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07/06/2022 | FRANCE | N°19/08677

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 13, 07 juin 2022, 19/08677


Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13



ARRÊT DU 07 JUIN 2022



(n° , 9 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 19/08677 - N° Portalis 35L7-V-B7D-B7ZVE



Décision déférée à la Cour : Jugement du 20 février 2019 - Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 18/06035





APPELANTE



SAS UAPE HOLDING USINES APPLICATIONS POLY EXPANSES



[Adresse 2]

[Localité 8]



Représentée par Me Vincent RIBAUT de la SCP GRV ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : L0010

Assistée de Me Léa DOUKHAN, avocat au barreau de PA...

Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRÊT DU 07 JUIN 2022

(n° , 9 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 19/08677 - N° Portalis 35L7-V-B7D-B7ZVE

Décision déférée à la Cour : Jugement du 20 février 2019 - Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 18/06035

APPELANTE

SAS UAPE HOLDING USINES APPLICATIONS POLY EXPANSES

[Adresse 2]

[Localité 8]

Représentée par Me Vincent RIBAUT de la SCP GRV ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque : L0010

Assistée de Me Léa DOUKHAN, avocat au barreau de PARIS, toque : D1083

INTIMÉS

Maître [P] [O]

Né le [Date naissance 4] 1953 à [Localité 10] (Hauts de Seine)

[Adresse 5]

[Localité 7]

SA MMA IARD

[Adresse 3]

[Localité 6]

MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES VENANT AUX DROITS DE COVEA RISKS

[Adresse 3]

[Localité 6]

Tous trois représentés par Me Jeanne BAECHLIN de la SCP Jeanne BAECHLIN, avocat au barreau de PARIS, toque : L0034

Assistées de Me Jean-Pierre CHIFFAUT MOLIARD, avocat au barreau de PARIS, toque : C1600

SCP [U] ès-qualités de liquidateur judiciaire de la société UAPE HOLDING USINES APPLICATIONS POLY EXPANSES

[Adresse 1]

[Localité 9]

Assignée à personne morale le 15 juillet 2019

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 15 mars 2022, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Mme Nicole COCHET, Première présidente de chambre, chargée du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Nicole COCHET, Première présidente de chambre

Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

Mme Estelle MOREAU, Conseillère

Greffière lors des débats : Mme Sarah-Lisa GILBERT

ARRÊT :

- Réputé contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre pour Nicole COCHET, Première présidente de chambre empêchée et par Séphora LOUIS-FERDINAND, Greffière présente à la mise à disposition.

* * * * *

La sas Usine Application Poly expanses - ci après UAPE Holding - a souhaité engager la responsabilité des sociétés Alstom Switzeland Ltd, Alstom Holding et Alstom - ci après, les sociétés Alstom - à la suite de la rupture de leurs relations commerciales.

Elle a mandaté à cette fin M. [P] [O], qui a fait assigner les sociétés Alstom devant le tribunal de commerce de Nanterre, lequel par jugement du 4 avril 2012, a rejeté ses demandes.

L'appel formé en son nom a été porté par M. [O] devant la cour d'appel de Versailles qui, suivant arrêt rendu le 18 novembre 2014, s'est déclarée incompétente au profit de la cour d'appel de Paris, au motif que les demandes de l'appelante étaient notamment fondées sur les dispositions de l'article L.442-6, I 5° du code de commerce, pour l'application duquel la loi donne compétence d'appel exclusive à la cour d'appel de Paris, la cour saisie statuant toutefois, pour la rejeter, sur la demande de nullité du jugement.

Saisie d'un pourvoi par les sociétés Alstom, la Cour de cassation, suivant arrêt du 6 septembre 2016, a cassé sans renvoi l'arrêt de la cour d'appel de Versailles, motivant la cassation par le fait que la sanction de l'inobservation de la règle d'ordre public investissant la cour d'appel de Paris du pouvoir juridictionnel exclusif de statuer sur les appels formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l'application de l'article L.442-6, I 5° du code de commerce était une fin de non recevoir qui devait être relevée d'office.

La procédure étant terminée dans ces conditions, la société UAPE Holding, par acte du 4 février 2016 a fait assigner M. [P] [O] devant le tribunal de grande instance -aujourd'hui tribunal judiciaire - de Paris aux fins d'engager sa responsabilité civile professionnelle pour lui avoir fait perdre son action contre les sociétés Alstom en saisissant une juridiction qui n'avait pas compétence pour la juger.

Par acte du 30 décembre 2016 les sociétés Mma Iard Assurances mutuelles et Mma Iard, coassureurs de M. [O], ont été assignées en intervention forcée, les deux procédures étant jointes par ordonnance du juge de la mise en état le 26 janvier 2017.

Par jugement du 9 avril 2018, la société UAPE Holding a été placée en redressement judiciaire et la Scp [U], mandataire judiciaire et la Selarl V&V, administrateur judiciaire, sont intervenues à l'instance.

Par jugement rendu le 20 février 2019, le tribunal de grande instance de Paris

- a débouté la société UAPE Holding de ses demandes,

- l'a condamnée aux dépens et à payer à M. [P] [O] la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- a ordonné l'exécution par provision du présent jugement,

- a débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Par déclaration du 18 avril 2019, la société UAPE Holding a interjeté appel de cette décision à l'encontre de M.[O] et des sociétés Mma, intimant également son liquidateur la SCP [U], lequel, cité devant la cour d'appel par un acte d'huissier du 15 juillet 2019 par lequel l'appelant lui a simultanément signifié ses conclusions du 8 juillet 2019 à personne, n'a pas constitué avocat dans la procédure.

Le conseiller de la mise en état a rejeté la demande des intimés tendant à voir déclarer irrecevable l'appel formé par la société UAPE Holding, suivant ordonnance du 16 juin 2020 laquelle, déférée à la cour, a été confirmée par arrêt du 15 décembre 2020.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 8 juillet 2019 la société UAPE Holding demande à la cour

- de la recevoir en son appel et le dire bien fondé,

- d'infirmer la décision querellée en toutes ses dispositions,

statuant à nouveau,

- de condamner solidairement M. [O] et les sociétés Mma Iard Assurances mutuelles et Mma Iard à payer à Me [U] en qualité de liquidateur de la société UAPE Holding la somme de 5 000 000 euros en réparation de la perte d'une chance d'obtenir réparation devant la juridiction compétente,

- de les condamner solidairement à payer à son liquidateur Me [U], ès qualités, la somme de 500 000 euros en réparation du manquement par M. [O] à son devoir de loyauté, de conseil et d'information,

- de les condamner solidairement à payer à Me [U] ès qualités la somme de 420 000 euros en réparation du préjudice causé par les agissements postérieurs de M. [O],

- à tout le moins de les condamner solidairement à payer à titre de dommages et intérêts à Me [U] ès qualités la somme de 151 000 euros, correspondant au montant des honoraires facturés par M. [O] en pure perte,

- de les débouter de l'intégralité de leurs prétentions,

- de les condamner solidairement à payer à Me [U] ès qualités de liquidateur de la société UAPE Holding la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.

Dans leurs dernières conclusions, notifiées et déposées le 23 mars 2021, M. [P] [O], la société Mma Iard et la société Mma Iard assurances mutuelles demandent à la cour

- de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société UAPE Holding de ses demandes et l'a condamnée tant aux dépens qu'à payer à M. [O] la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

en tout état de cause,

- de condamner la société UAPE Holding aux entiers dépens de l'instance d'appel et la condamner en outre à payer à chacune des parties concluantes la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile..

SUR CE,

Sur la faute

Le jugement dont appel a retenu que M. [O] avait manqué à son devoir de compétence et ainsi exposé sa responsabilité en saisissant le tribunal de commerce de Nanterre, puis en interjetant appel devant la cour d'appel de Versailles, alors qu'en sa qualité de professionnel, et ayant fondé subsidiairement ses prétentions sur les dispositions de l'article L.442-6, I 5°du code de commerce, il aurait dû connaître et appliquer les règles de compétence spécifiques édictées en la matière par le décret n° 2009-1384 du 11 novembre 2009, le non respect de ces règles étant, de jurisprudence constante, sanctionné d'une fin de non recevoir à relever d'office par le juge.

L'appelante demande la confirmation du jugement sur ce point, parfaitement apprécié selon elle par le tribunal, dès lors que

- la cassation sans renvoi a évidemment voulu sanctionner l'erreur de procédure commise par Me [O],

- le fait qu'il ait également agi sur un autre fondement ne l'autorisait pas à déroger à la règle de compétence qu'il a méconnue, alors qu'il avait déjà invoqué l'article L.442-6, I 5°du code de commerce en première instance,

- au demeurant il était déjà dans l'erreur en saisissant le tribunal de commerce de Nanterre, le fait que les juges saisis, non professionnels, aient statué au fond en ignorant leur incompétence n'excusant pas sa propre méconnaissance de la règle en cause,

- en outre, la rupture brutale de relations commerciales établies n'était nullement invoquée de manière incidente, ainsi que l'a soutenu M. [O] en première instance, mais constituait bien le fondement principal de la demande d'indemnisation formée au nom de la société,

- la faute professionnelle ainsi caractérisée engage la responsabilité professionnelle de M.[O] puisqu'elle l'a privée de pouvoir défendre au fond devant la juridiction qui aurait dû être saisie.

Les intimés font valoir

- que les dispositions de l'article L.442-6, I 5°du code de commerce continuent de susciter des interrogations, notamment lorsque les demandes sont fondées sur ce texte mais aussi sur d'autres dispositions légales,

- que tel était précisément le cas en l'espèce, l'objet des demandes formulées ne répondant pas strictement aux critères définis par l'article L.442-6, I 5°du code de commerce, le fondement principal invoqué étant la responsabilité contractuelle, la responsabilité délictuelle et l'article L.442-6, I 5° du code de commerce n'étant invoqué qu'à titre subsidiaire,

- que le tribunal de commerce de Nanterre n'a pas négligé la question de l'application de l'article L.442-6, I 5°du code de commerce et a retenu sa compétence en considérant que la question de la rupture brutale de ses relations commerciales établies par Alstom n'était invoquée qu'à titre incident, et n'était pas justifiée,

- que l'appel à l'encontre du jugement rendu par le tribunal de commerce de Nanterre ne pouvait être déféré qu'à la cour d'appel de Versailles, la cour de Paris ne pouvant être saisie, dans le cadre de la règle de compétence en cause, que des décisions rendues par les tribunaux spécialement désignés à l'annexe 4-2-1 à laquelle renvoie l'article D 442-3 du code de commerce ,

- que la cassation du 6 septembre 2016 étant sans renvoi, ne peut s'analyser en une condamnation a posteriori de la voie procédurale mise en 'uvre par M. [O] : elle n'est que la sanction de la méconnaissance par la cour d'appel de Versailles de la règle d'ordre public de l'article L.442-6, I 5° du code de commerce sanctionnant d'une fin de non recevoir l'inobservation de la règle de compétence qu'il pose : l'erreur sanctionnée est donc celle commise par la cour, et non celle imputée à tort à M. [O].

Selon les énonciations même du jugement rendu le 4 avril 2012 par le tribunal de commerce de Nanterre saisi par M. [O] sur mandat d'UAPE Holding d'agir à l'encontre des sociétés Alstom, la demande indemnitaire est fondée 'non seulement sur la responsabilité contractuelle, et subsidiairement sur la responsabilité délictuelle, mais aussi s'appuie sur l'article L.442-6 du code de commerce au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies, toutefois sans argumenter sur ce fondement'. La motivation du tribunal démontre que celui-ci s'est interrogé sur sa compétence pour statuer sur ce chef de demande, puisqu'il a soulevé d'office la question, sollicitant les explications des parties sur ce point à l'audience.

Il a certes ensuite, de manière erronée, statué au fond sur ledit moyen, le jugeant infondé du fait de l'absence de démonstration par UAPE Holdings d'une rupture brutale, pour en déduire qu'il pouvait l'écarter et retenir sa compétence pour le surplus, au lieu de dire irrecevable la demande, au moins sur ce fondement, faute d'être investi du pouvoir juridictionnel d'en connaître.

Cette erreur du tribunal n'enlève cependant rien à la faute professionnelle de M. [O], qui en tant que professionnel du droit, n'aurait pas dû ignorer, dès lors qu'il invoquait l'article L.442-6, I 5°du code de commerce au bénéfice de son client - et quoi qu'il en soit d'une éventuelle hiérarchisation entre principal ou subsidiaire qui au demeurant ne ressort ni de ses écritures ni du jugement - les restrictions de compétence édictées par l'article 2 du décret 2009-1384 du 11 novembre 2009, qui lui imposaient de saisir non pas le tribunal de commerce de Nanterre, mais celui de Paris seul compétent.

M. [O] était d'ailleurs si conscient de l'erreur ainsi commise qu'alors qu'il était lui-même l'auteur de cette saisine initiale, il a cependant demandé à la cour d'appel de Versailles saisie sur son appel 'd'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré le tribunal de commerce de Nanterre compétent pour juger d'une instance fondée pour partie sur l'article 442-6 du code de commerce' et de 'déclarer la cour d'appel de Versailles incompétente à devoir juger une instance fondée à titre principal sur l'article L 442-6 du code de commerce.'

Si c'est évidemment non la faute de M.[O], mais l'arrêt de la cour d'appel de Versailles qu'a censuré la Cour de cassation, pour s'être déclarée incompétente sur la demande d'UAPE Holdings au lieu de la dire irrecevable, la cassation sans renvoi ne confirme pas moins la faute professionnelle engageant sa responsabilité reprochée à M. [O], en ce qu'elle consacre le défaut de pouvoir des juridictions devant lesquelles il avait porté l'action, et sa conséquence irrémédiable.

La décision des premiers juges sur ce point est donc confirmée.

Sur le lien de causalité et la perte de chance

Les premiers juges, tout en reconnaissant que la société UAPE Holding avait incontestablement perdu une voie de recours contre le jugement du tribunal de commerce qui lui était défavorable, se sont considérés dans l'incapacité d'apprécier, au vu des documents versés aux débats, si les juges consulaires ayant rejeté la demande en première instance avaient fait une mauvaise appréciation de la situation, et s'il existait des motifs pertinents d'infirmation de leur décision. Ils ont dès lors constaté que la société UAPE Holding échouait à démontrer qu'elle disposait d'une chance certaine d'obtenir gain de cause en cause en appel, et donc à prouver l'existence et l'ampleur d'un éventuel préjudice.

L'appelante, précisant qu'elle n'entend se prévaloir que de la brutalité de la rupture des relations commerciales établies en application des dispositions de l'article L 442-6-I-5° 'tels que la juridiction compétente aurait pu l'examiner et le constater', soutient

- que pour obtenir réparation de la perte de chance, elle n'a pas à établir la certitude d'obtenir gain de cause, mais seulement la privation d'une potentialité présentant un caractère de probabilité raisonnable, le débouté ne s'imposant que s'il est jugé que l'action était manifestement vouée à l'échec,

- que traitée par un conseil compétent et honnête, l'affaire présentait de très fortes chances de succès,

- qu'en l'espèce, comme la cour s'en convaincra au vu de l'entier dossier de la procédure conduite par M. [O] produit aux débats, il aurait parfaitement pu être jugé que les sociétés Alstom avaient rompu de manière brutale les relations commerciales, et être fait droit au moins partiellement à sa demande d'indemnisation, notamment au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation rappelant que les préjudices indemnisables sur le fondement des dispositions de l'article L442-6-I-5° du code de commerce ne sont pas ceux découlant de la rupture de relations commerciales établies, mais de sa brutalité ,

- qu'il y a bien eu en l'espèce une rupture brutale, les sociétés du groupe Alstom ayant suivi les négociations pendant plusieurs années jusqu'en 2009 avant de mettre fin aux relations sans respecter la clause de préavis d'un an prévue aux contrats, automatiquement reconductible d'année en année,

- que quatre contrats multipartites incluant la société UAPE Holding et l'Etat russe, portant sur un montant total de 2 345 000 000 US$, ont ainsi été perdus du fait du retrait brutal du groupe Alstom, dans des conditions qui n'ont pas permis à la société UAPE Holding de préparer sa reconversion et de trouver un nouveau partenaire commercial,

- que cette rupture brutale a entraîné un préjudice important à la société UAPE Holding, qui a perdu la chance de réaliser des commandes industrielles en abîmant ses relations au plus haut niveau avec les représentants de l'Etat Russe, laquelle peut être évaluée à 5 000 000 euros.

Les intimés estiment que la société UAPE Holding ne rapporte la preuve d'aucun préjudice dont elle puisse obtenir réparation. En effet, quant à la perte de chance d'obtenir en appel une décision favorable, l'appelante n'émet qu'une simple hypothèse concernant la possibilité qu'aurait eu la cour d'appel de Paris, si elle avait été saisie, de juger qu'il y avait eu rupture brutale des relations commerciales, mais ne démontre pas comment elle pouvait obtenir le résultat attendu , ni n'établit les faits et moyens propres à démontrer ses chances réelles et sérieuses de voir accueillir ses prétentions à l'égard d' Alstom.

Or il incombe à l'appelante de démontrer qu'elle a été privée d'une potentialité de succès, et non à l'avocat de rapporter la preuve que l'action était manifestement vouée à l'échec. En l'occurrence, à défaut de toute indication sur le contexte factuel à l'origine du contentieux, en particulier sur les relations qui existaient entre les différentes parties aux contrats impliquant la fédération de Russie, et sur la nature des engagements contractuels dont la rupture fonde sa demande, la preuve de cette potentialité de succès fait défaut.

Il apparaît que la rupture des relations avec Alstom est la conséquence de l'abandon de projets industriels qui devaient être conclus avec plusieurs républiques de Russie, soit une situation qui trouve son origine dans une circonstance extérieure au fait personnel du contractant, et se trouve de ce fait exclue du champ d'application de l'article L.442-6, I 5°du code de commerce.

Il incombe à celui qui entend obtenir réparation d'une perte de chance de démontrer la réalité et le sérieux de la chance perdue.

Pour apprécier les chances de succès de la voie de droit envisagée, en l'espèce de l'action en responsabilité initiée par la société Uape Holdings, il faut reconstituer le procès manqué par la faute de M. [O] : il incombe donc à l'appelante, qui invoque une perte de chance non du fait de l'échec de sa demande dans son ensemble , mais restreint expressément celle-ci à la perte de son droit d'agir sur le moyen tiré des dispositions de l'article L.442-6, I 5°du code de commerce, d'établir que ce moyen était pertinent, donc qu'il y a eu rupture brutale de relations commerciales établies au sens de ce texte, et qu'elle a ainsi perdu une chance réelle et sérieuse d'obtenir la décision favorable qui aurait normalement été rendue par une juridiction qui aurait eu pouvoir de statuer sur sa demande.

La société UAPE Holdings, prétendant s'appuyer sur la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle la perte de chance 'implique seulement la privation d'une potentialité présentant un caractère de probabilité raisonnable et non un caractère certain', tout en invitant la cour à se référer au dossier de fond qu'elle a versé aux débats, s'en tient dans ses écritures, pour établir cette potentialité suffisamment probable, à affirmer que les sociétés Alstom ont brutalement mis fin en 2009 aux relations nouées avec elle alors que tous les contrats conclus, tacitement reconductibles d'une année sur l'autre, comportaient une clause de préavis d'un an qui n'a pas été respecté.

Dans sa version applicable aux faits, l'article 446-2-I-5° du code de commerce prévoit qu'engage la responsabilité de son auteur, et l'oblige à le réparer, le préjudice causé par le fait, par tout producteur, commercant, industriel...'de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels... Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure...'.

La société Uape Holdings doit donc prouver, pour démontrer la perte de chance qu'elle allègue, qu'elle avait avec les sociétés Alstom une relation commerciale établie, puis, le cas échéant, que celle-ci a été brutalement rompue de leur fait, avant de prétendre que le tribunal ou la cour auraient pu l'en indemniser.

La société UAPE Holdings, dans ses écritures au fond devant la cour d'appel de Versailles, s'affirmait comme 'un partenaire industriel depuis de nombreuses années des autorités de la fédération de Russie' qui aurait été approché par le groupe Alstom pour intervenir comme son sous-traitant 'sur des projets à signer avec les Républiques du Nord Causase contractualisés par UAPE', avant qu'elle n'accorde' à Alstom la maîtrise d'oeuvre des projets - 27 projets hydroélectriques -, cela à sa demande, ' afin de pouvoir revendiquer une présence industrielle dans la Fédération de Russie qui lui manquait jusqu'alors', pour que finalement le groupe Alstom 's'enferme dans un silence coupable' et abandonne ces projets sans en informer ni sa partenaire ni les autorités russes, UAPE Holdings perdant de ce fait auprès de celles ci 'toute sa crédibilité et son image de marque'.

Les sociétés Alstom ont pour leur part soutenu

- qu'il n'existait aucune relation contractuelle établie au sens de l'article L.442-6, I 5° du code de commerce, les contrats les liant n'étant que des protocoles prévoyant une coopération pour faire de la prospection de projets dans laquelle chacune des parties conservait la charge de ses propres frais, sans aucune contrepartie financière prévue,

- que les programmes dont les projets avaient été envisagés ne se sont pas développés et la coopération n'a pas avancé, faute de détermination des industriels russes à faire progresser leurs projets,

- qu'en l'absence de relations ayant l'intensité , la durée et la continuité permettant de les qualifier d'établies, le texte invoqué ne pouvait s'appliquer,

- qu'en outre la société Uape Holdings est dans l'incapacité de dater la rupture qu'elle allègue, qu'elle a d'abord fixée en 2007, puis en 2006, cette incertitude étant incompatible avec la notion même de brutalité dont elle ne s'est d'ailleurs jamais plainte auprès d'elle lorsque les relations se sont espacées avant de cesser définitivement, ayant attendu 2010 pour l'évoquer brièvement avant d'en faire l'élément contitutif de la faute au titre de laquelle elle a entrepris la procédure à leur encontre.

Par rapport à ces deux versions contraires à départager, la cour relève que la société Uape Holdings se prévaut essentiellement de quatre contrats tripartites conclus les 24 et 28 avril 2004 entre d'une part Alstom , UAPE et un autre partenaire - International Business Club Ltd -, et d'autre part les gouvernements des républiques du sud de la Fédération de Russie et une banque russe, qui ne comportent aucun engagement commercial d' Alstom vis à vis de Uape Holdings, puisqu'ils ne s'agit que de protocoles préparatoires à la signature de contrats de contruction et fourniture d'équipements, ou de coopération en vue d'un accord de financement de ces contructions, ces contrats et leur financement n'existant qu'à l'état virtuel.

Force est en effet de constater, comme l'avait déjà fait le tribunal de commerce de Nanterre à l'examen de ces protocoles , qu'il n'y est question que d'une coopération en vue de la mise en place et du financement de projets, n'ayant vocation à donner lieu qu'à la tenue de réunions et au maintien de contact dans la perspective de la signature de marchés qu'en définitive les autorités russes n'on jamais concrétisés.

Ils ne comportent aucun engagement réciproque entre les sociétés Alstom et la société Uape Holdings, ni non plus une quelconque reconnaissance par les sociétés Alstom d'une cession de clientèle ou d'un apport d'affaires réalisés par la société UAPE Holdings, susceptible de justifier son éventuelle rémunération. Ces élements dont il ne ressort aucun flux d'affaires continu, stable et durable entre les parties, sont insuffisants à caractériser l'existence d'une relation commerciale établie entre la société Uape Holding et les sociétés Alstom.

Au surplus, rien n'établit non plus que le délitement progressif de la relation contractuelle, antinomique d'une rupture brutale, ait été voulu par les sociétés Alstom, qui n'avaient aucun intérêt à l'échec de ces pourparlers préparatoires, dont il ne peut en revanche échapper à personne que leur finalisation par la signature des contrats envisagés, qui dépendait essentiellement de la volonté d'aboutir des autorités russes, comportait une large part d'aléa sur lequel ni les sociétés Alstom ni la société UAPE Holdings n'avaient prise, les unes et l'autre ayant d'ailleurs manifestement tiré les conséquences de l'inertie de leurs partenaires en espaçant leurs relations puis en y mettant un terme, trois années au moins s'étant ensuite écoulées avant que la société UAPE Holdings n'imagine d'en faire grief aux sociétés Alstom. Ainsi, à supposer même qu'ait existé une relation commerciale établie, il n'est démontré aucune rupture brutale de celle-ci imputable aux sociétés Alstom.

De ce qui précède résulte que même si M.[O] n'avait pas commis l'erreur de saisine qui a conduit la société UAPE Holdings à voir dire irrecevable son action fondée sur les dispositions de l'article L.442-6, I 5° du code de commerce, celle-ci n'avait strictement aucune chance d'aboutir, en sorte que la faute de M.[O] est sans incidence sur l'échec de la procédure.

La demande indemnitaire formée de ce chef est donc rejetée, en confirmation de la décision des premiers juges.

Sur les autres préjudices

Les premiers juges ont écarté le chef de demande tenant à la réparation du préjudice (causé par les fautes professionnelles' invoqué par la société UAPE Holding, celle-ci n'expliquant pas en quoi celui-ci serait distinct du préjudice résultant de la perte de chance d'obtenir réparation.

Si l'appelante expose à la cour que M.[O] aurait commis, outre son erreur de procédure, un manquement à ses devoirs de loyauté, conseil et d'information en l'incitant à intenter une action à laquelle il ne croyait pas, puisqu'il soutient aujourd'hui qu'elle n'avait que très peu de chances de prospérer, elle n'en rapporte aucunement la preuve, M.[O] justifiant au contraire de ses réserves écrites plusieurs fois émises sur les chances de succès du recours, le préjudice distinct qui serait résulté de cette prétendue faute n'étant en outre pas justifié : aucune indemnisation ne peut donc être allouée de ce chef.

Quant au préjudice tenant aux agissements postérieurs de M. [O] qui, face au refus de l'appelante de régler ses honoraires, l'a fait assigner en ouverture d'une procédure collective, cette initiative, pour peu élégante qu'elle ait pu être dans le contexte où l'erreur de procédure commise par M. [O] était patente, ne peut cependant lui être reprochée comme une faute, alors qu'il était bénéficiaire d'une décision du bâtonnier, confirmée par la cour par un arrêt du 15 novembre 2016 en considération du travail objectivement fourni par lui et du temps passé 'sur les dossiers dont il avait la charge', l'application de la convention d'honoraires conclue entre les parties ayant fait retenir comme due, par le bâtonnier puis par la cour, à la somme de 122 500 euros hors taxes.

Cependant, la faute de M. [O] ayant été retenue, et existant dès l'origine de la procédure, ces honoraires tant pour son intervention devant le tribunal que pour ses diligences devant la cour ont été réglés en pure perte, en sorte qu'il y a lieu de le condamner in solidum avec ses assureurs à rembourser cette somme à hauteur de la somme maximale de 147 000 euros ttc mais dans la limite des sommes effectivement versées par la société UAPE Holdings en exécution de la décision du 15 novembre 2016.

Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens

Dans la mesure où les premiers juges avaient retenu la faute de M. [O], il n'était pas inéquitable de lui laisser la charge des frais non répétibles qu'il avait dû exposer dans la procédure, en sorte que la disposition du jugement condamnant la société UAPE Holdings à ce titre sera infirmée.

Compte tenu de l'issue du présent appel, chacune des parties conservera la charge de ses propres dépens, aucune considération tirée de l'équité n'appelant l'application par la cour des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme la décision dont appel sauf en ce qu'elle a

- intégralement rejeté la demande de la société UAPE Holdings relative à l'indemnisation du préjudice complémentaire découlant de la faute professionnelle de M. [P] [O],

- condamné la société UAPE Holdings à payer à M. [P] [O] la somme de 5000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Statuant à nouveau sur ces points,

Condamne M. [P] [O] in solidum avec les sociétés Mma Iard Assurances mutuelles et Mma Iard à payer à la Scp [U], en sa qualité de liquidateur de la Société UAPE Holdings la somme de 147 000 euros ttc, dans la limite des sommes effectivement payées à M. [O] en exécution de l'ordonnance du premier président de la cour d'appel du 15 novembre 2016,

Dit que chacune des parties conservera la charge de ses propres dépens d'appel,

Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ni en première instance ni en appel.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 19/08677
Date de la décision : 07/06/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-06-07;19.08677 ?
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