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21/04/2022 | FRANCE | N°19/03521

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 7, 21 avril 2022, 19/03521


Copies exécutoiresREPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le :AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 7



ARRET DU 21 AVRIL 2022



(n° , 11 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 19/03521 - N° Portalis 35L7-V-B7D-B7RDN



Décision déférée à la Cour : Jugement du 09 Avril 2018 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° F15/04074







APPELANTE



Madame [L] [S]

[Adresse 3]

[Localité

4]



Représentée par Me Christophe MEYNIEL, avocat au barreau de PARIS, toque : B440





INTIMEE



SAS SHAREPRINT GROUPE CFAG

[Adresse 2]

[Localité 1]



Représentée par Me Benjamin DU...

Copies exécutoiresREPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le :AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 7

ARRET DU 21 AVRIL 2022

(n° , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 19/03521 - N° Portalis 35L7-V-B7D-B7RDN

Décision déférée à la Cour : Jugement du 09 Avril 2018 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° F15/04074

APPELANTE

Madame [L] [S]

[Adresse 3]

[Localité 4]

Représentée par Me Christophe MEYNIEL, avocat au barreau de PARIS, toque : B440

INTIMEE

SAS SHAREPRINT GROUPE CFAG

[Adresse 2]

[Localité 1]

Représentée par Me Benjamin DUFFOUR, avocat au barreau de PARIS, toque : P0470

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 03 Mars 2022, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Bérénice HUMBOURG, Présidente de chambre, chargée du rapport.

Ce magistrat, entendu en son rapport, a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Bérénice HUMBOURG, Présidente de Chambre,

Madame Marie-Hélène DELTORT, Présidente de chambre,

Monsieur Laurent ROULAUD, Conseiller.

Greffière, lors des débats : Madame Lucile MOEGLIN

ARRET :

- CONTRADICTOIRE,

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

- signé par Madame Bérénice HUMBOURG, Présidente de chambre, et par Madame Lucile MOEGLIN, Greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

FAITS, PROC''DURE ET PR''TENTIONS DES PARTIES

Selon contrat de travail à durée indéterminée à temps plein en date du 26 juin 2003, avec une reprise d'ancienneté au 1er novembre 1996, Mme [L] [S] a été engagée en qualité de directrice commerciale par la société Adages Impressions, aux droits de laquelle est venue la société Shareprint groupe CFAG ([X] Frères Arts Graphiques), ci-après la société Shareprint, qui exploite un fonds de commerce d'impression et de photogravure. Le siège social et la production sont situés à [Localité 6], en Meurthe et Moselle. Mme [S] exerçait ses fonctions au sein de l'établissement situé à [Localité 5]. Elle percevait en dernier lieu un salaire mensuel moyen de 5.850 euros bruts (compte tenu d'un 13ème mois).

La société applique la convention collective des imprimeries de labeur et emploie habituellement plus de dix salariés.

Mme [S] a été placée en arrêt de travail pour maladie du 18 février 2015 au 26 août 2016.

Après avoir adressé deux courriers à son employeur les 20 février et 13 mars 2015 dénonçant la dégradation de ses conditions de travail, Mme [S] a saisi le conseil de prud'hommes de Paris par acte du 3 avril 2015 d'une demande principale en résiliation judiciaire de son contrat de travail.

Le médecin du travail par avis du 5 septembre 2016 a indiqué qu'une inaptitude au poste était envisagée et qu'une étude de poste et des conditions de travail était à prévoir.

A l'issue d'une seconde visite médicale du 22 septembre 2016, le médecin a estimé que Mme [S] était 'inapte au poste de Directrice Commerciale, mais qu'elle pouvait être reclassée à un poste similaire dans un autre site du Groupe'.

Par lettre en date du 4 octobre 2016, la société Shareprint a fait deux propositions de reclassement auxquelles la salariée n'a pas donné suite.

Mme [S] a été convoquée à un entretien préalable fixé le 17 octobre 2016, auquel elle ne s'est pas rendue, en vue d'un éventuel licenciement qui lui a été notifié le 20 octobre 2016 pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

Par jugement en date du 9 avril 2018, le conseil de prud'hommes a'débouté Mme [S] de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée au paiement des entiers dépens.

Le 12 mars 2019, Mme [S] a interjeté appel de ce jugement.

Selon ses conclusions transmises par la voie électronique le 19 novembre 2019, Mme [S] conclut à l'infirmation du jugement et demande à la cour de':

- condamner la société à lui payer':

25.000 euros nets à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral';

71.547,88 euros bruts à titre de rappel d'heures supplémentaires'et 7.154,79 euros bruts au titre des congés payés afférents';

41.917,87 euros bruts au titre d'indemnité de repos compensateur'et 4.191,79 euros bruts au titre des congés payés afférents';

38.744,84 euros nets à titre d'indemnité pour travail dissimulé';

131 euros nets à titre de remboursement de frais professionnels';

- prononcer la résiliation du contrat de travail aux torts de la société et à la date du 20 octobre 2016 à titre principal, ou de dire le licenciement sans cause réelle et sérieuse à titre subsidiaire';

- condamner la société à payer à Mme [S]':

25.829,88 euros bruts à titre d'indemnité compensatrice de préavis' et 2.582,98 euros bruts à titre de congés payés afférents';

120.000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse';

4.000 euros à titre d'indemnité 700 du code de procédure civile';

- dire que les condamnations de nature salariales porteront intérêt au taux légal à compter du 13 avril 2015, date de la réception par la société de sa convocation devant le bureau de conciliation';

- ordonner la remise de documents sociaux conformes à la décision à intervenir (bulletins de paie, certificat de travail, attestation Pôle emploi), sous astreinte de 50 euros par document et par jour de retard à compter du huitième jour suivant le délibéré';

- condamner la société aux entiers dépens.

Selon ses conclusions transmises par la voie électronique le 21 août 2019, la société Shareprint demande à la cour de':

- juger Mme [S] mal fondée en ses demandes'et l'en débouter';

- confirmer le jugement';

- condamner Mme [S] aux entiers dépens ainsi qu'à 3.000 euros au visa de l'article 700 du code de procédure civile.

Pour un exposé des moyens des parties, la cour se réfère expressément aux conclusions transmises par la voie électronique.

L'instruction a été déclarée close le 2 février 2022.

MOTIFS

Sur le temps de travail

Sur les heures supplémentaires

Mme [S] sollicite le paiement d'heures supplémentaires effectuées sur la période du 7 avril 2012 au 31 décembre 2014 pour une somme totale de 71.547,88 euros bruts, outre 7.154,79 euros au titre des congés payés afférents. Elle fait valoir qu'aux termes de son contrat de travail, elle devait travailler 35 heures par semaine mais qu'elle a été contrainte de réaliser de nombreuses heures supplémentaires, pour lesquelles elle n'a jamais été rémunérée.

La société conteste la réalisation d'heures supplémentaires et fait valoir que la salariée a modifié sa demande entre la première instance et l'appel et qu'elle procède par une évaluation forfaitaire des heures supplémentaires qui est prohibée.

Aux termes de l'article L. 3171-2, alinéa 1er du code du travail, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l'employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés.

Selon l'article L. 3171-3 du même code, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, l'employeur tient à la disposition de l'inspecteur ou du contrôleur du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. La nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire.

Enfin, selon l'article L. 3171-4 du code du travail, en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable.

Il résulte de ces dispositions, qu'en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l'importance de celles-ci et fixe les créances salariales s'y rapportant.

Mme [S] expose qu'elle travaillait en moyenne 48 heures par semaine, selon les horaires suivants 8 heures 30 - 12 heures 30 en matinée, puis 13 heures 30 - 19 heures 30 l'après-midi, soit 13 heures supplémentaires par semaine et elle verse aux débats :

- son contrat de travail qui mentionne son engagement en qualité de directrice commerciale, pour une durée de travail de 35 heures par semaine,

- des fiches de paie qui ne mentionnent pas d'heures supplémentaires,

- des attestations d'anciens collègues et de clients faisant état de sa grande disponibilité et de sa présence au travail tôt le matin et tard le soir (à compter de 8 h/8h30 jusqu'à 19h30 voire plus tard),

- des courriels reçus ou adressés avant 9h ou après 19 heures.

Elle détaille également dans ses conclusions son calcul en mentionnant le nombre de semaines travaillées sur la période, en déduisant neuf semaines comprenant un jour férié et trois semaines de congés payés par an et en appliquant son taux horaire et les majorations légales.

La salariée présente ainsi des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'elle prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments.

Au demeurant, les critiques précises émises par la société quant à la demande de Mme [S], notamment en indiquant que la salariée n'a pas tenu compte dans son 'calcul forfaitaire' des périodes d'arrêt maladie antérieures à 2015, des jours de congés en dehors du congé principal, et des jours de fermetures du bureau, confirme qu'elle était bien en état de répondre et, le cas échéant de présenter ses propres éléments.

Or, en réponse sur les horaires de la salariée, la société se borne à affirmer qu'elle n'a pas exécuté d'heures supplémentaires, mais ne produit aucun élément de nature à justifier des horaires qui, selon elle, auraient été réellement exécutés par Mme [S], ni ne justifie de quelle manière elle mesurait le temps de travail de cette dernière. Il importe peu que la salariée ne travaille pas au sein du siège social mais dans un établissement situé en région parisienne et au demeurant la société ne précise pas plus les horaires d'ouverture de l'agence dirigée par Mme [S], ni les horaires fixés à cette dernière.

Par ailleurs, ni la baisse du chiffre d'affaires alléguée, ni le nombre de kilomètres effectués par la salariée, ou de devis rédigés ou encore d'appels téléphoniques passés ne permettent d'établir le temps de travail de Mme [S].

En revanche, la société fait valoir, à juste titre, que sur la période réclamée la salariée a été à plusieurs reprises en arrêt de travail (en février 2014, février, mars et avril 2013) ou en congés non mentionnés dans son calcul tel que précédemment évoqué (en janvier 2014 et en décembre 2014). En outre, il sera rappelé que le temps de trajet pour se rendre en province (comme justifié par les billets de trains qu'elle produit) ne constitue pas du temps de travail effectif et s'il peut donner lieu à compensation, il n'entre pas en compte au titre du seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Enfin, si le contenu de plusieurs mails matinaux ou au contraire tardifs produits porte bien sur l'activité professionnelle de la salariée, ils ne permettent pas pour autant de retenir une durée de travail effective continue sur toute la journée.

Au vu de l'ensemble des éléments ainsi soumis à la cour par chacune des parties, il apparaît que la salariée a bien accompli des heures supplémentaires au delà de la durée contractuelle convenue de 35 heures hebdomadaires, mais toutefois dans une proportion bien moindre que ce qu'elle soutient.

Eu égard également au taux horaire applicable et au taux de majoration des heures supplémentaires, la créance résultant des heures supplémentaires accomplies entre avril 2012 et décembre 2014 doit être arrêtée à la somme de 16 585 euros bruts, outre 1 658,50 euros bruts au titre des congés payés afférents.

Le jugement sera infirmé en ce sens.

Sur l'indemnité de repos compensateur

Mme [S] sollicite le paiement de la somme de 41.917,87 euros à titre d'indemnité compensatrice de repos compensateur et 4.191,79 euros au titre des congés payés afférents en indiquant qu'elle n'a jamais bénéficié de repos compensateur, alors qu'elle a dépassé en 2012, 2013 et 2014, le contingent annuel de 130 heures supplémentaires prévu par la convention collective.

Selon l'article L.3121-30 du code du travail, les heures supplémentaires accomplies au delà du contingent annuel ouvre droit à une contrepartie obligatoire en repos pour le salarié et si ce dernier n'a pas été en mesure, du fait de son employeur, de formuler une demande de repos compensateur en temps utile, il a droit à l'indemnisation du préjudice subi.

En l'occurrence, il ne ressort pas des développements qui précèdent et de la créance allouée à la salariée que le contingent annuel des heures supplémentaires ait été dépassé.

La demande à ce titre sera donc rejetée.

Sur l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé

Il ressort de l'article L.8221-5 du code du travail que la dissimulation d'emploi salarié est constituée lorsque l'employeur n'a pas effectué intentionnellement l'une au moins des formalités suivantes : la remise d'un bulletin de salaire à chacun de ses salariés, l'accomplissement de la déclaration nominative préalable à l'embauche ou la mention sur le bulletin de paie d'un nombre d'heures de travail inférieur à celui réellement effectué.

Si la cour accorde à Mme [S] un rappel de salaire, au demeurant considérablement réduit par rapport à sa demande, le seul fait pour l'employeur d'avoir mentionné sur les fiches de paie un nombre d'heures de travail inférieur à celui réalisé ne saurait suffire à établir le caractère intentionnel de la dissimulation d'emploi salarié. Faute pour Mme [S] de démontrer l'intention de dissimulation de son employeur, la demande au titre du travail dissimulé sera rejetée et le jugement confirmé sur ce point.

Sur le harcèlement moral

Mme [S] expose que la société Shareprint, anciennement dénommée '[X] Frères', est une entreprise familiale détenue en dernier lieu par trois frères : [Y], [B] et [Z] [X] qui entretiennent des relations extrêmement conflictuelles entre eux, qui rejaillissent sur les salariés régulièrement pris en étau entre les invectives et les instructions contradictoires des uns et des autres. Elle considère avoir été victime de harcèlement moral, à raison des agissements répétés de ses supérieurs hiérarchiques, caractérisés, d'une part, par un mode de communication particulièrement brutal et vexatoire, des pressions, des ordres et contre-ordres, ces agissements rendant l'exercice de ses missions particulièrement difficile et, d'autre part, par une entreprise de déstabilisation de sa personne, la société l'ayant progressivement isolée, mise à l'écart du reste de l'équipe et dépossédée de ses fonctions de directrice commerciale.

La société conteste tout fait de harcèlement moral.

Aux termes de l'article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et sa dignité, d'altérer sa santé physique, mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

L'article L.1154-1 de ce même code prévoit qu'en cas de litige, le salarié concerné présente des éléments de faits permettant de présumer l'existence d'un harcèlement et il incombe alors à l'employeur, au vu de ces éléments, de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Sur le management brutal, vexatoire et conflictuel de la direction, Mme [S] produit plusieurs attestations de collègues, anciens commerciaux au sein de la société.

Ainsi,

- M. [V], ayant travaillé quelques semaines en mars et avril 2014, indique avoir souvent assisté à des altercations téléphoniques entre les frères [X] et Mme [S], ceux-ci ayant des accès de colère réguliers ;

- M. [P], salarié pendant plusieurs années jusqu'en novembre 2013, précise que la direction est très procédurière avec l'envoi de nombreuses lettres recommandées pour avertissement, ceci pour des motifs futiles et que le dirigeant entrait couramment dans des accès de colère, et que le personnel avait 'un mal fou' à se justifier au téléphone pour prouver sa bonne foi et que 'cela frisait souvent la limite du respect humain',

- M. [A], salarié jusqu'en mars 2009, relate également que 'les trois frères [X] avaient chacun leur vision des choses et chacun essayait de l'imposer à Mme [K] ([S]). Prendre parti pour l'un lui attirait les foudres des deux autres. Ils lui demandaient sans cesse de trancher sur lequel des trois avait raison. De ce fait, ils ne cessaient de la harceler au téléphone, le portable et le fixe sonnait toujours avec à chaque fois, l'un des trois qui hurlait au bout de la ligne ('). Prise en étau, Madame [S] se retrouvait, contre son gré, en première ligne du conflit opposant les membres de la direction, faisant ainsi office de « fusible », ce qui ne manquait pas d'amuser les frères [X]'. Pour lui, Mme [S] était la 'soupape de sécurité' des frères [X] et 'leur bouc-émissaire',

- M. [M], en poste jusqu'en mars 2009, confirme la pression exercée à l'encontre de sa collègue précisant qu'elle était 'sans arrêt entre le marteau et l'enclume, et cela était dû au fait que cette Direction était tenue par trois frères, qui ne se supportaient pas et se contredisaient sans arrêt : ordre, contre-ordre, désordre étaient son quotidien'.

Les deux derniers témoins relatent également qu'en 2007, les frères [X] avaient fait croire à Mme [S] que '[Y] [X] s'était suicidé dans son bureau, à cause d'elle' et que la salariée avait été profondément choquée par la violence de la nouvelle et s'était effondrée en larmes, 'les frères [X] ayant fait durer la « plaisanterie » pendant plus de 30 minutes''.

Mme [S] produit également différents mails illustrant le ton agressif, voire totalement déplacée avec lequel la direction s'adressait au personnel par l'utilisation des termes suivants pour exemple :

- 'êtes vous plus calme ' Si oui tapez 1, si non tapez 2" ;

- 'Et qu'est-ce que je dois vous dire ' Bravo peut être'.sûrement pas !! Un Deviseur qui a « le nez » pour ce genre de job ne s'amuse pas à un calcul d'écolier de CM2'' ;

- 'Alors là, il faut être fort ! Le client donne des fichiers à imprimer et ce, depuis des années'et on trouve le moyen de lui changer son texte. BRAVO. Je pencherais presque pour du SABOTAGE. J'oserais même dire du HARCELEMENT ... Où est donc notre VRAI professionnalisme ' Quand on veut prendre un travail, on le fait bien JUSQU'AU BOUT. Pour ma part, c'est du travail d'AMATEUR ou de J'MEN FOUTISME' ;

- 'Sans commentaire, je n'aurais même pas répondu à ce C...' ;

- 'Mais si ! Véro... nique !' ; 'oui, le vendredi c'est sodomie...'.

Mme [D], chef de fabrication et cliente, évoque également les débordements de comportement de la direction de la société et 'les interventions sanguines des frères [X]' qui relèvent selon elle d'un manque de contrôle de leur part et qui ont mis Mme [S] en porte à faux. Elle ajoute que cette dernière mettait tout en oeuvre en terme de service et de conseil et n'était pas informée des prises de décision de sa direction.

Sur le processus de mise à l'écart et de « placardisation », Mme [S] fait valoir qu'elle a été privée de ses fonctions d'encadrement, la société lui ayant progressivement retiré son équipe, et se retrouvant seule au sein de l'agence d'[Localité 5] à compter du 8 novembre 2013.

Elle produit trois contrats de travail de salariés engagés par la société [X] Frères en 2005 et 2007 en qualité d'attaché technico-commercial ou de chef de marché précisant l'exercice de leur mission 'en concertation avec Mme [S]'. Dans leurs attestations, M. [M], M. [A] et M. [P] (qui a quitté l'entreprise en novembre 2013) mentionnent tous les trois que Mme [S] était leur responsable alors que M. [V] engagé pour quelques semaines en 2014 comme commercial a précisé que bien que Mme [S] soit directrice commerciale, son responsable était [Z] [X]. La régression de sa fonction managériale est ainsi avérée.

Mme [S] produit également plusieurs mails dont il ressort que la direction a traité certains de ses dossiers ou domaines de compétence, en omettant de l'informer ou de la mettre en copie des échanges avec la clientèle. Ainsi, pour la mise en place du téléchargement d'une application par les clients (mail du 3 novembre 2014), pour la création des voeux 2015 (mail du 15 octobre 2014), pour le traitement de commandes de clients (mails des 17 et 26 novembre 2014, 17 décembre 2014, 13 février 2015...), la salariée demandant également le 26 janvier 2015 à être remise 'dans la boucle' des bons à tirer .

Il apparaît également que Mme [S] est mentionnée comme 'chargé d'affaires' sur l'organigramme de la société à la fin de l'année 2014 et non plus comme directrice commerciale.

Mme [S] justifie encore s'être plainte de cette situation par mail du 19 décembre 2014 et par courrier recommandé du 20 février 2015 dans lequel elle a déploré travailler seule au sein de l'agence alors qu'elle encadrait auparavant une équipe de six collaborateurs et ne plus être informée ni consultée sur des sujets relevant de ses attributions. Elle ajoutait que ces agissements avaient altéré sa santé et justifié son arrêt de travail. Sans nouvelle de son employeur, elle lui adressait un second courrier le 13 mars 2015, dans lequel elle précisait avoir appris que la société avait donné congé du bail des locaux de l'agence dont elle était responsable et demandait les coordonnées de l'établissement dans lequel elle exercerait à l'avenir ses fonctions.

Elle produit enfin ses arrêts de travail à compter du 18 février 2015 mentionnant notamment un surmenage, une dépression majeure liée à un vécu douloureux des relations avec sa hiérarchie et l'avis d'inaptitude du médecin du travail du 22 septembre 2016 mentionnant que la salariée pourrait être reclassée à un poste similaire dans un autre site du groupe.

Ces éléments pris dans leur ensemble permettent de présumer l'existence de faits constitutifs d'un harcèlement moral et il appartient donc à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

En réponse, la société fait valoir de façon inopérante que Mme [S] ne parle pas de harcèlement dans ses courriers mais de problème de communication. En effet, il importe peu que la salariée, au cours de l'exécution de son contrat, n'ait pas qualifié juridiquement la situation dégradée qu'elle estimait subir.

La société fait également valoir que si le contrat de travail reprenait le titre de directrice commerciale, en réalité Mme [S] devait prospecter et développer la clientèle sur le secteur [Localité 7] / Ile de France mais sans la supervision d'autres commerciaux et que la mention de chargée de clientèle sur l'organigramme ne constitue qu'un simple changement de terme, sans volonté de rétrogradation.

Si effectivement le contrat de travail ne mentionnait pas la supervision d'une équipe, la cour constate que dans un mail du 19 décembre 2014, la société ne contestait pas que Mme [S] ait eu à tenir cette mission, puisqu'elle fait état de son insuffisance sur ce point dans les termes suivants : 'le réel rôle d'une directrice commerciale est de driver une équipe et on ne peut pas dire que tu aies assurée ce rôle avec efficacité avec les différents commerciaux qui sont passés sur le bureau parisien. Le fait qu'aujourd'hui le bureau est réduit à ta seule personne n'est pas que du fait de la direction. C'est sur tes différents retours et déboires avec le personnel en place que nous avons dû supprimer un à un les postes'.

Par ailleurs, la société considère que les éléments versés ne concernent pas la salariée ou ne sont pas contemporains de la demande de résiliation judiciaire. Or, en premier lieu, si certains des mails produits n'étaient pas adressés à Mme [S], elle s'en trouvait toutefois destinataire en copie et leur contenu précédemment examiné corrobore l'ambiance délétère qu'elle décrit, comme les autres salariés ayant attesté de sa situation par rapport à la direction de l'entreprise.

Quant à la temporalité des agissements de la société, les derniers mails examinés et qui établissent sa mise à l'écart de la clientèle datent de la fin de l'année 2014 et du début de l'année 2015, soit juste avant son placement en arrêt de travail.

Il en découle que l'employeur échoue à démontrer que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral qui est dès lors établi.

Le jugement sera donc infirmé en ce sens et au vu des pièces produites le harcèlement moral sera indemnisé à hauteur de 5 000 euros.

Sur la rupture du contrat

Mme [S] soutient que sa demande de résiliation judiciaire est justifiée par les manquements de la société à ses obligations tels que précédemment examinés. A défaut, elle fait valoir que son licenciement est sans cause réelle et sérieuse, faute pour la société de justifier qu'elle a appliqué de bonne foi son obligation de reclassement.

La société s'oppose à ces demandes.

Lorsqu'un salarié a demandé la résiliation judiciaire de son contrat de travail et que son employeur le licencie ultérieurement, le juge doit d'abord rechercher si la demande en résiliation est fondée. La résiliation judiciaire du contrat de travail est prononcée à l'initiative du salarié et aux torts de1'employeur, lorsque sont établis des manquements par ce dernier à ses obligations d'une gravité suffisante pour faire obstacle à la poursuite du contrat de travail. Dans ce cas, la résiliation du contrat produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse ou nul selon les circonstances.

La cour a retenu l'existence d'un harcèlement moral à l'égard de Mme [S] et d'une créance de salaire en raison d'heures supplémentaires non rémunérées. Ces manquements de l'employeur qui ont perduré jusqu'au placement en arrêt de travail continu de la salariée et qui portent atteinte à sa santé et à la rémunération du travail qu'elle a effectué sont d'une gravité telle qu'ils empêchaient la poursuite du contrat et justifient la demande de résiliation judiciaire prenant effet le 20 octobre 2016, date du licenciement pour inaptitude.

La résiliation emportant les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, Mme [S] a droit en application de la convention collective à une indemnité compensatrice de préavis de '2 mois jusqu'à 2 ans de présence, plus 1/4 de mois par année supplémentaire de fonctions de cadre ou de maîtrise, avec un maximum de 4 mois au total', soit la somme de 23 608 euros bruts et les congés payés afférents, après réintégration dans le salaire moyen du rappel au titre des heures supplémentaires.

Par ailleurs, conformément à l'article L. 1235-3 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, le salarié peut prétendre à une indemnité qui ne peut être inférieure aux six derniers mois de salaire. Cette indemnité répare l'ensemble du préjudice résultant de l'absence de cause réelle et sérieuse du licenciement et donc tant le préjudice moral que le préjudice économique.

Au soutien de sa demande d'indemnité, Mme [S] ne produit aucune pièce sur sa situation postérieure à la rupture du contrat.

Au vu des éléments d'appréciation dont dispose la cour, et notamment de l'âge de la salariée au moment de la rupture, de son ancienneté dans l'entreprise et de sa rémunération en son sein avec réintégration du rappel de salaire, il lui est alloué la somme de 40 000 euros au titre de l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Il y a lieu également de condamner la société, en application de l'article L. 1235-4 du code du travail, à rembourser aux organismes intéressés les indemnités de chômage versées à la salariée du jour de la rupture, dans la limite de six mois d'indemnité de chômage.

Sur les frais professionnels

Mme [S] fait valoir que pendant la durée de son contrat de travail, elle a été contrainte d'exposer des frais professionnels, selon notes de frais et factures communiquées aux débats qui ne lui ont pas été remboursés pour la somme de 131 euros.

La société rétorque que Mme [S] bénéficiait d'une avance permanente sur frais de 500 euros et que le remboursement de frais nécessitait la présentation de justificatifs.

Si la société soutient à juste titre qu'il n'est pas justifié du caractère professionnel de la note de restaurant en date du 17 février 2015 pour 37.50 euros, elle n'établit pas en revanche une utilisation des timbres, dont l'achat est attesté par une facture, au bénéfice de la salariée et non de l'entreprise.

La somme de 93,50 euros exposée le 3 février 2015 pour l'achat de timbre sera donc remboursée à la salariée.

Sur les demandes accessoires

L'employeur, qui succombe, doit supporter les dépens de première instance et d'appel et participer aux frais irrépétibles engagés par la salariée.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,

INFIRME le jugement, sauf en ce qu'il a rejeté les demandes au titre de l'indemnité de repos compensateur'et de l'indemnité pour travail dissimulé';

Statuant à nouveau et y ajoutant :

PRONONCE la résiliation judiciaire du contrat de travail de Mme [S] aux torts de l'employeur'à la date du 20 octobre 2016';

DIT que la résiliation judiciaire du contrat produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse';

CONDAMNE la société Shareprint groupe CFAG à payer à Mme [S]':

5.000 euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral,

16 585 euros bruts à titre de rappel d'heures supplémentaires'et 1 658,50 euros bruts au titre des congés payés afférents,

93,50 euros à titre de remboursement de frais professionnels,

23 608 euros bruts à titre d'indemnité compensatrice de préavis'et 2 360,80 euros bruts à titre de congés payés afférents,

40.000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

DIT que les créances de nature salariale porteront intérêt au taux légal à compter de la date de réception par l'employeur de la lettre de convocation devant le bureau de conciliation et les créances à caractère indemnitaire à compter de la décision qui les ordonne ;

DIT que la société Shareprint groupe CFAG devra rembourser aux organismes intéressés les indemnités de chômage versées à la salariée licenciée du jour de la rupture, dans la limite de six mois d'indemnité de chômage,

ORDONNE à la société Shareprint groupe CFAG la remise à Mme [S] des documents sociaux conformes à la décision (bulletins de paie, certificat de travail, attestation Pôle emploi), dans le délai d'un mois à compter de la notification de la décision ;

REJETTE la demande d'astreinte ;

CONDAMNE la société Shareprint groupe CFAG aux entiers dépens.

LA GREFFI'RE LA PR''SIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 7
Numéro d'arrêt : 19/03521
Date de la décision : 21/04/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-04-21;19.03521 ?
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