RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 2 - Chambre 1
ARRÊT DU 20 OCTOBRE 2020
(n° , 6 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/02876 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CBOKI
Décision déférée à la Cour : Arrêt du 06 Novembre 2018 -Cour d'Appel de Paris - RG n° 17/04957
APPELANTE
SAS DEMANDER JUSTICE
[Adresse 3]
[Localité 4] / FRANCE
Représentant légal : M. [T] [N] (Président) en vertu d'un pouvoir général comparant
Représentée et ayant pour avocat plaidant Me Jérémie ASSOUS, avocat au barreau de PARIS, toque : K0021
INTIMÉS
CONSEIL NATIONAL DES BARREAUX
[Adresse 1]
[Localité 4]
Représenté par Me Frédérique ETEVENARD, avocat au barreau de PARIS, toque : K65
Ayant pour avocat plaidant Me Martin PRADEL de la SCP BETTO SERAGLINI, avocat au barreau de PARIS, toque : D0777
LE CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représenté et ayant pour avocat plaidant Me Florent LOYSEAU DE GRANDMAISON de la SELEURL LDG AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, toque : E2146
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 08 Septembre 2020, en audience publique, devant la Cour composée de :
Mme Nicole COCHET, Première présidente de chambre
Mme Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente
Mme Estelle MOREAU, Conseillère
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Mme Nicole COCHET, Première présidente de chambre dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Mme Séphora LOUIS-FERDINAND
ARRÊT :
- contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Nicole COCHET, Première présidente de chambre et par Séphora LOUIS-FERDINAND, Greffière présente lors du prononcé.
* * *
La société Demander Justice, qui a pour objet "la création et l'exploitation d'applications logicielles et internet et le courtage en assurance", exploite deux sites internet intitulés www.demanderjustice.com et www.saisirprudommes.com, lesquels, moyennant rémunération, mettent à la disposition des clients des formulaires-type de mise en demeure et permettent de saisir, sans recourir à un avocat, une juridiction de proximité, un tribunal d'instance ou un conseil des prud'hommes, selon le litige.
Sur signalements du bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris, M. [N], président de la société, a fait l'objet de poursuites pénales du chef d'exercice illégal de la profession d'avocat, qui se sont soldées par un jugement de relaxe rendu le 13 mars 2014 par le tribunal correctionnel de Paris, confirmé par un arrêt du 21 mars 2016, le pourvoi formé sur cet arrêt par l'Ordre des avocats et le Conseil national des barreaux ayant été rejeté le 21 mars 2017.
Parallèlement, par acte du 8 décembre 2014, le Conseil national des barreaux - ci après le CNB, auquel s'est ultérieurement joint le Conseil de l'ordre des avocats au barreau de Paris, a fait assigner la société Demander Justice devant le tribunal de grande instance de Paris, essentiellement pour obtenir sa condamnation sous astreinte à cesser toute activité d'assistance et de représentation en justice, de consultation juridique et de rédaction d'actes sous seing privé, et à cesser l'exploitation des sites internet litigieux.
Ils ont été déboutés de leurs demandes par jugement du 11 janvier 2017, lequel a été en grande partie confirmé par un arrêt de la cour du 6 novembre 2018, sauf sur deux points de son dispositif relatifs à des éléments figurant sur le site de la société. La cour, infirmant à cet égard les premiers juges, a ainsi :
- d'une part, enjoint à la société Demander Justice de faire disparaître de son site, dans le mois de la signification de l'arrêt, les mentions relatives aux taux de réussite, sauf à en mentionner précisément les modalités de calcul,
- d'autre part, lui a fait interdiction d'utiliser ensemble sur son site les trois couleurs du drapeau français.
L'une comme l'autre de ces deux injonctions ont été assorties d'une astreinte de 5 000 euros par jour de retard , passé un délai d'un mois après la signification de la décision.
Estimant que la société Demander justice n'avait pas satisfait à ces injonctions, le CNB a saisi le juge de l'exécution , en liquidation des astreintes ordonnées.
Par décision du 29 janvier 2020, le juge de l'exécution, retenant, contre la défense présentée par Demander justice, que la décision de la cour n'était pas exécutée, l'a condamnée à payer au CNB la somme de 500'000 euros au titre de la liquidation de l'astreinte fixée pour la période du 14 mars au 6 novembre 2019.
La société Demander Justice, qui a interjeté appel de la décision du juge de l'exécution, a saisi la cour, le 4 février 2020, d'une requête fondée sur les dispositions de l'article 464 du code de procédure civile, tendant à voir retrancher de l'arrêt du 6 novembre 2018 les deux dispositions d'injonction et interdiction assorties des astreintes liquidées par le juge de l'exécution, considérant que la cour avait, en les décidant, statué au delà de ce qui lui était demandé.
Dans ses dernières écritures notifiées par RPVA le 8 septembre 2020, elle demande à la cour
de dire sa requête recevable et bien fondée
de juger que l'arrêt du 6 novembre 2018 a été prononcé en contrariété du principe non ultra petita , et en conséquence,
de juger nulles et non avenues les deux injonctions prononcées le 6 novembre 2018
de retrancher de son dispositif les deux injonctions prononcées le 6 novembre 2018
de dire que la décision rectificative sera mentionnée sur la minute et sur les expéditions de la décision rectifiée
de dire que les dépens seront à la charge du Trésor public.
Dans ses conclusions signifiées par RPVA le 7 septembre 2020, le CNB demande à la cour
de déclarer irrecevable car tardive la requête en retranchement déposée par la SAS Demander justice,
subsidiairement, de rejeter les demandes de nullité des deux injonctions prononcées par l'arrêt du 6 novembre 2018 et les demandes de retranchement les concernant,
En tout état de cause, de condamner la SAS Demander justice à verser au CNB la somme de 5.000 euros en réparation du préjudice résultant de l'abus de droit commis par la société, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, et celle de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'à payer les entiers dépens.
Dans ses conclusions signifiées par RPVA le 7 septembre 2020, le Conseil de l'ordre des avocats de Paris conclut, de même,
à titre principal, à l'irrecevabilité pour forclusion de la requête en retranchement déposée par la société Demander justice,
subsidiairement, au rejet pour défaut de fondement des demandes de retranchement des deux injonctions prononcées par l'arrêt du 6 novembre 2018, et au débouté de la société Demander justice de toutes ses demandes.
en tout état de cause , à la condamnation de la société Demander justice à verser à l'Ordre des avocats de Paris la somme de 5.000 euros au titre de dommages-intérêts pour abus du droit d'ester en justice, et la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 code de procédure civile, outre une amende civile de 3.000 euros, les entiers dépens étant mis à sa charge.
Par une note en délibéré adressée du 25 septembre 2020, la société Demander justice a informé la cour de ce que le pourvoi formé par le CNB à l'encontre de l'arrêt du 6 novembre 2018 avait été rejeté par la première chambre civile de la Cour de cassation suivant arrêt du 23 septembre 2020.
SUR CE,
La requête présentée par la société Demander justice vise à voir amputer l'arrêt rendu le 6 novembre 2018 de deux dispositions auxquelles ne correspond, selon elle, aucune demande en ce sens ni dans les motifs, ni dans le dispositif des conclusions du CNB et du Conseil de l'ordre, la seule mesure demandée ayant été la fermeture des sites Internet que ces concluants estimaient illicites.
Sur l'irrecevabilité soulevée par le CNB et le Conseil de l'Ordre,
S'appuyant sur les dispositions de l'article 463 du code de procédure civile auquel renvoie l'article 464 du même code qui permet l'action en retranchement, le Conseil de l'Ordre soutient à titre principal que la requérante est forclose, dès lors que la requête a été formée le 4 février 2020, plus d'un an après que l'arrêt a pris force de chose jugée, à la date de son prononcé, soit le 6 novembre 2018.
Le CNB reprend le même argumentaire, en soulignant que les dispositions aujourd'hui concernées n'étaient en rien l'objet du pourvoi qu'il a initié à l'encontre de l'arrêt, sur lequel la société Demander justice n'a de son côté formé aucun pourvoi incident. Il rappelle qu'en toute hypothèse, il résulte des dispositions combinées des articles 500 et 579 du code de procédure civile qu'un arrêt d'appel a force de chose jugée dès son prononcé.
La société Demander justice soutient quant à elle que sa requête n'est pas tardive, en faisant valoir
- que certes, en l'absence d'un recours suspensif d'exécution, l'acquisition de la force de chose jugée, qui fait courir le délai, se réalise au jour du prononcé de la décision, et que tel est en principe le cas s'agissant d'un arrêt, au contraire d'un jugement pour lequel il faut attendre la signification et l'expiration du délai d'appel.
- qu'il ne peut cependant en être ainsi en matière d'astreinte - étant à remarquer qu' aucune des décisions jurisprudentielles mises en avant par le CNB et le Conseil de l'ordre n'a trait à ce cas particulier - en raison des spécificités procédurales qu'elle comporte : d'une part, elle peut être ordonnée d'office ; en deuxième lieu, son caractère comminatoire oblige le juge à en retarder le point de départ, comme en l'occurrence la décision du 6 novembre 2018, qui a fixé ce point de départ à un mois à compter de la signification de la décision ; enfin, elle peut évidemment faire l'objet d'un recours suspensif d'exécution, devant l'auteur de la décision s'il s'en est réservé la liquidation, ou devant le juge de l'exécution qui peut la suspendre, la modifier ou la minorer.
- qu'il s'infère de ces particularités que les deux chefs de la décision qui sont l'objet du débat, étant assortis d'une astreinte, n'ont pu acquérir force de chose jugée avant la signification de l'arrêt, faite à avocat le 5 février et à partie le 13 février 2019, et ne l'avaient donc pas encore "au sens de l'article 480 du code de procédure civile", au jour de l'introduction de la requête en retranchement, le 4 février 2020, ce qui consacre la recevabilité de sa requête.
L'article 464 du code de procédure civile, relatif aux situations où "le juge s'est prononcé sur des choses non demandées ou s'il a été accordé plus qu'il n'a été demandé", renvoie aux dispositions de l'article 463 qui le précède, aux termes duquel
« La juridiction qui a omis de statuer sur un chef de demande peut également compléter son jugement sans porter atteinte à la chose jugée quant aux autres chefs, sauf à rétablir, s'il y a lieu, le véritable exposé des prétentions respectives des parties et de leurs moyens.
La demande doit être présentée un an au plus tard après que la décision est passée en force de chose jugée ou, en cas de pourvoi en cassation de ce chef, à compter de l'arrêt d'irrecevabilité. .."
Le débat sur la recevabilité se cristallise donc autour de la question de la date à laquelle la décision du 6 novembre 2018 est passée en force de chose jugée.
Selon l'article 500 du code de procédure civile, "a force de chose jugée le jugement qui n'est pas susceptible d'un recours suspensif d'exécution".
Aux termes de l'article 579 de ce même code, "le recours par une voie extraordinaire et le délai ouvert pour l'exercer ne sont pas suspensifs d'exécution si la loi n'en dispose autrement."
Enfin, l'article 527 de ce même code classe le pourvoi en cassation parmi les voies de recours extraordinaires.
Il découle de la conjonction de ces textes que l'arrêt du 6 novembre 2018, touchant une matière pour laquelle il n'existe aucune disposition légale exorbitante donnant au pourvoi un caractère suspensif, a acquis la force de chose jugée au jour de son prononcé, soit le 6 novembre 2018, ce nonobstant la saisine de la Cour de cassation sur pourvoi du CNB, sur des chefs au demeurant autres que ceux qui font l'objet de la requête en retranchement.
La prétention de la société Demander justice selon laquelle, en raison des spécificités du régime de l'astreinte dont sont assorties les injonctions querellées, cette force de chose jugée n'aurait pu être acquise en ce qui les concerne qu'au jour de la signification de l'arrêt, ne peut être accueillie. En effet,
- Les dispositions objets de la demande de retranchement sont des injonctions de faire ou de cesser de faire, relatives au retrait du site de la société Demander justice de mentions ou sigles considérés par les juges d'appel comme constitutifs de pratiques commerciales potentiellement trompeuses.
- Dans le mécanisme procédural en deux temps de l'astreinte, la décision qui assortit une ou plusieurs de ses dispositions d'un tel accessoire, en vue d'en encourager l'exécution, précède la phase de la liquidation, procédure distincte,, et d'ailleurs facultative, puisque le bénéficiaire de l'astreinte a le libre choix de la demander ou d'y renoncer.
- Dans cette seconde phase, qui n'est en rien un recours en suspension d'exécution de la décision initiale, le juge compétent détermine le montant de la condamnation au titre de l'astreinte en considération des conditions dans lesquelles la décision a été, ou non, exécutée, avec la plus grande latitude pour la réduire, voire éventuellement la supprimer,.
- La signification de la décision est évidemment un préalable indispensable pour enclencher cette phase de liquidation, puisqu'elle a le double rôle d'informer le débiteur de l'existence de l'astreinte et de marquer le départ du délai à l'expiration duquel celle-ci va courir, mais elle est sans influence sur la force de chose jugée de la décision initiale, acquise dans les conditions des textes susvisés, c'est- à- dire dès son prononcé pour l'ensemble de la décision.
Il résulte de ce qui précède que la requête en retranchement des deux dispositions visées, introduite le 4 février 2020, soit plus d'une année après qu'elles ont acquis, avec l'arrêt du 6 novembre 2018 , force de chose jugée, est tardive, et par conséquent irrecevable, ce qui dispense la cour de l'examen des motifs de fond de la requête.
Sur les demandes de dommages-intérêts pour procédure abusive
La présente procédure s'inscrit dans le contexte d'un affrontement entre les parties qui, depuis maintenant plusieurs années, sont en opposition quasi idéologique, quoique sans doute non exempte de considérations plus commerciales, entre la défense de la profession d'avocat et de ses missions, inscrite dans le rôle tant de l'Ordre des Avocats au barreau de Paris que du CNB, et la promotion d'une e-justice bon marché, facile d'accès pour le justiciable, qui est au coeur de l'activité de la société Demander justice.
Dans ce contexte, où les positions défendues par la société Demander justice ont été jusqu'ici largement accueillies, la procédure initiée par celle-ci pour obtenir le retranchement ou l'annulation de dispositions dont la mise à exécution est susceptible de la mettre en difficulté relève d'un exercice de son droit d'agir en justice dont le CNB et le Conseil de l'ordre des avocats ne démontrent pas qu'il ait, en l'espèce, dégénéré en abus.
Les demandes de dommages-intérêts formulées de ce chef par le CNB et le Conseil de l'ordre des avocats de [Localité 4] seront en conséquence rejetées.
Sur l'amende civile
Il sera rappelé à cet égard que s'agissant d'une sanction, l'amende civile est prononcée d'office par le juge, le cas échéant, sans l'intervention des parties, qui n'ont donc pas qualité pour en solliciter l'application.
En l'espèce, au même motif que ci- dessus, tiré du défaut de démonstration du caractère dilatoire ou abusif de l'action engagée, insuffisamment établi par le seul constat de son irrecevabilité, il n'y a pas lieu de condamner la société Demander justice à une amende civile.
Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens
Aucune considération tirée de la situation économique du CNB et du Conseil de l'Ordre des avocats, ou de l'équité, ne justifie qu'il soit fait en l'espèce application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile .
Les demandes formées par les parties défenderesses de ce chef sont donc toutes rejetées.
Dans la mesure où il n'est pas fait droit à la demande, il n'y a pas lieu de mettre les dépens à la charge de l'Etat, mais de les laisser à celle de la société Demander justice, partie perdante.
PAR CES MOTIFS
La COUR,
Dit irrecevable comme tardive la requête en retranchement et en annulation présentée le 4 février 2020 par la société Demander Justice.
Déboute le CNB et le Conseil de leur demande reconventionnelle de dommages- intérêts pour procédure abusive formée à l'encontre de la société Demander justice.
Déboute l'ensemble de parties de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Dit n'y avoir lieu de condamner la société Demander justice au paiement d'une amende civile.
Laisse les entiers dépens à la charge de la société Demander Justice.
LA GREFFIÈRELA PRÉSIDENTE