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30/06/2022 | FRANCE | N°21/06263

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 7, 30 juin 2022, 21/06263


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Au nom du Peuple français



COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 7



ARRÊT DU 30 Juin 2022

(n° 64 , 11 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/06263 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDNOE



Décision déférée à la Cour : saisine sur renvoi après cassation partielle de l'arrêt du 04 Mars 2021 (pourvoi n° C 19-25.148) de la Cour de cassation cassant l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 03 Octobre 2019 (RG n°17/02133) suite au jugement rendu le 22 Septembre 2016 (RG

n°16/00191 et 16/00192) par la chambre de l'expropriation du Tribunal de grande instance de Paris





APPELANT

Monsieur [S] [D]

[Ad...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Au nom du Peuple français

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 7

ARRÊT DU 30 Juin 2022

(n° 64 , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/06263 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDNOE

Décision déférée à la Cour : saisine sur renvoi après cassation partielle de l'arrêt du 04 Mars 2021 (pourvoi n° C 19-25.148) de la Cour de cassation cassant l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 03 Octobre 2019 (RG n°17/02133) suite au jugement rendu le 22 Septembre 2016 (RG n°16/00191 et 16/00192) par la chambre de l'expropriation du Tribunal de grande instance de Paris

APPELANT

Monsieur [S] [D]

[Adresse 9]

[Localité 1]

représenté par Me Isabelle MOREAU de la SELAS HEMERA, avocat au barreau de PARIS, toque : C2238

INTIMÉES

DIRECTION RÉGIONALE DES FINANCES PUBLIQUES D'ILE DE FRANCE ET DU DÉPARTEMENT DE PARIS

Service local du domaine de [Localité 8]

[Adresse 2]

[Localité 8]

représentée par M. [L] en vertu d'un pouvoir général

Commune VILLE DE [Localité 8]

[Adresse 4]

[Localité 8]/France

représentée par Me Stéphane DESFORGES de la SELARL LE SOURD DESFORGES, avocat au barreau de PARIS, toque : K0131

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 31 mars 2022, en audience publique, devant la Cour composée de :

Valérie GEORGET, Conseillère chargée du rapport exerçant les fonctions de Présidente,

Marie MONGIN, Conseillère,

Monique CHAULET, Conseillère,

qui en ont délibéré.

Greffier : Marthe CRAVIARI, lors des débats

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour prévue le 16 juin 2022 prorogée au 30 juin 2022, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Valérie GEORGET, Conseillère faisant fonction de présidente et par Marthe CRAVIARI, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

La Ville de [Localité 8] a acquis par voie de préemption et par acte notarié du 12 septembre 1990 les immeubles situés 6, 8, 10, 12, 14 et 16 [Adresse 12] à [Localité 11], dans la perspective de la mise en 'uvre d'une politique locale de l'habitat.

Au 10 [Adresse 12], M. [S] [D] est locataire d'un terrain aux termes d'un renouvellement de bail consenti par l'ancienne propriétaire à compter du 1er janvier 1989. Il a édifié des constructions en vue de leur sous-location.

Faute d'accord sur l'indemnisation d'éviction revenant à M. [D], la Ville de [Localité 8], par mémoire enregistré au greffe le 29 décembre 2015, a saisi le juge de l'expropriation de Paris.

Après transport sur les lieux le 6 avril 2016, par jugement du 22 septembre 2016, celui-ci a :

- déclaré l'exception d'incompétence irrecevable ;

- dit n'y avoir lieu à surseoir à statuer ;

- fixé à la date du jugement l'indemnité due par la Ville de [Localité 8] à M. [D] à la somme de 146 500 euros se décomposant comme suit :

- 132 270 euros au titre de l'indemnité principale ;

[13 227 euros de loyers 'demi-bruts' x 10 annuités]

- 14 227 euros au titre du remploi ;

- débouté M. [D] de toutes ses autres demandes ;

- condamné la Ville de [Localité 8] à verser à M. [D] la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés non compris dans les dépens ;

- condamné la Ville de [Localité 8] aux dépens ;

M. [D] a interjeté appel de cette décision le 27 janvier 2017.

Une procédure d'expulsion a, parallèlement, été engagée par la Ville de [Localité 8]. Cette expulsion a été ordonnée par jugement du juge de l'expropriation de Paris en date du 31 mai 2018.

Par un arrêt du 21 février 2019, la cour d'appel de Paris a :

- débouté M. [D] et ses locataires, la société A & MB et les époux [W] de leur demande de jonction de la procédure enrôlée sous le numéro 17/02133 avec la procédure enrôlée sous le numéro 18/14597 (procédure d'expulsion) ;

- sursis à statuer sur les prétentions et moyens des parties ;

- renvoyé l'examen de l'affaire à l'audience collégiale du 18 avril 2019.

Par arrêt du 3 octobre 2019, la cour d'appel de Paris a :

- déclaré recevables les conclusions et pièces des parties,

- confirmé le jugement entrepris,

Y ajoutant :

- condamné M. [D] à payer à la société A & MB et M. et Mme [W] au titre de l'indemnité d'éviction la somme de 117 406 euros se décomposant comme suit :

85 000 (indemnité principale) + 5750 (indemnité de remploi) + 7700 (indemnité de déménagement) + 12 556 (indemnité pour trouble commercial) + 3000 indemnité pour changement d'adresse) + 1700 (indemnité pour double loyer).

-condamné la Ville de [Localité 8] à garantir M. [D] du montant de l'éviction due à la société A & MB et à M. et Mme [W] en sus de l'indemnité revenant directement à M. [D] ;

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

- débouté M. [D] et la Ville de [Localité 8] de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné M. [D] et la Ville de [Localité 8] ensemble à payer la somme de 3000 euros à la société A & MB et M. et Mme [W] au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamne M. [D] aux dépens.

M. [D] a formé un pourvoi contre cet arrêt.

Par arrêt du 4 mars 2021 (3e Civ., 4 mars 2021, pourvoi n° 19-25.148), la Cour de cassation a :

- constaté la déchéance du pourvoi n° B 19-25.147 en tant qu'il est dirigé contre l'arrêt rendu le 21 février 2019 ;

- cassé et annulé, mais seulement :

- d'une part, en ce qu'il limite l'indemnité due par la Ville de [Localité 8] à M. [D] au titre de son éviction à la somme de 146 500 euros ;

- d'autre part, en ce qu'il condamne M. [D] à payer à la société A & MB et M. et Mme [W] la somme de 117 406 euros au titre de l'indemnité d'éviction et condamne la Ville de [Localité 8] à garantir M. [D] de cette condamnation, l'arrêt rendu le 3 octobre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris.

- dit n'y avoir lieu à renvoi du chef de la condamnation prononcée au profit de la société A & MB et M. et Mme [W] ;

- condamné la Ville de [Localité 8] à payer à la société A & MB et M. et Mme [W] la somme de 117 406 euros à titre d'indemnité d'éviction ;

- remis, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt sur le montant de l'indemnité d'éviction due à M. [D] par la Ville de [Localité 8] et les a renvoyées devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;

- mis hors de cause la société A & MB et M. et Mme [W] ;

- condamné la Ville de [Localité 8] aux dépens ;

- en application de l'article 700 du code de procédure civile, rejeté les demandes formées par la Ville de [Localité 8] et par la société A & MB et M. et Mme [W] et condamné la Ville de [Localité 8] à payer à M. [D] la somme de 3 000 euros.

Sur la question de l'indemnité due par la Ville de [Localité 8] à M. [D] au titre de son éviction, la Cour de cassation a jugé que la cour d'appel n'avait pas satisfait aux exigences de l'article 455 du code de procédure civile dès lors qu'elle n'avait pas répondu aux conclusions de M. [D] qui soutenait, en invoquant les articles L. 213-10 et L. 314-2 du code de l'urbanisme, que la règle selon laquelle, même en présence d'une clause de nivellement, la résiliation anticipée du bail du fait d'une expropriation ne pouvait priver le locataire d'un terrain de son droit à indemnité pour les constructions régulièrement édifiées, était également applicable à la résiliation anticipée du bail par une personne publique exécutant des travaux dans un bien acquis par voie de préemption.

Par déclaration de saisine du 7 avril 2021, reçu au greffe le jour même, la cour d'appel a été saisie pour renvoi après cassation par M. [D].

EXPOSE DES PRÉTENTIONS ET MOYENS

Par ses écritures déposées au greffe le 4 juin 2021 notifiées le 8 juin 2021 (2 accusés réception des 10 et 11 juin 2021 ) M. [D] demande à la cour de :

-le recevoir en ses écritures, fins et conclusions et, en conséquence :

- infirmer le jugement rendu le 22 septembre 2016 par le juge de l'expropriation du tribunal de grande instance de Paris en ce qu'il a limité l'indemnité due par la Ville de [Localité 8] au titre de son éviction des locaux exploités par lui dans l'immeuble sis 10 [Adresse 12] à [Localité 11] arrondissement à la somme de 146 500 euros, sans tenir compte de l'indemnisation de la perte de la construction édifiée sur le terrain loué ;

Et, statuant à nouveau :

- condamner la Ville de [Localité 8] à l'indemniser au titre de la valeur de sa construction, par le versement d'une indemnité principale de 500 000 euros sur la base de la plus-value apportée par la construction, ainsi que d'une indemnité accessoire de 51 000 euros, soit une indemnité totale de 146 500 euros (valeur du droit au bail) + 551 000 euros (valeur de la construction) = 697 500 euros ;

- à titre subsidiaire, condamner la Ville de [Localité 8] à l'indemniser au titre de la valeur de la construction, par le versement d'une indemnité principale de 447 120 euros sur la base du coût de construction, ainsi qu'une indemnité accessoire de 45 712 euros, soit une indemnité totale de 146 500 euros (valeur du droit au bail) + 492 832 euros (valeur de la construction) = 639 332 euros ;

- plus subsidiairement, pour le cas où la cour estimerait que la valeur de la construction présente une difficulté particulière d'évaluation qui n'aurait pas été analysée par M. [J], expert près la cour d'appel de Paris, ordonner, aux frais de la Ville de [Localité 8], une expertise et commettre pour y procéder l'expert qu'il lui plaira avec mission classique de déterminer l'indemnisation supplémentaire à revenir à M. [D] au titre de la valeur de la construction lui appartenant ;

- condamner la Ville de [Localité 8] à verser à M. [D] la somme de 70 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens incluant les frais d'expertise qui pourront directement être recouvrés par application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

A l'appui de ses prétentions, M. [D] fait valoir que :

- Concernant le principe de l'indemnisation de la valeur du droit au bail :

La Cour de cassation a validé cette indemnisation, cassant l'arrêt rendu uniquement au motif que cette indemnisation est insuffisante pour ne pas tenir compte de la valeur des constructions, l'indemnité allouée à hauteur de la somme de 146 500 euros au titre de la valeur du droit au bail et des indemnités de remploi afférentes, sera confirmée à l'instar de l'arrêt en date du 3 octobre 2019 et majorée de l'indemnité à fixer pour la valeur des constructions et des indemnités de remploi afférentes.

- Concernant le principe de l'indemnisation de la valeur des constructions :

Les dispositions relatives à l'expropriation sont applicables pour la fixation de l'indemnisation des parties évincées dans le cadre d'une opération d'expulsion pour démolition après préemption, conformément aux règles développées en matière d'expropriation et applicables à la préemption, celles-ci ouvrent droit à l'indemnisation des constructions.

- Sur l'indifférence de la clause de nivellement :

La Cour de cassation rappelle que la règle selon laquelle l'expropriation ou la préemption emporte résiliation anticipée du bail, laquelle ouvre droit au locataire d'être indemnisé de la valeur des constructions régulièrement édifiées, même en présence d'une clause de nivellement, et de jurisprudence constante, la clause de nivellement permettant au bailleur d'opter pour une démolition des constructions en fin de bail, ne peut jouer lorsque le bail est résilié dans le cadre d'une expropriation ; la clause de nivellement figurant dans les contrats de location des terrains - au demeurant non mise en 'uvre - n'étant applicable qu'en fin de bail et à défaut de renouvellement, elle n'est pas applicable dans le cas présent de leur résiliation anticipée par les opérations de démolition après préemption.

- Sur l'indifférence de la clause d'accession :

La résiliation anticipée du bail, quelle que soit sa nature, du fait de l'expropriation, ne peut priver le locataire de son droit à indemnité pour des constructions, dès lors que la clause d'accession prévoyait qu'elle ne jouerait qu'en fin de bail, nonobstant la clause d'accession laquelle n'est applicable qu'en fin de bail et à défaut de renouvellement et non dans le cas présent de résiliation anticipée par les opérations de démolition après préemption, M. [D] doit être indemnisé de la valeur des constructions leur appartenant, dont ils sont évincés.

- Sur le caractère régulièrement édifié des constructions de M. [D] :

La jurisprudence constante retient que l'indemnisation du preneur qui a effectué des constructions est régie par les dispositions de l'article 555 du code civil. (Cass. 3° civ., 10.11.1999, n°97-21942, BC Ill n°211).

Selon la jurisprudence établie, celui qui a bâti sur le fonds d'autrui avec l'autorisation de ce dernier doit être considéré comme de bonne foi au sens de l'article 555 alinéa 4.

M. [D] a droit à être indemnisé de la valeur des constructions régulièrement édifiées lui appartenant.

- Concernant la valeur des constructions dont est évincé M. [D] :

Le bien se trouve être bien desservi, dans un quartier résidentiel, les photos justifient du parfait entretien des lieux qui a pu être constaté lors de la visite du 6 avril 2016 de M. le juge de l'expropriation, bien qu'aucun procès-verbal de transport n'ait été diffusé aux parties (pièce n°21).

Se fondant sur les articles L. 322-2 alinéa 1er du code l'expropriation et 555 du code civil, M. [J], expert judiciaire en estimations immobilières près la cour d'appel de Paris, a évalué dans le cadre de son rapport du 28 avril 2020, la construction sise 10 [Adresse 12] à la somme de 500 000 euros, pour ce faire, il a procédé à son évaluation à la date du 22 septembre 2016.

Le coût en matériaux et main d''uvre de la construction sise 10, [Adresse 12], s'élève à la somme de 2 160 euros x 207 m² = 447 120 euros.

A titre subsidiaire, une expertise pourrait être ordonnée.

- Concernant les indemnités accessoires :

Le juge de l'expropriation a retenu des frais de remploi selon un barème progressif de 20 % jusqu'à 5 000 €, de 15 % de 5 000 à 15 000 €, puis de 10 % au-delà de 15 000 €. Après application de ce barème à l'indemnité principale à laquelle peut prétendre M. [D], l'indemnité de remploi atteint donc la somme de 51 000 euros. A titre subsidiaire, si l'indemnité au titre de la perte des constructions devait être limitée à une valorisation par plus-value apportée par les constructions, l'indemnité accessoire serait alors de 45 712 euros.

Par ses écritures déposées au greffe le 2 novembre 2021 notifiées le lendemain, la Ville de [Localité 8] demande à la cour de :

- constater que M. [D] n'a pas subi de préjudice direct, matériel et certain, du fait de la perte des immeubles bâtis sur le terrain d'autrui, par la cessation anticipée du bail dont il bénéficiait, pour laquelle il a été par ailleurs d'ores et déjà indemnisé ;

- en conséquence, rejeter toutes ses demandes, fins et conclusions ;

- condamner 'les appelants' à indemniser la Ville de [Localité 8] à hauteur de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La Ville de [Localité 8] fait valoir que :

M. [D] soutient à tort que la Cour de cassation a jugé que « l 'indemnisation fixée en première instance est incomplète car elle ne comporte que celle du droit au bail, et omet l'indemnisation des constructions édifiées sur le terrain ''.

La Cour de cassation, qui n'est pas un troisième degré de juridiction et ne peut se substituer au juge du fond dans son appréciation souveraine du préjudice subi, a seulement fait grief à la cour d'appel de ne pas avoir suffisamment motivé la décision rejetant ce chef de préjudice.

Le droit au bail initial comportait une clause d'accession ou de nivellement, prévoyant qu'en fin de bail les constructions seraient acquises au bailleur par voie d'accession ou, à la demande du bailleur et devraient être démolies et enlevées. La simple lecture du contrat suffit à constater que la clause d'accession ou de nivellement n'est pas la conséquence directe du transfert de propriété du bien litigieux au profit de la Ville de [Localité 8] par la voie de la préemption, mais l'application du contrat librement conclu par M. [D].

La jurisprudence citée par les appelants est inopérante.

M. [D] ne peut bénéficier d'une double indemnisation.

Sur le quantum du préjudice supplémentaire prétendument subi, M. [D] invoque un «'rapport d'expertise'» non contradictoire qui fixe celui-ci à 500 000 euros ce qui ne l'empêche pas de solliciter une somme inférieure de 447 120 euros.

Par ses écritures déposées au greffe le 16 septembre 2021 notifiées le 20 septembre 2021 (1 AR du 23 septembre) le commissaire du Gouvernement demande à la cour de valider l'indemnité calculée en première instance et confirmée par la cour d'appel en ce qu'il a été fixé une indemnisation pour la somme totale de 146 500 euros.

Le commissaire du Gouvernement observe que :

- M. [D] ne pourrait pas percevoir un loyer annuel de 19 512 euros s'il ne versait pas lui-même à la Ville un loyer annuel de 6 285, 56 euros ;

- La capitalisation de ce loyer sur dix annuités aboutit à une indemnité principale de 132 270 euros. Cette capitalisation constitue une réparation équitable du préjudice subi ;

- La capitalisation de dix années de loyer représente un dédommagement équitable, fondée sur les éléments objectifs du contrat. Cette méthode permet ainsi d'allouer une indemnisation intégrale du préjudice subi tout en respectant les conditions de l'article L. 321-1 du code de l'expropriation visant à réparer « un préjudice direct, matériel et certain ''. L'application d'un abattement de 25% pour précarité n'a pas de justification en l'espèce puisque l'estimation n'est pas réalisée par référence avec des biens moins précaires.

MOTIVATION

I - Sur l'indemnité due par la Ville de [Localité 8] à M. [D]

La cour observe être saisie de la seule question du rejet des demandes de M. [D] excédant la somme de 146 500 euros accordée par le juge de l'expropriation.

Localisation et descriptif

La description du bien par le premier juge, telle que rappelée ci-après, n'est pas utilement contestée.

Le bien sis, 10 [Adresse 12], est situé sur la parcelle cadastrée AC [Cadastre 7] qui comprend plusieurs immeubles.

La rue [Adresse 12] est un axe secondaire situé au Nord Est du XIIème arrondissement dans le quartier dit du '[Adresse 10]. La circulation routière est en sens unique et comporte majoritairement des immeubles d'habitation et peu de commerces.

La voie est desservie par la ligne 6 (stations 'Bel Air' et 'Picpus'), la ligne de bus 64 et l'accès routier par les portes de Vincennes et Dorée/boulevard périphérique/Autoroutes.

L'ensemble est situé en zone UG, secteur de déficit en logement social et d'incitation à la mixité habitat/emploi.

Le bâtiment est composé d'un étage sur rez-de-chaussée, comprenant des locaux d'activité en rez-de-chaussée et un logement au premier étage.

Indemnisation de M. [D]

Indemnité principale

Aux termes de l'article L. 321-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, les indemnités allouées couvrent l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation.

Selon l'article L. 314-1 du code de l'urbanisme, la personne publique qui a pris l'initiative de la réalisation de l'une des opérations d'aménagement définies dans le présent livre ou qui bénéficie d'une expropriation est tenue, envers les occupants des immeubles intéressés, aux obligations prévues ci-après. Les occupants, au sens du présent chapitre, comprennent les occupants au sens de l'article L. 521-1 du code de la construction et de l'habitation, ainsi que les preneurs de baux professionnels, commerciaux et ruraux.

L'article L. 314-2, alinéa 1er, du même code ajoute que si les travaux nécessitent l'éviction définitive des occupants, ceux-ci bénéficient des dispositions applicables en matière d'expropriation.

Selon l'article L. 213-10, dans sa version applicable au litige, si l'exécution des travaux l'exige, les preneurs de biens ruraux, les locataires ou occupants de bonne foi de locaux à usage d'habitation ainsi que les locataires de locaux à usage commercial, industriel ou artisanal situés dans un bien acquis par la voie de la préemption sont tenus d'évaluer tout ou partie de ces locaux ; le nouveau propriétaire du bien est alors tenu aux obligations prévues aux articles L. 314-1 et suivants.

L'article 555 du code civil dispose que lorsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier, le propriétaire du fonds a le droit, sous réserve des dispositions de l'alinéa 4, soit d'en conserver la propriété, soit d'obliger le tiers à les enlever. Si le propriétaire du fonds exige la suppression des constructions, plantations et ouvrages, elle est exécutée aux frais du tiers, sans aucune indemnité pour lui ; le tiers peut, en outre, être condamné à des dommages-intérêts pour le préjudice éventuellement subi par le propriétaire du fonds. Si le propriétaire du fonds préfère conserver la propriété des constructions, plantations et ouvrages, il doit, à son choix, rembourser au tiers, soit une somme égale à celle dont le fonds a augmenté de valeur, soit le coût des matériaux et le prix de la main-d'oeuvre estimés à la date du remboursement, compte tenu de l'état dans lequel se trouvent lesdites constructions, plantations et ouvrages. Si les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers évincé qui n'aurait pas été condamné, en raison de sa bonne foi, à la restitution des fruits, le propriétaire ne pourra exiger la suppression desdits ouvrages, constructions et plantations, mais il aura le choix de rembourser au tiers l'une ou l'autre des sommes visées à l'alinéa précédent.

Enfin, il a été jugé, en matière d'expropriation, qu'en cas de résiliation anticipée de son bail du fait d'une expropriation, un locataire a un droit à indemnisation pour les constructions qu'il a régulièrement édifiées sur le terrain loué et dont il était resté propriétaire pendant la durée de la location, la clause d'accession insérée à ce bail aux termes de laquelle le bailleur deviendrait propriétaire desdites constructions ne pouvant jouer qu'à la fin du bail et à défaut de renouvellement (3e Civ., 4 avril 2002, pourvoi n° 01-70.061, Bulletin civil 2002, III, n° 82).

Il résulte de la combinaison des textes susvisés, que la solution précitée doit recevoir application en cas d'éviction définitive des locataires à l'occasion d'une opération d'aménagement après préemption.

En l'espèce, le contrat de location consenti à M. [D] (pièce n° 4 de M. [D]) contient la clause suivante :

Les constructions resteront la propriété du preneur qui, à la fin du bail resteront acquises au bailleur par voie d'accession ou à sa demande, le preneur devra les démolir et les enlever, ainsi qu'il a été dit ci-dessus, sauf en cas de renouvellement de bail.

M. [D] fait justement valoir que ces stipulations contractuelles, prévues en fin de bail, n'ont pas vocation à recevoir application puisque l'éviction anticipée du locataire a pour cause la démolition de la construction après une décision de préemption, à une date à laquelle le locataire était propriétaire de cette construction.

La clause de nivellement ou d'accession n'a donc pas vocation à s'appliquer.

La construction a été édifiée de bonne foi.

Il découle de l'ensemble de ces motifs que M. [D] est fondé à solliciter une indemnisation comprenant, outre la valeur du droit au bail, celle de la construction édifiée sur le bien préempté.

Le jugement sera infirmé de ce chef.

Indemnisation au titre du droit au bail

M. [D] sollicite la confirmation du jugement qui a évalué l'indemnité due au titre du droit au bail à la somme en principal de 132 270 euros correspondant à dix annuités de loyers 'demi-bruts' (13 227 euros (loyers nets annuels perçus) x 10).

M. [D] payait, au titre de la location, un loyer annuel de 6 285, 56 euros.

La sous-location des biens générait un revenu de 19 512 euros par an.

Cette indemnisation n'est pas utilement remise en cause par la Ville de [Localité 8].

Le jugement qui a fixé la valeur du droit au bail à la somme de 132 270 euros sera confirmé.

Indemnisation au titre des constructions

La Ville de [Localité 8] ne produit aucun élément de preuve relatif à la valeur de la construction. Elle oppose que M. [D] n'a pas subi de préjudice direct, matériel et certain, du fait de la perte de l'immeuble bâti sur le terrain d'autrui, par la cessation anticipée du bail, dont il bénéficiait, pour laquelle il a d'ores et déjà été indemnisé.

Toutefois, ainsi que jugé précédemment, la résiliation anticipée du bail en raison d'une évacuation définitive du preneur après une décision de préemption, alors que le preneur est propriétaire des constructions justifie un droit à indemnisation au titre desdites constructions sans application des clauses d'accession et de nivellement.

L'évaluation de l'indemnité revenant à M. [D], proposée par le commissaire du gouvernement, reposant sur le loyer capitalisé, n'intègre pas la valeur de la construction.

Le bien doit être estimé à la date de la décision de première instance, soit le 22 septembre 2016.

Le bien est situé dans [Localité 11] à proximité du bois de [Localité 13].

M. [D] produit des photographies de son bien (pièce n°21) ainsi qu'un plan.

L'extérieur a un aspect défraîchi et vétuste.

Le rez-de-chaussée est composé d'une entrée, de deux bureaux, d'un espace sous verrière, d'un coin cuisine, d'une buanderie, de sanitaires et d'une chambre.

L'étage est composé de trois chambres, d'un salon avec coin-cuisine et d'une salle de bains avec sanitaires.

Les locaux sont en bon état général.

La surface totale est de 207 m².

M. [D] produit des fiches Patrim (pièce n°20) qui ne sont pas commentées par la Ville de [Localité 8]. Deux d'entre-elles concernent des ventes antérieures au 22 septembre 2016 et des biens situés [Localité 11] :

- [Adresse 6] ; 108 m² ; prix au m² : 3 205, 14 euros

- [Adresse 5] ; 348 m² (habitation) : prix au m² : 3 575, 78 euros

M. [D] produit, en outre, le rapport d'expertise établi par M. [J] qui a évalué les biens à la date du 22 septembre 2016.

Il évalue le coût de la construction seule à 500 000 euros soit 1 700 000 euros (valeur totale des biens) - 1 200 000 euros (valeur du terrain par compte à rebours).

Pour estimer la valeur du bâtiment, supposé libre et en pleine propriété, M. [J] cite trois références de ventes à proximité :

- 28 [Adresse 12], le 2/06/2015 appartement de 75 m², prix : 698 000 euros, soit 9 307 euros/m² avec un parking ;

- 15 [Adresse 12], en avril 2015 un appartement avec parking de 75 m² 735 000 euros, soit 9 800 euros/m² ;

- [Adresse 3] en juin 2015 un appartement de 93 m² pour 750 000 euros soit 8 064 euros/m².

Il retient pour la construction une valeur de 8 500 euros/m².

Les plans, descriptions des biens et photographies produites par l'expert et par M. [D] mettent toutefois en exergue des bâtiments dont l'aspect extérieur est vétuste.

La superficie importante des lieux et la mixité de leur destination (bureaux/habitation) doit également être soulignée.

En revanche, à l'intérieur, les locaux sont en bon état, s'agissant en particulier de l'appartement à l'étage.

Il résulte du rapprochement de l'ensemble des pièces et éléments de preuve produits par M. [D] que :

- il convient de distinguer la valeur de l'étage (à usage exclusif d'habitation) de celle du rez-de-chaussée (à usage principal de bureau) ;

- la valeur du bien à la date du jugement doit être fixée à 8 000 euros par m² pour l'étage (soit 856 000 euros) et 6 000 euros par m² pour le rez-de-chaussée (soit 600 000 euros), soit au total : 1 456 000 euros ;

- la valeur du terrain proposée par M. [J] à 1 200 000 euros sera retenue.

L'indemnité revenant à M. [D] au titre de la construction sera, en conséquence, fixée à la somme de 256 000 euros (1 456 000 - 1 200 000).

En conclusion, l'indemnité principale revenant à M. [D] s'élève à 388 270 euros (132 270 + 256 000).

Indemnité de remploi

Celle-ci sera fixée selon le barème suivant :

- 20 % entre 0 et 5 000 euros : 1 000 euros

- 15 % entre 5001 et 15 000 euros : 1 500 euros

- 10 % pour le surplus (388 270 - 15 000) = 37 327 euros

soit un total de 39 827 euros.

L'indemnité totale est donc de 428 097 euros (388 270 + 39 827 ).

Le jugement sera infirmé.

II - Sur les frais du procès

Le sens de l'arrêt conduit à confirmer les dispositions du jugement relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile.

La Ville de [Localité 8], partie perdante, supportera les dépens de l'appel, étant observé que les frais d'expertise de M. [J] ne sont pas compris dans ces dépens.

La demande de la Ville de [Localité 8] fondée sur l'article 700 du code de procédure civile sera rejetée.

La Ville de [Localité 8] sera condamnée à verser la somme de 6 000 euros à M. [D] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Statuant dans les limites de sa saisine,

Infirme le jugement mais seulement en ce qu'il fixe à la somme de 146 500 euros l'indemnité due par la Ville de [Localité 8] à M. [D] au titre de son éviction ;

Statuant à nouveau

Fixe à la somme totale de 428 097 euros l'indemnité d'éviction due par la Ville de [Localité 8] à M. [D] se décomposant comme suit :

- au titre du droit au bail : 132 270 euros

- au titre de la construction : 256 000 euros

- au titre de l'indemnité de remploi : 39 827 euros

Y ajoutant

Condamne la Ville de [Localité 8] aux dépens d'appel ;

Condamne la Ville de [Localité 8] à payer à M. [D] la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rejette la demande de la Ville de [Localité 8] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

LE GREFFIERLE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 7
Numéro d'arrêt : 21/06263
Date de la décision : 30/06/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-06-30;21.06263 ?
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