRRMP de [Localité 12] encourt lui aussi les mêmes critiques ; que le médecin du travail n'a visé, dans le dossier communiqué par les intimés, que la seule exposition au chrome ; que le certificat médical initial annexé à la déclaration de maladie professionnelle indique que la pathologie « pourrait être liée à une exposition professionnelle à des substances cancérogènes (acide chromique, chromates et dérivés) à son poste de travail », et non une exposition au trichloréthylène ; que c'est uniquement pour les besoins de la cause que les intimés ont soutenu pour la première fois en cause d'appel que M. [Y] [V] aurait manipulé du trichloréthylène, cette exposition n'ayant jamais été mentionnée dans leurs écritures de première instance ; que le CRRMP de [Localité 12] omet totalement d'expliquer à la Cour les motifs pour lesquels le tabagisme ne constituerait pas la cause de la pathologie, et ne mentionne donc pas le facteur extraprofessionnel ; qu'enfin et surtout, le CRRMP de [Localité 12] omet de préciser que si le tableau 101 permet de présumer le caractère professionnel du cancer du rein, cette présomption ne vaut que pour les « travaux exposant aux vapeurs de trichloréthylène : dégraissage et nettoyage de l'outillage, des appareillages mécaniques ou électriques, de pièces métalliques avant 1995 », étant précisé que la liste est limitative.
Mme [I] [S], M. [U] [V] et M. [N] [V] répliquent que l'ingénieur conseil régional, M. [C] écrivait à la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne le 30 août 2011 que M. [Y] [V] était exposé au Chrome VI dont le trioxyde de chrome, le bichromate de potassium, à l'acide fluorhydrique et ses sels ('.), au mélange de borate, phosphate et carbonate, à des solvants dont le trichloroéthylène, le MEC, les naphtas de pétrole hydrotraités, à de l'acide sulfurique concentré et à une amine avec le numéro de CAS 95-38-8, appelé rapidement l'imidazole éthanol heptadecenyle ; que M. [Y] [V] était exposé au trichloroéthylène et le tableau 101 a été publié par le décret du 20 mai 2011 ; que les attestations déposées mentionnent de nombreuses alertes sur la dangerosité des produits utilisés et notamment le chrome ; qu'il n'y avait pas de suivi médical, alors qu'il était obligatoire ; que trois médecins ont relevé le lien de causalité entre l'exposition au risque et la maladie.
La Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne réplique que les données récentes de la littérature scientifique avec la création du tableau 101 par décret du 20 mai 2021 relatif aux affections cancéreuses provoquées par le trichloréthylène démontrent le lien entre le cancer du rein droit dont a souffert M. [Y] [V] avec son exposition à ce produit.
En application de l'article L 461-1 du code de la sécurité sociale dans sa version applicable au litige :
« Peut être également reconnue d'origine professionnelle une maladie caractérisée non désignée dans un tableau de maladies professionnelles lorsqu'il est établi qu'elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime et qu'elle entraîne le décès de celle-ci ou une incapacité permanente d'un taux évalué dans les conditions mentionnées à l'article L. 434-2 et au moins égal à un pourcentage déterminé.
[...], la caisse primaire reconnaît l'origine professionnelle de la maladie après avis motivé d'un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. La composition, le fonctionnement et le ressort territorial de ce comité ainsi que les éléments du dossier au vu duquel il rend son avis sont fixés par décret.[...] ».
Il résulte de ces dispositions que pour être prise en charge au titre de la législation sur les risques professionnels l'affection déclarée doit, soit relever d'un tableau des maladies professionnelles, soit entraîner une incapacité partielle permanente égale ou supérieure à 25%, dans cette seconde hypothèse, la caisse étant tenue de mettre en oeuvre la procédure prévue à l'alinéa 4 de l'article précité.
En la présente espèce, M. [Y] [V], embauché en qualité d'Opérateur Traitement de Surfaces, travaillait à la mise en route des bains de trempage et aux contrôles réguliers des bains par prélèvements et analyses avec si besoin ajout de produits chimiques. Si le bain était usagé, il devait l'analyser puis le vidanger, nettoyer la cuve et remettre le bain en fonction. Chaque jour, il devait les remettre à niveau. Les attestations présentées, notamment celle de Mme [P] [X], de M. [K] [L] et de M. [M] [B] l'établissent. M. [L] insiste sur la dangerosité de la tour de lavage et de l'atmosphère de l'atelier.
L'exposition dans ce cadre au risque lié au trichloréthylène est mise en évidence par les mesures d'atmosphère réalisées les 2 et 8 février 2010 dans l'atelier où travaillait M. [Y] [V] à raison d'une concentration de 187,8 mg/m3, ne dépassant pas les Valeur Limites d'Exposition Professionnelle. Il est préconisé notamment des actions de protection collectives avec une demande de substitution du trichloréthylène. En cas d'impossibilité, il est demandé la mise en place d'un aspiration au niveau de la machine Branson afin d'éviter toute irritation des voies respiratoires pour les opérateurs de l'atelier de montage. Même si le poste spécifique de M. [Y] [V] n'a pas été étudié, il n'est pas contestable, au vu des attestations produites, que le salarié a travaillé dans cet atelier.
Selon la déclaration de maladie professionnelle du 14 avril 2011, M. [Y] [V] était atteint d'un cancer du rein droit, le certificat médical initial mentionnant cette pathologie. Les médecins du travail ont tout d'abord rattaché cette maladie à l'exposition à l'acide chromique, aux chromates et à ses dérivés et à tout le moins à des produits cancérogènes.
Le premier comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles saisi a noté une exposition au trichloréthylène, indiquant un travail dans un atelier sans hotte dans un atelier de traitement de surface. Le comité vise l'avis de l'ingénieur de la CARSAT indiquant une exposition à des produits cancérogènes et l'avis concordant du médecin du travail. Il fait ensuite le lien entre la pathologie et l'exposition au trichloréthylène, en visant la littérature médicale la plus récente.
A cet égard, le 30 août 2011, Monsieur [C], ingénieur conseil régional de la CARSAT de Bourgogne et Franche-Comté précise l'exposition à de nombreux produits cancérogènes, dont des solvants incluant le trichloréthylène.
La réception par le code de la sécurité sociale de la littérature médicale est opérée par le décret n° 2021-636 du 20 mai 2021 qui crée un tableau n° 101 relatif aux affections cancéreuses provoquées par le trichloréthylène et vise le cancer primitif du rein.
Si la Société [6] indique que la cigarette peut être un facteur principal du cancer de la vessie et du rein, l'article fourni écrit par Mme [T] [G] indique que le risque est augmenté chez les personnes, soumises dans leur environnement professionnel à un certain nombre de substances chimiques. Dès lors, elle n'exclut pas le lien direct et essentiel entre l'exposition au risque et l'apparition de la maladie.
C'est dans ces conditions que le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles de Loire-Atlantique a visé la pathologie, le lien avec l'exposition à des produits cancérogènes durant l'activité professionnelle, et notamment celle au trichloréthylène a retenu le lien direct et essentiel entre la pathologie de M. [Y] [V] et son activité professionnelle. L'avis rendu est ainsi suffisamment motivé.
Dès lors, le caractère professionnel de la maladie de M. [Y] [V] est établi.
Sur la faute inexcusable
La Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] expose que faute d'établir le caractère professionnel de la maladie, l'action en demande de reconnaissance de faute inexcusable devient sans objet, de sorte que le juge n'a pas à statuer sur l'existence d'une telle faute inexcusable ; qu'à titre subsidiaire, elle oppose l'absence de toute faute ; que les intimés ne disposent pas de la moindre pièce pour démontrer les manquements allégués ; que les attestations démontrent que si M. [Y] [V] aurait été en contact quotidien avec des matières dangereuses, c'est en sa qualité d'ancien responsable de la sécurité- maintenance de la société [9] ; que le contrat de travail lui a été transféré dans le cadre d'une procédure judiciaire, de sorte que l'article L1224-2 du code du travail trouve à s'appliquer ; que l'attestation d'une collègue de M. [Y] [V] travaillant en son sein n'objective nullement un quelconque manquement de sa part, pas plus que les mesures d'atmosphères réalisées par la médecine du travail courant 2010, démontrant que les valeurs moyennes d'exposition relevées étaient très inférieures aux valeurs limites d'exposition ; qu' il n'existait aucune littérature scientifique faisant le lien entre le cancer du rein et l'exposition au trichloroéthylène ; que c'est seulement depuis octobre 2012 que ce produit est classé cancérogène avéré (groupe 1) par le CIRC pour le risque de cancer du rein.
Mme [I] [S], M. [U] [V] et M. [N] [V] répliquent que M. [Y] [V] occupait un poste de travail dangereux du fait de l'exposition à des produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques ; qu'en effet, il occupait le poste de Contrôleur Labo, ses fonctions ne se limitaient pas au suivi des éprouvettes et à la mise à niveau des bains d'OAC (Oxydation Anodique Chromique - Chrome VI) ; que ses fonctions nécessitaient donc la pesée, en l'absence de hotte et d'équipements adéquats, de divers produits chimiques contenant du Chrome 6 (voir la pesée de Chrome pur en quantité importante : environ 72kg pour chaque bain dans le cas du bain OAC), et ces produits étaient ensuite dilués dans la cuve pour constituer le bain de Traitement de Surface ; que le cancer foudroyant et mortel du rein a bien été provoqué par la multiplicité des produits CMR et cancérigènes auxquels M. [Y] [V] était exposé, qu'il a mentionné manuscritement sur une liste communiquée en pièce n° 3, et que l'ingénieur CARSAT a également listé en ajoutant le trichloréthylène ; que lors de l'instruction de la demande en reconnaissance de maladie professionnelle présentée par M. [Y] [V], l'employeur a volontairement minimisé les taches effectuées en niant le contact quotidien avec des produits cancérigènes ; que les pièces produites aux débats concernant les fiches produits des principaux CMR (Cancérogènes-Mutagènes-Reprotoxiques) manipulés par M. [Y] [V] établissent que ces produits sont tous des agents CMR 1A ou 1B ; que le trichloréthylène est présent dans les solvants chlorés respirés par le salarié pendant 21ans et qu'il est mentionné dans les analyses [16] effectuées en mars 2010 ; que la Société [6] n'a pas mis en place de document unique d'évaluation des risques professionnels, de plan de prévention dans l'établissement, de ventilation des locaux et de captage à la source des émissions dangereuses ; qu'il n'a pas mis à disposition d'installations sanitaires et de douches pour certaines activités salissantes ; qu'il n'a pas pris de mesures afférentes à l'entretien des équipements de protection individuelles ; qu'il n'a pas fait établir de relevés atmosphériques pratiqués au moins une fois par an par un organisme accrédité en cas d'emploi de produits CMR ; que le salarié n'a pas été sérieusement suivi sur le plan médical alors que l'intoxication au chrome ne se détecte que par analyse urinaire ; que l'employeur, qui avait nécessairement conscience du danger lié à la manipulation de produits CMR et qui a manqué à ses obligations en matière de sécurité en ne prenant pas de mesures pour protéger le salarié ni en respectant les prescriptions réglementaires, a concouru de façon certaine au risque auquel M. [Y] [V] était exposé du fait de son activité professionnelle.
Ils ajoutent que M. [Y] [V] a eu conscience de la gravité de son état et du caractère inéluctable de son décès, laissant sa veuve seule devant la charge d'élever leurs deux enfants alors petits mais conscients de la gravité de l'état de santé de leur père.
L'employeur est tenu envers son salarié d'une obligation légale de sécurité et de protection de la santé, notamment en cas d'accident du travail ou de maladie professionnelle. Il a, en particulier, l'obligation de veiller à l'adaptation des mesures de sécurité pour tenir compte des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. Il doit éviter les risques et évaluer ceux qui ne peuvent pas l'être, combattre les risques à la source, adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail, planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions du travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants. Les articles R.4121-1 et R.4121-2 du code du travail lui font obligation de transcrire et de mettre à jour au moins chaque année, dans un document unique les résultats de l'évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs.
Le manquement à cette obligation de sécurité a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L.452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été l'origine déterminante de l'accident du travail subi par le salarié, mais il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, alors même que d'autres fautes y compris la faute d'imprudence de la victime, auraient concouru au dommage.
Il incombe au salarié de prouver que son employeur, qui devait ou qui aurait dû avoir conscience du danger auquel il était exposé, n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver, étant rappelé que la simple exposition au risque ne suffit pas à caractériser la faute inexcusable de l'employeur ; aucune faute ne peut être établie lorsque l'employeur a pris toutes les mesures en son pouvoir pour éviter l'apparition de la lésion compte tenu de la conscience du danger qu'il pouvait avoir.
La société [14], aux droits de laquelle la Société [6] vient, a repris le contrat de travail de M. [Y] [V] à la suite du plan de cession à son profit de la société [9], arrêté par jugement du tribunal de commerce d'Auxerre en date du 24 novembre 2000.
Les pièces déposées par les intimés et citées dans les motifs qui précèdent, démontrent que M. [Y] [V] a été exposé au trichloréthylène. La substance n'a été classée cancérogène avérée pour l'homme que postérieurement au décès, en 2012. Depuis 2006, au regard des études épidémiologiques citées par la Société [6] dans l'article produit en pièce 12 de son dossier de plaidoirie, il est suspecté de déclencher des cancers du rein.
Les examens de la médecine du travail surveillent l'exposition au chrome et à certains autres produits à l'exception du trichloréthylène.
Toutefois, la Société [6] avait conscience du danger de cette exposition au plus tard en 2010.
En effet, les prélèvements effectués à la demande de la médecine du travail à cette date, visent entre autres cette molécule. Le rapport daté du 22 avril 2010 rappelle que trichloréthylène peut entraîner après ingestion des troubles digestifs, neurologiques, cardiaques et respiratoires. Le risque connu est une atteinte du système nerveux central. La molécule était classée cancérogène groupe 2 A par le CIRC et mutagène de catégorie 3. La conclusion porte notamment sur la recherche d'une éventuelle substitution au trichloréthylène. En cas d'impossibilité, il est conseiller la mise en place d'une aspiration au niveau d'une des machines de l'atelier afin d'éviter toute irritation des voies respiratoires pour les opérateurs de l'atelier montage.
Les recommandations adoptées par le [8] du 13 novembre 2008 préconisent la substitution par des produits lessiviels et l'utilisation de captages étanches à la source.
La Société [6] ne démontre pas avoir mis en oeuvre les préconisations de la médecine du travail et avoir assuré une ventilation suffisante de ses locaux.
Il est à cet égard rappelé que l'employeur doit établir un document unique d'évaluation des risques professionnels en application des articles R 4412-61, R 4412-62,R 4412-63, R 4412-64 et R 5512-65 du code du travail. La Société [6] ne le produit pas pour les années en cause.
En application des articles R 4412-76 à R 4412-80 du même code, la société devait obligatoirement procéder au contrôle des Valeurs Limites d'Exposition Professionnelles. Toutefois, cette obligation n'est entrée en vigueur qu'en 2010 et l'employeur l'a respectée.
Selon l'article R 4412-41 du code du travail, dans sa version applicable au litige, il doit établir une fiche d'exposition au risque pour chaque salarié qui comprend la nature du travail réalisé, les caractéristiques des produits, les périodes d'exposition et les autres risques ou nuisances d'origine chimique, physique ou biologique du poste de travail, les dates et les résultats des contrôles de l'exposition au poste de travail ainsi que la durée et l'importance des expositions accidentelles.
En l'espèce, la Société [6] ne verse aucun document à ce sujet.
Il se déduit donc de ces manquements que la Société [6] n'a pas pris les mesures nécessaires pour éviter l'exposition au risque du salarié alors qu'elle était dûment avertie des risques liés à l'exposition au trichloréthylène.
Elle a donc commis une faute inexcusable à l'origine de la maladie professionnelle de M. [Y] [V].
Le jugement sera donc confirmé sur ce point.
Sur l'indemnisation
1- Sur le préjudice de la douleur de M. [Y] [V] antérieurement à son décès
M. [Y] [V] a été placé en arrêt de travail pour son cancer dès le 7 mars 2011. Il est décédé le 16 août 2011. Les médecins ont diagnostiqué un cancer métastasé chez un patient jeune, avec prolifération de tumeurs. Au regard de la fulgurance de la maladie, M. [Y] [V] a eu conscience de son décès inéluctable, alors qu'il laissait de jeunes enfants ainsi que son épouse.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a alloué aux ayants-droit de M. [Y] [V] la somme de 50 000 euros au titre de son préjudice de la douleur physique et morale.
2- Sur les préjudices directs des ayants-droit
En conséquence de la reconnaissance de la faute inexcusable, la rente versée à Mme [I] [S] sera portée à son maximum légal. De même, les rentes d'orphelin versées aux deux enfants jusqu'à leur 20ème anniversaire seront majorées au maximum légal.
M. [Y] [V] et décédé alors qu'il était âgé de 44 ans. Il était marié et père de deux fils, alors âgés de 12 ans et 8 ans.
La cour confirmera le jugement déféré en ce qu'il a fixé l'indemnisation du préjudice moral à 35 000 euros pour Mme [I] [S] et l'infirmer pour le surplus, portant l'indemnisation à 30 000 euros pour chacun des deux enfants, au regard de leur âge au jour du décès.
Sur le recours de la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne
La Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] expose que la caisse n'a pas déclaré sa créance au passif de la société [6].
La Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne ne produit pas sa déclaration de créance ni de document du juge commissaire statuant sur son admission au passif de la liquidation de la Société [6]. Dès lors, la créance de la caisse est inopposable au passif de la liquidation judiciaire de la société.
La caisse ne dispose donc d'aucun recours à l'encontre de la Société [6].
Sur les autres demandes
La Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6], qui succombe sera condamné aux dépens d'appel et au paiement à Mme [I] [S], M. [U] [V] et M. [N] [V] de la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
DIT que dans les relations employeur/caisse le cancer du rein droit ayant entraîné le décès de M. [Y] [V] était d'origine professionnelle ;
CONFIRME le jugement rendu le 21 novembre 2017 par le tribunal des affaires de sécurité sociale d'Auxerre en ce qu'il a :
- dit que la société [14] aux droits de laquelle se trouve la Société [6] avait commis une faute inexcusable à l'encontre de M. [Y] [V] ;
- fixé au maximum la rente servie à Mme [I] [S] ;
- ordonné la majoration des rentes d'orphelin versées aux deux enfants jusqu'à leur 20ème anniversaire,
- fixé à la somme de 50 000 euros le préjudice subi par M. [Y] [V] au titre des souffrances physiques et morales ;
- fixé l'indemnisation du préjudice moral de Mme [I] [S] à 35 000 euros ;
- renvoyé les consorts [V] devant la caisse primaire d'assurance maladie pour le paiement de ces sommes et dit que cette dernière devrait déclarer auprès du liquidateur judiciaire sa créance au titre des indemnités versées, avec intérêts au taux légal à compter de la date de paiement ;
- condamné la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6], à payer aux consorts [V] la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
L'INFIRME pour le surplus ;
Statuant à nouveau,
FIXE l'indemnisation du préjudice moral de M. [U] [V] et de M. [N] [V] à 35 000 euros pour chacun d'eux ;
DÉBOUTE la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de l'Yonne de son action récursoire à l'encontre de la Société [6] représentée par la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur ;
Y ajoutant,
CONDAMNE la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] à payer à Mme [I] [S], M. [U] [V] et M. [N] [V] la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la Selarl [5] en sa qualité de liquidateur de la Société [6] aux dépens d'appel.
La greffièreLe président