La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

05/02/2020 | FRANCE | N°18/18085

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 05 février 2020, 18/18085


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS







COUR D'APPEL DE PARIS



Pôle 5 - Chambre 4



ARRÊT DU 05 FÉVRIER 2020



(n° , 12 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : 18/18085 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B6C6P



Décision déférée à la Cour : Jugement du 18 Juin 2018 - Tribunal de Commerce de PARIS - RG n° 2015054256





APPELANTES



- SASU [E] ENVIRONNEMENT

Ayant son siège social : [Adresse 2]

[Adresse 2]

SIRET : 491 974 861 (PARIS)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège



- SA POLYURBAINE

Ayant son siège social : [Adresse 1]

[Adresse 1]

N° SIRET : 413...

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 4

ARRÊT DU 05 FÉVRIER 2020

(n° , 12 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : 18/18085 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B6C6P

Décision déférée à la Cour : Jugement du 18 Juin 2018 - Tribunal de Commerce de PARIS - RG n° 2015054256

APPELANTES

- SASU [E] ENVIRONNEMENT

Ayant son siège social : [Adresse 2]

[Adresse 2]

N° SIRET : 491 974 861 (PARIS)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

- SA POLYURBAINE

Ayant son siège social : [Adresse 1]

[Adresse 1]

N° SIRET : 413 027 186 (NANTERRE)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

- SASU POLYSOTIS

Ayant son siège social : [Adresse 3]

[Adresse 3]

N° SIRET : 444 578 389 (CRETEIL)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

- SAS POLYTIANE

Ayant son siège social : [Adresse 1]

[Adresse 1]

N° SIRET : 533 732 921 (NANTERRE)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentées par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Ayant pour avocat plaidant : Me Frédéric DEREUX de l'AARPI GOWLING WLG , avocat au barreau de PARIS, toque : P0127

INTIMÉES

- SAS VEOLIA PROPRETE

Ayant son siège social : [Adresse 4]

[Adresse 4]

N° SIRET : 572 221 034 (PARIS)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

- SNC OTUS

Ayant son siège social : [Adresse 5]

[Adresse 5]

N° SIRET : 622 057 594 (NANTERRE)

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentées par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP GRAPPOTTE BENETREAU, avocats associés, avocat au barreau de PARIS, toque : K0111

Ayant pour avocat plaidant : Me Nadège POLLAK de la SELARL GRALL & Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : P40

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 11 Décembre 2019, en audience publique, devant la Cour composée de :

Madame Marie-Laure DALLERY, Présidente de chambre

Madame Agnès BODARD-HERMANT, Conseillère

Monsieur Dominique GILLES, Conseiller

qui en ont délibéré.

Un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur Dominique GILLES dans les conditions prévues par l'article 785 du Code de Procédure Civile.

Greffier, lors des débats : Madame Cécile PENG

ARRÊT :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Madame Marie-Laure DALLERY, Présidente de chambre, et par Madame Cécile PENG, greffier auquel la minute de la présente décision a été remise par le magistrat signataire.

FAITS ET PROCÉDURE

La société [E] Environnement est une filiale de la société [E] SA.

La société Polyurbaine est la filiale de la société [E] Multiservices, elle-même filiale de la société société [E] SA.

Les sociétés Polysotis et Polytiane sont toutes deux filiales de la société Polyurbaine.

Toutes celles-ci sont spécialisées dans la collecte de déchets non dangereux et exercent leur activité sous le nom commercial et l'enseigne [E].

La société Veolia Propreté a pour activité principale la collecte, le traitement, le recyclage et la valorisation des déchets, pour le compte des entreprises ou des collectivités.

La société Otus est une filiale à 100% de la société Veolia Propreté et est spécialisée dans la collecte de déchets non dangereux.

En 2013, la Ville de [Localité 6] a lancé un appel d'offres pour le renouvellement des marchés de collecte de déchets. Dans ce cadre, les 11ème et 19ème arrondissements de [Localité 6] ont été attribués à la société Veolia aux lieu et place des sociétés Polysotis (11ème) et Polytiane (19ème), pour les prestations débutant le 22 juin 2014.

Lors du transfert du marché, l'entreprise entrante est tenue de reprendre les salariés de l'entreprise sortante dans les conditions qui leur étaient applicables au moment du changement du titulaire du marché.

Or, en date du 16 janvier 2014, les sociétés Polysotis et Polytiane ont négocié et conclu avec les organisations syndicales des accords NAO (« Négociations Annuelles Obligatoires ») ayant eu pour effet de revaloriser la rémunération des salariés avec effet différé jusqu'au mois de mai 2014.

Considérant que les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane s'étaient rendues coupables de pratiques déloyales à leur égard, les sociétés Veolia Propreté et Otus ont, par actes en date du 16 septembre 2015, assigné en responsabilité les sociétés Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane devant le tribunal de commerce sur le fondement de l'article 1382 du code civil devenu l'article 1240 du même code.

C'est dans ces conditions que le tribunal de commerce de Paris, par jugement du 18 juin 2018, a :

- dit recevables les demandes des sociétés Veolia Propreté et Otus ;

- condamné in solidum les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 3 691 070 euros en réparation du préjudice économique subi du fait de leurs agissements déloyaux ;

- condamné in solidum les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à payer aux sociétés Veolia Propreté et Otus la somme de 20 000 euros à chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- ordonné l'exécution provisoire ;

- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

- condamné in solidum les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane aux entiers dépens.

Par dernières conclusions déposées et notifiées le 26 novembre 2019, les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane, appelantes, demandent à la Cour de :

vu les articles 31, 32-1 et 122 du code de procédure civile,

vu les articles 1382 et 1315 du code civil,

vu l'article L.420-2 du code de commerce,

- infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

- statuant a nouveau,

- à titre principal,

-constater que les sociétés Veolia Propreté et Otus n'ont pas un intérêt légitime à agir dans le cadre de la présente instance ;

- en conséquence,

- les déclarer irrecevables en leur demande ;

- à titre subsidiaire,

- constater que les sociétés Veolia Propreté et Otus n'ont pas intérêt à agir à l'encontre des sociétés [E] environnement et Polyurbaine,

- en conséquence,

- déclarer irrecevables les demandes présentées par les sociétés Veolia Propreté et à l'encontre des sociétés [E] environnement et Polyurbaine,

- prononcer la mise hors de cause des sociétés [E] environnement et Polyurbaine ;

- sur le fond et en tout état de cause,

- constater que le tribunal de commerce n'avait pas le pouvoir d'interpréter les clauses du de 2008 et du CCAP 2013 ni d'apprécier leur respect,

- constater que seule la Ville de [Localité 6] était responsable des informations transmises aux soumissionnaires dans le cadre de la procédure d'appel d'offres du marché de la collecte des déchets ménagers pour la période courant du 21 juin 2014 au 20 juin 2019,

- constater que, dans le cadre de l'attribution de ce marché, les sociétés Polysotis et Polytiane étaient tenues de respecter les stipulations du CCAP de 2008,

- constater que la Ville de [Localité 6] n'a formulé aucun grief à l'encontre des sociétés Polysotis et Polytiane concernant le respect par celles-ci des stipulations du CCAP de 2008 et des dispositions de la convention collective applicable,

- constater qu'en janvier 2014, il n'existait aucune disposition légale, réglementaire ou conventionnelle visant à interdire une modification du salaire de base des salariés transférés durant la période de tuilage,

- constater que le marché a été attribué en octobre 2013 de sorte que les accords NAO de janvier 2014 ne pouvaient pas avoir d'influence sur l'attribution du marché,

- constater que les sociétés Polysotis et Polytiane n'ont retenu aucune information susceptible d'avoir une incidence sur l'attribution du marché et son exécution,

- constater que la conclusion des accords NAO en janvier 2014, soit durant la période de tuilage, n'est pas fautive,

- constater que la masse salariale transférée en juin 2014 n'est pas supérieure à celle annoncée en octobre 2012,

- constater que les sociétés concluantes ont agi sans intention de nuire, ni n'ont pas adopté de comportement déloyal ni même n'ont créé un quelconque déséquilibre sur l'attribution et l'exécution du marché,

- constater plus généralement que les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane n'ont commis aucune faute susceptible d'engager leur responsabilité civile délictuelle,

- constater que les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane ne sont pas en position dominante sur le marché national de la collecte des déchets ménagers,

- constater que les sociétés Veolia Propreté et Otus n'ont subi aucun préjudice,

- constater qu'il n'existe aucun lien de causalité entre les fautes et le préjudice allégués par les sociétés Veolia Propreté et Otus ;

- en conséquence,

- rejeter l'ensemble des demandes formées par les sociétés Veolia Propreté et Otus ;

- rejeter l'appel incident formé par les sociétés Veolia Propreté et Otus tendant à ce qu'il soit ordonné aux sociétés concluantes de cesser immédiatement et pour l'avenir leurs agissements déloyaux et illicites ;

- condamner in solidum les sociétés Veolia Propreté et Otus à payer la somme de 150 000 euros aux sociétés concluantes, à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

- condamner in solidum les sociétés Veolia Propreté et Otus à payer la somme de 30.000 euros aux sociétés concluantes au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner in solidum les sociétés Veolia Propreté et Otus aux dépens, dont distraction au profit de la SELARL Lexavoue Paris-Versailles.

Par dernières conclusions déposées et notifiées le 27 novembre 2019, les sociétés Veolia Propreté et Otus, demandent à la Cour de :

vu l'ancien article 1382 du code civil devenu article 1240,

vu les articles 31 et 122 du code de procédure civile,

- les dire recevables et bien fondées en leurs demandes,

- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,- et y ajoutant,

- ordonner à chacune des sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane de cesser immédiatement et pour l'avenir leurs agissements déloyaux et illicites,

- en tout état de cause,

- débouter les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane de leur demande reconventionnelle pour procédure abusive,

- condamner in solidum les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane à leur payer la somme de 30 000 euros à chacune, sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner in solidum les mêmes sociétés aux entiers dépens.

SUR CE LA COUR

Sur l'intérêt à agir des sociétés Veolia Propreté et Otus

Les sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane font valoir que le marché de la Ville de [Localité 6] est exploité et exécuté par la société Otalia et affirment qu'il n'est pas justifié de l'intérêt à agir des sociétés Veolia Propreté et Otus. Elles ajoutent que la qualité d'attributaire du marché des sociétés Veolia Propreté et Otus est insuffisante à démontrer que celles-ci exploitent de manière effective le marché.

Elles soutiennent qu'il n'est pas démontré que la société Otalia refacture à la société Otus les charges de personnel et que, dès lors, l'intérêt à agir de la société Otus ne peut s'en déduire. Elles soulignent, à ce titre, que la convention liant ces sociétés et précisant notamment les modalités de refacturation entre elles a fait l'objet d'un refus de communication de pièces.

En outre, elles soutiennent que l'identité de la personne exploitant de manière effective le marché est, pour l'heure, impossible à déterminer dans la mesure où les sociétés Veolia Propreté ne justifieraient ni des charges qu'elles supportent, ni de la personne fournissant les moyens matériels de l'exploitation, ou de celle recevant le prix de la prestation versé par la Ville de [Localité 6].

Par ailleurs, elles soutiennent, à titre subsidiaire, que les sociétés Veolia Propreté et Otus sont dépourvues d'intérêt à agir contre les sociétés [E] Environnement et Polyurbaine, puisque celles-ci n'ayant pas été titulaires d'un marché, elles n'étaient débitrices d'aucune obligation d'information à l'égard de la Ville de [Localité 6] en vertu du Cahier des Clauses Administratives Particulières (CCAP), qui ne s'est appliqué qu'aux titulaires sortant, à savoir les sociétés Polysotis et Polytiane.

Elles soulignent en outre que la société [E] Environnement n'entretient aucun lien capitalistique direct ou indirect avec les sociétés Polyurbaine, Polysotis et Polytiane et qu'il y a lieu de distinguer chaque entité juridique conformément au principe de l'autonomie de la personne morale.

Toutefois, la Cour constate, dans l'acte d'engagement pour le lot n°3 du 29 octobre 2013, relatif au marché de collecte en porte à porte des déchets ménagers et de mise à disposition des moyens de collecte, pour les 11ème et 19ème arrondissement, que la Ville de [Localité 6] l'a attribué au groupement solidaire constitué par la SAS Veolia Propreté et la SNC Otus.

Or, un tel groupement étant dépourvu de personnalité morale, il est nécessairement valablement représenté par les deux personnes morales qui le constituent.

Il est également établi par la production d'une facture pour le mois de décembre 2016 que c'est la société Otus qui facture à la Ville de [Localité 6] les prestations afférentes à ce même marché.

S'il est constant que les sociétés Veolia Propreté et Otus ont choisi de faire appel à la SAS Otalia pour le personnel, il est également prouvé par des factures que cette société refacture ses prestations à la société Otus.

L'analyse des comptes de résultat de la société Otalia ne démontre aucune incohérence à cet égard, étant précisé que les charges de personnel intérimaire sont comptabilisées dans les "autres charges externes" et non dans les comptes "salaires et traitements" ou "charges sociales".

Par conséquent, alors que les sociétés Veolia Propreté et Otus allèguent avoir subi des préjudices communs du fait des agissements qu'elles estiment illicites de la part des sociétés appelantes, la fin de non-recevoir qui leur est opposée, globalement, par ces sociétés ne peut pas prospérer.

En outre, la Cour ne pouvant pas préjuger du fond du litige pour se déterminer sur la recevabilité de l'action, dès lors que les sociétés Veolia Propreté et Otus allèguent avoir subi des préjudices à cause d'une action concertée de l'ensemble des sociétés appelantes, y compris les sociétés [E] Environnement et Polyurbaine, cela suffit à caractériser l'intérêt à agir contre ces dernières sociétés également.

Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a dit l'action recevable.

Sur le bien fondé de l'action des sociétés Veolia Propreté et Otus

Les sociétés Veolia Propreté et Otus soutiennent que les sociétés [E] ont commis une double faute constituée tant par une réticence fautive pendant la période de l'appel d'offres que par l'augmentation substantielle du salaire de base du personnel repris par les sociétés Veolia Propreté et Otus en y intégrant différentes primes, à effet du mois de mai 2014.

Ces fautes procèdent, selon les moyens soutenus, d'une volonté délibérée et concertée des différentes sociétés du groupe [E] avec une intention de nuire à leurs concurrents, au premier rang desquels les sociétés Veolia Propreté et Otus.

Elles expliquent ainsi que les sociétés [E] ont dissimulé à la Ville de [Localité 6] l'existence d'un processus d'harmonisation des salaires initié en 2011 et devant s'achever lors des NAO de janvier 2014, alors qu'elles étaient tenues d'informer la Ville de [Localité 6] de cette modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté à l'exécution du marché, afin que les soumissionnaires puissent loyalement déterminer le prix proposé en réponse à l'appel d'offres.

Elles estiment que la dissimulation des sociétés [E] à la Ville de [Localité 6] des éléments déterminants pour évaluer la masse salariale à reprendre a constitué une réticence d'information fautive, constitutive d'une faute engageant la responsabilité délictuelle des sociétés [E].

Au surplus, elles affirment que les sociétés [E] ont manqué à leur obligation d'information expresse découlant de l'article 4.5 du Cahier des Clauses Administratives particulières (CCAP) du 6 mars 2008 intitulé « Données relatives aux personnels permanents des titulaires » qui lui imposait de communiquer l'ensemble des données relatives aux salariés affectés à l'exécution du marché susceptibles d'impacter de façon substantielle et durable les conditions de rémunération de ces salariés. Parmi ces informations à transmettre, devaient figurer « au minimum» « l'état quantitatif et qualitatif des personnels et masses salariales correspondantes», mais selon elle la liste n'est pas « limitée » à ces deux éléments, dès lors que cette obligation d'information pesant sur le titulaire sortant a pour but de garantir l'égalité de traitement entre les candidats et d'éviter que le titulaire sortant ne dispose d'informations privilégiées liées à l'exécution du précédent marché, qui n'auraient pas été communiquées aux autres candidats dans le cadre de l'appel d'offres.

Elles ajoutent que dans la mesure où un manquement à un contrat administratif est bien susceptible de constituer une faute délictuelle vis-à-vis d'un tiers, le juge judiciaire étant seul compétent pour en connaître, il n'existe aucun obstacle à ce que Veolia et Otus puissent invoquer devant le juge judiciaire le manquement contractuel de [E] vis-à-vis de la Ville de [Localité 6].

De surcroît, elles indiquent que la réticence fautive des sociétés [E] a été délibérée dans la mesure où celles-ci n'ont jamais mentionné ni le cycle de négociations qui devait s'achever en 2014 et qui devait impacter la masse salariale à reprendre par Veolia et Otus, ni que les informations qu'elles donnaient ne seraient plus à jour peu de temps après et ce, en dépit de nombreuses opportunités qui se sont présentées à elles : soit durant la préparation de la procédure d'appel d'offres, soit en réponse à des questions des candidats dans le cadre de la procédure de consultation, soit lorsqu'elles savaient avoir perdu le marché et qu'elles écrivaient à Veolia le 23 janvier 2014, une semaine après les accords NAO 2014.

En tout état de cause, elles soutiennent que les accords NAO 2014, à la différence des accords des années précédentes, aboutissent non pas à allouer des primes à certains salariés, mais à intégrer dans les salaires de base certaines de ces primes que les accords NAO des années précédentes avaient créés sur leurs seules périodes annuelles d'application et non de manière pérenne. L'intégration de primes dans le salaire de base aurait créé de nouveaux déséquilibres et n'aurait en conséquence pas répondu à un objectif d'harmonisation des salaires avancés par les sociétés [E], mais aurait créé, au contraire, des disparités entre les salaires.

Elles précisent en outre que les sociétés [E] se sont abstenues de communiquer une quelconque information concernant la création à durée indéterminée d'une indemnité dite IDA, ou concernant le prétendu « dernier acte » du cycle de négociation, devant se concrétiser par l'intégration de nombreuses primes et indemnités dans les salaires de base.

Elles considèrent que les sociétés [E] ont abusé de leur pouvoir de direction, pendant la période de préparation du marché qui précède la prise d'effet dudit marché, pour augmenter de façon considérable le salaire de base du personnel à reprendre, au détriment des nouveaux titulaires du marché, Veolia et Otus.

Cette augmentation ayant modifié les conditions essentielles du marché public, elle traduirait une intention de nuire des sociétés [E] dans la mesure où l'augmentation décidée en janvier 2014, n'a touché quasi-exclusivement que les salariés transférés et a pris effet de façon décalée, à compter de mai 2014, pour une date de commencement du nouveau marché fixée au 22 juin 2014, imposant au nouveau titulaire du marché de reprendre cette augmentation de rémunération et faisant supporter les conséquences au seul nouveau titulaire du marché.

L'augmentation des coûts du marché par le titulaire sortant, sur les seuls marchés non renouvelés, aurait abouti ainsi non seulement à une remise en cause évidente (+738 214 euros par an et sur cinq ans) de l'équilibre économique du marché pour le nouveau titulaire, mais également à une désorganisation de son activité.

Elles estiment que tant le cycle d'« harmonisation des salaires » depuis 2011 que les augmentations des salaires par les accords de janvier 2014 relèvent d'une action concertée des sociétés [E], découlant nécessairement d'une décision prise au niveau de la société mère qui justifie une condamnation in solidum des sociétés [E] Envrionnement, Polyurbaine, Polytiane et Polysotis.

La Cour, toutefois, retient qu'il est constant que les rapports entre, d'une part, la Ville de [Localité 6] et, d'autre part, les sociétés Polysotis et Polytiane, en leur qualité de titulaire sortant des marchés litigieux, étaient régis par le CCAP des marchés conclus en 2009.

Or, il est établi que l'obligation d'information à la charge de ces sociétés envers le pouvoir adjudicateur, en vue de l'organisation de la consultation pour le marché de renouvellement, devait porter sur : "les données relatives aux personnels permanents employés à l'exécution des prestations du [...] marché" et qu'elle devait comprendre "au minimum l'état quantitatif et qualitatif des personnels et masses salariales correspondantes" ces données devant être jointes au dossier de consultation (article 4-5).

Cependant, dans le silence de ce même CCAP, nonobstant les modifications apportées dans la rédaction du CCAP de 2013, il ne peut être retenu que le titulaire du marché sortant avait l'obligation d'informer spontanément le pouvoir adjudicateur "de toute modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté à l'exécution du marché".

En l'espèce, la Ville de [Localité 6] a demandé aux titulaires sortants des marchés litigieux de lui fournir (cf. lettres recommandées du 14 décembre 2012), les données relatives à l'état quantitatif et qualitatif des personnels affectés par arrondissement à l'exécution desdits marché et la masse salariale correspondante et ce au titre des deux dernières années civiles 2011 et 2012 (pour cette dernière, du 1er janvier au 31 octobre).

Détaillant ses exigences, la Ville de [Localité 6] a précisé, au sujet de la masse salariale, qu'elle demandait, pour chaque salarié affecté à l'arrondissement considéré dans le marché : "l'ensemble des éléments de rémunération, dont la rémunération brute annuelle et les avantages dont dispose le salarié (avantages collectifs et individuels, primes et treizième mois, le cas échéant)".

Il est établi que les titulaires sortants des marchés ont exactement répondu à cette première demande, selon les modalités requises par le pouvoir adjudicateur, qui est chargé par la loi d'organiser la consultation sous sa responsabilité, qui a établi les tableaux intitulés "cadre de masse salariale" et qui a demandé qu'ils soient remplis.

En particulier, il ne peut être imputé à la faute des titulaires sortants que parmi les informations exigées, figurent la « rémunération brute annuelle » (colonne G) et les « avantages financiers » (colonne H), sans distinguer les avantages ne devant pas être repris par le nouveau titulaire des « éléments de salaire à périodicité fixe » soumis à l'obligation de reprise.

Il ne peut non plus être imputé à la faute des titulaires sortants, faute de demande, de ne pas avoir apporté de précision à ce stade sur la création de l'indemnité différentielle annuelle dite IDA, créée en 2011.

Il est encore établi que le pouvoir adjudicateur, préalablement saisi de questions concernant le coût de la masse salariale à reprendre au titre du marché finissant n° 20091380010025 afférent au 18ème et 19ème arrondissements, a interrogé le titulaire sortant une seconde fois, par lettre recommandée du 3 mai 2013, précisant que ces questions étaient en corrélation directe avec les tableaux déjà transmis en réponse à la première demande d'information déjà mentionnée.

La Ville de [Localité 6] a de nouveau formulé les questions sous sa responsabilité, précisant les lignes des tableaux déjà transmis concernés par cette seconde demande.

La société Polytiane a répondu à cette demande par lettre du 10 mai 2013, ajoutant que tous les salaires de base avaient été revalorisés de 1,6% au 1er janvier 2013 et il ne peut lui être reproché à ce stade de ne pas avoir mentionné l'existence d'un processus d'harmonisation des salaires enclenché depuis 2011 dans le cadre des accords nés de la négociation annuelle obligatoire (NAO).

En effet, à supposer qu'un tel processus constitue une modification substantielle et durable des conditions d'emploi et de rémunération du personnel affecté, aucune des questions posées aux titulaires sortants des marchés afférents aux arrondissements concernés (11ème et 19ème) n'a porté sur l'évolution prévisible des salaires du fait des NAO à venir.

Il ne peut être retenu que les titulaires des marchés sortant avaient l'obligation d'en informer spontanément le pouvoir adjudicateur, quand bien même auraient-ils été les seuls à détenir cette information en vertu de leur pouvoir de direction.

L'existence d'une telle politique sociale de nature à avoir une influence sur les rémunérations prévisibles n'était en elle-même nullement imprévisible pour les candidats à l'attribution du marché de renouvellement, qui pouvaient demander des précisions au pouvoir adjudicateur, et il ne peut être reproché aux titulaires sortants des marchés de ne pas avoir eu l'initiative de porter une telle information à la connaissance du pouvoir adjudicateur chargé de garantir l'égalité entre les candidats, et devant encore s'assurer que le titulaire sortant ne dispose pas d'informations privilégiées liées à l'exécution du précédent marché.

Par conséquent, la réticence fautive des titulaires sortants pendant la procédure d'appel d'offres, jusqu'à la signature de l'engagement, n'est pas établie.

La réticence d'information alléguée après la perte du marché par les sociétés Polysotis et Polytiane et tirée tant de la lettre du 3 décembre 2013 de la société Polyurbaine à la société Veolia Propreté que du courriel du 23 janvier 2014 de Mme [V] (responsable ressources humaines de la société Polyurbaine dont la société Polytis est la filiale) à la même société Veolia Propreté est inopérante pour caractériser une faute dommageable dans le cadre de la procédure d'appel d'offres, puisque les marchés de renouvellement étaient déjà conclus avec les société Veolia Propreté et Otus et que la procédure d'appel d'offres était terminée.

La seconde faute alléguée consiste, pour les titulaires sortants, à avoir abusé de leur pouvoir de direction en ayant consenti une augmentation du coût du personnel à reprendre, à l'occasion de la NAO 2014, entre le moment où elles ont perdu les marchés et celui où les nouveaux marchés ont pris effet, modification dont les effets ont été opportunément différés jusque peu avant la date à laquelle les titulaires sortants ont été dégagés de l'obligation de la payer.

Toutefois, la Cour retiendra que nulle faute ni aucun acte déloyal de concurrence, ni aucun abus du droit n'est caractérisé en l'espèce.

A cet égard, c'est vainement que les sociétés Veolia Propreté et Otus critiquent :

- s'agissant de la société Polysotis (11ème arrondissement), la revalorisation du salaire de base en fonction de l'IDA pour 27 salariés, l'intégration dans les salaires de base de "l'indemnité différentielle Veolia" concernant 80 salariés, l'intégration dans les salaires de base de la "Prime de benne/prime harmonisation 11ème", l'intégration dans les salaires de base de la "Prime RDP" ;

- s'agissant de la société Polytiane (19ème arrondissement), la revalorisation du salaire de base en fonction de l'IDA, l'intégration dans les salaires de base de la "Prime OM/RDP collecte mixte" (concernant des salariés du 18ème arrondissement dont le marché a été renouvelé au profit d'un tiers), l'intégration dans les salaires de base de la "compensation indemnitaire mensuelle (CIM)" et l'intégration dans les salaires de base du "complément annuel brut (CAB)".

En effet, aucune disposition légale, réglementaire, conventionnelle ou issue du CCAP applicable n'interdisait de consentir les avantages litigieux dans le cadre de la négociation collective.

En outre, ceux-ci, bien qu'ayant dépassé les préconisations du syndicat professionnel, n'ont pas constitué un acte déloyal des titulaires sortants envers leurs concurrents Veolia Propreté et Otus, puisque ces actes n'ont pas été spécifiquement dirigés contre eux.

C'est ainsi, d'une part, qu'il est établi que pour la société Polytiane, les augmentations de salaires consenties dans l'accord collectif du 16 janvier 2014 ont concerné tous les salariés de celle-ci, sans avoir été réservés aux seuls salariés du 19ème arrondissement transférés aux sociétés Veolia Properté et Otus.

Même si, à l'issue de l'ensemble du renouvellement des marchés pour tous les arrondissements et au total, la société Polytiane a été conduite à transférer tous ses salariés à des concurrents, il n'est pas démontré que la société Polytiane a été instrumentalisée par les autres sociétés appelantes pour se prêter à une manoeuvre déloyale envers les sociétés Veolia Propreté et Otus.

D'autre part, il est également prouvé que, pour la société Polysotis, les augmentations de salaires consenties dans l'accord collectif du 16 janvier 2014 n'ont pas concerné uniquement ceux des salariés qui étaient affectés au 11ème arrondissement et qui ont été transférés aux sociétés Veolia et Otus.

Ces dernières sociétés reconnaissent d'ailleurs que l'augmentation des salaires en fonction de l'IDA a concerné d'autres salariés.

Aucun abus ne résulte du fait que certains des avantages aient été propres aux salariés du 11ème arrondissement.

Les prétendues incohérences de la politique d'harmonisation entreprise par les titulaires sortants, à les supposer établies, ne sont pas de nature à caractériser un abus du droit de négociation collective au préjudice de concurrents de l'employeur pour le seul fait que, à cause des transferts de salariés, seuls les nouveaux titulaires des marchés sont conduits à les payer.

Les sociétés Veolia Propreté et Otus échouent à démontrer qu'a procédé d'une faute, d'un abus de droit ou d'un acte de concurrence déloyale le fait d'avoir consenti que certaines primes et indemnités soient intégrées dans les salaires de base à effet du mois d'avril 2014 ou de mai 2014, alors que, sans cela, ces éléments de rémunération n'auraient pas dû être repris par le nouveau titulaire à compter du 22 juin 2014.

En conséquence, le jugement entrepris sera réformé et les sociétés Veolia Propreté et Otus seront déboutées de leurs demandes.

Sur la demande reconventionnelle

L'erreur sur leurs droits commise par les sociétés Veolia Propreté et Otus n'ayant nullement dégénéré en abus, la demande reconventionnelle en dommages-intérêts formée par les appelantes sera rejetée.

Sur les frais et dépens

Les sociétés Veolia Propreté et Ottus, qui succombent, seront condamnées in solidum aux dépens.

En outre, elles verseront aux sociétés appelantes, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et sous la même solidarité, une somme telle que précisée au dispositif du présent arrêt.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

INFIRME le jugement, sauf en ce qu'il a dit recevable les demandes des sociétés Veolia Propreté et Otus,

Statuant à nouveau des chefs infirmés ,

DÉBOUTE les sociétés Veolia Propreté et Otus de toutes leurs demandes,

LES CONDAMNE in solidum à payer aux sociétés [E] Environnement, Polyurbaine, Polysotis et Polytiane, prises ensemble, une somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

REJETTE toute autre demande.

Le Greffier Le Président

Cécile PENG Marie-Laure DALLERY


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 5 - chambre 4
Numéro d'arrêt : 18/18085
Date de la décision : 05/02/2020

Références :

Cour d'appel de Paris I4, arrêt n°18/18085 : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2020-02-05;18.18085 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award