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29/05/2020 | FRANCE | N°16/13138

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 6 - chambre 13, 29 mai 2020, 16/13138


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS











COUR D'APPEL DE PARIS


Pôle 6 - Chambre 13





ARRÊT DU 29 Mai 2020





(n° , 10 pages)





Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 16/13138 - N° Portalis 35L7-V-B7A-BZZ6H





Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 29 Juin 2016 par le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de PARIS RG n° 14-02128








APPELANTS


Madame R...

J... veuve G...


née le [...] à ARZEW


[...]


[...]


comparante en personne, assistée de Me Vincent ASSELINEAU, avocat au barreau de PARIS, toque : P563





Mademoiselle W... G...


née le [...] à PARIS


[...]


[...]
...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 13

ARRÊT DU 29 Mai 2020

(n° , 10 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 16/13138 - N° Portalis 35L7-V-B7A-BZZ6H

Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 29 Juin 2016 par le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de PARIS RG n° 14-02128

APPELANTS

Madame R... J... veuve G...

née le [...] à ARZEW

[...]

[...]

comparante en personne, assistée de Me Vincent ASSELINEAU, avocat au barreau de PARIS, toque : P563

Mademoiselle W... G...

née le [...] à PARIS

[...]

[...]

comparante en personne, assistée de Me Vincent ASSELINEAU, avocat au barreau de PARIS, toque : P563

Monsieur M... G...

né le [...] à ABYMES - GUADELOUPE

[...]

[...]

comparant en personne, assisté de Me Vincent ASSELINEAU, avocat au barreau de PARIS, toque : P563

INTIMÉE

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE PARIS

[...]

[...]

représentée par Me Florence KATO, avocat au barreau de PARIS, toque : D1901

SAS NESTLE

[...]

[...] ,

représentée par Me Anne-Bénédicte VOLOIR, avocat au barreau de PARIS, toque : K0020

Monsieur le Ministre chargé de la sécurité sociale

[...]

[...] ,

avisé - non comparant

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 12 Mars 2020, en audience publique, devant la Cour composée de :

Mme Elisabeth LAPASSET-SEITHER, Présidente de chambre

Mme Chantal IHUELLOU-LEVASSORT, Conseillère

Mme Bathilde CHEVALIER, Conseillère

qui en ont délibéré

Greffier : Mme Typhaine RIQUET, lors des débats

ARRÊT :

- contradictoire

- prononcé

par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

-signé par Mme Elisabeth LAPASSET-SEITHER, Présidente de chambre et par Mme Typhaine RIQUET, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La cour statue sur un appel interjeté par Mme R... J... veuve G..., Mme W... G... et M. M... G... (les consorts G...) d'un jugement rendu par le tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris le 29 juin 2016 dans un litige les opposant à la caisse primaire d'assurance maladie de Paris (la caisse) et à la société Nestlé.

FAITS, PROCÉDURE, PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :

Les faits de la cause ayant été correctement rapportés par le tribunal dans son jugement au contenu duquel la cour entend se référer pour un plus ample exposé, il suffit de rappeler que E... G..., cadre supérieur de la société Nestlé depuis 1974, a occupé entre 2005 et 2010 des postes de direction dans les pays du Caucase (Ouzbékistan, Azerbaïjan et Géorgie), avant de retrouver un poste de [...] au siège de la société situé à Noisiel (77) ; que le [...] vers 8h00 il a quitté son domicile situé [...] dans le 16ème arrondissement de Paris pour se rendre sur son lieu de travail ; qu'il a garé le véhicule de fonction mis à disposition par son employeur et s'est suicidé en se jetant dans la Seine depuis le [...] ; que les policiers ont trouvé dans le véhicule de E... G... une note manuscrite rédigée à l'attention de son épouse, de sa mère et de ses enfants ; qu'une enquête pénale puis une instruction ouverte sur constitution de partie civile ont été diligentées, sans aboutir à la caractérisation d'infractions pénales ; que le 25 novembre 2013, Mme J... veuve G... a déclaré l'accident du travail de son époux ; que par décision du 24 décembre 2013, la caisse a refusé la prise en charge au titre de la législation relative aux risques professionnels ; qu'après avoir vainement contesté cette décision devant la commission de recours amiable, Mme J... veuve G... a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale qui, par jugement rendu le 29 juin 2016, a :

- accueilli les interventions volontaires de Mme W... G... et M. M... G...,

- rejeté la demande de sursis à statuer présentée par la caisse primaire d'assurance maladie;

- rejeté la demande de Mme J... tendant à la reconnaissance d'un accident du trajet,

- rejeté la demande de Mme J... tendant à la reconnaissance d'un accident du travail,

- rejeté toute autre demande plus ample ou contraire.

Les consorts G... ont interjeté appel le 17 octobre 2016 de ce jugement qui leur avait été notifié le 29 septembre 2016.

Par leurs conclusions écrites déposées à l'audience par leur conseil qui les a oralement développées, les consorts G... demandent à la cour, par voie d'infirmation du jugement déféré de :

- annuler la décision de la commission de recours amiable de la caisse primaire d'assurance maladie de Paris en date du 22 janvier 2014,

- reconnaître le suicide de E... G... comme un accident de trajet et subsidiairement comme un accident de travail,

- dire que la caisse primaire d'assurance maladie de Paris devra prendre en charge le suicide de E... G... au titre de la législation professionnelle sur les accidents du travail,

- enjoindre en conséquence la caisse primaire d'assurance maladie de Paris au versement d'une rente viagère au bénéfice de Mme R... G... et de deux rentes annuelles au bénéfice respectif de Mme W... G... et de M. M... G... pour la période de leurs études,

- condamner la caisse primaire d'assurance maladie de Paris et la société Nestlé à leur verser la somme globale de 5.000€ au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Ils font valoir pour l'essentiel que:

- le trajet de E... G... avait pour point de départ son domicile et pour point d'arrivée son lieu de travail et qu'il a choisi le trajet le plus rapide selon l'itinéraire conseillé pour un matin de semaine à Paris ;

- le trajet n'a pas été interrompu par les actes préparatoires puis par le suicide de E... G..., puisque ses actes (garer le véhicule, rédiger la note manuscrite, marcher jusqu'au pont) se confondent avec le suicide et donc avec l'accident lui-même ;

- le suicide est survenu par le fait du travail puisqu'il a utilisé son véhicule professionnel, qu'il a conservé son badge Nestlé pour sauter dans la Seine alors qu'il avait pris la précaution préalable de poser son portefeuille sur le sol du pont, qu'il évoque de possibles démêlés fiscaux en lien avec son activité au sein de la société Nestlé dans la note laissée à ses proches et que ces démêlés le préoccupaient très vivement dans les jours précédant son décès ;

- ses inquiétudes fiscales étaient liées à la complexité du système de rémunération des expatriés de la société Nestlé et aux décisions de la société en la matière qui ne l'a pas informé des montants et des dates des déclarations à effectuer dans les pays de recouvrement des taxes, alors que cette responsabilité lui incombait ;

- seulement trois semaines après le suicide de E... G..., la société Nestlé s'est retirée du marché d'Azerbaïjan en raison de la mise à jour d'un scandale de corruption à grande échelle mettant en cause les autorités douanières de ce pays ;

- E... G... craignait depuis longtemps pour la pérénité de son poste alors que toute sa vie professionnelle avait été consacrée à la société Nestlé, au prix de grands sacrifices sur le plan personnel et familial ;

- les conditions de travail dans le Caucase étaient très difficiles sur le plan professionnel et familial ;

- le retour en France du salarié n'a pas été préparé par la société Nestlé qui l'a laissé quatre mois sans travail avant de le cantonner à des missions de faible responsabilité, sans assistant ni bureau personnel ;

- il ne rencontrait par ailleurs aucun problème personnel permettant d'expliquer son geste.

Par ses conclusions écrites déposées à l'audience par son conseil qui les a oralement développées, la société Nestlé demande à la cour de constater que le suicide de E... G... n'est pas un accident de trajet ni un accident de travail au sens de la législation sur les risques professionnels, de confirmer le jugement rendu en première instance en ce qu'il a débouté les ayants-droits de l'intégralité de leurs demandes, de dire et juger en conséquence infondée la demande de reconnaissance du caractère professionnel du suicide de M. G..., de débouter les appelants de leurs demandes, fins et prétentions et de les condamner à lui verser la somme de 2.000€ au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle expose en substance que :

- l'itinéraire emprunté par E... G... n'était pas le trajet normal et donc pas l'itinéraire protégé pour se rendre sur son lieu de travail depuis son domicile ;

- le trajet a été interrompu par E... G... quand il a traversé la Seine pour garer son véhicule, puis quand il s'est rendu à pied sur le [...], cette interruption étant étrangère aux nécessités de la vie courante et indépendante de son emploi car motivée par des considérations personnelles ;

- le suicide étant intervenu en dehors du temps et du lieu de travail, il appartient aux ayants droits d'établir le lien entre le suicide et le travail ce qu'ils échouent à faire ;

- l'enquête pénale puis l'instruction judiciaire n'ont abouti à la découverte d'aucune infraction pénale ;

- la note manuscrite laissée par le défunt ne doit pas être dénaturée par les ayants-droits alors qu'elle révèle uniquement que le passage à l'acte est lié à des problèmes d'ordre personnel ;

- certains témoins ont indiqué qu'il semblait subir des menaces de la part de gens malveillants en lien avec ses fonctions en Azerbaïdjan et qu'il souhaitait protéger sa

famille ; qu'il craignait un emprisonnement en Azerbaïdjan pour des revenus exceptionnels non déclarés dans ce pays ;

- l'erreur commise par E... G..., qui a débloqué des actions en 2009 et n'a pas déclaré ces revenus exceptionnels, lui est personnellement imputable sans qu'aucune faute ne puisse être reprochée à son employeur ;

- il n'a jamais fait part de difficultés liées à ses conditions de travail et a été déclaré apte par le médecin du travail lors de son retour en France ; que ses missions en France étaient décrites par lui-même comme intéressantes ;

- l'enquête pénale a révélé que l'intéressé était sous traitement anti-dépresseur depuis l'année 2010 ; que l'ordonnance de non-lieu rendue par le juge d'instruction le

29 août 2019 le décrit comme un homme dépressif.

Par ses conclusions écrites déposées à l'audience par son conseil qui les a oralement développées, la caisse demande à la cour de confirmer le jugement du 29 juin 2016 en toutes ses dispositions et de débouter les consorts G... de toutes leurs demandes.

Elle fait valoir en substance que :

- E... G..., qui avait détourné son trajet pour se rendre au travail, n'était pas sur son itinéraire protégé, sans qu'aucune nécessité de la vie courante ne l'ait justifié ;

- le suicide étant survenu en dehors du lieu de travail, la présomption d'imputabilité ne s'applique pas et il revient aux ayants droits de justifier qu'il a été causé par le travail, ce qu'ils ne font pas ;

- la lettre laissée à ses proches ne fait aucun lien entre son activité professionnelle et son geste ;

- l'imputabilité du suicide à des problèmes fiscaux est la seule cause évidente et certaine même si elle paraît disproportionnée et l'omission de déclarations fiscales par le salarié n'est aucunement imputable à l'employeur ;

- la plainte pénale puis la constitution de partie civile des consorts G... pour chantage, menaces de mort réïtérées, extorsions de fonds et provocation au suicide démontrent par elle-même que le caractère professionnel de l'accident ne leur paraissait pas évident au moment des faits ;

- les difficultés professionnelles rencontrées par M.G... chez Nestlé avaient cessé au moment des faits.

Il est fait référence aux écritures déposées par les parties pour un plus ample exposé des moyens proposésau soutien de leurs prétentions.

SUR CE,

- Sur la qualification d'accident de trajet :

L'article L. 411-2 du code de la sécurité sociale dispose qu'est considéré comme accident du travail, lorsque la victime ou ses ayants droits apportent la preuve que l'ensemble des conditions ci-après sont remplies ou lorsque l'enquête permet à la caisse de disposer sur ce point de présomptions suffisantes, l'accident survenu à un travailleur pendant le trajet d'aller et de retour entre :

1° La résidence principale, une résidence secondaire présentant un caractère de stabilité ou tout autre lieu où le travailleur se rend de façon habituelle pour des motifs d'ordre familial et le lieu de travail.

2° Le lieu du travail et le restaurant, la cantine ou, d'une manière plus générale, le lieu où le travailleur prend habituellement ses repas, et dans la mesure où le parcours n'a pas été interrompu ou détourné pour un motif dicté par l'intérêt personnel et étranger aux nécessités essentielles de la vie courante ou indépendant de l'emploi.

Le détournement du parcours dans un sens opposé à l'itinéraire normal, même pour un motif lié aux nécessités de la vie courante ne peut recevoir la qualification d'accident de trajet (Soc. 31 janvier 1990 pourvoi n°88-20.379).

En l'espèce, il résulte des éléments du dossier que la résidence principale de E... G... était fixée au moment des faits au [...] et que son lieu de travail était situé à Noisiel (77). Pour se rendre sur son lieu de travail entre 8h00 et 8h30 le mardi [...], il a emprunté les [...].

La société Nestlé et la caisse soutiennent que la qualification d'accident de trajet ne peut être retenue car il ne s'agit pas du trajet normal pour relier l'ouest de Paris à la banlieue est.

Selon la société Nestlé, E... G... aurait dû emprunter le [...] puis la Francilienne. Elle verse aux débats une simulation de temps de trajet obtenue sur le site internet Mappy qui relève un temps de parcours de 29 mn pour effectuer 34 km.

Il ne peut cependant qu'être remarqué que cette simulation est réalisée à partir d'un trajet effectué le mercredi 24 juillet 2013 à 16h09, soit en dehors de toute période d'embouteillage parisien et dans des conditions de circulation totalement différentes de celles qui prévalaient le mardi [...] à 8h00.

La caisse produit quant à elle trois simulations d'itinéraire provenant du même site internet et qui prévoient trois itinéraires différents : par le [...] et l'autoroute A4 (40 mn à 1h05), par l'autoroute A 104 (55 mn à 1h30) ou par l'autoroute A 86 (55 mn à 1h40) le 7 mars 2020 à 8h00.

Les consorts G... versent également aux débats une autre simulation d'itinéraire du site internet Mappy qui prévoit un passage par la [...] puis par l'autoroute A4 pour une durée de trajet de 40 mn, sans mentionner les jours et heures de trajet.

L'examen de la carte de la région parisienne permet de constater qu'un itinéraire passant par le centre de Paris pour rallier l'ouest à l'est n'est pas un trajet anormal et qu'il ne comprend pas nécessairement de détour.

La durée de l'itinéraire proposé par les consorts G... et emprunté par E... G... est en effet parmi les plus courtes (40 minutes). Compte tenu des conditions de circulation normale d'un mardi matin à 8h00, ce choix de parcours paraît normal.

Cependant, il est constant que l'accident survenu au cours d'une interruption, même justifiée par les nécessités de la vie courante, ne peut constituer un accident de trajet (Ass. Plén. , 29 février 1968, Bull. ass. Plén., n°1; Soc. 11 octobre 1990, Bull. Civ. V, n°471.).

L'accident qui se produit dans le lieu motivant une interruption du trajet n'est pas un accident de trajet (Soc., 10 octobre 1963, pourvoi n°61-10.851).

En l'espèce, la société Nestlé et la caisse font valoir que le trajet a été interrompu par

M. G... au moment où il a rangé son véhicule dont il est ensuite sorti pour se rendre à pied sur le [...].

Les consorts G... exposent que les actes préparatoires au suicide ne peuvent intellectuellement se distinguer du suicide lui-même et donc de l'accident. Ils font ainsi valoir que c'est l'accident lui-même qui a interrompu le trajet et qu'il n'est ainsi pas intervenu pendant l'interruption.

Il résulte cependant des éléments du dossier qu'en garant son véhicule dont il est descendu pour se rendre sur le [...], E... G... a matériellement interrompu son trajet pour un motif dicté par un but personnel et étranger aux nécessités essentielles de la vie courante et indépendant de son travail.

L'accident volontaire étant intervenu pendant cette interruption, il ne saurait être qualifié d'accident de trajet.

La demande des ayants droits que soit retenue la qualification d'accident de trajet au suicide de M.G... ne peut qu'être rejetée.

- Sur la qualification d'accident de travail:

Il résulte de l'article L. 411-1 du code de la sécurité sociale que constitue un accident du travail un événement ou une série d'événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l'occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle, que celle-ci soit d'ordre physique ou psychologique.

La qualification d'accident du travail peut être retenue en cas de lésion psychologique (2e Civ'., 1er juillet 2003, n°02-30.576, Bull., n°218'; 2e Civ., 2 avril 2015, n° 14-11-512), notamment si celle-ci est imputable à un événement ou à une série d'événements survenus à des dates certaines (2e Civ'. 24 mai 2005, n°03-30.480, Bull. N°132).

Le suicide, même commis en dehors du lieu de travail, peut constituer un accident du travail, dès lors qu'il est établi qu'il est survenu par le fait du travail (2e Civ., 22 février 2007, Bull. Civ. II, n°54).

Cette preuve repose sur les ayants droits de M. E... G....

En l'espèce, pour établir que le suicide est survenu par le fait du travail, les consorts G... invoquent notamment le fait que M. G... a utilisé son véhicule professionnel et qu'il a conservé son badge Nestlé pour sauter dans la Seine alors qu'il avait pris la précaution préalable de poser son portefeuille sur le sol du pont après avoir tenté de le remettre à une passante.

Ils soulignent que la note laissée à ses proches évoque de possibles démêlés fiscaux en lien avec son activité au sein de la société Nestlé et que ces démêlés le préoccupaient très vivement dans les jours précédant son décès.

L'usage du véhicule et du badge professionnels sont cependant insuffisants pour établir que les lésions psychologiques de E... G... sont survenues par le fait du travail.

La note manuscrite laissée à ses proches est ainsi rédigée :

'J'ai fait une bêtise en Azerbaïdjan, j'ai encaissé de grosses primes de Nestlé, mais je n'ai pas payé de taxes. Je ne comprends pas bien pourquoi j'ai pris un risque pareil. J'ai honte, il me semble que la meilleure façon de payer, c'est de mourir maintenant.

Je vous aime tous beaucoup. La meilleure façon de justifier c'est que vous viviez.

Vivez, vivez, s'il vous plaît. La Seine est là, à côté.

Au moins, je suis sûr de ne pas rater cela.'

Cette note ne met pas en cause la responsabilité de la société Nestlé dans le passage à l'acte de E... G.... Il y évoque sa propre responsabilité dans le non paiement de taxes en Azebaïdjan et le sentiment de honte qu'il ressent.

Les consorts G... font aussi valoir que les lésions psychologiques de M. G... étaient causées en premier lieu par ses conditions de travail. Ils font état de ses inquiétudes sur la pérennité de son poste depuis 2005. Ils reprochent à la société Nestlé de ne pas avoir préparé son retour en France, de l'avoir laissé quatre mois sans travail avant de le cantonner à des missions de faible responsabilité, sans assistant ni bureau personnel. Ils évoquent enfin des conditions de travail très difficiles dans le Caucase, tant sur le plan professionnel que familial.

Pour établir ces conditions de travail difficiles, ils versent notamment aux débats l'attestation de M. I... L... qui déclare :

'Depuis sa nomination par Nestlé dans les pays d'Asie Centrale, et tout particulièrement sa prise de poste à [...], E... G... se sentait d'une part isolé, ne pouvant quasiment faire confiance professionnellement à personne localement, et vivant dans la crainte permanente de la signification d'une fin de contrat par son entreprise.(...) En juillet 2007, il m'indiquait par ce biais qu'il en avait encore pour un an en Ouzbekistan, mais ce n'était pas sûr que son employeur maintiendrait son contrat de travail par la suite.

A nouveau lorsqu'il est rentré en France en 2010, il m'a fait part de son inquiétude sur le fait de pouvoir ou pas retrouver un point de chute à Nestlé France. Il a évoqué un possible projet de création de poste de coordination des politiques d'achat et de logistique en Europe. Il trouvait cela intéressant, mais le projet lui semblait difficile à réaliser (...). Il m'a ainsi indiqué en mars 2011 que le projet avait piétiné depuis l'automne 2010. Il semblait ne pas avoir de poste défini pendant toute cette période suivant son retour et entretemps, en décembre 2010 il m'a demandé par e-mail des infos sur la reconstruction des trimestres de retraite pour faire établir son décompte. Il tenait à vérifier combien de trimestres il avait acquis (...). Il était perturbé à l'idée que son employeur puisse éventuellement mettre fin à son contrat de travail avant qu'il ait obtenu tous ses trimestres. Finalement le projet de poste qu'il avait évoqué n'a pas abouti.'

Les consorts G... s'appuient également sur les déclarations faites par Mme J... veuve G... lors de l'enquête administrative diligentée par la caisse primaire d'assurance maladie et ainsi reprises :

'(...) En Géorgie, l'assuré était inquiet, faisait des démarches.

Il a contacté Mme Y... K..., responsable des ressources humaines pour obtenir des informations sur les droits des expatriés. Il semblait inquiet pour son retour en France. Il pensait que son employeur souhaiterait le licencier à son retour.

Il est rentré d'Azerbaïdjan fin novembre 2010. Il a eu 15 jours de congés en décembre 2010. En 2011, la société lui a attribué un bureau sans assistante qui était étroit et situé face à l'épicerie des salariés, il vivait une incertitude professionnelle. Il n'avait pas de travail à effectuer. En mars 2011, il a été affecté au service communication. Il devait s'occuper de la maquette d'une brochure sur le développement durable, son épouse déplore que le nom de son mari n'apparaissait pas sur la brochure, avait visité des usines sur le territoire français, faisait des visites pendant ses congés, Mme G... l'accompagnait pour certaines visites.

Il s'est occupé de la campagne de communication lors du salon de l'étudiant.

(...)

Il avait négocié un départ progressif en retraite en optant pour travailler à mi-temps sur l'année 2012.'

Mme X... U..., belle-soeur de M. G... fait état dans son attestation des inquiétudes de celui-ci pour son poste et sa situation professionnelle chez Nestlé, inquiétudes qui remontaient à l'année 2005. Ces inquiétudes se cumulaient avec les difficultés du poste occupé dans des pays à haut risque où il vivait sans sa famille. Elle fait également part des erreurs ou maladresses commises par la direction de Nestlé lors de son retour telles que son rattachement à un jeune directeur qui lui a dicté ses missions comme à un débutant, les missions confiées qui étaient sans rapport avec son niveau de compétence et d'expertise, le manque de moyens humains ou le fait qu'il n'avait pas été nommé au comité de pilotage du projet dont il avait la responsabilité.

E... G... s'était ouvert de ses difficultés auprès de Mme K... Y..., une amie responsable des ressources humaines, pour bénéficier de ses conseils.

Elle atteste que :

'En novembre 2010, nous avons eu des échanges téléphoniques et par mail, E... G... et moi-même alors qu'il était encore à l'étranger. Il m'a contacté pour avoir des renseignements sur le droit des expatriés. Il semblait inquiet sur ses conditions de retour en France et il a bien insisté auprès de moi pour que je ne parle pas de nos échanges à des proches.

Lorsque je l'ai eu au téléphone cela ne faisait aucun doute pour lui que son employeur allait mettre fin à son contrat de travail et son angoisse venait du fait qu'il ne serait sans doute pas éligible aux allocations chômage par négligence de Nestlé dans la gestion et le statut de ses expatriés. (...) Il doutait de l'honnêteté de son employeur et ne cherchait pas de conseils auprès de lui.(..) A peine rentré en France il m'a recontactée, il était toujours aussi inquiet sur sa situation, je lui ai donné les coordonnées d'une amie avocate.'

Les consorts G... produisent deux séries de courriers électroniques, datant de 2004 puis de novembre 2010, échangés avec Mme Y... et dans lesquels M.G... fait part de ses craintes de licenciement.

Il apparaît ainsi que E... G... souffrait depuis 2005 d'une profonde anxiété liée à la pérennité de son poste de travail, en tant que senior manager à l'issue de son retour d'expatriation et de l'absence de revenus qui pourrait en résulter.

Ces inquiétudes étaient cependant anciennes et il avait par ailleurs été rassuré sur ce point par son employeur puisqu'il était envisagé un départ en retraite progressif en optant pour travailler à mi-temps sur l'année 2012, comme l'a indiqué Mme J... veuve G... dans l'enquête administrative diligentée par la caisse.

Les consorts G... évoquent enfin les inquiétudes d'ordre fiscal de E... G... qui sont liées à la complexité du système de rémunération des expatriés de la société Nestlé.

L'angoisse générée par l'absence de déclaration de primes perçues en Azerbaïdjan ressort de la lettre laissée par E... G... à ses proches avant son décès.

Les consorts G... exposent que cette angoisse était justifiée par la dangerosité du pays concerné. Ils soulignent que seulement trois semaines après le suicide de E... G..., la société Nestlé s'est retirée du marché d'Azerbaïjan en raison de la mise à jour d'un scandale de corruption à grande échelle mettant en cause les autorités douanières de ce pays.

M. B... D..., un ancien directeur de Nestlé a fait le lien entre ces deux évènements en attestant que 'ce qui est capital de savoir, c'est la relation entre la fermeture des activités de Nestlé en Azerbaïdjan et le suicide de JMP. Il devrait y avoir un lien.'

Les consorts G... versent aux débats la copie de l'audition de Mme P... T..., magistrate et amie de E... G... qui a été entendue dans le cadre de l'enquête pénale. Dans cette audition, elle indique que E... G... a demandé à la rencontrer en urgence le 11 décembre 2011 vers 20h00. Il lui avait alors confié avoir un gros problème, un impôt qu'il avait oublié de régler en Azerbaïdjan et pour lequel il craignait d'être emprisonné en France ou en Azerbaïdjan. Elle déclare ne pas avoir réussi à le rassurer, qu'il semblait très préoccupé, regardait sans cesse son téléphone et qu'elle avait des doutes concernant d'éventuelles menaces.

Mme W... G... a également témoigné dans l'enquête de police en déclarant : 'Je tiens à préciser que depuis quelques années, à l'issue de son retour d'Azerbaïdjan, mon père était soucieux et angoissé par rapport à des coups de fil anonymes et à la situation mafieuse du pays.

J'ai su dimanche qu'il était inquiet par rapport à ses comptes bancaires.

Il s'était rendu compte qu'il avait encaissé des primes de la société Nestlé en oubliant de régler les taxes à l'état azéri. J'ai pris contact avec ses collègues qui m'ont confirmé qu'il se portait bien et qu'il n'avait pas de souci particulier.

Je suppose que le lundi après-midi, il a voulu régulariser sa situation, mais que son interlocuteur l'a sommé de rembourser en une fois puis l'a menacé.

Je suppose que mardi matin sur la route, il aurait reçu un message ou appel menaçant et inquiétant pour ses proches et lui ce qui expliquerait son geste.

Il se sentait menacé, sur Facebook des gens d'Azerbaïdjan voulaient entrer en contact avec lui. Il était paniqué et inquiet pour notre sécurité et la sienne. Il nous parlait d'un fournisseur arménien de Nestlé qu'il ne trouvait pas honnête car il avait une attitude mafieuse.'

Les appelants produisent enfin des courriers électroniques échangés la veille du décès entre M. G... et Mme C... F..., [...] du bureau de représentation Nestlé France en Géorgie, dans lesquels il l'interroge sur la réglementation fiscale applicable aux primes perçues alors qu'il séjournait dans les différents pays du Caucase où il était affecté. Mme F... a fourni ces échanges à Mme G... dès le 19 décembre 2011 en lui indiquant être 'navrée de ne pas avoir remarqué comment il se sentait' alors que selon elle il n'y avait 'pas à se soucier à propos des stock-options'.

L'anxiété ainsi décrite par ses proches est donc liée à l'absence de déclaration de revenus en Azerbaïdjan et aux craintes nourries de ce fait par ce salarié, dont le caractère fondé n'est pas prouvé. La preuve d'éventuelles menaces d'interlocuteurs azéris, qu'elles soient liées à ce problème fiscal ou au travail qu'il avait exercé dans ce pays, n'est pas rapportée. De même la preuve d'une relation entre la fermeture des activités de Nestlé en Azerbaïdjan et le suicide de M. G... n'est pas établie. Enfin, M. G... lui-même ne met pas en cause la société Nestlé ou ses conditions de travail.

Il apparaît en réalité que M. G..., sans doute fragilisé sur le plan psychologique par ses conditions de travail particulièrement éprouvantes dans les pays du Caucase, n'a pas supporté d'avoir un éventuel problème fiscal avec l'Azerbaïdjan, que les tentatives pour le rassurer après son retour en France, qu'il s'agisse de Mme T... ou de

Mme F..., ont été vaines et que, même si sa situation professionnelle en France pouvait paraître insatisfaisante, il devait être rassuré pour son avenir puisqu'il envisageait un départ progressif à la retraite.

Les consorts G... n'invoquent aucun événement ou série d'événements survenus à des dates certaines qui se seraient produits pour ou à cause du travail et qui seraient la cause de façon soudaine et certaine de l'état psychologique constaté chez leur père et mari.

Par les pièces qu'ils produisent, ils ne rapportent pas la preuve que l'état dépressif de

M. G... qui a conduit à son suicide était imputable à son travail.

Il n'est donc pas établi par les éléments du dossier que l'accident est survenu par le fait ou à l'occasion de son travail au sein de la société Nestlé.

La cour ne pourra que débouter les consorts G... de leurs demandes à ce titre et le jugement critiqué sera confirmé sur ce point.

- Sur les autres demandes :

Compte tenu de la nature du litige, il n'apparaît pas inéquitable de débouter la caisse primaire d'assurance maladie de Paris ainsi que la société Nestlé France de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile.

Les consorts G... qui succombent en leurs prétentions seront également déboutés de leur demande formée au titre des frais irrépétibles. Les dépens d'appel seront à leur charge.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Déclare l'appel recevable,

Confirme le jugement déféré,

Y additant,

Déboute Mme R... J... veuve G..., Mme W... G... et M. M... G... de leur demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute la caisse primaire d'assurance maladie de Paris de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute la société Nestlé France de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile;

Condamne Mme R... J... veuve G..., Mme W... G... et M. M... G... aux entiers dépens d'appel.

La Greffière, La Présidente,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 6 - chambre 13
Numéro d'arrêt : 16/13138
Date de la décision : 29/05/2020

Références :

Cour d'appel de Paris L4, arrêt n°16/13138 : Confirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2020-05-29;16.13138 ?
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