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09/02/2021 | FRANCE | N°18/05364

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 4 - chambre 13, 09 février 2021, 18/05364


Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13



ARRÊT DU 09 FÉVRIER 2021



(n° , 19 pages)





Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 18/05364 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B5IK6



Décision déférée à la Cour : Jugement du 12 Février 2018 -Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 16/10162





APPELANTES



Madame [W] [R]

[Adresse 3]

[Loc

alité 5]



ET



SELARL [B] & ASSOCIES

[Adresse 3]

[Localité 5]



Représentée par Me Caroline HATET-SAUVAL de la SCP NABOUDET- HATET, avocat au barreau de PARIS, toque : L0046

Ayant pour avo...

Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRÊT DU 09 FÉVRIER 2021

(n° , 19 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 18/05364 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B5IK6

Décision déférée à la Cour : Jugement du 12 Février 2018 -Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 16/10162

APPELANTES

Madame [W] [R]

[Adresse 3]

[Localité 5]

ET

SELARL [B] & ASSOCIES

[Adresse 3]

[Localité 5]

Représentée par Me Caroline HATET-SAUVAL de la SCP NABOUDET- HATET, avocat au barreau de PARIS, toque : L0046

Ayant pour avocats plaidants Me Pierre CLOIX et Me Sébastien MENDES-GIL de la SELARL CLOIX & MENDES-GIL, avocat au barreau de PARIS, toque : P0173

INTIMÉ

L'AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT

[Adresse 2]

[Localité 6]

Représenté et assisté de Me Sandrine BOURDAIS, avocat au barreau de PARIS, toque : G0709

LE PROCUREUR GÉNÉRAL PRÈS LA COUR D'APPEL DE PARIS

[Adresse 1]

[Localité 4]

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 10 Novembre 2020, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposé (devant le pôle 2 - chambre 1), devant Mme Marie-Françoise D'ARDAILHON MIRAMON, Présidente chargée du rapport et Mme Estelle MOREAU, Conseillère.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Mme Nicole COCHET, Première présidente de chambre

Mme Marie-Françoise D'ARDAILHON MIRAMON, Présidente

Mme Estelle MOREAU, Conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Séphora LOUIS-FERDINAND

ARRÊT :

- Contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Nicole COCHET, Première présidente de chambre et par Séphora LOUIS-FERDINAND, Greffière présente lors du prononcé.

* * * * *

Mme [W] [R] qui exerçait depuis 1986 la profession de mandataire judiciaire au redressement et à la liquidation des entreprises, a sollicité, en 1997, son inscription sur la liste des administrateurs judiciaires.

Le 15 novembre 2004, son inscription a été admise sur la liste des administrateurs judiciaires sous condition suspensive de son retrait préalable de la liste des mandataires judiciaires.

Ce retrait est intervenu le 27 juin 2007, date à laquelle Mme [R] a justifié ne plus détenir de fonds ni mandats en cours et le 18 juillet 2007, elle a prêté serment en qualité d'administrateur judiciaire à la cour d'appel de Paris.

Par décision du 15 décembre 2008, la Selarl [B] (cabinet [W] [R]) et associés au sein de laquelle Mme [R] exerce sa profession a été inscrite sur la liste nationale des administrateurs judiciaires.

Parallèlement, elle a été inscrite le 27 novembre 2007 au barreau de Paris et a constitué en 2008 une Selarl Cabinet [M], pour exercer son activité d'avocat.

Le 4 octobre 2012, le tribunal de grande instance de Paris a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la Selarl [B] et associés et sur requête du ministère public, la procédure a été délocalisée au tribunal de grande instance de Pontoise.

Le 3 décembre 2012, Mme [R] a déposé pour elle-même une demande d'ouverture de sauvegarde de justice au greffe du tribunal de grande instance de Paris et l'affaire a été renvoyée au tribunal de grande instance de Pontoise.

Par jugement du 19 mars 2013, ce tribunal a dit n'y avoir lieu à redressement judiciaire de Mme [R] en sa qualité d'avocat, exerçant à titre libéral indépendant alors qu'elle a transféré son activité dans une Selarl Cabinet [M] dont elle est la gérante.

Sur son appel, la cour d'appel de Versailles l'a placée en redressement judiciaire, par arrêt du 18 juillet 2013, en sa qualité de personne physique ayant cessé d'exercer une activité professionnelle indépendante (mandataire judiciaire et avocat).

Par jugement du 18 février 2014, le tribunal de grande instance de Pontoise a homologué le plan de redressement de la société [B] et associés.

Par jugement du 15 décembre 2015, le tribunal de grande instance de Pontoise a homologué le plan de redressement de Mme [R] sur deux ans et non treize comme sollicité.

Le 9 juin 2016, la cour d'appel de Versailles a arrêté un plan de redressement pour une durée de huit ans.

Par acte du 31 mai 2016, Mme [R] et la société [B] et associés ont fait assigner l'Etat sur le fondement de sa responsabilité sans faute pour préjudice anormal, spécial et d'une certaine gravité, Mme [R] estimant avoir été victime depuis 1997 de lenteurs fautives dans le processus d'inscription sur la liste des administrateurs judiciaires et Mme [R] et la société [B] et associés considérant avoir été victimes de discrimination de la part des présidents successifs des tribunaux de commerce de Paris et de Nanterre et privées abusivement de désignations de la part des juges des tribunaux de commerce de Paris et de Nanterre.

Par jugement du 12 février 2018, le tribunal de grande instance de Paris a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :

- rejeté la demande de retrait des conclusions de l'agent judiciaire de l'Etat de toute référence à l'arrêt de la cour d'appel de Paris rendu le 15 octobre 2009,

- rejeté la demande de communication de pièces,

- déclaré l'action prescrite pour les faits antérieurs au 1er janvier 2012,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer à Mme [R] la somme de 300'000 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision et capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1154 du code civil,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à verser à Mme [R] la somme de 15'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- débouté la société [B] et associés de ses demandes,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat aux dépens.

Mme [R] et la société [B] et associés ont interjeté appel de la décision.

Par ordonnance du 5 novembre 2019, le conseiller de la mise en état a invité la direction générale des finances publiques (DGFIP) à produire à la cour les tableaux des chiffres d'affaires et des revenus des administrateurs judiciaires inscrits à [Localité 8] de l'année 2012 à l'année 2018, sur le fondement de l'article L 143 des procédures fiscales.

Dans leurs dernières conclusions du 5 octobre 2020, Mme [R] et la Selarl [B] et associés (la société [B]) demandent à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré prescrite l'action pour les faits antérieurs au 1er janvier 2012, limité la demande de condamnation de l'agent judiciaire de l'Etat à payer à Mme [R] la somme de 300 000 euros à titre de dommages et intérêts et en ce qu'il a débouté la société [B] de ses demandes, et statuant à nouveau, de :

- juger que l'Etat, représenté par l'agent judiciaire de l'Etat, est responsable du dommage anormal, spécial et d'une certaine gravité causé à Mme [R] et à la société [B] de 2007 à 2019,

- condamner l'Etat à leur payer la somme de 12 351 000 euros, sauf à parfaire, avec intérêts au taux légal à compter de la signification de l'assignation,

- condamner l'Etat à payer à Mme [R] la somme de 965'000 euros au titre du préjudice patrimonial subi sauf à parfaire, avec intérêts au taux légal à compter de la signification de l'assignation,

- condamner l'Etat à payer à Mme [R] la somme de 1'000'000 euros au titre du préjudice moral subi sauf à parfaire, avec intérêts aux taux légal à compter de la signification de l'assignation,

- prononcer l'anatocisme de ces intérêts dans les conditions de l'article 1154 du code civil,

- condamner l'Etat à payer la somme de 100'000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile respectivement à Mme [R] et à la société [B],

- condamner l'Etat aux entiers dépens.

Dans ses dernières conclusions déposées le 31 juillet 2020, l'agent judiciaire de l'Etat demande à la cour de':

- sur la prescription, confirmer le jugement en ce qu'il a déclaré :

les actions de Mme [R] et de la société [B] portant sur l'absence de désignation en qualité de mandataire judiciaire entre 2003 et juin 2007 prescrites,

l'action en responsabilité du fait de la CNIDAJ et de la CNIDMJ à l'occasion de l'inscription de Mme [R] sur la liste des administrateurs judiciaires prescrite,

l'action portant sur l'insuffisance de désignation en qualité d'administrateur judiciaire pour la période comprise entre le 27 juin 2007 et le 31 décembre 2012 prescrite,

à titre subsidiaire, sur les demandes au fond,

- infirmer le jugement en ce qu'il a :

dit que'la responsabilité de l'Etat était engagée en raison de la faible désignation de Mme [R] au titre de 2015 et de 2016 par les juges du tribunal de commerce de Paris,

alloué à Mme [R] une somme de 80'000 euros au titre de son préjudice moral et une somme de 220'000 euros au titre de la perte de chance d'être désignée plus fréquemment par le tribunal de commerce de Paris,

- débouter les appelants de ces chefs de demande,

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté':

la société [B] de l'intégralité de ses demandes, en ce qu'elle ne justifie pas d'un préjudice distinct de celui qui procède du défaut de désignation de Mme [R] pris en sa qualité d'administrateur judiciaire,

Mme [R] de ses demandes au titre de l'insuffisance de désignation par le tribunal de commerce de Nanterre,

Mme [R] de ses demandes au titre des désignations entre 2012 et 2014 et pour l'année 2016, le nombre des désignations reçues par Mme [R] ayant été jugées suffisant par le tribunal et partant non susceptible de caractériser un préjudice anormal et spécial, pour les années 2012 à 2014 et la preuve du chiffre d'affaires réalisé en 2016 n'étant pas rapportée,

Mme [R] de ses autres demandes qui ne sont pas justifiées et sans lien de causalité direct avec la baisse des désignations dénoncées,

les appelants de leurs demandes en paiement au titre des années 2017 à 2027, au titre de leur droit à la retraite et au titre de la perte de patrimoine,

- infirmer le jugement en ce qu'il a alloué à Mme [R] et à la société [B] une somme de 15'000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- en tout état de cause, condamner Mme [R] et de la société [B] in solidum à lui payer la somme de 5'000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

Dans son avis du 30 juillet 2019, le ministère public conclut'à':

- la confirmation du jugement en ce qu'il a jugé prescrites les actions de Mme [R] portant sur l'absence de désignation en qualité de mandataire judiciaire entre 2003 et juin 2007 et l'action sur l'insuffisance de désignation en qualité d'administrateur judiciaire pour la période comprise depuis le 27 juin 2007 jusqu'au 1er janvier 2012,

- l'infirmation du jugement entre qu'il a reconnu la responsabilité de l'Etat engagée en raison de la faible désignation de Mme [R] en 2015 et 2016 et en conséquence au débouté de l'appelante en toutes ses demandes,

- la confirmation du jugement en ce qu'il a débouté Mme [R] de ses demandes au titre des désignations entre 2012 et 2014 et pour l'année 2016.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 20 octobre 2020.

SUR CE

Sur la prescription

Le tribunal a estimé, sur le fondement de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968, que:

- les différents faits générateurs allégués par Mme [R] et la société [B] constituaient les points de départ du délai de prescription quadriennale,

- seuls les faits générateurs postérieurs au 1er janvier 2012 ne sont pas prescrits, puisque l'assignation a été délivrée le 31 mai 2016,

- les différents courriers adressés ne constituent pas des actes interruptifs de prescription, puisqu'ils ne sont pas adressés à l'autorité administrative et la lettre au ministère de la Justice du 7 septembre 2009, même si Mme [R] lui demande un rendez-vous de manière pressante, ne détaille pas l'objet de ses réclamations, et ne peut donc pas constituer un acte interruptif de prescription,

- sont prescrits les griefs portant sur le retard mis par la commission à inscrire Mme [R] sur la liste des administrateurs judiciaires, retard qui a pris fin lors de son inscription en 2007, les griefs portant sur le retard mis à clôturer les dossiers de mandataire judiciaire jusqu'à la fin 2006 et les griefs portant sur l'absence de désignation antérieurement au 31 décembre 2011,

- les griefs touchant à la procédure collective de la société [B] ouverte le 4 octobre 2012 ainsi que les griefs de Mme [R] invoqués au titre de son placement en redressement judiciaire en 2012 ne sont pas prescrits.

Mme [R] et la société [B] se prévalent, à titre principal, de l'absence de prescription en ce qui concerne leurs activités d'administrateur judiciaire à compter du 1er janvier 2007 aux motifs que :

- s'agissant du préjudice en année N consécutif au nombre anormal de désignations d'un administrateur judiciaire, le délai de prescription commence à courir le 1er janvier de l'année « N+1 » pour expirer le 1er janvier de l'année « N+5 » et inversement, un acte suspensif de prescription intervenant en année « N » rend recevables les demandes de l'exercice remontant à l'année « N-5 »,

- leur réclamation préalable formée le 13 septembre 2012 auprès de M.[I], ministre de l'Economie, le 29 septembre 2015 auprès de M.[P], ministre de l'Economie et le 31 décembre 2015 auprès du garde des sceaux a interrompu la prescription et rendait a minima recevables les demandes à compter du 1er janvier 2010, leurs réclamations auprès du ministre de l'Economie comme du premier président de la cour d'appel de Paris le 13 septembre 2012 et leurs réclamations auprès du président du tribunal de commerce de Paris de 2009 et 2011, a minima à compter du 1er janvier 2007, peu important que toutes les réclamations ne soient pas adressées à l'autorité administrative finalement concernée.

A titre subsidiaire, elles se prévalent de l'absence de prescription quadriennale du fait de l'impossibilité d'agir de Mme [R] alors administrateur judiciaire avant le 30 décembre 2015, puisque le plan de redressement la concernant n'a été adopté que le 15 décembre 2015, date à laquelle elle a retrouvé sa capacité à agir.

L'agent judiciaire de l'Etat soutient que':

- le fait générateur du dommage allégué est le point de départ du délai de prescription,

- sur la prescription de l'action portant sur l'absence de désignation en qualité de mandataire judiciaire entre 2003 et juin 2007, la prescription est acquise,

- sur la prescription de l'action en responsabilité du fait de la CNIDAJ et la CNIDMJ, à l'occasion de l'inscription de Mme [R] sur la liste des administrateurs judiciaires, le fait générateur du dommage a pris fin à la date de retrait de Mme [R] de la liste des mandataires judiciaires, emportant son inscription sur la liste des administrateurs judiciaires le 27 juin 2007 et la prescription a débuté le 1er janvier 2008 pour expirer le 31 décembre 2011,

- sur la prescription des griefs reprochés à la chancellerie, Mme [R] estime avoir fait l'objet de discrimination depuis 1996, les litiges ont pris fin entre 2003 et 2008 s'agissant de la taxation de ses honoraires et de l'inertie pour l'accompagner dans son changement de fonction qui est effectif depuis le 27 juin 2007, de sorte que la prescription est également acquise,

- sur la prescription de l'action portant sur l'insuffisance de désignation en qualité d'administrateur judiciaire, pour la période comprise entre le 27 juin 2007 et le 31 décembre 2012, le fait générateur a débuté le 27 juin 2007, le point de départ de la prescription de l'action en responsabilité a commencé à courir le 1er janvier 2008 pour les désignations de 2007, le 1er janvier 2009 pour celles de 2008, le 1er janvier 2010 pour celles de 2009, le 1er janvier 2011 pour celles de 2010 et le 1er janvier 2012 pour celles de 2011'et la prescription est acquise pour l'ensemble de ces années,

- Mme [R] ne vise pas dans ses écritures les mêmes lettres qu'en première instance; les lettres adressées à Mme [H] et MM [P], [I] et [V] sont inopérantes puisqu'à partir de cette date, les faits n'étaient pas prescrits'; M.[I] n'était pas une autorité administrative, la lettre ne constitue pas une lettre de réclamation mais une demande d'aide pour bâtir un plan de sauvegarde de son entreprise'; celle adressée à Mme [H] consiste à lui indiquer qu'elle va engager une action en responsabilité contre l'Etat et ne constitue pas une lettre de réclamation adressée à une autorité administrative ; il en est de même pour la lettre adressée à M.[P], dans laquelle l'appelante sollicite son intervention pour qu'elle soit désignée davantage par les tribunaux de commerce de Paris et de Nanterre à l'avenir ; la lettre adressée au président du tribunal de commerce de Paris n'est pas versée aux débats'; la lettre adressée au président du tribunal de commerce de Paris de 2009 n'a pas été envoyée à une autorité administrative mais à une autorité judiciaire';

- les appelantes ne rapportent pas la preuve qu'elles ont été empêchées d'agir par une cause de force majeure.

Le ministère public conclut que':

- le point de départ de la prescription est le fait générateur du dommage allégué et l'action est prescrite pour tous les faits jusqu'au 1er janvier 2012,

- les actions de Mme [R] sur l'absence de désignation en qualité de mandataire judiciaire entre juin 2003 et juin 2007, l'action en responsabilité du fait de son inscription tardive sur la liste des administrateurs judiciaires et l'action liée à l'insuffisance de désignations en qualité d'administrateur judiciaire pour la période entre le 27 juin 2007 et le 31 décembre 2012 sont prescrites,

- les lettres de Mme [R], postérieures au 1er janvier 2012, sont inopérantes à interrompre la prescription des faits antérieurs.

L'article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics dispose que sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis.

En appel, Mme [R] et la Selarl [B] et associé ne se prévalent plus que de l'absence de prescription en ce qui concerne leurs activités d'administrateur judiciaire à compter du 1er janvier 2007.

Le point de départ de la prescription quadriennale applicable aux créances de l'Etat est le fait générateur du dommage dans le cadre d'une action en responsabilité.

Néanmoins, en l'espèce, la responsabilité de l'Etat est une responsabilité sans faute et le fait générateur se confond avec le préjudice subi qui doit être anormal, spécial et d'une certaine gravité.

Compte tenu des caractéristiques requises pour que ce préjudice soit source de responsabilité et des faits propres à l'espèce à savoir un préjudice découlant d'une insuffisance de désignations en qualité d'administrateur judiciaire, il y a lieu d'admettre que les conditions de la responsabilité de l'Etat au titre de l'année 2007et notamment le caractère anormal et suffisamment grave du préjudice, ne peuvent se révéler et être constatées qu'en 2008, une fois l'année 2007 achevée. Ainsi les conditions de la responsabilité de l'Etat fondée sur l'existence d'un préjudice anormal étant réunies au 1er janvier 2008, le point de départ de la prescription est le 1er janvier 2009.

Il en va ainsi jusqu'à l'année 2010 dont le point de départ de la prescription est le 1er janvier 2011 et la date d'expiration le 1er janvier 2016, sachant que Mme [R] a assigné l'agent judiciaire de l'Etat le 31 mai 2016.

L'article 2 de la loi du 31 décembre 1968 dispose, cependant que 'la prescription est interrompue par toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement.'

Aux termes de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, 'la prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement'.

Mme [R] et la société [B] ne peuvent se prévaloir de ces dernières dispositions puisque même en redressement judiciaire, elles conservaient la possibilité d'adresser une lettre de réclamation à l'administration.

Les lettres de réclamations auprès des autorités judiciaires de 2009, 2011 et 2012 et celle auprès de M. [I] en sa qualité de député et non de ministre du 13 septembre 2012 n'ont pu avoir pour effet d'interrompre la prescription dès lors qu'elles ne sont pas adressées à une autorité administrative.

En revanche, le 23 septembre 2015, Mme [R] a écrit à Mme [H], en sa qualité de ministre de la justice, pour l'informer d'un dysfonctionnement du service public de la justice auquel elle se heurte en étant peu ou pas désignée qui met en péril l'équilibre de son cabinet, d'une aggravation dans le déséquilibre des désignations et de son intention d'engager une action en responsabilité contre l'Etat.

Cette réclamation a eu pour effet d'interrompre la prescription à compter de l'année 2010, dont le point de départ de la prescription était le 1er janvier 2011.

L'action sera déclarée prescrite pour les faits compris entre 2007 et le 31 décembre 2009 et recevable pour les faits dommageables survenus à compter du 1er janvier 2010, en infirmation du jugement.

Sur la responsabilité de l'Etat

Le tribunal a retenu que :

- s'agissant du grief portant sur leurs faibles désignations par les juges consulaires, Mme [R] et la société [B] agissent à bon droit sur le fondement de la responsabilité sans faute de l'Etat dès lors que les administrateurs judiciaires, en leur qualité de collaborateurs du service public de la justice, sont recevables, même en l'absence de faute du service public de la justice, à demander réparation à l'Etat dès lors qu'ils subissent un préjudice spécial, anormal et d'une certaine gravité et à la condition que le dommage ne procède pas de leur propre faute,

- si le juge dispose d'un pouvoir discrétionnaire en la matière et si le fait d'être désigné occasionnellement peut être considéré comme un aléa inhérent à la profession, il résulte de l'attestation précise et détaillée de M. Brain, juge consulaire de 2001 à 2014, que Mme [R] semble être frappée d'ostracisme au sein du tribunal de commerce de Paris, ce qui constitue un préjudice spécial, anormal et grave, le grief reproché au tribunal de commerce de Nanterre n'étant, en revanche, pas constitué,

- s'agissant du grief portant sur la lenteur des procédures collectives ouvertes à l'égard de Mme [R] et de la société [B] , la responsabilité de l'Etat ne peut pas être engagée pour délai excessif des deux procédures collectives, alors que ce délai n'est pas imputable au seul service public de la justice, qu'aucun appel n'a été formé contre le jugement du tribunal de grande instance de Pontoise et que la responsabilité pour faute de l'Etat aurait alors dû être soulevée au titre du déni de justice.

Mme [R] et la société [B] font valoir que :

- la responsabilité sans faute de l'Etat'est le seul régime applicable à leur demande,

- l'activité d' un administrateur judiciaire reconnu en qualité de collaborateur du service public doit être viable économiquement afin d'assurer la mission de service public confiée en toute indépendance,

- il doit accepter tous les mandats confiés par les tribunaux, qu'ils soient rémunérateurs ou non et seule une distribution équitable des mandats est susceptible de préserver l'équilibre financier des études de mandataires de justice,

- elles ont fait l'objet d'un ostracisme caractérisé par une absence de désignation totale dans des dossiers rémunérateurs en tant qu'administrateur judiciaire par le tribunal de commerce de Paris à compter du 27 juin 2007, date à laquelle Mme [R] a été officiellement inscrite sur la liste des administrateurs judiciaires et par le tribunal de commerce de Nanterre à compter de juin 2012,

- leur préjudice anormal et grave est démontré objectivement par des statistiques documentées, précises et non équivoques issues d'un rapport statistique d'attribution de mandats aux administrateurs judiciaires de 2007 à 2019 devant les tribunaux de commerce de Paris et de Nanterre, réalisé par le Cabinet CyberEx International par elles sollicité,

- la démonstration de leur préjudice nécessite de comparer objectivement le nombre de leurs désignations au nombre de celles obtenues par les administrateurs judiciaires comparables à Mme [R] et à la société [B], selon des critères juridiques, clairs et transparents (l'ancienneté professionnelle, la taille de l'étude en termes d'effectifs, le poids des dossiers traités ou l'expérience passée, la capacité reconnue du professionnel à traiter des dossiers complexes, les résultats obtenus et la capacité à collaborer à l'international),

- elles n'ont reçu que 126 dossiers de 2007 à 2019 du tribunal de commerce de Paris, la moyenne de désignation par administrateur étant de 250 dossiers pour ces mêmes dates et 59 dossiers du tribunal de commerce de Nanterre entre 2012 et 2019, alors que la moyenne était de 201 dossiers,

- les attributions de mandats aux nouveaux inscrits sont plus favorables que pour elles qui se voient confier une moyenne annuelle de 12,7 mandats contre 24 pour l'ensemble de la population observée,

- les mandats attribués ne permettent pas d'assurer l'équilibre et la rentabilité de l'étude,

- les bilans établis par leur expert-comptable démontrent que les mandats confiés par les juridictions consulaires de Paris et Nanterre représentent une part minoritaire de leurs ressources,

- les préjudices de Mme [R] et, à partir de 2009, de la société [B] résultent à la fois du traitement discriminatoire qui a conduit à une diminution drastique des désignations mais également du niveau de rémunération induit par les dossiers confiés souvent impécunieux et vont en s'aggravant,

- plusieurs témoignages attestent d'un ostracisme, caractérisant un préjudice anormal, spécial et particulièrement grave,

- aucune faute ne peut être reprochée à Mme [R],

- elle a dû supporter une centaine de procédures judiciaires commerciales, civiles, pénales et administratives tant en défense qu'en demande afin de faire valoir ses droits,

- elle n'a jamais été interdite d'exercice,

- les deux sanctions disciplinaires prononcées à son encontre sont relatives à la période antérieure à son inscription en tant qu'administratrice judiciaire et relèvent d'un harcèlement,

- il ne peut être tiré aucune conséquence juridique de la condamnation pénale intervenue en appel en octobre 2009 pour des faits qui concernent les usages de financement dans les années 80, des études de mandataires et d'administrateurs judiciaires par des établissements bancaires de premier rang, alors que ni elle ni la société [B] n'ont jamais fait l'objet d'une interdiction temporaire ou définitive d'exercer les fonctions d'administrateur judiciaire.

L'agent judiciaire de l'Etat répond que :

- Mme [R] ne peut plus se prévaloir d'un préjudice à compter du 8 janvier 2009, date à laquelle la société [B], inscrite sur la liste des administrateurs judiciaires depuis le 15 décembre 2008, a été immatriculée et Mme [R] a poursuivi l'exercice de la profession d'administrateur judiciaire via cette société,

- des nominations insuffisantes ou irrégulières d'un administrateur judiciaire ne sont pas constitutives d'un préjudice grave, anormal et spécial, mais constituent un aléa inhérent à la fonction, l'administrateur judiciaire n'ayant pas un droit acquis à sa désignation par une juridiction,

- il n'y a pas de postulat selon lequel la répartition des nominations doit suivre une proportionnalité et un strict équilibre entre mandataires, comme le soutient Mme [R], dans un raisonnement uniquement arithmétique,

- dans une lettre adressée au président du tribunal de commerce de Nanterre le 14 décembre 2004, elle ne revendiquait pas les dossiers traditionnellement confiés aux administrateurs judiciaires de Nanterre mais les dossiers nationaux ou internationaux dans lesquels sa désignation serait souhaitée par les parties à la procédure,

- le seul constat du nombre de désignations ne peut constituer la preuve d'un préjudice anormal, spécial et d'une certaine gravité, dès lors que le choix de l'organe de la procédure collective est une prérogative laissée, par la loi, à la discrétion de la juridiction compétente et dépend notamment du nombre de procédures à répartir, du nombre de mandataires et de la confiance des tribunaux envers les mandataires,

- les rapports de la société CyberEx ne sauraient constituer une preuve du préjudice anormal et spécial allégué, n'ayant pas été établis contradictoirement, par un expert impartial et indépendant, mais par l'expert-comptable de Mme [R],

- les chiffres de désignations avancés en cause d'appel sont différents de ceux produits en première instance,

- elle a elle-même indiqué dans son projet de plan de redressement, en page 12 'une amélioration de qualité des mandats confiés par le tribunal de commerce de Paris et une légère augmentation en nombre',

- l'ASPAJ, association syndicale professionnelle d'administrateur judiciaire, a dans ses observations du 5 mai 2015, adressées au ministère de la justice, mentionné une moyenne de 26 dossiers de redressement judiciaire par administrateur et de 15 à Paris et d'une baisse d'un tiers en 5 ans,

- Mme [R] ne saurait invoquer un préjudice anormal et spécial, alors qu'il apparaît à la lecture des pièces du dossier qu'elle a, seule, contribué à la situation dont elle se plaint, ayant fait le choix de changer de profession et de conserver la gestion des procédures de liquidation qu'elle avait traitées selon sa méthode de règlement amiable,

- son comportement professionnel n'est pas exempt de tout reproche et elle passe sous silence les remarques qui lui ont été formulées sur le traitement de certains de ses dossiers en 2001 et 2002 ainsi que sa condamnation pénale pour corruption passive en 2009 et minimise la portée des sanctions disciplinaires dont elle a fait l'objet en 2004 et 2007,

-Mme [R] et la société [B] ne rapportent pas la preuve d'un traitement discriminatoire ou de faits de harcèlement leur causant un préjudice anormal, spécial et d'une certaine gravité, susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat.

Le ministère public fait valoir que :

- l'appelante ne rapporte pas la preuve de l'existence d'une discrimination, le choix de l'administrateur judiciaire résulte d'une appréciation souveraine des juges et ne peut pas être remis en cause par le biais d'une action en responsabilité,

- elle ne peut pas arguer du faible nombre de dossiers attribués alors qu'elle est responsable de sa situation en changeant de profession tout en souhaitant conserver des dossiers de mandataire judiciaire,

- elle n'a pas eu un comportement professionnel exemplaire, ayant fait l'objet de deux condamnations disciplinaires en 2004 et 2007.

Sur l'exercice professionnel de Mme [R] pendant la période ayant précédé les faits pour lesquels la prescription n'est pas acquise

Dans le cas particulier de Mme [R] et puisqu'elle l'invoque elle-même au soutien de ses demandes, il apparaît nécessaire, à titre informatif, d'effectuer un rappel des circonstances qui l'ont conduite à quitter la profession de mandataire judiciaire pour celle d'administrateur judiciaire.

Mme [R], dans la présentation du plan de redressement de la société [B], fait état d'un retournement brutal de sa situation, exposant que l'étude positionnée parmi les études de mandataires les plus importantes de Paris a connu un assèchement brutal après que, dans l'exercice de ses mandats, Mme [R] s'est opposée à une personnalité prédominante du tribunal de commerce de Paris, ce qui l'a contrainte, sous la médiation de la chancellerie, à opter pour la profession d'administrateur judiciaire, moins exposée au contrôle des juges consulaires, selon ses dires.

Elle mentionne une absence totale de toutes désignations de 1998 à 2008 pendant la période d'attente de régularisation administrative d'inscription sur la liste des administrateurs judiciaires par suite de son retrait de celle des mandataires judiciaires et l'octroi de mandats sans consistance ou impécunieux de 2008 à 2012.

La lecture des très nombreuses lettres que Mme [R] a adressées tant aux présidents successifs du tribunal de commerce de Paris qu'aux autorités judiciaires les plus hautes démontre cependant qu'alors qu'elle a débuté sa carrière en 1986, elle a rencontré dès 1996 des difficultés relationnelles avec certains juges commissaires et présidents du tribunal de commerce de Paris auquel elle était rattachée comme avec le président de la compagnie des mandataires judiciaires.

Il en a été ainsi avec M. Jean-Pierre Mattei président du tribunal de commerce de Paris de 1996 à 1999.

Dès 1996, une mission d'audit de l'étude de Mme [R] a été demandée par M. Mattei, celle-ci ayant des difficultés de trésorerie et se plaignant de l'arythmie de ses désignations depuis 1994, ce que le président de la compagnie des mandataires judiciaires a démenti.

Le 28 janvier 1997, elle a écrit au président de la compagnie en ces termes :

' je suis écoeurée car l'attitude que vous avez eue au cours des derniers mois, la pression que vous avez fait peser sur mon étude ... m'ont permis de m'habituer à un comportement que je considère manquer de courage et d'objectivité.

Je vous tiendrais donc pour personnellement responsable des conséquences qui pourraient naître de votre malencontreuse correspondance qui arrive alors que Me Vatier [son avocat] s'est évertué à trouver entre M. le président Mattéi et moi-même un pacte de non agression auquel je m'étais pliée.'

Le 16 juillet 1997, M. Mattéi a transmis au procureur de Paris une demande de sanction disciplinaire, laquelle après entretien de Mme [R] avec M. Marin, procureur de la République, n'a pas eu de suite.

Le 30 juillet 1997, Mme [R] a interdit au président de sa compagnie d'intervenir dans son étude.

Mme [R] a précisé, dans une de ses nombreuses lettres, que son inimitié avec Mme [X], juge consulaire puis présidente du tribunal de commerce, à compter de 2004, a débuté lorsque dans un dossier d'information judiciaire [O] où elle s'était constituée partie civile en qualité de mandataire judiciaire de la société, Mme [X] avait été entendue en qualité de témoin assisté puis un réquisitoire avait été pris à son encontre pour banqueroute pour emploi de moyens ruineux mais la procédure n'avait pas eu de suite.

La difficulté relationnelle entre Mme [R] et Mme [X] trouve aussi son origine dans un dossier du groupe JRH dont la liquidation des 21 entités, sans confusion de patrimoine, a été prononcée en 1995 et dans lequel les honoraires perçus par la mandataire judiciaire ont été critiqués par Mme [X] juge commissaire et par le président du tribunal.

Par arrêt du 14 janvier 1998, la cour d'appel présidée par M. Canivet en sa qualité de premier président, a infirmé l'ordonnance du juge commissaire allouant à Mme [R] des sommes à titre d'acomptes sur rémunération dans ce dossier en indiquant que ' le résultat obtenu, que la cour a déjà qualifié d'absolument remarquable, l'a été au prix d'un engagement professionnel total.'

Cet avis est corroboré par un juge consulaire qui, dans une attestation établie dans le cadre de sa candidature à la fonction d'administrateur judiciaire en 1997, loue la manière dont Mme [R] a géré le dossier immobilier JRH au passif déclaré de 9 milliards et 3 milliards retraités en ajoutant : ' je vous ai exprimé dans la présente, d'autant plus aisément, mon opinion sur vos qualités professionnelles que les débuts de notre collaboration ont parfois été tendus, ce qui ne vous a pas empêché de faire la preuve de vos compétences' et par l'attestation du 1er avril 2019 de l'avocat de la BNP qui relève la mise en place par Mme [R] d'un système original de traitement de ' ce véritable désastre, cette liquidation judiciaire étant de nature à mettre en péril une des filiales de la BNP menacée d'un comblement de passif qu'elle n'aurait pas pu supporter.'

Sur requête de M. Costes président du tribunal de commerce de Paris du 18 mai 2001 en désignation d'une autre juridiction consulaire pour connaître des 373 procédures dont Mme [R] avait la charge, M. Coulon, premier président a, par ordonnance du 12 juin 2001, rejeté la demande, considérant que les mauvaises relations entre Mme [R] et des juges consulaires pouvaient être réglées par un changement de liquidateur ou de juge commissaire.

Par ordonnance du 4 juillet 2001, le délégué du premier président, saisi d'une requête de Mme [R] en autorisation de prise à partie pour faute lourde de Mme [X] et de deux juges consulaires, retenait comme faute professionnelle l'attitude des magistrats qui dans la motivation de leur jugement 'mettaient en cause systématiquement ses capacités professionnelles et sa déontologie professionnelle par des affirmations péremptoires et peu étayées' mais ne retenait aucune faute lourde au motif qu'ils étaient revenus à une attitude impartiale en reconnaissant le caractère positif de l'intervention du mandataire dont ils homologuaient le plan présenté.

Par arrêt du 5 novembre 2001, la cour d'appel de Paris a fait droit à la demande de récusation de Mme [X], juge commissaire, dans 17 dossiers gérés par Mme [R] dont la plupart concernaient la liquidation du groupe JHR.

Par arrêt du 5 avril 2002, la cour d'appel a refusé de décharger Mme [R] de ces mêmes affaires.

Par ordonnance de taxe du 13 janvier 2004, le président du tribunal de commerce a alloué à Mme [R] la somme de 68 602  euros HT au titre de ses honoraires.

Par décision du 13 mai 2004, le président du tribunal de grande instance de Paris a annulé l'ordonnance pour défaut de respect du contradictoire et fixé à la somme de 11 000 000 euros HT le montant du droit gradué de Mme [R].

Admise à exercer la profession d'administrateur judiciaire dès 1998 par arrêt de la cour d'appel du 28 octobre 1998, Mme [R] n'a été inscrite que le 15 novembre 2004 sous réserve de sa radiation de la liste d'inscription des mandataires judiciaires.

Celle-ci n'est intervenue qu'après que Mme [R] a mis fin à ses mandats de mandataire judiciaire, en 2007.

Sur la période litigieuse de 2010 à 2019 non couverte par la prescription

La victime d'un dommage subi en raison de sa qualité de collaborateur du service public de la justice peut, même en l'absence de faute, en demander réparation à l'Etat, dès lors que son préjudice est anormal, spécial et d'une certaine gravité.

L'agent judiciaire de l'Etat réfute à bon droit le postulat de Mme [R] selon lequel la répartition des nominations doit suivre une proportionnalité et un strict équilibre entre mandataires.

Mme [R] ne peut, en effet, être suivie dans son raisonnement dès lors que la désignation d'un mandataire judiciaire est soumise à un aléa puisque les juges des tribunaux de commerce disposent d'un pouvoir discrétionnaire quant au choix de l'administrateur judiciaire, que les désignations dépendent du nombre des entreprises en difficultés, du nombre des administrateurs judiciaires dans le ressort, de la taille de la structure dans laquelle l'administrateur judiciaire exerce et de la confiance des tribunaux envers les mandataires de justice qui collaborent au service public de la justice.

Ces éléments justifient que la responsabilité de l'Etat ne puisse être retenue qu'en cas de préjudice grave, anormal et spécial, dont la preuve doit être rapportée par celui qui l'invoque.

Sur l'insuffisance de désignations

Les appelantes soulèvent un premier grief tiré d'un nombre très inférieur de désignations par rapport aux administrateurs judiciaires comparables à la société [B] et par rapport aux administrateurs récemment nommés.

Elles se fondent essentiellement sur un rapport très détaillé établi par la société d'expertise comptable CyberEx dont la société [B] établit qu'elle n'est pas son expert-comptable, ses bilans ayant été effectués par Union fiduciaire de [Localité 8].

Bien que ce rapport soit établi non contradictoirement, les données chiffrées du nombre des désignations de Mme [R] par les tribunaux pour la période considérée sont retenues comme fiables, même si elles diffèrent à la marge de celles produites en première instance, dans la mesure où elles sont le fruit du croisement des données du Bodacc, de celles publiées par le syndicat professionnel des administrateurs judiciaires (ASPAJ) et par le système d'information Gamla agréé par la Chancellerie.

Pour justifier d'une sous-désignation par rapport aux administrateurs qu'elles qualifient de comparables, elles se fondent sur les données chiffrées reprises dans le tableau suivant :

Tribunal de commerce de Paris

Tribunal de commerce de Nanterre

Moyenne des mandats attribués à la société [B]

Moyenne des mandats attribués par AJ comparable

Moyenne des mandats attribués à la société [B]

Moyenne des mandats attribués par AJ comparable

2010

20

21

/

2011

18

20

/

2012

15

20

0

34

2013

18

26

0

40

2014

13

18

4

24

2015

7

25

10

38

2016

6

23

11

25

2017

5

17

19

19

2018

4

14

10

14

2019

2

11

5

9

Toutefois, ces données n'apparaissent pas pertinentes dans la mesure où l'analyse des administrateurs judiciaires comparables n'est aucunement documentée.

En effet, alors que selon les appelantes, ces 'éléments de comparabilité' reposent sur des critères juridiques, clairs et transparents retenus par la loi, à savoir l'ancienneté professionnelle, la taille de l'étude en termes d'effectifs, le poids des dossiers traités ou l'expérience passée, la capacité reconnue du professionnel à traiter des dossiers complexes, les résultats obtenus et la capacité à collaborer à l'international, elle reconnaissent que ' pour permettre une démonstration parfaitement objective', l'étude statistique a uniquement retenu le critère non contestable de l'ancienneté professionnelle des administrateurs judiciaires désignés par les tribunaux de commerce de Paris et Nanterre.

Les données relatives à la comparaison avec les nouveaux inscrits ne sont pas plus convaincantes dans la mesure où Mme [R] se prévaut, dans les tableaux produits, d'une première inscription en 2004 alors qu'elle n'a été inscrite qu'en 2007 et qu'aucune explication n'est donnée sur le critère de l'inscription, celle-ci pouvant se rattacher à l'inscription de la nouvelle structure dans laquelle un administrateur exerce, alors que l'administrateur personne physique peut être connu de plus longue date des tribunaux par le biais d'un autre mode d'exercice ou d'une autre structure sociétale.

Par ailleurs, ces données font totalement abstraction du fait que le choix de désignation intègre un certain nombre de facteurs dont, s'agissant des dossiers les plus complexes, celui de la taille de la structure dans laquelle exerce le mandataire désigné et que Mme [R] exerce dans une société dont elle est l'unique associé et dont le personnel a fluctué entre 15 et 10 personnes en raison du redressement judiciaire ouvert en 2012.

Enfin, les variations de désignations doivent être mises en lien avec les conclusions de l'étude de la société Exafi effectuée en avril 2015 à la demande de l'ASPAJ dans le cadre d'une réflexion sur les modalités tarifaires, lesquelles mentionnent pour la période de 2009 à 2014:

- une baisse régulière des redressements judiciaires (baisse de 7 %) et surtout du nombre des redressements judiciaires avec administrateur judiciaire (baisse de 9 à 6 %),

- une augmentation simultanée du nombre d'administrateurs judiciaires.

Sur le caractère inéquitable des désignations

S'agissant du grief relatif à des désignations inéquitables vis à vis de la rentabilité économique, la société CyberEx a établi un classement des mandats, au vu de la tarification des émoluments, en 6 classes, dont elle affirme que les classes 1 à 3 ne présentent aucune rentabilité, la classe 4 correspond aux mandats à l'équilibre et les classes 5 et 6 regroupent les mandats d'importance certaine, la classe 6 étant la plus favorable, pour un chiffre d'affaires supérieur à 20 millions d'euros ou un effectif supérieur à 150.

Pour justifier qu'elle travaille à perte, Mme [R] produit un tableau dont il peut être extrait les données suivantes ( Page 61 - Pièce 254) :

nombre de mandats %

classe 1 en %

classe

2 en %

classe

3 en %

classe

4 en %

classe

5 en %

classe

6 en %

moyenne par AJ comparable

100

29

24

24

12

4

7

Mme [R]

27

42

22

6

2

0

La comparaison effectuée n'a aucune pertinence pour les explications données supra.

De même, les données chiffrés relatives à l'attribution des mandats de redressement judiciaires et des mandats de sauvegardes mentionnés comme plus rémunérateurs ne sont pas exhaustives puisque la comparaison est effectuée après avoir exclu le mandataire ayant reçu 448 mandats sur 1 341 et les professionnels ayant reçu moins de 10 redressements judiciaires ou moins de 5 sauvegardes.

En revanche, le tableau relatif à la répartition par qualité des mandats attribués par le tribunal de commerce de Paris à l'ensemble des 21 études pour les années 2012-2019 est intéressant dans la mesure où il mentionne que sur les 3 190 mandats attribués sur la période, 2 710 relèvent des 3 premières classes, 266 de la 4ème, 128 de la 5ème et 86 de la 6ème.

Il démontre que les répartitions sont équitables s'agissant des dossiers impécunieux et les plus lucratifs puisque les deux études ayant obtenu chacune 17 dossiers de 6ème classe se sont vu attribuer 1827 dossiers impécunieux.

De même, 7 études n'ont obtenu aucun dossier de 6ème classe et 5 études un dossier, les pourcentages étant relativement équivalents s'agissant des dossiers de 5ème classe.

Une conclusion similaire peut être effectuée à la lecture du même tableau concernant le tribunal de commerce de Nanterre.

M. Chouillou, juge consulaire au tribunal de commerce de Nanterre de 2005 à 2018 et président de chambre de 2015 à 2018, a d'ailleurs attesté être très satisfait de sa compétence et forte implication, comptabilisant 20 désignations sur 3 ans dans sa seule chambre, pour des dossiers de taille moyenne à petite mais ajouté qu'il n' avait pas eu de dossiers de taille importante à traiter depuis 2016.

L'analyse de ces tableaux n'est pas de nature à démontrer une discrimination à l'encontre de Mme [R], puisque :

- d'une part, d'autres administrateurs judiciaires sont moins bien lotis qu'elle à [Localité 8] et de matière similaire à [Localité 7],

- d'autre part, l'allégation selon laquelle la 'classe 3" correspondant à un effectif de 10 à 19 personnes et un chiffre d'affaires de 750 000 à 3 000 000 euros n'a aucune rentabilité économique n'est pas prouvée,

- enfin, les désignations moindres concernant les classes 4 à 6 peuvent s'expliquer par la taille supérieure des autres sociétés d'administrateurs judiciaires comportant un nombre plus important d'associés et de personnel, des structures plus adaptées et un fonds de roulement plus important, permettant d'assumer la gestion des dossiers les plus complexes,

- les tribunaux de commerce doivent rester libres de nommer les administrateurs judiciaires qu'ils estiment les meilleurs pour telle ou telle affaire, sans être obliger d'effectuer des désignations à tour de rôle de nature à perturber le bon fonctionnement des procédures de redressement judiciaire.

Il sera ajouté que le chiffre d'affaires de la société [B] est globalement en constante évolution depuis 2014 et n'est pas négligeable (même s'il y a lieu pour l'année 2018 de déduire la somme de 220 000 euros allouée par le tribunal en première instance) puisqu'il a été le suivant :

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

341871

1160530

838915

774897

826311

998916

1454737

L'activité professionnelle de Mme [R] [B] est soumise à divers aléas qu'elle ne peut ignorer à savoir le libre choix par les juges consulaires des administrateurs qu'ils désignent, le nombre des professionnels inscrits et la conjoncture économique dont dépend le nombre des procédures collectives et il ne se déduit pas de l'ensemble des éléments chiffrés rapportés que Mme [R] qui a fait l'objet de nominations, même irrégulières, dont la diminution à compter de 2014 est l'expression d'une tendance générale liée au contexte économique durant la période considérée, et qui n'a pas subi un sort qui lui était spécialement réservé, ait subi un préjudice spécial et anormal.

Sur l'ostracisme de la part des juges consulaires

Les appelantes soutiennent également que leur préjudice est caractérisé par l'ostracisme, justement qualifié par les premiers juges, et la 'violence' dont Mme [R] a fait l'objet de la part des juges consulaires.

Mme [R] soutient qu'elle a connu une destruction systématique et un acharnement constant alors qu'elle est une professionnelle expérimentée, reconnue et appréciée et ajoute qu'alors qu'elle n'a commis aucune faute, elle a vécu un enfer procédural pendant 23 années, devant supporter une centaine de procédures judiciaires, commerciales, civiles, pénales et administratives afin de faire reconnaître ses droits et se battre contre la partialité et les obstructions dont elle a fait l'objet.

Mme [R] produit de nombreuses attestations très favorables sur ses capacité professionnelles tant des débiteurs suivis que des avocats ayant eu à collaborer avec elle et d'un certain nombre de juges consulaires entre 1997 et 2019.

De même, de nombreux avocats mentionnent dans leurs attestations qu'elle a fait l'objet, après son conflit avec les juges consulaires parisiens ci-avant rappelé et jusqu'à la période la plus récente, ' d'un véritable ostracisme', ' de nombreuses rumeurs déceptives véhiculées à son sujet dans le milieu professionnel', ' de vieilles rumeurs', 'de refus de désignations systématiques dictés par des rumeurs',' de cabale' et 'bannissement' , 'sa désignation au tribunal de Paris étant une chose impossible à obtenir.'

Il ne peut cependant être soutenu que la remise en cause des compétences de Mme [R] et sa mauvaise réputation dans le milieu professionnel soient totalement infondées et ne reposeraient que sur des inimitiés anciennes et sans fondement puisqu'elles ont pour origine non seulement son conflit avec les juges consulaires parisiens, la compagnie des mandataires judiciaires mais aussi les sanctions disciplinaires et pénale dont elle a fait l'objet antérieurement mais également pendant la période non couverte par la prescription.

Ainsi, selon décision du 17 novembre 2004, la commission nationale d'inscription et discipline des mandataires judiciaires a prononcé un avertissement à l'encontre de Mme [R] en raison de la mention sur l'invitation à un colloque devant se tenir le 25 juin 2004 de sa qualité d'administrateur judiciaire, la commission ayant retenu que 'cette usurpation de qualité avait été ponctuelle, sans doute involontaire et qu'elle n'a eu aucune incidence sur le déroulement des procédures collectives.'

Toutefois, le 26 juin 2006, le tribunal correctionnel de Paris l'a relaxée de l'infraction d'usurpation du titre d'administrateur judiciaire en mai et juin 2004 au motif qu'elle s'était vu reconnaître ce titre par arrêt de la cour d'appel du 28 octobre 1998 même si elle n'était pas encore inscrite sur la liste des administrateurs judiciaires.

Le 15 février 2006, Mme [R] écrivait au nouveau président du conseil national des mandataires judiciaires/administrateurs judiciaires pour se plaindre des différences de traitement entre ses confrères et elle même, alors qu'elle était renvoyée devant le tribunal correctionnel, qu'une inspection avait relevé qu'elle était gérante d'une SARL et que le financement de son étude comme d'autres par la SDBO faisait l'objet d'une enquête pénale.

Pour expliquer que la création d'une Sarl Cabinet [R] n'était pas répréhensible, elle expliquait que cette société commerciale 'avait une activité civile' et était destinée à devenir dans les délais les plus rapides une Selarl et, s'agissant du financement de son étude, que la pratique existait avant qu'elle y recoure, que d'autres banques avant la SDBO l'avaient pratiquée mais que l'action à leur encontre était prescrite et que l'ensemble de ses confrères d'Ile de France avaient agi de même.

Elle poursuivait ainsi :

' Je trouve assez surprenant d'être considérée, semble-t-il, comme prenant beaucoup de liberté avec la loi alors qu'à aucun moment mon intégrité et ma probité professionnelle ne peuvent être mises en cause et alors même que ce que je crois avoir été le succès de mon étude et l'indépendance farouche qui a été la mienne notamment vis à vis des autorités consulaires, ont suscité, ici ou là, chacun le sait, inimitié et parfois jalousie.

Que j'ai gagné de l'argent est sûrement extrêmement dérangeant pour certains mais je n'en ai pas honte car je fais, et fort bien, mon métier et cela ne justifie en rien cet acharnement.'

Le 7 septembre 2006, elle écrivait de nouveau au président du conseil national des mandataires judiciaires/administrateur judiciaire pour considérer que son renvoi devant la chambre de discipline était 'tout simplement abusif'.

Cependant, par arrêt du 2 septembre 2008, la cour d'appel de Paris a confirmé la décision de la commission nationale d'inscription et de discipline des mandataires judiciaires qui a prononcé à l'encontre de Mme [R] la sanction d'interdiction temporaire de trois mois, lui reprochant d'avoir exercé sa profession sous la forme d'une Sarl Cabinet [R] de janvier 2003 à novembre 2004 et d'avoir dissimulé au conseil national son mandat de gérante de cette Sarl.

Par jugement du 6 juin 2008, le tribunal correctionnel de Paris l'a condamnée à six mois d'emprisonnement avec sursis et une amende de 150 000 euros pour corruption passive par une personne chargée d'une mission de service public, faits commis entre 1987 et 1993.

Elle a été condamnée pour avoir sollicité du directeur général de la banque SDBO, filiale du Crédit Lyonnais des conditions préférentielles de taux d'intérêt à l'occasion de l'octroi de 4 prêts (un prêt de 2,65 millions de francs soit 403 989 euros en juin 1987 au profit de la SCI Tiquetonne dont elle détenait les parts, un prêt personnel de 4,5 millions de francs soit 686 020 euros en juin 1990 destiné à l'acquisition du château d'Héroncelles, un prêt personnel de 4 millions de francs soit 609 796 euros en novembre 1991 pour financer les travaux dans cette demeure normande, un prêt professionnel de 600 000 francs soit 91 469 euros en mai 1994 pour l'acquisition d'un système informatique) et d'une facilité de caisse d'un million de francs soit 152 449 euros consentie entre le 1er août 1992 et le 30 avril l993, 1993, portée à 3,3 millions de francs soit 503081 euros en décembre 1992, en contrepartie du dépôt et de la conservation dans les livres dudit établissement financier de fonds qu'elle maîtrisait dans le cadre de divers mandats judiciaires.

Mme [R] avait ouvert 145 comptes, dont 133 "comptes séquestres" et 12 comptes 'commissariat au plan"et les dépôts semestriels sur ces comptes ont évolué de 1992 à 1994 de 22 millions de francs à 44 millions de francs.

Des taux réduits jusqu'à 0 % lui ont été attribués en fonction du volume des fonds déposés sur ces comptes, lesquels étaient au surplus non rémunérés pour l'essentiel.

Le tribunal , dans sa motivation, a relevé que Mme [R] 'était parfaitement consciente de ce système de contrepartie dont elle a profité de façon importante, qu'elle était responsable du non placement des fonds provenant notamment des CEP (commissariats à l'exécution du plan), nonobstant son système de pensée qui la conduit à s'auto-justifier systématiquement et à reporter la responsabilité de ses agissements sur des tiers, le manquement à l'obligation de conseils de la banque, la faute des collaborateurs.'

Contrairement aux allégations de Mme [R], tous les mandataires de justice n'agissaient pas de même à l'époque et parmi les douze poursuivis, seuls trois d'entre eux dont Mme [R] ont été condamnés, deux ayant bénéficié de la prescription et les sept autres d'une dispense de peine.

La peine a été portée à 8 mois avec sursis par arrêt de la cour d'appel de Paris du 15 octobre 2009 et le pourvoi exercé par Mme [R] contre cette décision a été rejeté par arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 2011.

Cependant, en dépit de ces éléments, les démarches régulières de Mme [R] auprès des présidents des tribunaux de commerce successifs démontrent que ceux-ci ont oeuvré pour qu'elle soit plus souvent désignée.

Ainsi, dans sa lettre du 6 février 2012 reprenant les termes de son entretien avec M. [U], nouveau président du tribunal de commerce de Paris, au cours duquel elle avait indiqué envisager de solliciter l'ouverture d'une procédure collective, Mme [R] mentionne que ce dernier lui avait demandé de lui donner toutes les informations concernant sa situation afin de pouvoir 'répondre aux juges qui s'interrogeraient sur un changement de politique après 11 ans de propos négatifs.'

Celui-ci lui a écrit le 23 mars suivant: ' je vous confirme , comme je l'ai indiqué aux présidents de chambre des procédures collectives en votre présence que vous pouviez être nommée aux fonctions d'administrateur judiciaire.

Le tribunal de commerce de Paris vous reconnaît comme l'un de ses auxiliaires et comme vous le savez, ni le président du tribunal ni le délégué général n'interviennent dans le choix d'un administrateur judiciaire qui relève du délibéré.

Je ne suis en conséquence pas plus en mesure de m'engager sur un nombre de nominations dans les mois à venir que je ne peux le faire avec vos confrères.'

Il a également adressé à son collègue du tribunal de commerce de Nanterre le 26 juillet 2012 une invitation à désigner Mme [R] dont le niveau d'activité mettait l'étude en péril.

Le président du tribunal de commerce de Paris lui ayant, selon ses propos, demandé de faire des efforts afin d'éviter l'ouverture d'une procédure collective et s'étant engagé à l'aider, elle lui a écrit de nouveau en septembre 2012, pour l'informer qu'elle avait pris des engagements financiers personnels complémentaires en vendant son patrimoine pour soutenir son étude et donné sa caution personnelle et licencié une partie de son personnel, sans que ses désignations augmentent à Paris.

Le 25 septembre 2012, M. [U] lui a répondu qu'elle avait été nommée à 13 reprises depuis le 1er janvier 2012, certains de ses confrères ayant été nommés plus fréquemment mais d'autres moins et dans sa lettre en réponse du 17 octobre suivant, elle admettait qu'elle était désormais désignée, ce qui n'avait pas été le cas auparavant, dans les dossiers où des conseils, avocats et experts comptables sollicitaient sa désignation.

Par ailleurs, les présidents successifs du tribunal de commerce de Nanterre lui ayant indiqué que les administrateurs judiciaires attachés au tribunal étaient suffisamment nombreux pour ne pas avoir besoin de désigner un administrateur extérieur, Mme [R] a sollicité en septembre 2011 l'autorisation d'ouverture d'un bureau annexe à Nanterre qu'elle a obtenue en décembre 2012, après renonciation du conseil national à son recours, et a ouvert un cabinet annexe en février 2013, ce qui explique une absence de désignation en 2013 et même en 2014, sachant que le cabinet principal de la société [B] restait à Paris.

Mme [R] a écrit le 10 septembre 2014 au président du tribunal de commerce de Nanterre, M. Lelièvre, pour se plaindre de n'avoir été nommée depuis le 1er janvier 2013 que deux fois pour des dossiers traités en 3 mois pour l'un et 3 semaines pour l'autre. Après entretien avec le président, elle a accepté une période de test en octobre 2014 et lui a écrit en novembre 2014 pour le remercier des trois désignations intervenues tout en regrettant de ne pas pouvoir disposer de case au tribunal en raison de son statut d'administrateur ' subsidiaire.'

Par lettre du 7 juillet 2016, Mme [R], faisant auprès du nouveau président M. [G], un compte-rendu de leur entretien du 2 juin précédent à l'issue de la période de test, notait:

' Vous m'avez indiqué aux termes de cette étonnante période de test de quatre mois qui a débuté en octobre 2014 pour se prolonger de fait pendant huit mois que mes interlocuteurs juges de votre tribunal n'avaient pas été convaincus . Ils m'auraient d'ailleurs affecté une note de 5,75 que je suppose sur 10 ...

Vous m'avez indiqué que mes confrères répugnaient à collaborer avec moi dans des dossiers et s'en seraient émus auprès de vous.'

Elle contestait ces propos indiquant que sur 4 dossiers, deux juges commissaires l'avaient félicitée et les deux autres s'étaient déclarés satisfaits mais sans donner de noms ni précisions.

Elle reconnaissait, par ailleurs, que l'environnement était hautement concurrentiel.

Par lettre adressée à un avocat général de Versailles du 16 mars 2015, elle faisait part de son souhait d'une normalisation des relations avec le tribunal de commerce de Nanterre et la section financière du parquet de Nanterre.

Dans une lettre du 3 décembre 2019, adressée à M. Dana, président du tribunal de commerce de Nanterre, elle a sollicité un rendez-vous après avoir appris que la représentante du ministère public avait exprimé par des propos violents un avis négatif sur sa désignation à la demande de la société Optimum concept et ses filiales (320 salariés), en application de l'article L 631-9 du code du commerce issu de la loi du 22 mai 2019 dite loi Pacte autorisant un débiteur à proposer le nom d'un administrateur judiciaire.

Cet avis se fondait sur un arrêt de la cour d'appel de Versailles ayant trait à la liquidation judiciaire de la Selarl Cabinet [M] qu'elle avait constituée en 2008, avec M. [M].

Elle y expliquait qu'avertie par un juge consulaire de ce tribunal en 2015 comme par des juges parisiens de leur réticence à la désigner administrateur judiciaire alors qu'elle exerçait également la profession d'avocat, elle avait décidé de renoncer à cette activité et ce 'd'autant plus qu'un litige avec [E] [M], second associé, pervertissait toutes les relations de travail, ce dernier parti à la retraite mettant toute son énergie pour engager sa responsabilité.'

Elle indiquait qu'elle n'avait pas ' eu d'autre choix que de demander une liquidation judiciaire', taisant le fait qu'elle avait a été condamnée à payer une somme de 150 000 euros à titre de dommages et intérêts à M. [M] et faisait état d'une dégradation des relations entre le mandataire de justice et elle même pour des raisons qu'elle n'expliquait pas, en indiquant cependant qu'elle avait interjeté appel de plusieurs de ces décisions ce qui semblait ' avoir heurté sa sensibilité et l'avoir conduit à une réaction épidermique à son endroit' , qu'elle avait ' tenté de demander à la cour de considérer qu'il y avait dans le dossier les éléments permettant de douter de l'impartialité des organes de procédure, ce que la cour n'a pas voulu entendre' et considérant que ' le comportement du mandataire la poursuivant en comblement du passif sur la base d'une insuffisance d'actif non déterminée posait question'.

Il n'en reste pas moins qu'il ressort de cette lettre que bien qu'elle ne produise ni le jugement du tribunal de grande instance de Pontoise ni l'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 2 juillet 2019 visé, Mme [R] a vu sa responsabilité pour insuffisance d'actif dans le cadre de l'activité de la Selarl Cabinet [M] retenue pour deux fautes de gestion, celle de ne pas avoir reconstitué les fonds propres avant de déposer le bilan et celle d'avoir perçu une rémunération excessive de gérance.

Elle ajoutait avoir demandé à ses conseils d'introduire une action en révision contre cet arrêt, estimant que la religion de la cour d'appel a été trompée et une action en responsabilité contre le mandataire de justice, parallèlement au pourvoi formé devant la Cour de cassation.

Mme [R] termine sa lettre en demandant au président du tribunal de commerce de Nanterre d'intervenir afin que ' sa juridiction relativise l'avis du ministère public et puisse, en application de la loi, éviter que les débiteurs et leurs conseils soient confrontés à la situation inattendue, déstabilisante et violente, vécue récemment par les représentants du groupe Optimum et leurs conseils.'

Il se déduit de l'ensemble de ces éléments qu'après avoir alerté à diverses reprises les autorités concernées sur le nombre insuffisant et la nature des dossiers qui lui étaient attribués, Mme [R] a été désignée, à titre personnel ou via la société [B], en qualité d'administrateur judiciaire par les tribunaux de commerce de Paris et Nanterre dont les présidents ont sensibilisé les magistrats consulaires à ce titre, et ce dans des conditions normales.

A supposer, comme le soutiennent les appelantes, que ces désignations soient demeurées insuffisantes, bien que les données chiffrées ci-avant étudiées ne soient pas pertinentes pour l'établir, l'évolution de la situation de Mme [R], bien postérieure à la naissance du conflit avec la présidence du tribunal de commerce de Paris dans les années 2000, a nécessairement eu un impact que les appelantes ne sauraient nier.

En effet, Mme [R], ayant vu son exercice professionnel en qualité de mandataire judiciaire se solder en 2008 et 2009 par une interdiction temporaire d'exercice de trois mois et une condamnation pénale pour corruption passive, et son exercice professionnel en qualité d'avocat, se solder en 2012 par une condamnation à des dommages et intérêts vis à vis de son associé, en 2016 par la liquidation de la société d'avocat, créée dans le même temps que la société dans laquelle elle exerce sa fonction d'administratrice judiciaire, et en 2019 sur appel d'un jugement du tribunal de grande instance de Pontoise de 2018, par une condamnation en comblement du passif, en raison de ses fautes de gestion, dans le cadre de la société liquidée, n'a pas su restaurer suffisamment la confiance perdue avec les juges consulaires parisiens ni convaincre les juges consulaires de Nanterre de la désigner plus souvent.

Dès lors le caractère irrégulier de sa désignation, dont elle est, en grande partie, responsable, et qui participe de l'aléa normal auquel s'expose tout administrateur judiciaire, ne constitue pas un préjudice anormal, spécial et d'une certaine gravité ouvrant droit à une indemnisation de la part de l'Etat.

En conséquence, le jugement déféré sera infirmé en ce qu'il a retenu la responsabilité de l'Etat et alloué des dommages et intérêts à Mme [R].

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Les dépens de première instance et d'appel doivent incomber aux appelantes, partie perdante.

Elles seront également condamnées à payer à l'agent judiciaire de l'Etat la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement en ce qu'il a :

- déclaré l'action prescrite pour les faits antérieurs au 1er janvier 2012,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à payer à Mme [R] la somme de 300'000 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision et capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1154 du code civil,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat à verser à Mme [R] la somme de 15'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné l'agent judiciaire de l'Etat aux dépens,

Statuant à nouveau, dans cette limite,

Dit que l'action de Mme [R] et la Selarl [B] et associés est prescrite pour les faits antérieurs à l'année 2010, et recevable à compter de cette date,

Déboute Mme [W] [R] de l'ensemble de ses demandes,

Confirme le jugement en ce qu'il a débouté la Selarl [B] et associés de ses demandes,

Condamne Mme [W] [R] et la Selarl [B] et associés aux dépens de première instance et d'appel,

Condamne in solidum Mme [W] [R] et la Selarl [B] et associés à payer à l'agent judiciaire de l'Etat la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

LA GREFFIÈRELA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 4 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 18/05364
Date de la décision : 09/02/2021

Références :

Cour d'appel de Paris H4, arrêt n°18/05364 : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2021-02-09;18.05364 ?
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