Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE
délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 4 - Chambre 13
ARRÊT DU 28 JUIN 2022
(no , pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : No RG 19/06954 - No Portalis 35L7-V-B7D-B7UC6
Décision déférée à la Cour : Jugement du 06 mars 2019 - Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG no 18/03782
APPELANT
Monsieur [C] [F]
[Adresse 2]
[Localité 6]
Représenté et assisté de Me Pascale BILLING, avocat au barreau de PARIS, toque : E0834
INTIMÉS
Monsieur [K] [I]
[Adresse 4]
[Localité 6]
et
SCP [I] - VIDALENC et ASSOCIÉS
[Adresse 4]
[Localité 6]
Représentés et assistés de Me Barthélemy LACAN, avocat au barreau de PARIS, toque : E0435
PARTIES INTERVENANTES VOLONTAIRES
MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES
[Adresse 1]
[Localité 5]
MMA IARD SA
[Adresse 1]
[Localité 5]
Représentés et assistés de Me Barthélemy LACAN, avocat au barreau de PARIS, toque : E0435
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été appelée le 19 avril 2022, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Estelle MOREAU, chargée du rapport.
Ce magistrat a rendu compte de l'affaire dans le délibéré de la Cour, composée de:
Mme Nicole COCHET, Première présidente de chambre
Mme Marie-Françoise D'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre
Mme Estelle MOREAU, Conseillère
Greffière lors des débats : Mme Séphora LOUIS-FERDINAND
ARRÊT :
- Contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Mme Marie-Françoise D'ARDAILHON MIRAMON, Présidente, pour Mme Nicole COCHET, première présidente empêchée, et par Sarah-Lisa GILBERT, Greffière, présente lors de la mise à disposition.
* * * * *
M. [C] [F] et Mme [B] se sont mariés le [Date mariage 3] 1988 sous le régime de la séparation des biens.
Par acte reçu le 5 novembre 2013 par M. [K] [I], notaire exerçant au sein de la Scp [I]-Vidalenc et associés (ci-après, la Scp), signé par Mme [B] à titre personnel et en qualité de représentant de M.[F] lui ayant donné une procuration, une promesse de vente d'un bien immobilier situé [Adresse 7] a été consentie aux époux [F] au prix de 1100 000 euros. Par acte du 9 décembre 2013, M. [F] a déclaré substituer son épouse dans tous les droits lui profitant résultant de la promesse de vente. La vente a été réalisée au seul bénéfice de Mme [B].
C'est dans ces circonstances que M. [F], indiquant avoir découvert avoir été privé de tous droits sur le bien immobilier à l'occasion de sa procédure de divorce, a asssigné M. [I] et la Scp devant le tribunal de grande instance de Paris en responsabilité civile professionnelle pour manquement du notaire à son devoir de conseil.
Par jugement du 6 mars 2019, le tribunal a :
- débouté M. [F] de ses demandes,
- condamné M. [F] à verser à M. [I] et la Scp Uguen-Vidalenc et associés la somme de 3 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné M. [F] aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire.
Par déclaration du 29 mars 2019, M. [F] a interjeté appel de ce jugement.
Dans ses dernières conclusions notifiées et déposées le 28 février 2020, M. [C] [F] demande à la cour de :
- dire que M. [I] a manqué à son devoir d'information et de conseil lors de la rédaction de l'acte de substitution,
à titre principal,
- dire qu'il justifie que le bien a été acquis en partie au moyen de ses deniers et qu'il justifie d'un préjudice à hauteur des droits qui auraient été les siens s'il n'avait pas signé l'acte de substitution du 9 décembre 2013,
- à titre principal, dire que ce préjudice est à hauteur de la quote-part qu'il détenait au terme de la promesse de vente et fixer ce préjudice à la somme de 700 000 euros,
- condamner solidairement M. [I] et la Scp [I]-Vidalenc à lui payer la somme de 700 000 euros à titre de dommages et intérêts,
- à titre subsidiaire, dire que ce préjudice est à hauteur de la somme de 381 810 euros,
- condamner solidairement M. [I] et la Scp [I]-Vidalenc à lui payer la somme de 381 810 euros à titre de dommages et intérêts,
à titre subsidiaire,
- dire qu'il justifie d'un préjudice à hauteur des droits qui auraient été les siens s'il n'avait pas signé l'acte de substitution,
- à titre principal, dire que ce préjudice est à hauteur de la plus-value de la quote-part qu'il détenait au terme de la promesse de vente et fixer ce préjudice à la somme de 150 000 euros,
- condamner solidairement M. [I] et la Scp [I]-Vidalenc à lui payer la somme de 150 000 euros à titre de dommages et intérêts,
- à titre subsidiaire, dire que ce préjudice est à hauteur de la plus-value de quote-part qu'il aurait pu financer au terme de la promesse de vente et fixer ce préjudice à la somme de 81 810 euros,
- condamner solidairement M. [I] et la Scp [I]-Vidalenc à lui payer la somme de 81 810 euros à titre de dommages et intérêts,
en tout état de cause,
- condamner solidairement M. [I] et la Scp [I]-Vidalenc à lui payer la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral,
- condamner solidairement M. [I] et la Scp [I]-Vidalenc à lui payer la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouter les intimés de leurs demandes, fins et conclusions,
- condamner solidairement M. [I] et la Scp [I]-Vidalenc aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Par ordonnance du 29 juin 2021, le conseiller de la mise en état a dit irrecevables les conclusions notifiées et déposées le 30 avril 2021 par M. [K] [I] et la Scp [I]-Vidalenc ainsi que les conclusions d'intervention volontaire de la société MMA Iard assurances mutuelles et MMA Iard SA notifiées et déposées le 30 avril 2021.
Le 19 avril 2022, la cour a invité l'appelant à formuler ses observations sur une éventuelle perte de chance s'agissant de la responsabilité d'un notaire recherchée au titre du manquement à son devoir de conseil. M. [F] a déposé une note en délibéré le 20 avril 2022.
SUR CE
Sur la responsabilité du notaire :
Sur la faute :
Le tribunal a jugé que le notaire avait manqué à son devoir d'information et de conseil en ce que les termes de l'acte de substitution, dont il ne ressort pas clairement qu'il emporte propriété exclusive de Mme [B] sur le bien acheté, devaient faire de la part du notaire l'objet d'une explication circonstanciée sur sa signification et ses conséquences, d'autant plus que cet acte rompait avec la pratique habituelle des époux et conduisait à la signature d'un acte authentique dont les termes étaient différents de ceux de la promesse de vente s'agissant de la personne de l'acheteur.
M. [F] sollicite la confirmation du jugement de ce chef en ce que :
- M. [I], leur notaire habituel, n'a pas attiré son attention sur la réalité de ses droits en sa qualité de bénéficiaire de la promesse et la portée de l'acte de substitution que le clerc de notaire l'ayant joint téléphoniquement lui a fait rédiger hors étude, sous la dictée en invoquant une urgence, dans des termes laconiques et sans explications, alors que cet acte qu'il croyait être une procuration au bénéfice de son épouse comme il avait l'habitude de lui en consentir, le dépossédait de ses droits sur le bien qui devait être acquis avec un autre bien dont il était en partie propriétaire,
- cette obligation d'information et ce devoir de conseil se justifiaient d'autant plus qu'il n'a aucune compétence en matière immobilière.
Le notaire, rédacteur d'acte, engage sa responsabilité délictuelle à charge pour celui qui l'invoque de démontrer une faute, un lien de causalité et un préjudice. Il est tenu à une obligation d'information et à devoir de conseil sur la portée de l'engagement des parties et de s'assurer de la validité et de l'efficacité de l'acte.
Il appartenait au notaire d'attirer l'attention de M. [I] sur la portée de son engagement au titre de l'acte du 9 décembre 2013 par lequel il se substituait son épouse "dans tous les droits [lui] profitant résultant de la promesse de vente consentie par la société Doumer Sas en date du 05 novembre 2013, à [leur] profit", qui se différencie d'une simple procuration pour la signature des actes à laquelle le couple avait l'habitude de recourir, et en particulier d'attirer son attention sur le fait que cet acte lui ôtait tout droit dans le bénéfice de la promesse de vente qui lui avait été consentie ainsi qu'à son épouse, ce au profit de cette dernière.
Il ne ressort pas du seul courrier du notaire du 14 décembre 2017, indiquant que l'acte sous seing privé du 9 décembre 2013 a été fait sous la dictée et les explications de sa collaboratrice ayant "bien insisté sur la nature, la portée et les conséquences de l'acte", que le notaire a effectivement rempli son devoir de conseil.
Les manquements du notaire à son devoir de conseil sont donc caractérisés.
Sur le lien de causalité et le préjudice :
Le tribunal a jugé que :
- M. [F] ne démontre pas qu'il a apporté des fonds propres dans le cadre de l'achat du bien immobilier, les seules circonstances qu'un bien immobilier dont il était propriétaire pour partie aurait été vendu quelques semaines avant la régularisation de l'acte authentique d'achat et que la promesse d'achat stipule que " le bénéficiaire -M. [F] et Mme [B] - déclare que pour le financement de l'acquisition envisagée il n'entend pas contracter un emprunt, le financement devant être assuré en totalité de ses fonds personnels ou assimilés", sans précision supplémentaire sur la provenance des fonds, étant insuffisantes à apporter cette preuve,
- la consultation de l'étude de notaires [O] le 9 mars 2016 rédigée très prudemment, n'apporte pas la preuve que M. [F] a financé l'achat du bien avec des fonds qui lui étaient propres et a été réalisée au titre de la liquidation du régime matrimonial des époux [F], qui semble être le cadre le plus approprié pour régler leurs différends financiers.
M. [F] fait valoir que :
- si M. [I] avait attiré son attention sur la réalité de ses droits en sa qualité de bénéficiaire d'une promesse de vente et sur la portée de l'acte de substitution, il n'aurait pas accepté de signer cet acte mais aurait acquis le bien immobilier, de sorte qu'il existe un lien de causalité entre le défaut de conseil et la perte de son droit de propriété,
- son préjudice est à hauteur des droits qu'il a perdus lors de la signature de l'acte de substitution, soit 700 000 euros en prenant en compte le fait qu'il était bénéficiaire de la promesse à 50% , son apport personnel dans le financement du bien provenant de la vente d'un autre bien lui appartenant en partie et de la plus-value prise par le bien,
- à tout le moins, ses droits lors de la signature de l'acte authentique sont à hauteur de son apport, soit 381 810 euros en prenant en compte la plus-value prise par le bien,
- à titre subsidiaire, si la cour estime qu'il existe un doute sur l'origine des fonds qui ont servi à acquérir le bien litigieux, son préjudice équivaut à la moitié de la plus-value du bien dont il aurait bénéficié, soit 150 000 euros,
- dès lors qu'il pouvait financer l'acquisition du bien à hauteur de 300 000 euros, son préjudice est constitué au minimum de la perte de la plus-value que cette somme aurait pu acquérir si elle avait été investie dans le bien litigieux, soit 81 810 euros,
- il a nécessairement subi un préjudice moral du fait de la faute du notaire, à hauteur de 30 000 euros.
Dans sa note en délibéré du 20 avril 2022, il invoque une perte de chance quasi certaine, devant être évaluée à 98%, de refuser l'acte le dépouillant de tous ses droits sans contrepartie s'il avait été parfaitement informé de sa portée aux motifs que :
- le bien acheté constituait le nouveau domicile familial et était acquis grâce au produit de la vente du précédent domicile familial dont étaient propriétaires à travers une société civile immobilière familiale les époux et leurs deux enfants à hauteur d'un quart chacun,
- depuis 1987, date de leur mariage, les époux avaient acquis plusieurs bien successifs qui ont constitué leur domicile conjugal, et ce toujours en indivision,
- il ne disposait pas d'autres biens immobiliers,
- en étant co-bénéficiaire de la promesse de vente, il disposait, en cas de signature de l'acte authentique dans les mêmes termes, d'un droit de propriété sur le bien à hauteur de moitié,
- l'indemnité d'immobilisation de 105 402, 60 euros prévue à la promesse de vente sans condition suspensive, rendait le dédit des acheteurs improbable.
Le manquement du notaire à son devoir de conseil quant à la portée de l'acte substitution du 9 décembre 2013 n'a pu causer au bénéficiaire de la promesse qu'une perte de chance de ne pas signer cet acte et donc d'acquérir le bien aux côtés de son épouse, et non pas un préjudice certain. Si une perte de chance même faible est indemnisable, la perte de chance doit être raisonnable et avoir un minimum de consistance. La réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
Il appartient à M. [F] d'établir l'emploi de deniers personnels pour l'acquisition du bien litigieux, ou à tout le moins leur disponibilité, dès lors que le couple était marié sous le régime de la séparation de biens et que la quote-part acquise, telle que stipulée dans l'acte authentique de vente, détermine le droit de propriété de chacun des acquéreurs.
Il ressort des pièces produites aux débats et en particulier de la consultation du notaire de Mme [B] du 31 mars 2013, que l'ensemble des acquisitions immobilières pour le couple ou la Sci AS constituée entre M. [F], son épouse et chacune de ses deux filles, a été financé par cette dernière.
La consultation de notaire du 9 mars 2016 portant sur la liquidation du régime matrimonial, que M. [F] a sollicitée à titre personnel, n'établit nullement qu'il aurait financé une partie de cette acquisition, mais émet des hypothèses dont le caractère exact n'est pas démontré, dès lors que l'état liquidatif du régime matrimonial des époux dressé le 16 août 2016 ne mentionne aucune créance de M. [F] à ce titre.
La circonstance que le notaire de Mme [B] ait indiqué, dans sa consultation du 31 mars 2016, que M. [F] pourrait revendiquer, à l'issue de la vente, le 26 novembre 2013, d'un ensemble de biens situé [Adresse 8] appartenant à la Sci AS, une créance contre ladite société d'un montant de 300 000 euros en remboursement de son apport en compte courant, tout en étant redevable envers Mme [B] d'une créance de 401 250 euros, est également inopérante, le notaire précisant que le prix de vente de ces biens a été versé sur le compte de la Sci AS, aucune pièce n'établissant que les fonds de ladite société auraient permis le financement du bien litigieux par Mme [B], et ces éléments ayant été pris en considération à l'occasion de la liquidation du régime matrimonial des époux.
M. [F] invoque tout aussi vainement que dans l'hypothèse où des parties achètent en indivision sans une définition des quotes-parts de chacun, elles sont réputées avoir acquis chacun pour moitié, puisqu'aucune créance de sa part ne ressort de l'état liquidatif du régime matrimonial.
Ne démontrant aucunement l'emploi de deniers personnels dans l'acquisition litigieuse, ni leur disponibilité, il échoue à caractériser tant une perte de chance de ne pas signer l'acte de substitution et d'acquérir le bien litigieux, que les préjudices dont il se prévaut à hauteur des droits prétendument perdus à proportion des fonds investis ou en raison de la qualité de propriétaire qu'il aurait dû avoir.
A défaut d'établir un lien de causalité et un quelconque préjudice en lien causal avec le manquement du notaire à son devoir de conseil, il a été pertinemment débouté de l'ensemble de ses demandes.
Le jugement est donc confirmé dans l'ensemble de ses dispositions.
Le préjudice moral allégué devant la cour par M. [F] en ce que, par la faute du notaire, il s'est trouvé spolié de ses droits dans le domicile conjugal et a été déconsidéré aux yeux de ses enfants, de son entourage et vis-à-vis de lui-même puisqu'il s'est retrouvé, après avoir travaillé toute sa vie, sans aucun patrimoine et totalement dépendant de son épouse lors de son divorce, est sans lien causal avec le manquement du notaire à son devoir de conseil. La demande indemnitaire de l'appelant de ce chef est donc rejetée.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :
M. [F] échouant en ses prétentions sera condamné aux dépens exposés en cause d'appel et débouté de sa demande au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Déboute M. [C] [F] de sa demandes en dommages et intérêts au titre du préjudice moral,
Déboute M. [C] [F] de sa demande au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [C] [F] aux dépens d'appel.
LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE