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30/06/2022 | FRANCE | N°21/06285

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 7, 30 juin 2022, 21/06285


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Au nom du Peuple français



COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 7



ARRÊT DU 30 Juin 2022

(n° 65 , 12 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/06285 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDNQ7



Décision déférée à la Cour : saisine sur renvoi après cassation partielle de l'arrêt du 04 Mars 2021 (pourvoi n° 19-24.099 et B 19-25.147) de la Cour de cassation cassant l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 03 Octobre 2019 (RG n°17/02129) suite au jugement rendu le 22 Sep

tembre 2016 (RG n°16/191 et 16/192) par la chambre de l'expropriation du Tribunal de grande instance de Paris





APPELANTS

Madame [J...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Au nom du Peuple français

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 7

ARRÊT DU 30 Juin 2022

(n° 65 , 12 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/06285 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDNQ7

Décision déférée à la Cour : saisine sur renvoi après cassation partielle de l'arrêt du 04 Mars 2021 (pourvoi n° 19-24.099 et B 19-25.147) de la Cour de cassation cassant l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 03 Octobre 2019 (RG n°17/02129) suite au jugement rendu le 22 Septembre 2016 (RG n°16/191 et 16/192) par la chambre de l'expropriation du Tribunal de grande instance de Paris

APPELANTS

Madame [J] [L] [U] épouse [S], en qualité d'héritier de M. [Z] [S]

[Adresse 6]

[Localité 27]

Monsieur [E] [S], en qualité d'héritier de M. [Z] [S]

[Adresse 6]

[Localité 27]

Madame [O] [S] épouse [H], en qualité d'héritier de M. [Z] [S]

[Adresse 15]

[Localité 20]

Monsieur [N] [S], en qualité d'héritier de M. [Z] [S]

[Adresse 7]

[Localité 19]

Tous représentés par Me Isabelle MOREAU de la SELAS HEMERA, avocat au barreau de PARIS, toque : C2238

INTIMÉS

DIRECTION RÉGIONALE DES FINANCES PUBLIQUES D'ILE DE FRANCE ET DU DÉPARTEMENT DE PARIS

Service local du domaine de [Localité 26]

[Adresse 10]

[Localité 21]

représentée par M. [X] en vertu d'un pouvoir général

Madame [C] [P]

[Adresse 7]

[Localité 19]

non comparante, non représentée

Monsieur [W] [R]

[Adresse 4]

[Localité 19]

non comparant, non représenté

Monsieur [W] [Y]

[Adresse 13]

[Localité 19]

non comparant, non représenté

Monsieur [A] [K]

[Adresse 7]

[Localité 19]

non comparant, non représenté

Commune VILLE DE [Localité 26]

[Adresse 14]

[Localité 18]/France

représentée par Me Stéphane DESFORGES de la SELARL LE SOURD DESFORGES, avocat au barreau de PARIS, toque : K0131

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 31 mars 2022, en audience publique, devant la Cour composée de :

Valérie GEORGET, Conseillère chargée du rapport exerçant les fonctions de Présidente,

Marie MONGIN, Conseillère,

Monique CHAULET, Conseillère,

qui en ont délibéré.

Greffier : Marthe CRAVIARI, lors des débats

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour prévue le 16 juin 2022 prorogée au 30 juin 2022, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Valérie GEORGET, Conseillère faisant fonction de présidente et par Marthe CRAVIARI, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

La Ville de [Localité 26] a acquis par voie de préemption et par acte notarié du 12 septembre 1990 les immeubles situés [Adresse 16], [Adresse 22], [Adresse 3], [Adresse 5], [Adresse 7] et [Adresse 9], dans la perspective de la mise en 'uvre d'une politique locale de l'habitat.

S'agissant des terrains situés au [Adresse 7] et [Adresse 9], l'ancienne propriétaire des terrains, Mme [I] [B], a consenti un bail le 16 novembre 1973 à la société Entreprise Chazeaud pour une durée de «'trois-six-neuf années entières consécutives à compter du 1er janvier 1972'».

Après diverses révisions du bail, «'un congé avec offre de renouvellement'» a été notifié à compter du 1er janvier 1981.

Selon acte notarié du 29 octobre 1987, [Z] [S] et son épouse Mme [J] [S] ont acquis ce droit au bail en versant «'une indemnité de cession de droit au bail à concurrence 20'000 francs'» et les constructions déjà édifiées pour un montant de 410'000 francs.

Ces bâtiments ont été donnés en location.

Faute d'accord avec M. et Mme [S], la Ville de [Localité 26] a,'par mémoire enregistré au greffe le 11 janvier 2016, saisi le juge de l'expropriation de Paris aux fins de fixation de l'indemnisation leur revenant.

Après transport sur les lieux le 6 avril 2016, par jugement du 22 septembre 2016, celui-ci a':

- déclaré l'exception d'incompétence irrecevable';

- dit n'y avoir lieu à surseoir à statuer';

- fixé à la date du jugement l'indemnité due par la Ville de [Localité 26] aux époux [S] à la somme de 668'161 euros'se décomposant comme suit':

606'510 euros au titre de l'indemnité principale'[60'651 de loyers 'demi-bruts' x 10 annuités]

61'651 euros au titre du remploi';

- débouté les époux [S] de toutes leurs autres demandes';

- condamné la Ville de [Localité 26] à verser aux époux [S] la somme de 3'000'euros au titre des frais exposés non compris dans les dépens';

- condamné la Ville de [Localité 26] aux dépens.

M. et Mme [S] ont interjeté appel de cette décision le 27 janvier 2017.

Une procédure d'expulsion a, parallèlement, été engagée par la Ville de [Localité 26]. Cette expulsion a été ordonnée par jugement du juge de l'expropriation de Paris en date du 31 mai 2018.

[Z] [S] est décédé le 8 octobre 2017. Ses ayants cause, Mme [J] [S] et M. [E] [S], Mme [O] [S] épouse [H] et M. [N] [S], sont intervenus volontairement à l'instance.

Mme [J] [S] a délivré assignation par acte d'huissier de justice du 25 avril 2018, en demandant de rendre la décision opposable à Messieurs [K] et [R], Mme [P], la société Denos et Fouquet en leur qualité de locataires.

Par un arrêt du 21 février 2019, la cour d'appel de Paris a :

- débouté les consorts [S] de leur demande de jonction de la procédure enrôlée sous le numéro 17/02129 avec la procédure enrôlée sous le numéro 18/14605 (relative au contentieux de l'expulsion) ;

- sursis à statuer sur les demandes et prétentions des parties ;

- renvoyé l'examen de l'affaire à l'audience collégiale du 18 avril 2019.

Par arrêt du 3 octobre 2019, la cour d'appel de Paris a statué en ces termes :

- déclare irrecevable les conclusions de la Ville de [Localité 26] du 25 août 2017, ainsi que les conclusions postérieures du 18 juin 2018';

- déclare recevables les conclusions des consorts [S] du 15 mai 2018 et du 20 mars 2019, les conclusions du commissaire du gouvernement du 19 juillet 2017 et du 2 avril 2019, de la société Denos et Fouquet du 14 novembre 2018, et du 11 avril 2019';

- déboute la société Denos et Fouquet de sa demande de voir déclarer la procédure irrecevable dans son ensemble et de renvoyer les parties devant les juridictions compétentes de première instance pour faire valoir leurs droits respectifs à son encontre';

- confirme le jugement entrepris';

Y ajoutant':

- condamne les consorts [S] à payer à la société Denos et Fouquet une indemnité d'éviction de 199 900 euros se décomposant comme suit';

'indemnité principale : 107 088,80 euros,

'indemnité de remploi : 9 558,88 euros,

'indemnité déménagement : 15 250 euros,

'indemnité de réinstallation : 66 000 euros,

'indemnité double loyer : 1938,33 euros,

- dit que la Ville de [Localité 26] doit garantir les époux [S] du paiement de l'indemnité d'éviction à verser à la société Denos et Fouquet';

- déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires';

- déboute les consorts [S] et la Ville de [Localité 26] de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

- condamne les consorts [S] et la Ville de [Localité 26] ensemble au paiement d'une somme de 3000 euros à la société Denos et Fouquet au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

- condamne les consorts [S] aux dépens d'appel.

Les consorts [S] ont formé un pourvoi contre cet arrêt.

Par arrêt du 4 mars 2021 (3e Civ., 4 mars 2021, pourvoi n° 19-25.147, 19-24.099) , la Cour de cassation a statué en ces termes':

Casse et annule, mais seulement :

- d'une part, en ce qu'il limite l'indemnité due par la Ville de [Localité 26] à M. et Mme [S] au titre de leur éviction à la somme de 668 161 euros';

- d'autre part, en ce qu'il condamne les consorts [S] à payer à la société Denos et Fouquet une indemnité d'éviction de 199 900 euros et dit que la Ville de [Localité 26] doit garantie aux époux [S] pour payer cette indemnité, l'arrêt rendu le 3 octobre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Dit n'y avoir lieu à renvoi du chef de la condamnation prononcée au profit de la société Denos et Fouquet;

Condamné la Ville de [Localité 26] à payer à la société Denos et Fouquet la somme de 199 900 euros à titre d'indemnité d'éviction ;

Remis l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant l'arrêt sur le montant de l'indemnité d'éviction due aux consorts [S] par la Ville de [Localité 26] et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée pour qu'il soit statué sur ce point;

Mis hors de cause la société Denos et Fouquet ;

Condamne la Ville de [Localité 26] aux dépens';

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par la Ville de [Localité 26] et la société Denos et Fouquet et condamne la Ville de [Localité 26] à payer la somme globale de 3000 euros à Mmes [J] [S] et [O] [H] et MM. [E] et [N] [S] ;

Sur la question de l'indemnité due par la Ville de [Localité 26] à M. et Mme [S] au titre de leur éviction, la Cour de cassation a jugé que la cour d'appel n'avait pas satisfait aux exigences de l'article 455 du code de procédure civile dès lors qu'elle n'avait pas répondu aux conclusions des consorts [S] qui soutenaient, en invoquant les articles L. 213-10 et L. 314-2 du code de l'urbanisme, que la règle selon laquelle, même en présence d'une clause de nivellement, la résiliation anticipée du bail du fait d'une expropriation ne pouvait priver le locataire d'un terrain de son droit à indemnité pour les constructions régulièrement édifiées, était également applicable à la résiliation anticipée du bail par une personne publique exécutant des travaux dans un bien acquis par voie de préemption.

Par déclaration de saisine du 7 avril 2021, reçu au greffe le jour même, la cour d'appel a été saisie pour renvoi après cassation par les consorts [S].

EXPOSE DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Par écritures déposées au greffe le 4 juin 2021 puis notifiées le 9 juin 2021 (deux accusés de réception du 10 et 11 juin 2021) les consorts [S] demandent à la cour de :

-les recevoir en leurs écritures, fins et conclusions et, en conséquence';

-infirmer le jugement rendu le 22 septembre 2016 par le juge de l'expropriation du tribunal de grande instance de Paris en ce qu'il a limité l'indemnité due par la Ville de [Localité 26] à M. et Mme [S] au titre de leur éviction des locaux exploités par eux dans l'immeuble sis [Adresse 7] et [Adresse 9] à la somme de 668 161 euros, sans tenir compte de l'indemnisation de la perte des constructions édifiées sur le terrain loué par M. et Mme [S] ;

Et, statuant à nouveau';

- condamner la Ville de [Localité 26] à indemniser les consorts [S] au titre de la valeur des constructions, par le versement d'une indemnité principale de 980 640 euros sur la base du coût des constructions, ainsi que d'une indemnité accessoire de 99 064 euros, soit une indemnité totale de 668 161 euros (valeur du droit au bail) + 1 079 704 euros (valeur des constructions) = 1 747 865 euros ;

-à titre subsidiaire, condamner la Ville de [Localité 26] à indemniser les consorts [S] au titre de la valeur des constructions, par le versement d'une indemnité principale de 800 000 euros sur la base de la plus-value apportée par les constructions, ainsi qu'une indemnité accessoire de 81 000 euros, soit une indemnité totale de 668 161 euros (valeur du droit au bail) + 881 000 euros (valeur des constructions) = 1 549 161euros';

- plus subsidiairement, pour le cas où la cour estimerait que la valeur des constructions présente une difficulté particulière d'évaluation qui n'aurait pas été analysée par M. [M], expert près la cour d'appel de Paris, ordonner, aux frais de la Ville de [Localité 26], une expertise et commettre pour y procéder l'expert qu'il lui plaira avec mission classique de déterminer l'indemnisation supplémentaire à revenir aux consorts [S] au titre de la valeur des constructions leur appartenant ;

-condamner la Ville de [Localité 26] à verser aux consorts [S] la somme de 80 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu' aux dépens incluant les frais d'expertise qui pourront directement être recouvrés par application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Les consorts [S] font valoir que':

concernant le principe de l'indemnisation de la valeur du droit au bail':

La Cour de cassation a validé cette indemnisation, cassant l'arrêt rendu uniquement au motif que cette indemnisation est insuffisante pour ne pas tenir compte de la valeur des constructions, l'indemnité allouée à hauteur de la somme de 668 161 euros au titre de la valeur du droit au bail et des indemnités de remploi afférentes.

concernant le principe de l'indemnisation de la valeur des constructions':

L'indemnisation fixée en première instance est incomplète car elle ne comporte que celle du droit au bail et omet l'indemnisation des constructions édifiées sur le terrain. La Cour de cassation a ainsi rappelé le principe du droit des consorts [S] à l'indemnisation de la perte de leurs constructions régulièrement édifiées, nonobstant la clause de nivellement.

Les dispositions relatives à l'expropriation sont applicables pour la fixation de l'indemnisation des parties évincées dans le cadre d'une opération d'expulsion pour démolition après préemption, conformément aux règles développées en matière d'expropriation et applicables à la préemption, celles-ci ouvrent droit à l'indemnisation des constructions.

La Cour de cassation rappelle que la règle selon laquelle l'expropriation ou la préemption emporte résiliation anticipée du bail, laquelle ouvre droit au locataire d'être indemnisé de la valeur des constructions régulièrement édifiées, même en présence d'une clause de nivellement, et de jurisprudence constante, la clause de nivellement permettant au bailleur d'opter pour une démolition des constructions en fin de bail, ne peut jouer lorsque le bail est résilié dans le cadre d'une expropriation.

La clause d'accession est indifférente. La résiliation anticipée du bail, quelle que soit sa nature, du fait de l'expropriation, ne peut priver le locataire de son droit à indemnité pour des constructions dès lors que la clause d'accession prévoyait qu'elle ne jouerait qu'en fin de bail.

La jurisprudence constante retient que l'indemnisation du preneur qui a effectué des constructions est régie par les dispositions de l'article 555 du code civil. (3e Civ., 10 novembre1999, n° 97-21942, BC III n° 211). Celui qui a bâti sur le fonds d'autrui avec son autorisation doit être considéré comme de bonne foi au sens de l'article 555 précité.

concernant la valeur des constructions':

La Ville de [Localité 26] reconnaît l'état général correct des deux immeubles puisqu'elle n'élève aucune objection, si ce n'est les déclarer «'vétustes'».

M. [M], expert judiciaire en estimations immobilières près la cour d'appel de Paris, a évalué dans le cadre de son rapport du 28 avril 2020, les constructions sises [Adresse 7] et [Adresse 9] à la somme de 800 000 euros et le coût en matériaux et main d''uvre des constructions à la somme de 2 160 € x 454 m² = 980 640 euros.

concernant les indemnités accessoires':

Le juge de l'expropriation a retenu des frais de remploi selon un barème progressif de 20 % jusqu'à 5 000 euros, de 15 % de 5 000 à 15 000 euros puis de 10 % au-delà de 15 000 euros. Après application de ce barème à l'indemnité principale à laquelle peuvent prétendre les consorts [S], l'indemnité de remploi atteint donc la somme de 99 064 euros. A titre subsidiaire, si l'indemnité au titre de la perte des constructions devait être limitée à une valorisation par plus-value apportée par les constructions, l'indemnité accessoire serait alors de 81 000 euros.

Par écritures déposées au greffe le 2 novembre 2021 notifiées le lendemain (deux accusés de réception du 6 décembre 2021 ) la Ville de [Localité 26] demande à la cour de':

-Constater que les consorts [S] n'ont pas subi de préjudice direct, matériel et certain, du fait de la perte des immeubles bâtis sur le terrain d'autrui, par la cessation anticipée du bail dont il bénéficiait, pour laquelle ils ont été par ailleurs d'ores et déjà indemnisés.

En conséquence, rejeter toutes leurs demandes, fins et conclusions.

-Condamner les appelants à indemniser la Ville de [Localité 26] à hauteur de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La Ville de [Localité 26] fait valoir que':

Les consorts [S] soutiennent à tort que la Cour de cassation a jugé que « l 'indemnisation fixée en première instance est incomplète car elle ne comporte que celle du droit au bail, et omet l'indemnisation des constructions édifiées sur le terrain ''.

La Cour de cassation qui n'est pas un troisième degré de juridiction et ne peut se substituer au juge du fond dans son appréciation souveraine du préjudice subi, a seulement fait grief à la cour d'appel dans son premier arrêt de ne pas avoir suffisamment motivé la décision rejetant ce chef de préjudice.

Le droit au bail initial comportait une clause d'accession ou de nivellement, prévoyant qu'en fin de bail les constructions seraient acquises au bailleur par voie d'accession ou, à la demande du bailleur et devraient être démolies et enlevées. La simple lecture du contrat suffit à constater que la clause d'accession ou de nivellement n'est pas la conséquence directe du transfert de propriété du bien litigieux au profit de la Ville de [Localité 26] par la voie de la préemption, mais l'application du contrat librement conclu par les consorts [S]';

La jurisprudence citée par les appelants est inopérante.

Sur le quantum, du préjudice supplémentaire prétendument subi, les consorts [S] invoquent un «'rapport d'expertise'» non contradictoire qui fixe celui-ci à 800 000 euros alors qu'ils évaluent leur préjudice à 980 640 euros.

Par écritures déposées au greffe le 16 septembre 2021 notifiées le 20 septembre 2021 (un accusé de réception du 23 septembre 2021) le commissaire du Gouvernement demande à la cour de valider l'indemnité calculée en première instance et confirmée par la cour d'appel en ce qu'il a été fixé une indemnisation pour la somme totale de 668 161 euros.

Le commissaire du Gouvernement propose la capitalisation de dix années de loyer qui représente un dédommagement équitable, fondé sur les éléments objectifs du contrat.

Il soutient que la présente situation juridique, qui présente un caractère exceptionnel, conduit à écarter plusieurs méthodes usuelles d'estimation du bien :

- la méthode par comparaison avec des biens détenus en pleine propriété ;

- la méthode d'estimation par le droit au bail, qui ne correspond pas à la situation juridique puisque le loyer réglé à la Ville est relatif à la location d'un terrain nu ;

- le bien ne peut être assimilé à un fonds de commerce puisqu'il s'agit d'une activité de sous-location.

MOTIVATION

I - Sur l'indemnité due par la Ville de [Localité 26] aux consorts [S]

La cour observe être saisie de la seule question du rejet des demandes des consorts [S] excédant la somme de 668 161 euros accordée par le juge de l'expropriation.

Localisation et descriptif

La description des biens par le premier juge, telle que rappelée ci-après, n'est pas utilement contestée.

Les biens sis, [Adresse 7] et [Adresse 9], sont situés sur la parcelle cadastrée AC [Cadastre 17] qui comprend plusieurs immeubles figurant aux numéros [Adresse 16] à [Adresse 9] de cette même rue.

[Adresse 25] est un axe secondaire situé au Nord Est du [Localité 19] dans le quartier dit du ' [Localité 23]'. La circulation routière est en sens unique et comporte majoritairement des immeubles d'habitation et peu de commerces.

La voie est desservie par la ligne 6 (stations [1] et [2]), la ligne de bus 64 et l'accès routier par les portes de [Localité 27] et [Localité 24]/boulevard périphérique/Autoroutes.

L'ensemble est situé en zone UG, secteur de déficit en logement social et d'incitation à la mixité habitat/emploi.

Les deux bâtiments sont composés d'un étage sur rez-de-chaussée, comprenant des locaux d'activité en rez-de-chaussée et des logements au 1er, le [Adresse 9] comprend un deuxième étage partiel installé en logement et le [Adresse 7] un logement en rez-de-chaussée. Au total, les biens comprennent six logements.

L'ensemble présente un aspect défraîchi mais salubre.

Indemnisation des consorts [S]

Indemnité principale

Aux termes de l'article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, les indemnités allouées couvrent l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation.

Selon l'article L. 314-1 du code de l'urbanisme, la personne publique qui a pris l'initiative de la réalisation de l'une des opérations d'aménagement définies dans le présent livre ou qui bénéficie d'une expropriation est tenue, envers les occupants des immeubles intéressés, aux obligations prévues ci-après. Les occupants, au sens du présent chapitre, comprennent les occupants au sens de l'article L. 521-1 du code de la construction et de l'habitation, ainsi que les preneurs de baux professionnels, commerciaux et ruraux.

L'article L. 314-2, alinéa 1er, du même code ajoute que si les travaux nécessitent l'éviction définitive des occupants, ceux-ci bénéficient des dispositions applicables en matière d'expropriation.

Selon l'article L. 213-10, dans sa version applicable au litige, si l'exécution des travaux l'exige, les preneurs de biens ruraux, les locataires ou occupants de bonne foi de locaux à usage d'habitation ainsi que les locataires de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal situés dans un bien acquis par la voie de la préemption sont tenus d'évaluer tout ou partie de ces locaux ; le nouveau propriétaire du bien est alors tenu aux obligations prévues aux articles L. 314-1 et suivants.

L'article 555 du code civil dispose que lorsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier, le propriétaire du fonds a le droit, sous réserve des dispositions de l'alinéa 4, soit d'en conserver la propriété, soit d'obliger le tiers à les enlever. Si le propriétaire du fonds exige la suppression des constructions, plantations et ouvrages, elle est exécutée aux frais du tiers, sans aucune indemnité pour lui ; le tiers peut, en outre, être condamné à des dommages-intérêts pour le préjudice éventuellement subi par le propriétaire du fonds. Si le propriétaire du fonds préfère conserver la propriété des constructions, plantations et ouvrages, il doit, à son choix, rembourser au tiers, soit une somme égale à celle dont le fonds a augmenté de valeur, soit le coût des matériaux et le prix de la main-d'oeuvre estimés à la date du remboursement, compte tenu de l'état dans lequel se trouvent lesdites constructions, plantations et ouvrages. Si les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers évincé qui n'aurait pas été condamné, en raison de sa bonne foi, à la restitution des fruits, le propriétaire ne pourra exiger la suppression desdits ouvrages, constructions et plantations, mais il aura le choix de rembourser au tiers l'une ou l'autre des sommes visées à l'alinéa précédent.

Il a été jugé, en matière d'expropriation, qu'en cas de résiliation anticipée de son bail du fait d'une expropriation, un locataire a un droit à indemnisation pour les constructions qu'il a régulièrement édifiées sur le terrain loué et dont il était resté propriétaire pendant la durée de la location, la clause d'accession insérée à ce bail aux termes de laquelle le bailleur deviendrait propriétaire desdites constructions ne pouvant jouer qu'à la fin du bail et à défaut de renouvellement (3e Civ., 4 avril 2002, pourvoi n° 01-70.061, Bulletin civil 2002, III, n° 82).

Il résulte de la combinaison des textes susvisés, que la solution précitée doit recevoir application en cas d'éviction définitive des locataires à l'occasion d'une opération d'aménagement après préemption.

En l'espèce, les contrats de location consentis à M. et Mme [S] (pièces n° 4 et n° 23 des consorts [S]) contiennent les clauses suivantes :

article 1er : le preneur s'oblige à 'prendre le terrain loué dans l'état où il se trouve et de le rendre, à la fin du bail, nu et nivelé, libre de toutes constructions, de tous matériaux, décombres et immondices, et de laisser en bon état les murs de clôture, le tout sans aucune indemnité'.

article 9 : '... Les constructions resteront la propriété du preneur et, à la fin du bail, seront acquises au bailler par voie d'accession, ou, à la demande du bailleur, devront être démolies et enlevées par le preneur ainsi qu'il l'a été décidé ci-dessus. Cette clause ne sera applicable qu'au cas où le présent bail ne serait pas renouvelé, soit du fait du preneur, soit du fait du bailleur.'

Les consorts [S] font justement valoir que ces stipulations contractuelles, prévues en fin de bail, n'ont pas vocation à recevoir application puisque l'éviction anticipée des locataires a pour cause la démolition des constructions après une décision de préemption, à une date à laquelle les locataires étaient propriétaires desdites constructions.

Les clauses de nivellement et d'accession n'ont donc pas vocation à s'appliquer.

Les constructions ont été édifiées de bonne foi.

Il découle de l'ensemble de ces motifs que les consorts [S] sont fondés à solliciter une indemnisation comprenant, outre la valeur du droit au bail, celle des constructions édifiées sur les biens préemptés.

Le jugement sera infirmé de ce chef.

Indemnisation au titre du droit au bail

Les consorts [S] sollicitent la confirmation du jugement qui a évalué l'indemnité due au titre du droit au bail à la somme en principal de 606 510 euros correspondant à dix annuités de loyers 'demi-bruts' (60 651 euros (loyers nets annuels perçus) x 10).

M. et Mme [S] payaient à la Ville de [Localité 26], au titre de la location, un loyer annuel de 14 037, 48 euros.

La sous-location des biens générait un revenu de 74 688 euros par an.

Cette indemnisation n'est pas utilement remise en cause par la Ville de [Localité 26].

Le jugement qui a fixé la valeur du droit au bail à la somme de 606 510 euros sera confirmé.

Indemnisation au titre des constructions

La Ville de [Localité 26] ne produit aucun élément de preuve relatif à la valeur des constructions. Elle oppose que les consorts [S] n'ont pas subi de préjudice direct, matériel et certain, du fait de la perte des immeubles bâtis sur le terrain d'autrui, par la cessation anticipée du bail, dont ils bénéficiaient, pour laquelle ils ont d'ores et déjà été indemnisés.

Toutefois, ainsi que jugé précédemment, la résiliation anticipée du bail en raison d'une évacuation définitive du preneur après une décision de préemption, alors que le preneur est propriétaire des constructions justifie un droit à indemnisation au titre desdites constructions sans application des clauses d'accession et de nivellement.

L'évaluation de l'indemnité revenant aux consorts [S], proposée par le commissaire du gouvernement, reposant sur le loyer capitalisé, n'intègre pas la valeur des constructions.

Les biens doivent être estimés à la date de la décision de première instance, soit le 22 septembre 2016.

Les consorts [S] produisent des photographies des constructions (pièces n° 15, 16 et 18) qui confirment l'appréciation du premier juge selon lequel celles-ci ont un aspect défraîchi voire vétuste mais salubre.

Les biens sont situés dans le [Localité 19] à proximité du bois de [Localité 27].

Il n'est pas utilement contesté, d'une part, que les locaux ont toujours été loués sans difficulté, d'autre part, que pour la perception de la contribution de sécurité immobilière prévue à l'article 879 du code général des impôts, les biens objets d'une rectification (bail et constructions) ont été évalués par le notaire à la somme de 850 000 euros en 2013.

Les consorts [S] produisent en outre le rapport d'expertise établi par M. [M] qui a évalué les biens à la date du 22 septembre 2016.

Il évalue le coût de la construction seule à 800 000 euros soit 2 600 000 euros (valeur totale des biens) - 1 800 000 euros (valeur du terrain par compte à rebours).

Pour estimer la valeur du bâtiment, supposé libre et en pleine propriété, M. [M] cite, s'agissant des logements, trois références de ventes à proximité :

- [Adresse 11], le 2/06/2015 appartement de 75 m², prix : 698 000 euros, soit 9 307 euros/m² avec un parking ;

- [Adresse 8], en avril 2015 un appartement avec parking de 75 m² 735 000 euros, soit 9 800 euros/m² ;

- [Adresse 12] en juin 2015 un appartement de 93 m² pour 750 000 euros soit 8 064 euros/m².

Il retient pour les logements une valeur de 8 500 euros par m², pour les bureaux et réserves une valeur de 7 000 euros par m² et pour les bâtiments sur cour une valeur de 1 700 euros par m².

Les descriptions des biens et photographies produites, par l'expert et par les consorts [S] mettent toutefois en exergue des bâtiments dont l'état est variable. Au [Adresse 7], le bâtiment sur cour est vétuste, l'appartement T2 du deuxième étage porte droite est en assez bon état d'entretien, l'appartement T2 du deuxième étage porte gauche est en état d'entretien correct et le T1 bis du premier étage est en mauvais état d'entretien. L'appartement du rez-de-chaussée est en très mauvais état d'entretien. Au [Adresse 9], le bâtiment sur cour (construction légère non fermée), est en état médiocre, l'appartement du 2ème étage est en bon état, les bureaux du premier étage sont en état moyen et les réserves du rez-de-chaussée en état d'usage médiocre.

Par ailleurs les biens en cause ont une superficie importante et sont d'usage mixte.

Il résulte du rapprochement de l'ensemble des pièces et éléments de preuve produits par les consorts [S] (expertise, photographies, évaluation non utilement contestée des biens en 2013) que :

- la valeur des biens à la date du jugement doit être fixée à 7 500 euros par m² pour les surfaces à usage d'habitation (199 m²), 5 500 euros par m² pour les bureaux et réserves (90 m²) et 1 500 euros par m² pour les bâtiments sur cour (165 m²), soit au total 2 235 000 (1 492 500 + 495 000 + 247 500) ;

- la valeur du terrain, telle que proposée par M. [M] à 1 800 000 euros, sera retenue ;

L'indemnité revenant aux consorts [S] au titre des constructions sera, en conséquence, fixée à la somme de 435 000 euros (2 235 000 - 1 800 000 euros).

En conclusion, l'indemnité principale revenant aux consorts [S] s'élève à 1 041 510 euros (606 510 + 435 000 euros).

Indemnité de remploi

Celle-ci sera fixée selon le barème suivant :

- 20 % entre 0 et 5 000 euros : 1 000 euros

- 15 % entre 5001 et 15 000 euros : 1 500 euros

- 10 % pour le surplus (1 041 510 - 15 000) = 102 651 euros

soit un total de 105 151 euros.

L'indemnité totale est donc de 1 146 661 euros (1 041 510 + 105 151).

Le jugement sera infirmé.

II - Sur les frais du procès

Le sens de l'arrêt conduit à confirmer les dispositions du jugement relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile.

La Ville de [Localité 26], partie perdante, supportera les dépens de l'appel, étant observé que les frais d'expertise de M. [M] ne sont pas compris dans ces dépens.

La demande de la Ville de [Localité 26] fondée sur l'article 700 du code de procédure civile sera rejetée.

La Ville de [Localité 26] sera condamnée à verser la somme de 6 000 euros aux consorts [S] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Statuant dans les limites de sa saisine,

Infirme le jugement mais seulement en ce qu'il fixe à la somme de 668 161 euros l'indemnité due par la Ville de [Localité 26] à M. et Mme [Z] [S] au titre de leur éviction ;

Statuant à nouveau :

Fixe à la somme totale de 1 146 661 euros l'indemnité d'éviction due par la Ville de [Localité 26] aux consorts [S] se décomposant comme suit :

- au titre du droit au bail : 606 510 euros

- au titre des constructions : 435 000 euros

- au titre de l'indemnité de remploi :105 151 euros

Y ajoutant :

Condamne la Ville de [Localité 26] aux dépens d'appel ;

Condamne la Ville de [Localité 26] à payer aux consorts [S] la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rejette la demande de la Ville de [Localité 26] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

LE GREFFIERLE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 7
Numéro d'arrêt : 21/06285
Date de la décision : 30/06/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-06-30;21.06285 ?
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